Les courtiers sont-ils captifs?

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Les courtiers sont-ils captifs?
Les courtiers
sont-ils
captifs?
De récents événements
ont soulevé des doutes
quant à l’indépendance réelle
des courtiers dans le domaine de l’assurance.
Ont-ils les conditions nécessaires
pour bien servir leurs clients?
GÉRARD BÉRUBÉ
Léon Lemoine est ce conseiller
qui a fait les manchettes en octobre pour avoir accusé publiquement Services
financiers SFL de l’avoir congédié et forcé à céder sa clientèle
parce qu’il ne respectait pas les quotas de vente de produits
Desjardins. Le Mouvement Desjardins s’en défend, ramenant
le tout à une question de relation d’affaires entre une firme et
un courtier.
N’empêche, son cas, qui s’inscrit dans la problématique
plus large soulevée par Eliot Spitzer, procureur général de
l’État de New York, est venu relancer une réflexion qui
déborde du mode de rémunération et de l’indépendance véri-
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table du conseiller pour englober la portée réelle de la
solution préconisée par les institutions, soit la divulgation
des liens commerciaux.
L’Autorité des marchés financiers (AMF) s’est engagée
depuis dans un exercice d’inspection, par questionnaire.
Une première vague touchant les assureurs de personnes
a été lancée, alors qu’une deuxième vague visera les assureurs de dommages. L’organisme de réglementation a
admis s’être inspiré des dénonciations de M. Lemoine.
«On sentait que le consommateur était peu informé. Du
moins, on voulait voir si la divulgation des liens d’affaires
pouvait causer problème au Québec», précise le porteparole, Philippe Roy, qui refuse d’aller plus à fond. «Il est
trop tôt pour commenter.» L’AMF prévoyait avoir complété son analyse à la fin de janvier.
Lien d’affaires confus
L’un des aspects les plus litigieux concerne le lien d’affaires qui unit l’intermédiaire aux institutions. Outre les
incitations prenant la forme de rémunération indirecte et
«
Pour ce qui est de l’aspect spécifique des primes du type
voyages, «les sociétés offrant de telles incitations exigeront des intermédiaires qu’ils le précisent aux clients pour
y être admissibles».
À titre d’illustration, à la Standard Life, où on donne
priorité à la fois à la transparence et à l’indépendance des
courtiers, on est allé plus loin en imposant, en novembre
dernier, un moratoire sur cette pratique de vente. «Dans
le passé, notre campagne promotionnelle se terminait par
la possibilité de gagner un voyage aux deux ans. Or, à l’instar de ce qui s’est fait dans l’industrie des fonds d’investissement, nous mettons un gel sur les voyages, notamment le temps que le législateur se prononce sur ces
pratiques», précise le vice-président aux Affaires corporatives et aux communications, Maxime Bernier.
Aux yeux de l’ACCAP, la divulgation doit comprendre
«des renseignements sur les liens entre l’intermédiaire et
les assureurs en cause qui permettront au consommateur
de juger de l’objectivité des conseils ou des recommandations qu’il reçoit». Et puisque la loi québécoise vient
Il revient au conseiller,soumis à un
code de déontologie,de faire son travail.
»
de bonis, la structure de commissionnement, voire les
surcommissions, vient soulever le doute quant à l’indépendance réelle de l’intermédiaire. La confusion est d’autant plus importante qu’au sein des grands ensembles les
institutions revendiquent la paternité de la clientèle du
représentant. En définitive, c’est s’afficher courtier indépendant et être, dans les faits, un vendeur captif de produits maison. Cette confusion amène une question : le
produit recommandé est-il celui qui répond le plus fidèlement possible aux besoins du client?
Défendant le principe d’autoréglementation, l’Association canadienne des compagnies d’assurances de personnes (ACCAP) n’a pas attendu les conclusions des travaux de l’AMF. Elle a annoncé, à la fin de décembre, une
série de mesures, empruntant à la divulgation et visant à
renforcer la confiance des clients de produits financiers.
Afin de soutenir ce lien de confiance, qu’ils qualifient de
primordial, les assureurs se disent prêts à revoir régulièrement leur mode de rémunération pour y déceler et corriger, le cas échéant, toute pratique pouvant être abusive.
définir les obligations de divulgation du conseiller à l’endroit de son client, sans nécessairement interpeller la
compagnie d’assurances, l’ACCAP propose que «l’assureur s’implique, ou puisse s’impliquer», précise le viceprésident principal aux affaires québécoises de l’ACCAP,
Yves Millette.
Plus précisément, on retient que la divulgation en
matière de mode de rémunération devrait être sous la
responsabilité des assureurs et celle reliée au montant de
la rémunération et au taux de commission, sous la responsabilité du courtier, qui serait encouragé à le faire par
la compagnie d’assurances.
Des engagements vagues
Ces engagements ont cependant été qualifiés de vagues
par Jacques St-Amand, analyste-conseil d’Option
consommateurs. «C’est bien. On ne peut être contre la
vertu. Mais qu’est-ce que cela change? Les compagnies
disent qu’elles vont revoir régulièrement leurs structures et
pratiques concernant la rémunération liée aux ventes, sous
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PHOTO : GESTION SFL
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DENIS BERTHIAUME, président de Gestion SFL et premier
vice-président de l’Assurance pour les particuliers de
Desjardins Sécurité financière.
l’angle notamment des intérêts des clients. Or je pensais
qu’elles faisaient déjà cela», ironise-t-il.
L’AMF ne voit pas dans ce geste «proactif» de l’ACCAP
une solution à la problématique actuelle. «On ne peut que
se réjouir de voir l’industrie faire une réflexion», souligne
M. Roy, qui rappelle que l’organisme de réglementation
travaille dans l’optique de protéger l’intérêt du client. Il
reconnaît, au passage, que l’AMF a hérité de lois qui n’interviennent pas ou qui n’endiguent pas ce genre de pratique. «Mais nous avons la compétence pour l’interdire ou
l’encadrer si c’est l’avenue qu’il faut retenir», renchérit-il.
À Option consommateurs, on souhaite vivement que
l’AMF fasse les efforts nécessaires afin de mériter la crédibilité qu’elle veut bien s’accorder. «Mais l’appréhension
demeure. Selon leur code de déontologie, les représentants doivent agir dans le seul intérêt de leurs clients. Or
ils sont si souvent aux prises avec les contraintes et pressions de leur employeur qu’il faut souhaiter le plus de
transparence possible», martèle M. St-Amand.
Un écho à l’affaire Spitzer?
Pour sa part, Denis Berthiaume, président de Gestion
SFL et premier vice-président de l’Assurance pour les particuliers de Desjardins Sécurité financière, situe cette
intervention de l’ACCAP dans la foulée des accusations
portées par Eliot Spitzer. En octobre dernier, le procureur général de l’État de New York accusait officiellement
le premier courtier en assurances des États-Unis, Marsh
and McLennan, d’avoir encaissé des commissions occultes
et organisé des enchères truquées, voire gonflé les prix
dans le cas d’appels d’offres fictifs. Le courtier aurait, ainsi,
dirigé des clients à leur insu vers des sociétés d’assurances
en retour d’importantes commissions, pour un total de
845 M$US en 2003. Marsh and McLennan a même
reconnu avoir sollicité de fausses offres de contrat afin de
laisser sous-entendre aux clients qu’il y avait eu des propositions concurrentielles et qu’ils payaient le prix le plus
bas. «Il n’y a rien de comparable ici dans l’assurance de
personnes. Nous ne parlons donc pas des mêmes éléments
dans le cas Lemoine», insiste M. Berthiaume.
Le président de Gestion SFL ne veut pas parler trop
longuement de l’«affaire Lemoine». Ex-représentant de
Services financiers SFL, Léon Lemoine, un courtier indépendant, a soutenu au cours d’un reportage diffusé par
Radio-Canada en octobre dernier, qu’il avait été congédié
et qu’il avait été forcé de vendre sa clientèle parce qu’il ne
respectait pas les quotas de vente de produits de marque
Desjardins, que son cas n’était pas un fait isolé et que le
geste de SFL survenait malgré le taux de conservation
des affaires de 98 % qu’il détenait.
Dans son argumentaire, M. Lemoine, qui est dans
l’intervalle passé d’un contrat d’associé à un contrat de
distributeur externe de SFL, a déclaré avoir privilégié la
défense de son indépendance et préféré travailler dans
l’intérêt de ses clients malgré les pressions subies, d’autant que les produits de marque Desjardins n’arrivaient
pas nécessairement en tête de liste dans le jeu des comparaisons avec les produits similaires offerts par d’autres
manufacturiers. «Puisqu’il s’agit d’un cas litigieux, je ne
peux commenter davantage. Il reste que c’est un cas
typique de relation d’affaires, un cas de fin de contrat
comme il en existe plusieurs», ajoute M. Berthiaume, qui
rappelle que M. Lemoine avait un contrat de distribution
avec la filiale du Mouvement Desjardins tout en travaillant au sein d’un réseau concurrent.
Le président de Gestion SFL soutient que la politique d’embauche ou d’association de la société qu’il
dirige ne prévoit aucun quota minimal, que les courtiers
sont autonomes et qu’il n’y a pas de critères de production. Et que les contrats d’embauche sont normalisés
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«
Une trentaine d’autres ont été limogés [...] sans motif
valable autre que le fait de ne pas vendre suffisamment
de produits Desjardins.
»
dans l’industrie. Tout au plus, «il est demandé une
loyauté à la bannière. Puisque le courtier vient chercher
des outils additionnels, un service de soutien auprès de
son centre financier, nous souhaitons qu’il passe par
SFL, et ce, quelle que soit l’identité du manufacturier
derrière le produit», fait-il observer, tout en soulignant
que le courtier associé au réseau de SFL a accès à une
quinzaine d’autres fournisseurs.
Quant à la politique de rémunération, il y aura toujours des écarts de revenus ou de taux de commission.
M. Berthiaume précise que le taux de commission peut
varier selon le type de produits, selon sa pérennité ou,
encore, selon sa complexité et le besoin de formation qui
en résulte. Il illustre son propos en affirmant qu’une assurance vie permanente commande un taux de commission
supérieur à une temporaire sans que cela n’enlève à la
popularité de cette dernière famille de produits.
Des échelles de commissions sont également conçues
afin de reconnaître la rentabilité de l’intermédiaire.
«Est-ce qu’il s’agit d’incitation? Doit-on y voir une façon
de favoriser la vente d’un produit selon le niveau de
commissionnement?» se demande M. Berthiaume. Il
n’est pas sans reconnaître que la concurrence est forte et
que la démutualisation des grands assureurs a intensifié
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la pression sur la rentabilité et les résultats immédiats.
«Cette pression des analystes financiers et cet impératif de résultats immédiats sont réels.» Il renvoie toutefois la balle dans le camp du représentant. «Il revient au
conseiller, soumis à un code de déontologie, de faire
son travail.»
Léon Lemoine réfute en bloc
Léon Lemoine s’inscrit en faux contre ces propos. «Je
réfute les affirmations voulant qu’il n’y ait pas de pression
à l’interne pour mousser un produit plutôt qu’un autre.»
M. Lemoine montre du doigt ces campagnes promotionnelles axées uniquement sur les produits Desjardins. «Les
directeurs de centre financier, qui sont des franchisés, ont
également des concours portant uniquement sur la vente
de produits Desjardins», ajoute-t-il.
Et son cas ne serait pas isolé. «Une trentaine d’autres
ont été limogés en fonction des mêmes critères, à savoir
sans motif valable autre que le fait de ne pas vendre suffisamment de produits Desjardins», allègue M. Lemoine.
L’institution s’en remet alors à la clause 8,2 du contrat de
distribution, qui prévoit un tel congédiement sans motif,
sur simple présentation d’un avis de 15 jours. Le tout
étant suivi d’une vente forcée de la clientèle. Des
clauses abusives à défaut d’être illégales, souligne-t-il.
«Si Desjardins s’en remettait à un réseau de représentants
exclusifs, je comprendrais. Mais l’institution passe par le
réseau SFL, qui s’affiche indépendant, sans identification
de Desjardins. Nous nous retrouvons devant une situation
de conflit d’intérêts qui, faut-il l’admettre, existe ailleurs.
Quand un manufacturier de produits est également propriétaire d’un réseau de distribution, il est susceptible de se
retrouver dans une telle situation de conflit.»
À la Chambre de la sécurité financière, la directrice des
communications, Christiane Côté, a refusé de commenter
le cas Lemoine. «Nous n’avons aucune juridiction dans ce
cas spécifique. Notre responsabilité concerne la déontologie et le domaine de discipline. Quant aux pratiques commerciales et de rémunération, elles sont sous la juridiction
de l’AMF», répond-elle, tout en nous invitant à consulter le
code de déontologie. Ce code impose notamment que la
conduite du représentant soit empreinte d’objectivité et de
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LÉON LEMOINE, AVA, Pl. Fin., est courtier indépendant.
modération, que ce dernier s’abstienne d’inciter une personne de façon pressante ou répétée à recourir à ses services professionnels ou à acquérir tout produit, qu’il sauvegarde en tout temps, dans l’exercice de ses activités, son
indépendance et évite toute situation dans laquelle il serait
en conflit d’intérêts. Mais, en matière de vente de produits
maison, où trace-t-on la ligne qui sépare un conseiller indépendant d’un courtier captif? Le flou persiste.
M. Lemoine estime qu’un courtier ayant plus de 30 %
de ses activités auprès d’un seul manufacturier peut difficilement prétendre être indépendant. La Chambre de
la sécurité financière n’est pas aussi précise. Si on se
réfère aux paramètres de la Loi sur la distribution de produits et services financiers, tout au plus retire-t-on que le
point de départ de l’intervention du représentant est
l’analyse des besoins du client. On ne se sert ni de pourcentage ni de concentration de volume d’activités auprès
d’un seul manufacturier pour faire la distinction. «On
entrerait alors dans le domaine des pratiques commerciales et du code d’éthique», renchérit Mme Côté. Sur
cette base, si le client se sent lésé, le tout est ramené au
dépôt d’une plainte auprès de l’AMF.
Le conseiller fait-il le poids?
Le conseiller est donc convié à exercer le rôle de chien
de garde des intérêts du client. Mais en a-t-il les
moyens? Dispose-t-il d’un rapport de force entre l’institution financière et les organismes de réglementation?
Est-ce que les conseillers en sécurité financière ressen-
tiraient le besoin de se regrouper ou de former un ordre
professionnel quelconque? «Je ne peux répondre en leur
nom», commente Me Jean Girard, planificateur financier et président de l’Institut québécois de planification
financière (IQPF). «Cependant, on [l’IQPF] s’est donné
un code de déontologie et des normes de pratiques professionnelles spécifiques afin de mieux protéger le patrimoine des Québécois. Pour le moment, nous n’avons
pas le pouvoir d’imposer ces normes aux planificateurs
financiers mais nous avons entrepris des démarches
auprès de l’Office des professions du Québec pour que
la planification financière soit régie par le Code des professions», fait-il valoir.
«Ce code de conduite, ajoute Me Girard, stipule
qu’il doit y avoir divulgation et transparence dans
l’acte professionnel, autant sur le plan des services
que de la rémunération». Me Girard estime que la
rémunération d’un service-conseil devrait être faite à
honoraires ou à salaire alors que la vente de produits
rapporte généralement des commissions. Il revient
donc aux conseillers multidisciplinaires de s’assurer
de la pertinence des produits vendus par rapport aux
besoins du client. «Quel que soit le mode de rémunération, c’est une question d’éthique et de professionnalisme, les intérêts du client doivent prévaloir.»
Me Girard juge que la divulgation et la transparence
peuvent devenir garantes de cette objectivité dans la
mesure où elles apportent au client des éléments de
comparaison qui lui permettent de faire des choix
éclairés et de déterminer les situations potentielles
de conflit d’intérêts.
Richard Giroux abonde en ce sens. Le responsable
du développement à l’Industrielle Alliance, Valeurs
mobilières estime que des situations de conflit d’intérêts comme celui évoqué par Léon Lemoine ne sont pas
une chimère. Et que la confusion peut être grande,
notamment en raison de cette tendance des grandes institutions à proclamer par contrat leur paternité de la
clientèle du conseiller lorsqu’il quitte ou à la revendiquer. «Le manufacturier de produits a intérêt à se doter
d’un réseau de distribution. Que ce réseau de distribution soit exclusif ou non, avec les pressions qui s’exercent
sur les marges bénéficiaires, il a également intérêt à s’assurer d’une allégeance morale, ne serait-ce que minimale, de la part du conseiller.»
Cela étant dit, la divulgation des liens d’affaires peut
devenir un moyen de minimiser les abus potentiels. «Il
y a cet impératif du conseiller de bien connaître son
client. Mais cela devrait aller dans les deux sens»,
OC
résume M. Giroux.
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