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© Les Éditions du Net, 2013 ISBN : 000-0-000-00000-0 2 OUVRAGES DE FLORIAN MANTIONE Le recrutement des commerciaux, Editions d’Organisation – 1992 (en collaboration avec René Moulinier) Petite anthologie de la poésie française, Editions Athéna – Paris– 1992 (illustrée par JF. Ramirez) Les 17 secrets d’un chasseur de tête, Chotard Editeur – 1993 Comment éviter votre licenciement, Editions Liaisons – 1994 (en collaboration avec Gilbert Rozès) La méthode ouvre-boîte : l’outil pour trouver votre emploi, Les presses du management – Editions Nouvelles (Canada) – 1996 (illustré par JF. Ramirez) Florian, l’homme à fables, Editions Athéna – Paris– 1998 (illustré par JF. Ramirez) Je vous dirai comment faire… Dites-moi pour quoi faire !, Editions Athéna – Paris– 1999 (illustré par JF. Ramirez) Le management de l’An 2000, Editions Athéna – Paris– 2000 (illustré par JF. Ramirez) Mais qui se souvient d'Erostrate ?, Editions Athéna – Paris– 2001 (illustré par JF. Ramirez) La crème et le gratin, Editions Athéna – Paris– 2002 (illustré par JF. Ramirez) 3 Les bonzes amis, Editions Athéna – Paris– 2003 (illustré par JF. Ramirez) Petite encyclopédie de gourmandises intellectuelles, Editions Athéna – Paris– 2005 (illustré par JF. Ramirez) Le Grand Prince – conte initiatique, Editions Athéna – Paris– 2006 (illustré par C. Henriel) Comment vendre honnêtement, Editions Athéna – Paris– 2007 100 aphorismes de Florian Mantione, Editions Athéna – Paris– 2008 Florilège de vitamines intellectuelles, Editions Athéna – Paris– 2009 (illustré par JF. Ramirez) Comment recruter des vendeurs… qui vendent, Editions Athéna – Paris– 2010 100 pépites de sagesse de Florian Mantione, orpailleur de talents…, Editions Athéna – Paris – 2011 Les 13 secrets de 3 chasseurs de têtes, Editions Athéna – Paris – 2012 4 Changer d’entreprise, mais pour râler où ? Depuis 1976, j’ai rencontré des personnes passionnées par leur travail, par leur entreprise. J’en ai rencontré, d’autres, anéanties, brisées. La majorité des salariés ont vécu leur itinéraire professionnel comme une somme d’expériences et de rencontres où le choc des égos, les rivalités internes et la perte d’énergie pour déjouer les embûches quotidiennes représentaient, souvent, l’essentiel de l’activité. D’autres personnes rencontrées ont traversé leurs entreprises le sourire aux lèvres avec un certain détachement. La réalité professionnelle est donc multiforme. Toutes les tranches de vie que je décris dans ce livre reflètent des situations professionnelles complexes. Le moteur quotidien du salarié combine savamment une part d’ambition avec un zeste de laisser-aller et une dose de conflit, le tout dans un rapport de force informel et souvent pervers. L’entreprise, un lieu d’épanouissement ? Certainement pour certains. Mais que de souffrance contenue, que de blessures narcissiques mal cicatrisées… Que l’humour ne demeure pas absent de ce constat mi-amusé mi critique quand on rencontre certains demandeurs d’emploi qui cherchent plus une rémunération qu’un emploi, et que certains salariés ne rêvent que de changer d’employeurs, de petit chef et de collègue : mais pour râler où ? Florian MANTIONE Homme de l’être 5 Qui êtes-vous ? - Qui êtes-vous ? La question fuse, rapide mais appliquée, de la bouche du recruteur. Son candidat est assis en face de lui, bien calé dans le fauteuil, ses bras reposant sur les accoudoirs, le buste bien droit, le visage avenant, le sourire aux lèvres. - Je m’appelle Éric DIPEUX … - Je ne vous ai pas demandé comment vous vous appelez ; je vous ai demandé « qui êtes-vous ? ». Éric DIPEUX semble surpris, voire un brin décontenancé. - Vous voulez que je me présente ? - Je vous ai demandé qui vous étiez. - Je vous l’ai dit : je suis Éric DIPEUX - Non, Éric et DIPEUX représentent votre prénom et votre nom. Mais vous, qui êtes-vous ? - Excusez-moi, mais je croyais que j’étais convoqué à un entretien de recrutement, et non à un oral de philo. Silence. Silence pesant. Le candidat le rompt en disant : « Bien, je vais vous dire qui je suis : j’ai 35 ans… » - Je ne vous ai pas demandé votre âge ; je vous ai demandé qui vous étiez. - D’accord, effectivement, vous avez raison ; peu importe mon âge. Je suis diplômé… - Je ne vous ai pas demandé vos diplômes. Je vous ai demandé qui vous étiez. Une goutte de sueur apparaît sur le front d’Éric DIPEUX. Il change de posture en posant sa jambe droite sur son genou gauche et en ramenant sa mèche de cheveux plus en arrière. Son sourire a disparu, sa superbe aussi. - Écoutez, j’ai déjà passé un très grand nombre d’entretiens et jamais un entretien de recrutement n’a débuté comme cela. 6 Le recruteur s’abstient de réagir à cette remarque mal venue et conserve le silence. Il le fixe du regard, sans laisser paraître ses émotions, impassible, d’une assurance frisant l’insolence. - Oui, bien sûr, chaque entretien est différent, mais quand même. - Vous voulez dire que vous ne vous êtes pas suffisamment préparé à cet entretien ? - Non, ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. Je veux dire qu’il est de bon ton que le candidat se présente… - Justement, qui êtes-vous ? - Eh bien, je suis contrôleur de gestion… - Je ne vous ai pas demandé quelle fonction vous exercez, mais qui vous êtes. Silence. Silence très pesant. Une deuxième goutte de sueur perle sur le front du candidat qui change de nouveau ses jambes de place, qui se recoiffe nerveusement, qui se racle la gorge. Seul le bruit du climatiseur anime la pièce d’un ronronnement apaisant, apportant une touche de sérénité à un climat de plus en plus tendu. Dans la tête d’Éric DIPEUX repassent à très grande vitesse les livres concernant la recherche d’emploi, les articles des journaux économiques qui prétendaient préparer les candidats à l’entretien de sélection… Dans la tête d’Éric DIPEUX défilent les conseils prodigués par ses amis, ses collègues, par les conseillers de Pôle Emploi et de l’APEC. Dans la tête d’Éric DIPEUX défilent ses notes, ce qu’il a rédigé pour se préparer. Il avait listé les objections classiques que les recruteurs lui opposaient : pourquoi avoir quitté le précédent employeur aussi rapidement, pourquoi autant de postes en aussi peu de temps, pourquoi avoir déménagé, pourquoi ce diplôme, pourquoi ce secteur d’activité, pourquoi cette ville, pourquoi, pourquoi… Éric DIPEUX s’était pourtant bien préparé, à la manière d’un étudiant consciencieux : par thème, par famille de questions... Il avait répété. Seul d’abord, puis avec un partenaire. Généralement, ses entretiens se déroulaient correctement, et souvent il avait fait partie de la «short list». Il faut dire que la «short list» représente ce que vise tout candidat ambitieux : faire partie des deux ou trois candidats sélectionnés pour la phase finale. La phase finale, l’entretien final où il faut donner le meilleur de soi-même… Éric DIPEUX éprouvait toujours une certaine jouissance quand il faisait partie de cette fameuse «short list». Son besoin de reconnaissance était ainsi assouvi. Il était fier, il était 7 reconnu. Dans le dernier entretien, il mettait toutes ses forces dans la bataille (car, pour lui, c’était une véritable bataille) et trouvait toujours les mots qui sonnaient juste. En fait, son secret tenait en une seule phrase : ne dire que ce que l’autre voulait entendre ! Et il en avait bluffé plus d’un. Aujourd’hui, Éric DIPEUX ne trouvait pas ses marques. Le recruteur n’autorisait aucune prise. Il ne retrouvait aucun des schémas déjà envisagés. -Eh bien, je suis marié et père de… -Je ne vous ai pas demandé votre état civil. Je vous ai demandé qui vous êtes. Il savait, en prononçant cette phrase, qu’il allait s’entendre formuler cette remarque. Quelle réaction stupide. Il s’en voulait. Il perdait pied. Ce n’était plus lui. Silence. Silence pesant et très gênant. Une troisième goutte de sueur dégouline sur le front du candidat qui change de nouveau ses jambes de place, qui tire sur ses cheveux, qui se racle de nouveau la gorge. Le bruit du climatiseur se fait plus présent, mais son caractère apaisant se pare maintenant d'une touche menaçante. Et le recruteur de fixer toujours le candidat de son regard impénétrable. Que cherche-t-il ? A décontenancer le candidat ? C’est fait. A montrer sa supériorité ? Cela est inutile et sans rapport avec l’objet de l’entretien. A découvrir qui est le candidat ? La démarche est contestable et vraisemblablement peu efficace, mais nul ne le sait. A savoir qui est le candidat ? Mais oui, bien sûr ; c’est bien le sens de la question. « Qui êtes-vous ? » Alors, Éric DIPEUX, qui êtes-vous ? 8 La boutique du bonheur dans l’entreprise L’expérience que je viens de vivre est tellement incroyable que l’on risque de ne pas me croire. Pourtant, hier, au détour d’une rue, je découvre une nouvelle boutique qui, visiblement, vient d’ouvrir. L’enseigne semble toute neuve et arbore fièrement la raison sociale suivante : « La boutique du bonheur dans l’entreprise ». J’entre et découvre un espace lumineux, aux murs couleur pastel, qu’un éclairage indirect illumine sobrement. La décoration est spartiate, et seules quelques affiches égaient l’ensemble. Derrière le comptoir - un solide meuble de bois teinté merisier - se trouve un personnage étrange, sans âge, doté d’une longue barbe blanche, ventru, joufflu et arborant un large sourire. Le Père Noël sans son habit, en quelque sorte… - - Bonjour Monsieur, que puis-je pour vous ? Heu, je voudrais des informations sur le bonheur. Oui, bien sûr. Qu’est-ce que vous recherchez comme bonheur ? Eh bien, je recherche le bonheur dans l’entreprise. C'est-à-dire un poste qui corresponde bien à ma formation. J’ai fait Sup de Co avec option Commerce International. Très bien, nous avons un catalogue très complet avec différents postes à l’international. Tenez, feuilletez-le. Effectivement, c’est très complet. Je vais prendre le poste basé à Nice avec des déplacements autour de la Méditerranée… D’accord. Il vous faut autre chose ? Oui, je voudrais un bon salaire ? Qu’est-ce que vous entendez par « bon salaire » ? Environ 5000 euros bruts par mois avec une voiture de fonction et non de société, une voiture que je peux garder 7 jours sur 7 et 12 mois sur 12. D’accord, pas de problème. Autre chose ? Je voudrais une secrétaire qui soit sympa, qui me fasse le café chaque jour avec le sourire. Bien Monsieur. Je voudrais aussi des collègues coopératifs et un chef équitable, car l’équité, c’est important. Oui, je comprends, Monsieur. Autre chose ? Oui, je voudrais une bonne mutuelle, une participation et un intéressement sur les résultats de l’entreprise. 9 - - - D’accord. Avec en plus un PERP, un PERCO ? Euh, pourquoi pas un PERP. Bien Monsieur. Quoi d’autre ? En ce qui concerne les RTT, comment cela fonctionne-t-il ? Voyons ce que dit le programme : vous travaillez 35 heures par semaine avec un jour de RTT par mois travaillé. Ah, par mois travaillé. Donc cela veut dire que pendant mon mois de congé, je n’ai pas de RTT ? Ah mais non Monsieur. Ce n’est pas possible. Je demande, on ne sait jamais ! Quoi d’autre, Monsieur ? Ah oui, les produits ? Quels sont les produits fabriqués par la société ? S’inscrivent-ils dans le cadre du développement durable ? L’environnement est-il protégé ? Y-a-t-il une démarche qualité ? Je vous rassure, Monsieur. Les produits sont fabriqués dans un cadre déontologique très strict, privilégiant l’économie d’énergie, s’inscrivant dans le cadre du développement durable, avec une démarche qualité bien rodée. L’entreprise fait partie d’un syndicat professionnel et son dirigeant y joue un rôle actif. Très bien. Mais nous n’avons pas abordé l’aspect financier. Comment se porte la société ? Elle vient d’être introduite en Bourse et réalise chaque année des bénéfices à la plus grande satisfaction de ses actionnaires et de ses salariés. Elle investit, recrute, se développe. Régulièrement, les journaux économiques citent cette société parmi les entreprises les plus performantes de son secteur d’activité. La proposition me plaît énormément, tout semble attractif, mais quelque chose me gêne. Je ne sais pas trop quoi… J’hésite. Que dire à ce monsieur qui fait consciencieusement son travail ? Il n’est ni vendeur ni conseiller. Mais quel est son rôle exactement ? Je le regarde attentivement. Il semble impassible et me dévisage d’une manière bienveillante. Il semble me dire : « Mais qu’est-ce que tu attends, c’est une affaire en or, à ne pas laisser filer… » La personne qui vient d’entrer dans le magasin me donne un temps de réflexion supplémentaire. Je me retire sur le côté, feuilletant distraitement un autre catalogue pendant que le maître des lieux accueille le nouvel arrivant. Je me force à me concentrer sur ma lecture, mais je ne peux m’empêcher d’écouter d’une oreille curieuse et intéressée… - Bonjour Monsieur, que puis-je pour vous ? 10 - Je cherche une semaine de bonheur à offrir au salarié le plus méritant de mon entreprise. - Bien Monsieur, que souhaitez-vous offrir à votre salarié ? De la reconnaissance, de l’estime, du respect, une augmentation de salaire ou une prime ? Ou alors, voulez-vous lui offrir moins d’heures de travail, une charge de labeur allégée, des cadences plus douces… ? - Je crois que je vais prendre une petite augmentation de salaire agrémentée d’une prime exceptionnelle. - Bien Monsieur. Autre chose ? - Non, cela sera suffisant. - Bien Monsieur, je vous fais un paquet cadeau ? - Oui, bien sûr. Je crois qu’il sera autant sensible à la forme qu’au fond. Je laisse le client régler son cadeau et partir, apparemment satisfait de son achat. Je me rapproche du vendeur et lui dis sous forme de cordiale complicité : - Mais le bonheur que vous vendez, est-ce pour les clients qui vous payent ou pour les bénéficiaires des cadeaux ? - D’après vous, Monsieur ? - Je ne sais pas. Peut-être les deux, mais je n’en suis pas sûr. Comment être certain que notre décision rendra l’autre plus heureux ? - Mais Monsieur, nous vendons du bonheur pour tout le monde. - Oui, d’accord, mais comment prévoir, par exemple, que le poste que vous me vendez me rendra plus heureux en tant qu’acquéreur et en tant que bénéficiaire de l’achat ? Votre logo représente un arbre du bonheur avec des fruits qui semblent alléchants. Mais comment être sûr que les fruits du bonheur que vous vendez sont mûrs à point ? Et l’homme de me répondre avec un large sourire : « Mais Monsieur, la maison ne vend pas les fruits de l’arbre du bonheur. Elle ne vend que les graines. C’est à vous que revient l’obligation de planter, de bêcher, d’arroser, de soigner… Ensuite, si les conditions climatiques sont favorables et si vous n’êtes pas trop pressé, vous pourrez jouir de vos propres fruits, de votre propre récolte… » 11 Un refus poli En ouvrant la grande enveloppe qui l’attendait sur son bureau, le DRH sembla intrigué. L’enveloppe blanche, de format A4, se trouvait revêtue d’un timbre de collection sur le côté supérieur droit, en lieu et place de la classique Marianne. Son nom, ainsi que celui de la société, étaient écrits à la main de manière soignée. A l’intérieur se trouvait un CV conventionnel accompagné d’une lettre de motivation. Le DRH s’en empara et sa lecture le laissa pantois. La lettre était versifiée et joliment rimée : Le ci-joint CV, Monsieur le Directeur des Ressources Humaines, Recèle tous mes espoirs de sortir de la peine. Votre annonce concernant le poste de responsable Résume parfaitement mes compétences comptables. Loin d'être insensible à la présentation Que vous avez brossée de votre institution, Je trouve que pour le poste que vous y décrivez, Je suis, je vous l'assure, le candidat rêvé ! Votre entreprise, déjà, est digne d’intérêt. Elle me semble alléchante et riche de grands attraits. Sa localisation parfaite et son activité, Correspondent sans conteste à mes capacités. Et que dire aussi du projet d'entreprise Dont tous les paramètres, je l'avoue, me séduisent. De plus, sa vocation à l'international Répond à s'y méprendre à mon vœu initial. Aussi, trouvez ici l'expression de l'envie Que j'exprime d'apporter, de manière réfléchie, Toute mon énergie à veiller au succès De la haute mission que vous me confierez. Vous verrez l'énergie que je mettrai toujours, A défendre l'entreprise, et ce jour après jour, Avec rigueur, souplesse, et grande diplomatie, Pour répondre aux souhaits de votre hiérarchie. 12 Aussi m'efforcerai-je de mettre à son service Ce souci de rigueur qui s'avère propice A gagner des clients l'importante confiance Que suscite l'écoute et la grande compétence. Voilà, en quelques mots, ma grande motivation. Mon désir le plus cher est d'entrer en action. Aussi je vous suggère une prochaine rencontre Pour prouver le profil dont mon CV fait montre. Dans l'attente du plaisir de ce contact prochain, Recevez, cher Monsieur, le témoignage certain Du désir qui m'anime de bientôt concourir Au succès de votre œuvre et à son devenir. Le DRH enleva ses lunettes, se gratta le front et se racla la gorge, tandis qu’un sourire amusé illuminait son visage. - Quel drôle de phénomène que voilà. Lisons son CV. Le CV correspondait bien aux promesses de la lettre. La formation et l’expérience satisfaisaient bien aux exigences du poste. Le candidat était incontestablement digne d’intérêt. - Mais pourquoi diable un tel courrier ? Le DRH décida d’en discuter avec le Directeur Administratif et Financier qui recrutait son bras droit comptable. Le DAF, confortablement installé dans son bureau, bien protégé par plusieurs piles de dossier lui assurant un habile bouclier contre tout intrus, accueillit chaleureusement le DRH. - Alors, où en es-tu du recrutement de mon chef comptable ? - Justement, c’est à ce sujet que je viens te voir. Regarde le CV que je viens de recevoir. Le DAF s’empara du CV et le lut rapidement, ses yeux se portant essentiellement sur les critères clés recherchés. - C’est super. Il correspond exactement au cadre que je recherche. Et de plus, il connaît notre secteur d’activité, ce qui fait qu’il sera rapidement opérationnel. 13 - Oui, mais attend. Lis d’abord son courrier. Le DAF s’empare de la lettre et la lit attentivement pour s’exclamer ensuite bruyamment : - Mais c’est génial. Et en plus on a un poète. Cela va nous changer des collaborateurs lisses, fades et sans saveur que tu me présentes généralement. - Tu ne crois pas qu’il en fasse un peu trop. Tu as besoin d’un technicien doublé d’un manager, non d’un artiste… - Un artiste, un artiste… Comme tu y vas ! Ce candidat fait juste preuve d’un peu d’originalité, laquelle se rajoute à ses compétences. Je ne vois rien de contradictoire. Au contraire, il va égayer notre service. - Je ne sais pas. Il ne faudrait pas qu’il déstabilise l’équipe que nous avons patiemment constituée. Elle a besoin d’un bon superviseur, de quelqu’un qui l'aide et la contrôle à la fois, pas d’un farfelu. - Mais en quoi pourrait-il s’agir d’un farfelu, comme tu dis ? Non, je crois que nous avons à faire à quelqu’un qui a du tempérament et de l’humour. Il me plaît bien. - Je crois que l’on a intérêt à aller voir le DG. Tu ne penses pas ? - Je n’en vois pas l’intérêt. Il s’agit de Mon service et tu es responsable de l’évaluation des candidats. - Je crois qu’on devrait le faire. C’est plus prudent. - Si tu veux. Et nos deux compères de se rendre dans le bureau du Directeur Général. Celle-ci, une grande blonde à la crinière flamboyante arborant un large sourire laissant apparaître une dentition carnassière, insistait pour se faire appeler Directeur Général et non Directrice Générale, poussant même la coquetterie jusqu'à exiger de se faire appeler Madame le Directeur Général. - Germaine, on souhaite ton avis sur un point important. Voilà, on vient de recevoir un courrier et un CV pour le poste de responsable comptable et nous sommes perplexes. - Tu es perplexe, reprend le DAF. Moi je trouve cette candidature intéressante. - Voyons voir. Le DAF tend à Madame le Directeur Général la lettre et le CV. Elle parcourt le CV en hochant nerveusement la tête en signe d’approbation puis s’empare du courrier. Sa lecture est rapide et silencieuse, ne laissant rien paraître de ses émotions. Elle fait mine de rendre le CV mais se ravise et prend le temps de le relire. Cette fois-ci, la relecture est plus longue, comme si chaque mot, chaque phrase, avait son importance. - Alors, quel est le problème ? 14 - Le problème, qui n’en est pas un, c’est que nous avons à faire à un poète, or nous recherchons un responsable comptable. - C’est vrai qu’il manie bien la rime. Mais ce n’est pas un poète. - Moi je dis que c’est un artiste, un farfelu, et que sa candidature présente un certain risque. Je ne dis pas qu’il est mauvais et que nous n’aurions pas besoin de ce genre d’individu. Je dis tout simplement qu’il y a un risque. - Qu’en penses-tu Mohamed ? Après tout, il va travailler dans ton service. Le DAF, qui s’attendait bien évidement à cette question, se trouve tout d’un coup mal à l’aise. On lui demande de trancher alors qu’il n’est que DAF. Après tout, choisir un cadre, c’est le travail du DRH. C’est lui l’homme ressource. C’est lui le spécialiste des RH. Ah, bien sûr, il est prudent et diplomate, le DRH, dans cette société. Souvent, en comité de direction, il s’attribue les succès en cas de recrutement réussi, mais se défausse systématiquement sur le N+1 en cas d’échec. Mohamed se sent piégé, mais il assume son assertivité : - Je pense que c’est un bon technicien, au vu de sa formation et de son expérience dans un domaine similaire au nôtre. Un peu de « fantaisie » dans mon service ne serait pas de trop. - De la fantaisie ? Mais dans ces conditions, c’est la porte ouverte à toutes les dérives. Pourquoi ne pas recruter un chanteur, tant qu'on y est ? Ah oui, un chanteur ; et tu vas voir qu’il va t’égayer ton service, ça c’est sûr ! - Messieurs, messieurs, ne nous emballons pas et gardons notre calme. Bon, tout d’abord, je ne comprends pas pourquoi vous êtes venus me voir. Vous êtes uniquement tous les deux concernés. Ensuite, je veux bien participer à votre réflexion, mais en l’état actuel des choses, la meilleure des décisions, c’est de le rencontrer. Il faut le recevoir et voir ce qu’il a dans le ventre. Questionnez-le bien. Poussez-le dans ses retranchements. Essayez de comprendre qui il est et quelles ont été ses motivations en rédigeant une telle lettre. - D’accord. Si on a ton feu vert, d’accord. Je le convoque de suite. Une fois dans son bureau, le DRH s’empresse de concocter une lettre de convocation à la hauteur de la lettre de candidature. Après de multiples essais et avec l’aide d’un dictionnaire des rimes, il rédige finalement la lettre suivante : Pour tout dire, Monsieur, votre lettre de candidature, Par son style personnel et ses belles tournures N'a pu faire autrement que de beaucoup séduire Celui qui décida, ce jour, de vous écrire. Votre texte témoigne d'un profil attachant, Capable d'un humour au tour intelligent 15