JEAN ZiEGlER

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JEAN ZiEGlER
à bâtons rompus avec…
LE PATRIOTE RÉSISTANT
N° 914 - décembre 2016
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Successivement rapporteur spécial auprès du Secrétaire général pour le droit à l’alimentation, membre du Comité consultatif du Conseil des
droits de l’homme, il vient d’être réélu pour trois ans vice-président du Comité consultatif du Conseil des droits de l’homme des Nations unies.
A l’occasion de la sortie de son livre Chemins d’espérance – ces combats gagnés, parfois perdus que nous remporterons ensemble (1), rencontre
avec Jean Ziegler.
Jean Ziegler : Sans les banquiers suisses, il
n’aurait pas été possible à Hitler de ­mener
la guerre. En janvier 1933, Hitler se fait
voter les pleins pouvoirs. Dès fin 1933, il
menace les communautés juives et elles
commencent à transférer leur argent en
Suisse pour se prémunir des mesures antisémites de plus en plus meurtrières. Les
juifs allemands aisés et de classe moyenne
étaient nombreux. Ils ont été nombreux à
rapatrier leur argent en Suisse.
Quand les banquiers ont mesuré l’étendue de l’horreur de la « solution finale » à
Auschwitz et autres camps, ils ont pensé
que personne ne reviendrait. Ils ont constitué ce qui s’est appelé des réserves silencieuses ; des fonds en désherrance.
Des années après, des cousins, des
­descendants sont venus réclamer l’argent
de leur famille auprès des banques suisses.
Pour chaque demande, les banques ont
demandé un acte de décès, une preuve de
relation avec la victime. Même s’il était possible de prouver ces éléments, on ­demandait
aux personnes de prouver qu’elles étaient
les seules héritières. Tous ont été refoulés. Jusqu’au moment où Israël a chargé le
Congrès mondial juif pour une représentation collective soutenue administrativement par Clinton. L’ouverture des archives
en 1996 a montré l’ampleur du rapt. (3) Les
banquiers juifs ont eu la même position :
restait aux banques suisses à reverser les
sommes au Congrès juif mondial ou à avoir
des ennuis. Il leur était dit : ou vous payez,
ou vous ne travaillez plus aux États Unis.
Un accord extrajudiciaire a été conclu, de
1,25 milliards de dollars versés. Ce n’est
rien, par rapport à ce qui a été volé. Mais
le chef du collectif d’avocats a dit : « prenons la somme pour soulager la misère des
descendants ». Reste que la « déshérence »
de ces fonds a fait la ­fortune des banques
suisses. »
Quittant son interlocuteur après un
échange sur un chapitre du livre titré « Une
pause au bord du chemin », inventaire du
quart de siècle passé depuis la publication
du livre autobiographique « Le Bonheur
d’être suisse », Jean Ziegler déclare : « Je
veux mourir vivant ! » Retour au Patriote
Résistant.
J. Z. : D’abord, je voudrais vous dire une
chose : j’aime bien votre titre Le Patriote
Résistant. La patrie, c’est l’identité d’un
peuple et la résistance construit cette identité. En même temps qu’elle la protège contre
les puissances d’argent et contre les aliénations aux oligarchies, au racisme, à tout
ce qui attaque une patrie, une république,
une démocratie.
Merci ! Vice-président du Comité
consultatif du Conseil des droits de
l’homme des Nations unies, quel bilan
dressez-vous de l’ONU, héritage d’une
formidable u
­ topie partagée par les alliés
pour la planète e­ ntière ?
J. Z. : Un bilan désastreux. L’Organisation
des Nations Unies a été fondée il y a 71 ans
avec une triple ambition : bannir la guerre,
éliminer la misère et assurer le respect des
droits de l’homme. Si on a conscience de
ces objectifs, c’est la « déréliction » : tout
est par terre ! Actuellement, se déroulent
les guerres les plus affreuses en Syrie,
au Darfour, en Centrafrique et ailleurs.
L’Organisation des Nations Unies est totalement absente ! Deuxième ambition, la
misère dans le monde : toutes les cinq minutes, un enfant meurt de faim sur une
planète débordante de richesses. C’est un
meurtre ! Et les droits de l’homme ? Les
droits de l’homme sont violés sur toute
la planète, y compris en Amérique, qui
a ­légalisé la torture à Guantanamo et
autres centres gardés secrets. Le grand
problème de l’ONU pose la question de
savoir pourquoi les Nations unies restent
incapables en Syrie depuis mars 2011.
Face à une guerre effroyable qui tue des
milliers de gens, on n’a vu aucune intervention : ni un casque bleu, ni un corridor alimentaire, ni une interdiction de
vol aérien !
Et pourquoi l’ONU est-elle totalement absente ? A cause du véto russe qui paralyse
tout. Pour tous les autres conflits, l’ONU
est absente, chaque fois, à cause d’un véto.
Au Darfour, à l’ouest du Soudan, où sévit
un dictateur poursuivi par la Cour pénale
internationale (4), la guerre engagée depuis
2003 a fait des dizaines de milliers de morts.
Le droit de véto de la Chine empêche toute
intervention. 11 % du pétrole chinois vient
du Soudan ! Le martyr du peuple palestinien, les bombardements sur Gaza, l’occupation de la Cisjordanie, le vol des terres ?
Le véto américain protège Israël ! Pour faire
évoluer la situation, il faut supprimer le
droit de véto. Un plan avait été élaboré par
Kofi Annan, secrétaire général de l’ONU
dans ce sens il y a dix ans. Mais il avait été
enterré. Actuellement, son application ressort des tiroirs. On entend dire qu’il faut
suspendre le droit
de véto pour toute
guerre où il y a crime
contre ­l ’humanité.
Est-ce pour cette
raison, que vous
parlez d’espoir ?
J. Z. : Mon livre
est titré Les chemins
d’espérance. Où est
­l’espoir ? Après dix
ans de silence et de
bouclage, le plan de
Kofi Annan sort des
tiroirs. Les grandes
puissances commencent à penser
qu’il devrait être examiné. Actuellement,
les négociations
commencent. Et
cela pour une raison simple : la guerre
syrienne n’est pas
un conflit lointain.
Elle existe au cœurmême des nations
dominantes. Les
tueurs djihadistes
sont les purs produits du conflit syrien. Ils tuent à Paris,
Moscou, Boston,
Munich ! Les gouvernements des pays
dominants se disent
aujourd’hui qu’il est
nécessaire de redonner vie à l’ONU pour
régler le conflit ­syrien. La renaissance
de l’ONU passe par une suppression du
droit de véto et précisément, le plan de
Kofi Annan répond désormais à une actualité immédiate à cause de ce qui arrive
au cœur-même de l’Europe. Des millions
de réfugiés arrivent à cause de ces conflits
non maîtrisés par l’ONU. Et l’Europe les
rejette à la mer ! Aujourd’hui, l’Europe
détruit tout simplement le droit d’asile et
ce, totalement impunément.
Mon espoir, c’est l’insurrection des
consciences. La première phrase du préambule de la charte des Nations unies
dit « Nous, peuples des Nations unies,
­résolus à préserver les générations futures
du fléau de la guerre etc… » C’est donc
nous, peuples du monde. Au sortir de la
Seconde Guerre mondiale, après une victoire payée par tout le sang des résistants
de tous les pays pour qu’un ordre cannibale du monde soit remplacé par un ordre
de raison et de justice. Mais regardez le
monde actuellement ! C’est un échec total. Et pourtant, la conscience collective
est en éveil. Elle peut comprendre que la
paix dans le monde dépend de la renaissance des Nations unies et que les Nations
unies, c’est nous : nous, peuples du monde,
qui décidons. Courage, donc !
© Hermance Triay
Nous sommes aux « Deux Magots  » ­célèbre
café parisien à Saint-Germain-des-Prés.
Jean Ziegler discute avec Antoine Peillon,
grand reporter à La Croix (2). De vieux
complices se retrouvent. Comment les
­interrompre ?
Tandis qu’ils parlent, entre eux, ­relisons les
citations en exergue. Au début du livre, la
première est de Bertolt Brecht : « Ainsi, vous
êtes disparus, mais pas ­oubliés. Assommés,
mais pas réfutés. Vous tous, avec les autres
incorrigibles qui continuent la lutte, vous, les
partisans têtus de la vérité. » – Aux combattants – l’Arc 1973. En quatrième de couverture, cette phrase de Gandhi : « D’abord ils
vous ignorent, puis ils se moquent de vous,
puis ils vous combattent, puis vous ­gagnez. »…
Hauts les cœurs, donc ! Écoutons-les, en
pleine conversation sur la spoliation des
juifs par les banques suisses.
Jean Ziegler
1) Editions du Seuil, 261 pages, 20 euros.
2) Auteur de plusieurs documentaires sur l’évasion
fiscale, il vient de publier Résistance ! (Ed. Seuil,
2016), suite de son ouvrage Corruption – Nous
sommes tous responsables. (Ed. Seuil, 2014).
3) Après une première plainte collective déposée
en 1995 par le Congrès juif mondial à New York,
l’Association suisse des banquiers et plusieurs
organisations juives créent sous la présidence
de Paul Volcker, ancien président de la Réserve
fédérale, un Comité pour identifier les comptes
en désherrance. Début automne 1996, Bill Clinton
demande une enquête. En décembre 1996, la
Commission Berger est fondée rassemblant huit
historiens pour une investigation. Après publication
de 25 volumes de rapports, confirmation est
apportée que la Suisse, ses banques et ses industries
ont collaboré au régime hitlérien. Le rapport
Stuart Eisenstat le confirme, en mai 1997. Le
12 août 1998 Les banques UBS et Crédit suisse
parviennent à un accord avec le Congrès juif
mondial. L'ouvrage de Jean Ziegler, La Suisse, l'or
des morts (Seuil, 1997) n'y est pas étranger. Son
témoignage devant la justice non plus.
4) Situé à l’ouest du Soudan, le Darfour est
gouverné par le président Omar-el-Béchir, mis en
accusation par la Cour pénale internationale pour
génocide, crimes contre l’humanité et crimes
de guerre dans la guerre en cours depuis 2003.
Propos reccueillis par Hélène Amblard