DE SOCRATE · MC SOLAAR
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DE SOCRATE · MC SOLAAR
28 Juin 2002 - CULTURES DE SOCRATE · MC SOLAAR... Avec Vivre la philosophie, le penseur américain Richard Shusterman entend renouer, via Foucault, Dewey, Wittgenstein ou le rap, avec l'antique idée d'une philosophie comme " mode de vie concret ". Que signifie être philosophe ? Pour Richard Shusterman, professeur à Temple University (Philadelphie, Etats-Unis), la question engage une définition de la philosophie où " l'amour de la sagesse " s'ancre résolument dans le devenir singulier d'un être humain vivant. Plutôt que de viser l'isolement d'une discipline en déterminant sa forme et sa fonction, Vivre la philosophie, pragmatisme et art de vivre (1) entend plutôt renouer avec l'antique idée d'une philosophie comme mode de vie concret. Une tradition qui passe notamment par Epictète, Sénèque ou Montaigne, et trouve dans Nietzsche et Kierkegaard des échos à même de pourfendre une institutionnalisation qui ne garderait des leçons de Socrate que le versant théorique, aux dépens de l'appel à un certain " art de vivre ". " Ce n'est pas par un texte paradigmatique que la philosophie a commencé ", rappelle Shusterman. Son essai ne l'est pas vraiment non plus, ensemble de chapitres assemblés comme en une promenade de pensée où l'on croise aussi bien la route de Wittgenstein que celle du rappeur KRS-One ou de l'auteur lui-même. Le propos est " pragmatique " en ce qu'il raisonne par l'exemple, et " pragmatiste " dans la mesure où il revendique l'inscription dans cette école de pensée (où l'on cherche à se prémunir des errements métaphysiques concernant l'essence absolue des choses, mais en veillant à éviter de tout réduire à des signes logiques et à des mots qui pourraient bien n'avoir aucun sens hors du langage). Plaidant pour un primat de l'expérience qui repose les questions en un contexte concret, le pragmatisme représenterait, pour l'auteur, " le retour à la perspective pratique " de l'Antiquité. Longtemps, l'assujettissement à la vie religieuse a confisqué les fonctions d'examen de soi et de direction des conduites qui étaient imparties à la philosophie, à l'image de l'épicurisme ou du stoïcisme. La philosophie en serait donc devenue purement spéculative, renforcée en cela par la dépersonnalisation de la connaissance opérée par la science moderne. · ce faisceau d'explications, le rôle de la psychanalyse et certains excès de la " psychologisation " des individus pourraient être ajoutés... Ce sens expérimental perdu de la philosophie, Richard Shusterman le retrouve en scrutant la vie des philosophes. Par exemple, Wittgenstein, Dewey, Foucault. Autant de " vies philosophiques ", volontairement choisies dans des générations et traditions de pensée différentes (l'analytique, le pragmatisme, la " tradition continentale ") et entendues chacune comme " idéal du souci de soi réflexif et critique, compris comme amélioration de soi par la recherche disciplinée de connaissances pertinentes ". Idéal présent chez les prémodernes et complété par le modèle moderne de " méliorisme ", ou " amélioration de soi fondée sur une croissance infinie par la transformation perpétuelle de soi ". Sans inviter à l'imitation du modèle, l'auteur laisse tout de même au lecteur le soin de choisir au rayon des vies " exemplaires ". Foucault : " L'ontologie critique de nous-mêmes, il faut la considérer non certes comme une théorie, [mais] comme une attitude, une vie philosophique où la critique de ce que nous sommes est à la fois analyse historique des limites qui nous sont posées et épreuve de leur franchissement possible ". Mais la formule Wittgenstein n'a pas son pareil pour nettoyer les taches : " La réponse au problème que tu vois dans la vie est une manière de vivre qui fasse disparaître le problème. " Et l'on dit " oui " à Dewey lorsqu'il demande : " La vie de tout individu ne pourrait-elle pas être une ouvre d'art ? ". Si les trois philosophes ont en commun la critique de la philosophie académique, il en va ensuite de leur vie comme de l'art : tout l'art est dans la définition, celle d'une expérience individuelle qui chercherait à s'universaliser, sans jamais réduire aucune différence. Il peut donc s'agir de cultiver sa distinction à la façon d'une avant-garde (les expériences limites physiques de transformation héroïque du moi chez Foucault), de coupler l'idéal moderniste du génie à l'ascèse d'un régime alimentaire invariable (Wittgenstein). Le rapport à la mort est bien sûr interrogé, mais chez ses deux philosophes seulement. Pas d'hypothèse de suicide en effet pour Dewey, fis d'un épicier du Vermont qui envisageait son amélioration de soi comme immersion dans la vie collective. Car le " connais-toi toi même " socratique ne se referme pas sur le sujet : la discipline ouvre sur l'amélioration de la société. Chez tous, le souci de soi s'articule d'ailleurs à la quête d'une société démocratique. Alors que Wittgenstein chercha en vain à se faire embaucher comme ouvrier en URSS en 1935, Dewey milita pour la création d'un troisième parti aux Etats-Unis, tandis que Foucault s'engagea dans un expérimentalisme politiquement plus radical. · travers ces expériences, le rôle central de l'esthétique est posé, dès lors qu'il s'agit non seulement d'articuler le pratique et le cognitif, mais aussi l'individuel et l'universel. Pour l'auteur, la réflexion esthétique constitue une ressource pour " repenser le vivre ensemble dans un double abandon : celui des grandes théories qui ne vont plus de soi et de l'exacerbation de l'individualisme ". L'art de vivre se révèle donc politique. L'auteur élabore même des " propositions pragmatistes pour une politique démocratique " dans un plaidoyer pour une " esthétique populaire " qui serait centré sur le corps, et non discursive : une " soma-esthétique ". Donc : " Assez de paroles, commençons à danser ! " · cette invitation socratique, Shusterman répond par le hip hop, déjà étudié avec tout de même quelques mots dans son ouvrage l'Art à l'état vif. L'auteur voit dans l'attitude et le message de certains rappeurs un " rap cognitif " ou rap à message, qu'il souhaiterait revaloriser contre le gonflement médiatique du " gangsta rap " (rap " gangster "). KRS-One, auteur de My Philosophy et apôtre d'une maîtrise de soi toute stoïcienne se voit ainsi comparé à certains " philosophes artistes ". Désinvolture pour les doctrines établies, reconnaissance de la plasticité du monde, unité des rôles de l'artiste et du savant, accent mis sur le temporel et l'expérience, privilège donné aux jeux de recontextualisation et de réappropriation (à travers le " sampling "). Les rappeurs comme KRSOne, Grandmaster Flash ou Guru exécutent en pratique " ce que le pragmatisme recherche en théorie ". Référence intéressante pour enrichir les cours de philosophies en terminale, cette dignité philosophique du rap semble aussi sélectionner ses éléments les plus consensuels, comme, en France, MC Solaar. L'esthétique populaire de Richard Shusterman s'accommode mal, par exemple, d'une esthétique du dégoût et de la provocation, à l'image de la condamnation du cynique Diogène qui se masturbait en public. Là se situe sans doute la ligne de fracture entre ces conclusions du pragmatisme et la tradition du relativisme moral nietzschéen, où l'on retrouve pourtant l'idée de philosophie dansante et de création artistique de soi. Reste que le " message " de Richard Shusterman recèle des ressources critiques contre le pouvoir du " gouvernement des experts " et des injonctions publicitaires quant à cette question fondamentale : comment devonsnous vivre ? Sans doute à l'envers d'une philosophie assise, dirait MC Socrate... David Zerbib. (1) Editions Klincksieck, 200 pages, 18,30 euros.