Notes de lecture - Cahiers du Genre
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Notes de lecture - Cahiers du Genre
Cahiers du Genre, n° 36/2004 Notes de lecture Maryse Jaspard et al. – Les violences envers les femmes. Une enquête nationale (2003). Paris, La Documentation française « Droits des femmes », 370 p. Cet ouvrage présente les résultats de la première enquête statistique française jamais réalisée sur les violences envers les femmes. Basée sur un échantillon représentatif de 6 970 femmes âgées de 20 à 59 ans, elle permet de compter et mesurer pour l’ensemble de la population féminine les divers types de violences interpersonnelles, qu’elles soient verbales, psychologiques, physiques ou sexuelles, dans trois types d’espaces sociaux, les espaces privé, public et professionnel. En ce sens, l’Enquête nationale sur les violences envers les femmes en France (ENVEFF) se différencie des autres études effectuées sur ce thème à l’étranger, puisque pour la plupart elles se concentrent sur la sphère privée (voir les tableaux récapitulatifs p. 321-325). « Briser le silence » : tel était le slogan de la campagne nationale contre les violences envers les femmes lancée par le gouvernement en 2001, tel est surtout un des résultats marquants de cette enquête. En conclusion les auteures affirment en effet qu’« un des grands enseignements de l’enquête ENVEFF a été de mettre en évidence l’ampleur du silence et de l’occultation des violences par les femmes qui les subissent » (p. 301). Si on peut expliquer la méconnaissance statistique du phénomène des violences envers les femmes par le silence des victimes – peu d’entre elles ont porté plainte –, il n’est pourtant pas le seul en cause. L’enquête permet également de combler en partie le chiffre noir des violences envers les femmes, c’est-à-dire les violences que les statistiques traditionnelles de la gendarmerie ou de la police ne sont pas à même de recenser parce qu’elles utilisent, entre autres, des catégories non adéquates. Les statistiques du ministère de l’Intérieur ne comprennent pas la catégorie des violences conjugales par exemple et le sexe des victimes n’est jamais indiqué. Les autres enquêtes de victimation – c’est-à-dire des enquêtes qui demandent aux personnes interrogées si elles ont été l’objet de telle ou telle sorte de délit ou crime durant une période donnée – ne sont pas plus à même de combler ce chiffre noir, puisqu’elles ne se concentrent pas sur ces types de violences et décomptent plus largement les atteintes aux biens. Ainsi, cette enquête permet-elle de mettre en lumière des délits et des crimes 220 fort répandus mais jamais chiffrés ou seulement de façon partielle par les associations qui travaillent sur le terrain, par ailleurs demandeuses de statistiques. L’enquête a pour but de documenter les diverses dimensions que recouvre la notion de violences envers les femmes. Partant du principe que ces violences forment un continuum, les enquêteurs ont élaboré « une liste non exhaustive et non hiérarchisée de faits, gestes, actes, situations ou paroles susceptibles de porter atteinte à l’intégrité physique et morale de l’autre, et donc de constituer des actes de violence » (p. 25). Ce faisant, l’enquête ENVEFF permet non seulement de mieux saisir les manifestations multiples des formes de violences mais aussi d’éviter un des écueils traditionnels de ce genre d’investigations – à savoir que certains types d’agression ne sont pas considérés comme des « violences » par les victimes, notamment dans le cadre d’une relation de couple. Il est impossible de donner à voir les résultats d’une aussi grande enquête dans une recension. Si deux chiffres ont été repris largement dans les débats publics (une femme sur dix vivant en couple a été l’objet de violences de la part de son conjoint en 1999 et 50 000 viols ont été perpétrés durant la période étudiée en France), les différents chapitres de l’ouvrage permettent de mieux documenter, nuancer et analyser en détail les divers types de vio- Notes de lecture lences et leurs multiples dimensions. Ainsi, après avoir exposé la façon dont l’enquête a été réalisée et les précautions qui ont été prises, les trois espaces sociaux qui ont fait l’objet de la recherche sont présentés. Ensuite, la succession des chapitres donne à voir des éléments concernant les agressions par téléphone et par lettre ; les violences envers les femmes migrantes ; les agressions sexuelles au cours de la vie ; les violences physiques au cours de la vie d’adulte ; les effets sur la santé des femmes ainsi que les démarches et recours des femmes auprès des institutions. En général, on peut dire que les résultats de cette enquête infirment bon nombre de stéréotypes, comme les idées reçues sur les femmes battues ou sur les auteurs d’agressions sexuelles. Ainsi, le chapitre qui traite de ce second thème présente-t-il des tableaux intéressants (p. 216-217) montrant que les agressions sexuelles (attouchements, tentatives de rapports forcés, rapports forcés) sont le plus souvent le fait d’hommes que les femmes connaissent. Des inconnus sont auteurs d’agression dans moins d’un quart des cas. Par ailleurs, la moitié des viols sont le fait d’un conjoint – avec lequel les femmes interrogées ne vivent généralement plus. Plus généralement, les agressions sexuelles sont principalement commises dans le cadre familial ou conjugal. 46 % des tentatives de viol, 40 % des attouchements et Notes de lecture 31 % des viols se déroulent, eux, dans les espaces publics – définis avant tout comme « l’envers du privé et se distingue par son ouverture, en opposition au caractère fermé et clos sur lui-même du foyer » (p. 147) – et sont le fait d’inconnus dans la moitié des cas environ (58 % des attouchements, 49 % des tentatives de viols, 48 % des viols). Pour qui connaît les travaux sur les violences de genre, l’ENVEFF documente une dimension relativement peu étudiée : ce sont les déclarations de violences survenues dans les espaces extérieurs, tels la rue, les grands magasins, les transports en commun, les jardins publics ou les restaurants, qui sont prises en compte. Les types de violences, encore une fois très divers, sont extrêmement nombreux. Il apparaît que près d’une femme sur cinq a subi au moins une forme de violences dans les espaces publics. Celles-ci se déroulent généralement de jour et en présence d’autres personnes. « La moitié des violences répertoriées au cours de l’année sont des insultes, identifiées par les enquêtées comme des véritables injures et non comme certaines impolitesses ou maladresses courantes et tolérées dans les échanges publics. Dans 30 % des cas, les femmes ont subi d’autres formes de pressions, menaces ou agressions physiques ou sexuelles. Enfin, 20 % d’entre elles ont été victimes à la fois des deux formes d’agressions verbales et physiques. » (p. 149). Comme le 221 rappellent à juste titre les auteures, le fait de pouvoir mobiliser le souvenir de ces injures témoigne de leur caractère non anodin – contrairement aux remarques désobligeantes et aux manques de courtoisie courants dans les lieux publics et vite oubliés. « L’asymétrie et la répétition des propos rappellent en permanence aux femmes le caractère inopportun de leur présence dans certains lieux collectifs. » (p. 150). Une femme sur vingt déclare avoir été suivie. Si cela ne constitue pas une violence physique à proprement parler, le fait d’être suivie peut être interprété comme un premier pas vers des violences plus graves d’ordre sexuel et constitue en cela une entrave de taille à leur mobilité. « Plus qu’un espace ultraviolent, c’est l’image d’un espace encore largement inégalitaire et sexiste qui émerge de l’analyse des violences dans les grandes agglomérations. » (p. 163). Par ailleurs, l’ENVEFF met en évidence la forte corrélation entre la vie privée des femmes, plus précisément leur statut matrimonial ou leur mode de vie, et le taux de violences qu’elles peuvent subir hors du domicile, que ce soit dans les espaces publics ou au travail. Ainsi, dans la sphère professionnelle, les « femmes mariées vivant en couple sont les moins touchées par toutes les catégories de violences, alors que les divorcées sont les plus atteintes, sauf en ce qui concerne les injures, les agressions et le harcèlement d’ordre sexuel 222 plus pratiqués à l’encontre des célibataires vivant chez leurs parents, pour qui l’effet ‘jeune âge’ joue également. C’est le fait d’être mariée, et non pas seulement d’être en couple, qui semble protéger des brimades comme des critiques toujours plus fréquentes, ainsi que des mises à l’écart. » (p. 132). Toutefois, les cumuls des violences entre la sphère conjugale et la sphère professionnelle sont patents, les femmes qui font l’objet de violences conjugales subissent un plus fort taux de pressions psychologiques ou de harcèlement. L’analyse des violences qui se déroulent dans les espaces publics va, pour partie, dans le même sens. Les femmes célibataires et celles qui ne vivent pas en couple déclarent un plus fort taux de violences. Les résultats publiés dans cet ouvrage sont extrêmement importants à tous les niveaux, que ce soit en termes d’actions ou de recherches. Ils forment une base de données statistiques sur les violences de genre unique en France, dans un contexte où celles-ci sont encore largement niées – même si les auteures de l’enquête ont une vision plus positive et affirment que la perception sociale et politique du phénomène s’est largement transformée. Il n’empêche que les débats publics récurrents sur la question de la sécurité peinent à prendre en considération cette dimension. En outre, la violence des attaques, sous couvert de scientificité, dont cette enquête Notes de lecture a fait l’objet, et qui portent sur sa légitimité même, ne saurait se comprendre autrement que par le déni profond de la réalité du phénomène des violences envers les femmes. Ces éléments confirment donc encore une fois l’importance de cet ouvrage. Marylène Lieber Doctorante en sociologie Université Versailles-Saint-Quentin en Y. Monique Haicault – L’expérience sociale du quotidien. Corps, espace, temps (2000). Ottawa, Presses de l’université d’Ottawa « Sciences sociales », 222 p. L’apport de Monique Haicault à la sociologie des rapports sociaux de sexe est pluridimensionnel, comme on le sait, et son livre, foisonnant de perspectives tant thématiques que méthodologiques, en témoigne. Cette chercheuse inventive nous présente ici un bilan de son parcours consacré à une sociologie du quotidien renouvelée par le point de vue des différences de sexe. Le livre comporte trois parties. La première est une synthèse des avancées théoriques de l’auteure, en particulier une contribution pertinente sur la place du symbolique dans les rapports sociaux de sexe et sur la construction des systèmes de représentations sexuées. Ces systèmes, qui, selon l’auteure, constituent la « doxa de sexe », jouent, dans le fonctionnement des rapports sociaux de sexe, un rôle primordial de légitimation des Notes de lecture catégorisations et hiérarchisations de sexe. La deuxième partie du livre présente les principales recherches empiriques de Monique Haicault. Les articulations du travail professionnel à domicile avec le travail domestique, l’apprentissage des temps sociaux par les enfants, l’entraide intergénérationnelle et la question de la dette ou encore la mobilité des femmes dans la ville sont autant d’angles d’approche de ce qu’elle intitule « l’expérience sociale du quotidien ». Celle-ci est tout à la fois production, transformation et expérimentation de la société par les hommes et les femmes qui, en agençant et remodelant au jour le jour leurs pratiques individuelles, produisent leurs conditions de vie et réinventent sans cesse les rapports sociaux. Bien qu’individuelles, ces pratiques sont entièrement sociales, autant du fait de leurs multiples déterminations – sexe, origine sociale, positionnement dans les générations – que du fait de leur impact en retour sur la transformation de la société : un jeu de va-et-vient entre des individus qui sont socialisés tout au long de leur vie et les structures sociales permanentes mais en incessante évolution ; un jeu qui, par conséquent, ne peut être saisi par le ou la sociologue que dans la double dimension temporelle des trajectoires et de l’instantané dans lequel les pratiques s’expriment. Comme se plaît à le souligner Marie-Blanche Tahon dans sa 223 préface, Monique Haicault met en œuvre dans ses travaux une « épistémologie cubique ». Corps, espace et temps sont les trois dimensions, les trois « catégories de la pratique » qu’il faut tenir ensemble pour rendre compte de la complexité de l’expérience ordinaire, que ce soit au travail, dans la famille ou dans la ville. À la fois support et produit des pratiques sociales, le corps est un médiateur des rapports sociaux, créant du lien entre l’acteur et son environnement spatial, entre ses rythmes propres et les temporalités sociales dont l’auteure estime qu’elles sont, aujourd’hui, essentiellement contraintes par le temps industriel et la norme afférente de l’usage rentable du temps. Le corps est aussi langage et Monique Haicault ne le démontre jamais aussi bien qu’avec une caméra devant son œil de sociologue, observant l’enchevêtrement des pratiques et des signes d’une adhésion à la « doxa de sexe ». C’est le cas par exemple lorsqu’elle démonte les imbrications des activités professionnelles et domestiques dans le travail à domicile et les transferts de compétences des unes aux autres. C’est aussi le cas dans l’étude des rituels de « la séquence du matin » qui ont fait l’objet d’une autre de ses enquêtes au sein de plusieurs familles. Elle y a mené des entretiens d’enfants et de leurs parents et, surtout, promené sa caméra, la posant par exemple au petit matin sur le lit de l’enfant pour enregistrer les rituels du réveil, les inter- 224 actions mère-enfant et l’incorporation des temporalités chez l’un et l’autre. Le corps devient gestionnaire du temps et de l’espace lorsque la mère indique par son attitude et ses gestes qu’il est temps pour l’enfant d’accélérer son propre rythme ou qu’au contraire, il a le temps parce qu’elle-même a déjà tout prévu comme ce cartable posé dans l’entrée, prêt à être saisi au moment du départ à l’école. Seule la caméra pouvait le voir et restituer la portée sociologique du signe. Tout autant matériel qu’immatériel, l’espace rend compte des pratiques, par exemple dans la division sexuelle du travail que l’on peut observer dans l’étude du travail à domicile. On y voit, par exemple, les hommes se réserver une pièce à part pour leur travail professionnel, tendant ainsi à s’apparenter à des artisans, et les femmes s’installer dans la précarité temporelle et spatiale d’un endroit stratégique pour tout voir, tout entendre, tout gérer de la vie de la maisonnée tout en exécutant les tâches de leur travail professionnel, quitte à tout replier chaque soir pour laisser place à la vie de famille. Le temps, quant à lui, est avant tout une construction sociale qui fonctionne comme le repère normatif d’une vie cadrée par les temporalités de la production. Il s’inscrit dans les corps féminins, se reflétant par exemple dans la fatigue due à une charge mentale alourdie par la nécessité de coordonner Notes de lecture en permanence les activités de chacun des membres de la famille en fonction des contraintes sociales. Cette gestion constitue un savoirfaire et une capacité d’adaptation que le travail industriel ou tertiaire saura au besoin réutiliser. Parmi les recherches empiriques présentées dans cet ouvrage, on retiendra encore une étude originale sur le rôle symbolique occupé par la Vierge Marie dans la vie quotidienne des villages. L’œil de la sociologue a repéré que les statues de cette allégorie de la « Bonne Épouse et Bonne Mère » se trouvent souvent face à l’emblème masculin du petit soldat de la Grande Guerre, ce faceà-face de la Vierge et du Poilu composant à lui seul une iconographie particulièrement représentative de la « doxa de sexe ». Pour finir, le livre fait une présentation des outils méthodologiques de l’auteure parmi lesquels l’image tient, on l’aura compris, une place centrale. Et c’est peutêtre à ce moment que l’on saisit le mieux la dimension « cubique » de la pensée sociologique de Monique Haicault, qu’on pourrait aussi qualifier de vision en trois dimensions, comme on parle du cinéma en « 3D ». Si de la caméra ou de l’appareil photographique peuvent sortir ce que l’auteure nomme des « images-concepts », des images sociologiquement justes, restituant la puissance du signe, du symbole, dans un geste, une attitude corporelle, un usage de l’espace, et concentrant en un Notes de lecture instantané toute la force d’un fait social, c’est que l’auteure a su non seulement filmer mais tourner autour de son objet, le montrer sous toutes ses faces, l’insérer dans son environnement et son tempo, bref lui donner véritablement une épaisseur sociologique. La caméra peut ainsi faire avancer la théorie en proposant une approche des temporalités entrecroisées, en établissant – grâce aussi au travail de montage – des liens entre les variables. Toutefois, ce que la complexité de l’expérience sociale du quotidien gagne en clarification par l’optique multidimensionnelle adoptée par l’auteure, il semble que la définition des rapports sociaux de sexe le perde en cohérence. Toute entière motivée par la déconstruction d’une vision binaire de la société, l’auteure rejette avec force l’idée d’un antagonisme constitutif des rapports sociaux de sexe. Comme les relations entre les sexes sont aussi faites d’alliance et de complémentarité et que, par ailleurs, il existe des différenciations au sein du groupe des femmes, ce que Monique Haicault appelle des « rapports sociaux intra-sexe », la polarité antagonique du rapport social de sexe lui semble devoir être mise en question. Son interprétation vient en partie de ce qu’elle réduit le principe théorique marxiste de l’antagonisme à ce qu’il n’est plus, grâce précisément à la sociologie des rapports sociaux de sexe : à une conception déterministe des rapports sociaux, qui 225 plus est limitée à leurs seules expressions matérielles et, en cela, incapable de rendre compte de leur dimension idéelle. En outre, l’importation dans les rapports sociaux de sexe des rapports internes à un groupe de sexe – qui ne font en réalité qu’exprimer l’inscription des individus simultanément dans différents rapports sociaux – mène à une désagrégation du concept de rapport social de sexe. Celui-ci devient alors une enveloppe théorique un peu fourre-tout, recouvrant tout ce qui compose les relations entre les sexes. Cette définition relâchée des rapports sociaux de sexe (l’auteure préfèrerait parler de « plasticité ») pose autant problème que le remplacement des rapports sociaux de classe par la curieuse notion de « rapports de milieux sociaux ». Mais c’est bien parce que Monique Haicault a inscrit avec force les questions conceptuelles liées à l’analyse des rapports sociaux de sexe dans la construction même de ses objets de recherche que ses lectrices et lecteurs auront envie d’ouvrir avec elle un dialogue théorique. Anne-Marie Devreux Sociologue Cultures et sociétés urbaines IRESCO-CNRS Ute Behning, Pascual Amparo Serrano (eds) – L’approche intégrée du genre dans la stratégie européenne pour l’emploi (2002). Paris, L’Harmattan, 438 p. Cet ouvrage collectif, dirigé par Ute Behning et Pascual Amparo 226 Serrano est la traduction de Gender Mainstreaming in the European Employment Strategy, publié par l’Institut syndical européen (ISE) en 2001. Comme l’annonce l’avantpropos, l’ouvrage rassemble les rapports présentés par des expertes nationales au séminaire organisé par l’ISE, les 18 et 19 mai 2000, à Bruxelles. Les auteurs posent la question centrale de l’évaluation de l’impact des politiques d’égalité des sexes, intégrées depuis 1997 dans la stratégie européenne de l’emploi (SEE). Suite à la résolution du Conseil européen, réuni au Luxembourg en 1997, l’égalité des chances a été introduite comme l’un des quatre piliers structurant des plans nationaux d’action pour l’emploi de 1998. L’objectif déclaré visait à favoriser l’accroissement de l’emploi féminin. Pour ce faire, cependant, il fallait veiller à ce que les femmes soient « employables », ce qui impliquait qu’elles aient accès à l’éducation et à la formation dans de bonnes conditions ; que les services de garde d’enfants soient efficaces ; et que soient mises en place des mesures facilitant le retour à l’emploi. Il était aussi annoncé que l’application des directives et des accords entre partenaires sociaux serait accélérée et ferait l’objet d’un suivi. Cette reconnaissance officielle de la contribution des femmes à l’emploi représentait un nouvel espoir pour que, finalement, les politiques d’égalité soient intégrées dans les politiques de mainstrea- Notes de lecture ming. Les textes réunis dans ce volume retracent, pour chacun des pays étudiés, le chemin parcouru de ces politiques d’égalité. Cet ouvrage est composé de douze chapitres, chacun dédié à autant de pays membres de l’Union européenne. Parmi les auteures, des expertes réputées, chercheuses dont la renommée dépasse leurs propres pays : Lilja Mósesdóttir (Suède), Karen Sjørup (Danemark), Anna-Maija Lehto (Finlande), Joop Schippers (Pays-Bas), Karin Töns et Brigitte Young (Allemagne), Andrea Leitner (Autriche), Claudia Hartmann-Hirsch (Luxembourg), Séverine Lemière et Rachel Silvera (France), Sylvia Walby (RoyaumeUni), Anna Escobedo (Espagne), Marzia Barbera et Tiziana Vettor (Italie), et Maria Zervou (Grèce). Trois pays de l’Union européenne seulement sont exclus de l’analyse « pour des raisons pratiques » (p. 13) – le Portugal, l’Irlande et la Belgique. Les résultats quant à la lutte contre le chômage ont été évalués très différemment selon les pays dans le rapport présenté au sommet d’Helsinki en décembre 1999. L’Irlande vient en tête des meilleurs résultats (objectifs atteints ou sur le point de l´être), suivie du Portugal (engagé dans un processus qui devait donner des résultats en 2002). Dans le groupe de pays dont la situation a été jugée la moins favorable, se trouve, à côté de la Grèce et de l’Italie, la Belgique (avec des retards de mise en œuvre préoccupants). On peut spéculer que les performances de Notes de lecture cette dernière vis-à-vis de la lutte pour l’égalité des sexes sont probablement similaires. Dans chaque chapitre sont abordés, entre autres, les aspects suivants : les principales approches des politiques de promotion de l’égalité des chances en matière d’emploi mises en œuvre au cours des deux dernières décennies et une évaluation de l’impact de ces politiques ; les changements quant à la participation inégale au marché du travail et leur impact sur la répartition des tâches domestiques ; l’application du concept d’approche intégrée du genre (gender mainstreaming) conformément aux différents dispositifs et son impact dans les pays concernés. Par ailleurs, les auteures de chaque étude rendent compte des mesures politiques qui peuvent renforcer les politiques nationales et européennes vers la mise en application de l’approche intégrée du genre. Ute Behning et Pascual Amparo Serrano – avec la collaboration de David Foden – présentent dans l’introduction une comparaison, franchement pauvre, du comportement des quinze pays de l’Union européenne, celle-ci ne s’appuyant que sur quatre paramètres : taux d’activité professionnelle, taux d’emploi, taux de chômage et taux d’emploi à temps partiel. Quoi qu’il s’agisse de contributions à un séminaire, justifiant que l’on ne s’attende pas forcément à une forte articulation entre les différents textes, à mon avis, il aurait été 227 utile d’introduire une analyse comparative signalant les spécificités des pays respectifs. Cette démarche aurait sûrement bénéficié aux contributions individuelles. Finalement, un plus grand soin dans la rédaction des textes euxmêmes et dans les traductions aurait évité quelques phrases incompréhensibles et parfois même incomplètes 1. Il en résulte un effet de résonance de plusieurs voix en parallèle, sans interaction entre elles. Tout le travail d’intégration a été reporté au dernier chapitre, assez informatif, incluant une discussion des principales conclusions des différentes contributions. Dans ce bilan Ute Behning et Pascual Amparo Serrano dévoilent l’intérêt de cet ouvrage : « La mise en œuvre de ce concept [approche intégrée du genre] dans les politiques nationales est loin d’être une réussite. De plus, comme le montrent les rapports nationaux, l’adaptation du concept d’approche intégrée du genre et l’interprétation qui en est donnée dans les différents États membres de l’Union européenne sont fort différentes, allant de l’assimilation à des concepts tels que ‘l’égalité des chances’ et ‘l’égalité’, mais aussi à d’autres comme ceux d’ ‘action positive’, d’ ‘égalité de traitement’, de ‘participation paritaire’, de ‘suivi et évaluation des impacts des politiques en termes de genre’ et de ‘réforme des institutions 1 Par exemple : avant-dernière phrase, p. 12 ; dernière phrase, p. 427 ; avant-dernière phrase du deuxième paragraphe, p. 428. 228 gouvernementales’. […] Qui plus est, la plupart des politiques entrées en vigueur dans les États membres restent dans le droit fil de tendances antérieures déjà affirmées et qui auraient été mises en œuvre de toute manière. Si, dans bien des cas, peu a été fait jusqu’à présent et qu’il reste beaucoup à faire pour que l’approche intégrée du genre devienne réalité, il est intéressant de mettre en exergue et d’évaluer ce que les États membres ont obtenu jusqu’à présent par les efforts déployés pour adapter l’approche intégrée du genre à leurs stratégies nationales pour l’emploi. » (p. 409). Pour synthétiser les résultats, Ute Behning et Pascual Amparo Serrano procèdent à une analyse comparative, décrivant succinctement les différentes formes que prend l’inégalité entre les sexes ; ils révèlent les principaux obstacles à la mise en œuvre de l’approche intégrée du genre (idéologiques et culturels, institutionnels politiques et légaux) et classent « sommairement » les douze pays en fonction des progrès réalisés dans la mise en œuvre du gender mainstreaming, ébauchant une typologie des stratégies suivies en Europe pour sa mise en œuvre : 1. Renforcer les ressources politiques (pays nordiques) ; 2. Mobiliser les structures (Allemagne, PaysBas et Autriche) ; 3. Travailler sur l’exigence méthodologique (France et Luxembourg) ; 4. Aller de l’approche de l’égalité de traitement vers l’égalité des résultats Notes de lecture (discrimination positive) (RoyaumeUni et Espagne) ; 5. Choisir des actions spécifiques et ciblées (Italie et Grèce). L’approche intégrée du genre dans la stratégie européenne pour l’emploi est une excellente contribution à l’approfondissement de la réflexion sur les raisons qui expliquent les inégalités liées au sexe qui persistent malgré tout « l’investissement » dans des politiques d’égalité entre les sexes dans le système d’emploi. Depuis le sommet de Lisbonne en 2000, la préoccupation d’articuler la modernisation du modèle social et la restructuration économique – notamment la libéralisation de secteurs économiques clés comme les transports, les télécommunications, le gaz, l’électricité, les services financiers et services publics en général –, est devenue plus évidente. Dans ce but, un nouvel instrument a été créé – les plans nationaux d’inclusion sociale (PIN) –, pour contrecarrer l’éventuelle aggravation des inégalités indissociables de cette libéralisation. Or, cette dernière met en péril les politiques d’égalité des chances et rend plus urgent le besoin d’assumer une approche intégrée du genre. Un des effets pervers de la SEE résultait de la création d’une autre instance de légitimation des politiques par les gouvernements nationaux, contraints de justifier leurs politiques auprès de forums composés d’experts et d’administrateurs des divers États membres. Notes de lecture Reste à savoir quelle en a été son influence sur les politiques d’égalité. Les recommandations traduisent une focalisation des experts de la Commission sur les politiques de l’offre d’emploi, pourtant nombre d’entre elles interviennent dans des domaines où, dans chaque État membre, il existe une grande variété de positions politiques contradictoires. C’est le cas des inégalités entre les deux sexes concernant quelques pays, soit que ceux-ci ne mobilisent pas les électorats, soit qu’ils ont déjà des taux d’emploi féminin très élevés. Virgínia Ferreira Professeure de sociologie Université de Coimbra – Portugal Multitudes – « Féminismes, queer, multitudes / Devenir-femme du travail et de la politique » (2003). N° 12, printemps, 224 p. Avec ce numéro de Multitudes, pour la première fois en France, les « féminismes queer ont obtenu dans une revue académique une « chambre à soi », pour reprendre le titre introductif d’Antonella Corsani. Les perspectives queer, introduites sous cette appellation par Teresa de Lauretis dans la revue féministe américaine Differences en 1990, désignent un ensemble de théories et de pratiques dénonçant certaines dérives normalisantes des gender et gay and lesbian studies. Ayant investi les cercles académiques et gagné une légitimité rapide Outre-Atlantique au cours des années quatre-vingt-dix, les théories queer sont encore mal 229 connues en France, et sonnent encore bizarres, étranges, menaçantes – autant de significations initiales du terme anglais queer. Attirant les suspicions généralement adressées aux concepts « américains », le queer semble rencontrer des résistances accrues dans les espaces féministes en France, notamment à l’université 2. Réciproquement, les quelques introductrices du queer en France, comme Marie-Hélène Bourcier, se qualifient volontiers de « postféministes », marquant leur distance avec l’héritage du féminisme de la seconde vague. Sur fond d’incompréhensions et de méfiances réciproques, ce numéro de Multitudes offre un échantillon des liens, dialogues, fusions et imbrications des perspectives queer (et) « féministes » en Europe. Le numéro rassemble des contributions diverses, hétéroclites, croisant perspectives théoriques et militantes, portées par les voix de « femmes, lesbiennes, gouines, transgenre » issues de diverses générations, traditions académiques et nationalités. On rechercherait en vain un tableau cohérent, mettant en scène l’unité d’un courant. Il s’agit plutôt d’une « multitude » d’usages queer du féminisme et de féminismes queer. Faute d’en attendre un apaisement des contro2 Comme le suggère le titre d’une journée organisée en 2003 à l’IRESCO par Madeleine Akrich, Danielle Chabaud-Rychter et Delphine Gardey, « Mais qui a peur des gender, queer, cultural studies ? qui fera l’objet d’un numéro des Cahiers du Genre au printemps 2005. 230 verses sur le queer, on peut espérer que ce numéro désamorce les méfiances que l’étrangeté du mot suscitait jusqu’alors. D’abord, des idées fausses sur les théories queer tombent à la lecture. Elles ne consistent pas à faire l’apologie de la libération sexuelle en oubliant les rapports de pouvoir. Elles n’ont ainsi rien en commun avec les positions libérales, bien que masquées par un vernis « libertaire », célébrées notamment par Marcela Iacub (Qu’avez-vous fait de la révolution sexuelle ?, 2003) ou Elisabeth Badinter (Fausse route, 2003). Comme l’écrit Béatriz Preciado, « la multitude » queer n’est en aucun cas une « accumulation d’individus souverains et égaux devant la loi, sexuellement irréductibles, propriétaires de leur corps et revendiquant leurs droits au plaisir inaliénable ». En outre, les perspectives queer présentées dans ce numéro développent une critique stimulante de certains schèmes de pensée issus de la seconde vague du féminisme, et en particulier la rhétorique du « patriarcat » et d’une de ses formulations plus récentes, la « domination masculine ». Plusieurs contributions soulignent que ces paradigmes font de l’oppression des hommes dominants sur les femmes dominées l’axe principal des rapports de pouvoir, et renforcent ainsi la binarité du genre. La différence de sexe, même si elle repose sur des prémisses constructivistes dans les théories radicales Notes de lecture matérialistes, y est, selon MarieHélène Bourcier, « renaturalisée ». La catégorie « femme » tend ainsi à être construite comme le « sujet pur » du féminisme, effaçant les multiples axes de domination qui la traversent (selon la couleur, la sexualité, etc.) et excluant les « transgenre », ceux-(et)-celles qui échappent à la partition binaire (comme les trans, butch, dragkings, etc.) Au total, comme l’écrit Anne Querrien, la production postféministe queer « remet en cause […] ‘la’ femme, sujet du féminisme historique ». Lorsque Judith Butler a émis le même type de critique dans Gender Trouble, en 1990, elle a été l’objet de multiples attaques de la part des porteparole du féminisme américain, qui l’accusaient de saper les bases mêmes de l’action collective en déconstruisant son référent. Au nom de quoi se battre s’il n’y a plus de sujet femme ? Contrairement à une idée répandue, les perspectives queer ne conduisent par à nier les identités et l’action politique. Comme l’écrit Preciado, « queeriser » les féminismes conduit à des « stratégies à la fois hyper-identitaires et postidentitaires ». Héritières de Foucault, les perspectives queer considèrent que le pouvoir est partout, mais aussi que dans toute relation de pouvoir se trouvent des points de résistance. Loin de l’utopie universaliste du renversement de la domination masculine, dont l’horizon est souvent le dépassement des catégories de genre, il s’agit Notes de lecture d’investir – et de subvertir – les différences comme sites de l’action politique. Mais pas n’importe lesquelles : les « politiques de la particularité » consistent à s’approprier, retourner les identités « négatives » et « performer le mauvais élève » (Preciado). Partir toujours de la marge pour défier tout ce qu’il y a de normalisant dans les identités constitu ées, qu’ elle s soien t « hétéro », « blanches », « homo », « bourgeoises », etc. C’est ce que racontent les militantes féministes d’Act Up interviewées dans le numéro, qui conçoivent leur mouvement comme un « laboratoire des devenirs minoritaires ». En parcourant ce numéro, il est frappant qu’outre les critiques épistémologiques et politiques adressées à certaines perspectives féministes, les queer s’inscrivent à de nombreux égards dans l’héritage des mouvements féministes, qu’elles réinterprètent et s’approprient dans un nouvel environnement militant, reconstruisant ainsi d’autres subjectivités féministes. Nombre de contributrices prennent pour point de départ les ruptures épistémologiques et politiques issues de la seconde vague du féminisme, comme la critique des partitions public/privé et savant/militant. Réaffirmant : « Le personnel est politique », elles prônent une « politique particularisée » (Christina Vega), ou encore défendent la « politique à la première personne » (Corsani). La critique de l’opposition hiérarchisée entre 231 général et particulier conduit à un refus des « modalités discursives d’un sujet passant pour universel » (Rosi Braidotti), comme la notion d’« intérêt général » ou encore de « citoyen comme catégorie générale » (Noortje Marres). On ne peut manquer de remarquer une certaine continuité avec les postures des militantes féministes radicales qui, dans les années soixante-dix, contestaient la légitimité de l’« organisation » et de la « délégation » comme modes d’expression politiques. Par ailleurs, plusieurs contributions dans ce numéro reformulent la question du rapport entre théorie et pratique. S’inspirant des théories de la « connaissance située » (standpoint theories) développées notamment par Sandra Harding ou Donna Haraway, les auteures revendiquent des théories féministes « positionnées » (Maria Puig), à l’envers des exigences normatives et universalisantes de « l’épistémologie scientiste », seul moyen selon elles de maintenir un lien entre savoirs et politique. Leurs réflexions témoignent d’une nouvelle étape dans l’institutionnalisation des études féministes en Europe, portée par une « génération d’étudiantes dont le voyage en féminisme [a] commencé par une formation universitaire en Études féministes » (Rutvica Andrijasevic et Sarah Bracke, membres du réseau d’étudiantes féministes « NextGENDERation »). Finalement, au-delà d’une présentation des perspectives queer, 232 la lecture de ce numéro donne à voir la complexité des rapports entre queer et féminisme de la seconde vague, rapport de continuité, de critique et de réappropriation, plus que de concurrence ou de dépassement. On ne peut manquer de remarquer à quel point ces espaces féministes queer, en réagençant des héritages théoriques divers, et en expérimentant de nouvelles pratiques militantes, témoignent d’une imagination politique foisonnante – ranimant la tradition des mouvements radicaux des années soixante-dix. Devant la profusion d’idées et de concepts nouveaux, exprimés dans une langue liée à la tradition philosophique « postmoderne », et devant la tendance accrue à l’abstraction théorique qui caractérisent ce numéro, on est certes tentée de se demander sur quoi ces ruptures si prometteuses vont déboucher en termes de recherche. S’il investit les couloirs feutrés de l’université, le queer ne va-t-il pas perdre son enracinement à la marge, sa vocation à « performer l’abject », et devenir le langage d’une certaine bienséance académique, comme d’aucuns le craignent aux ÉtatsUnis ? Le queer ne menace-t-il pas de « ringardiser » les discours matérialistes, jouant le rôle de nouvelle marge légitime ? En termes politiques, le queer ne risque-t-il pas de servir à la fois un fétichisme de la prolifération identitaire – sans problématiser les rapports de pouvoir et les discours anticommunautaristes – en Notes de lecture travaillant à l’éclatement des identités ? Pour échapper aux procès d’intention qui nourrissent parfois ce genre de prophétie catastrophiste, il faut faire sienne une des intuitions les plus convaincantes des perspectives féministes (et) queer telles qu’elles sont définies ici : penser le champ des études féministes comme un « champ de divergences solidaires », où les multiples points de vue ne prétendent pas dépasser et renverser les autres, mais réaffirmer constamment une vigilance critique à l’égard de toute théorie englobante et normative. Laure Bereni Doctorante en sociologie Laboratoire de sciences sociales – ENS Nathalie Bajos, Michèle Ferrand et l’équipe GINÉ – De la contraception à l’avortement. Sociologie des grossesses non prévues (2002). Paris, INSERM, « Questions en Santé publique », 348 p. Cet ouvrage expose, à plusieurs voix, les résultats d’une enquête qualitative conduite parallèlement à une grande enquête quantitative nationale, aujourd’hui en cours de réalisation et portant sur la contraception et l’avortement. Cette première enquête de l’INSERM a été effectuée par l’équipe GINÉ (Grossesses interrompues, non prévues, évitées) composée de sociologues, démographes, psychosociologues et d’une gynécologue clinicienne. Elle s’est donné pour objet de comprendre les circonstances dans Notes de lecture lesquelles surviennent et sont poursuivies ou interrompues des grossesses imprévues. Dans une société comme la nôtre, où prédomine la norme d’une contraception bien suivie, cette recherche pluridisciplinaire interroge les logiques de la pratique contraceptive, les processus de décision concernant la suite de la grossesse, et aussi les conditions d’accès des femmes au système de soin, en particulier en matière d’interruption volontaire de grossesse. Appuyée sur soixante-treize entretiens au total, menés auprès de femmes d’âge, de niveau d’études, de situation professionnelle et familiale différents, l’étude passe en revue les différentes étapes du processus social et psychologique de décision pour les femmes qui poursuivent leur grossesse et celles qui l’interrompent, puis met un accent particulier sur les jeunes femmes d’une part, et les femmes migrantes ou issues de l’immigration maghrébine d’autre part, en s’interrogeant, dans les deux cas, sur l’existence d’un rapport spécifique à la contraception dans le contexte d’une sexualité particulièrement contrôlée. L’intérêt de la démarche réside dans la déconstruction qui est opérée de « l’évidence de la pratique contraceptive », du non moins évident « désir de maternité », en montrant la complexité des gestions sociales et individuelles des normes en matière de sexualité et de procréation. Ainsi, par exemple, il est rappelé que s’il y a des 233 grossesses accidentelles, il y a aussi des accidents heureux en la matière, qui témoignent de ce que les normes sociales n’enregistrent qu’avec difficulté l’ambivalence possible de la maternité. Du fait de cette complexité psychologique qui rencontre un système de normes sociales mis en œuvre autant par la domination masculine au sein des couples et des familles que par le contrôle social opéré par le corps médical, le processus de décision relative aux suites données à la grossesse s’effectue dans une tension qui, à la lecture de cet ouvrage, apparaît comme emblématique de la vie quotidienne et de la trajectoire des femmes. C’est en effet un des intérêts de cette étude que de faire d’un événement particulier un angle de lecture de la situation sociale faite aux femmes en général et, plus spécifiquement, à la maternité. Cette tension est particulièrement sensible dans l’analyse de l’accès des femmes au système de soins dont une enquête faite par l’INED en 1992 et le rapport Nisand de 1999 soulignent les dysfonctionnements et l’obsolescence, quand il s’agit du dispositif d’offre d’interruption volontaire de grossesse (IVG). Une réflexion sur la notion de « délai dépassé », qui est au cœur de l’encadrement juridique de l’ IVG et de sa réforme en juillet 2001 (l’enquête GINÉ s’est déroulée juste avant), rend bien compte de ce faisceau de facteurs. Sous des allures de calcul temporel simple, le concept 234 de « hors délai » recouvre des subjectivités diverses relatives à ce qui fait qu’il est « trop tard », de la notion de délai légal à la norme d’âge à la maternité, en passant par la représentation du commencement de la vie in utero. L’ouvrage nous permet de suivre pas à pas des femmes se rendant à l’étranger pour subir une IVG hors délai légal : les démarches, le voyage, l’intervention, le retour à la vie « normale », tout indique que cette décision personnelle est hautement et durement encadrée ; tout rappelle que « l’Europe n’est pas un espace de droits similaires pour le droit à l’avortement ». À travers la stigmatisation des grossesses dites précoces, le cas des jeunes femmes enceintes sans l’avoir prévu fait apparaître la stérilité socialement construite des jeunes comme le résultat d’une part d’un nouveau standard, celui de l’âge socialement acceptable pour avoir un enfant et, d’autre part, du caractère normatif de l’information et de la prescription contraceptives. Ces jeunes femmes ont-elles vraiment pris la décision d’interrompre leur grossesse ou sont-elles sous influence des normes familiales en matière de sexualité, de parentalité et de construction du couple conjugal ? Le cas des très jeunes femmes enceintes malgré elles souligne en tout cas aussi que la prévention de la grossesse non désirée s’avère tout simplement impossible dans la plupart des cas, trop fréquents, de rapports sexuels Notes de lecture imposés sous la contrainte de la violence. Après avoir rappelé les spécificités de la culture arabo-musulmane en matière de sexualité et de rapports entre les sexes, l’ouvrage restitue les itinéraires de femmes migrantes en soulignant que la préférence pour la contraception « d’arrêt », une fois atteint le nombre d’enfants voulu (par opposition à la contraception permettant de ne pas être enceinte et ainsi de réguler les naissances et d’en choisir le moment), est la conséquence de la priorité de principe donnée à la procréation sur la sexualité des femmes. Les décisions des femmes migrantes ou d’origine immigrée sont alors encastrées dans un processus de positionnement par rapport au modèle culturel dominant en France, afférant notamment à la norme contraceptive. Certes, cette enquête montre les limites de la pluridisciplinarité au regard de la construction de l’objet qui se fait ici, comme souvent dans ce cas, sur la base du plus grand dénominateur commun, en l’occurrence sur le critère minimaliste de « non-prévision » du fait biologique de la grossesse, et rend difficile un véritable recentrage heuristique, la présentation des résultats oscillant entre des typologies un peu forcées du fait de la taille des micropopulations étudiées et des analyses de segments de trajectoires individuelles trop coupés des histoires de vie pour ne pas laisser le ou la socio- Notes de lecture 235 logue sur sa faim. Il demeure cependant que ce livre représente, à l’heure actuelle, la seule « somme » disponible sur le traitement social de cette situation si commune aux femmes de tous âges, de tous milieux, de toutes cultures. Les auteures ne manquent d’ailleurs pas de rappeler que « l’IVG reste un événement probable dans une trajectoire féminine ». Cette étude multidimensionnelle intéressera en tout cas toutes celles et ceux qui rencontrent dans leur recherche la question de la gestion personnelle et collective de la maternité et du désir d’enfant qui, aujourd’hui encore, échoue souvent sur l’écueil des carences de la politique de santé en matière de contraception et d’avortement. Anne-Marie Devreux Sociologue Cultures et sociétés urbaines IRESCO-CNRS Revue Tiers Monde – « Femmes en domesticité. Les domestiques du Sud, du Nord au Sud » (2002). N° 170, avril-juin, 478 p. Ce passionnant numéro de la Revue Tiers Monde sur les « Femmes en domesticité. Les domestiques du Sud, au Nord et au Sud » a été dirigé par Blandine Destremau et Bruno Lautier. Il s’agit d’un double exploit : introduire tout un dossier sur un sujet concernant prioritairement les femmes dans la vénérable Revue, et rendre visible dans toute sa complexité un champ d’ordinaire négligé par les sciences sociales. Il ne s’agit pourtant pas d’un sujet marginal : comme le soulignent les auteurs, rien qu’au Brésil ce sont presque cinq millions de femmes qui sont « bonnes » et, en Amérique latine, le travail domestique rémunéré emploie environ une femme sur quatre. Alors, pourquoi ce désintérêt des scientifiques ? On constatera d’ailleurs que sur les sept contributions présentées, une seule implique un chercheur de sexe masculin. Les responsables du dossier avancent deux grandes hypothèses. D’abord, il s’agit d’une activité qui se déroule dans la sphère privée, donc doublement occultée – physiquement par les murs des maisons, socialement parce qu’« elle ne produit rien (pour la comptabilité nationale), elle est généralement non déclarée ». Ensuite, cette activité ne constitue pas un enjeu politique majeur : les domestiques sont très peu syndiquées, la presse en parle peu et « les hommes politiques jamais ». On pourrait ajouter – cela a-t-il semblé trop évident aux coordinateurs ? – qu’il s’agit d’une activité très majoritairement réalisée par des femmes, donc peu digne d’intérêt pour beaucoup de scientifiques… Ou encore qu’il s’agit d’un sujet qui fâche, comme le souligne un récent article de Christine Delphy 3 : qui doit réaliser l’indispensable « travail domestique » ? Les femmes ? Les hommes ? L’État ? Beaucoup pré3 « Par où attaquer le ‘partage inégal’ du ‘travail ménager’ ? » Nouvelles questions féministes, 2003, vol. 22, n° 3. 236 fèrent fermer les yeux sur ce qui se développe sous notre nez : les gouvernements de nombreux pays du Nord en plein désengagement de leurs responsabilités sociales sont ravis d’importer des femmes – souvent noires, arabes, asiatiques, indiennes, etc. – pour réaliser les basses besognes que ni les hommes ni les femmes « plus blanc(he)s » ne souhaitent plus réaliser. Non seulement le sexisme, mais le racisme et la domination de classe, apparaissent alors à nu. Assurément, la question du « travail domestique réalisé chez autrui » est une excellente entrée pour articuler des analyses qui croisent les variables de sexe, de « race » et de classe, dans le cadre de l’actuelle mondialisation néolibérale. Saluons donc l’incitation de la Revue à approfondir, enfin, nos réflexions dans ce sens. Comme le signalent Destremau et Lautier, les situations des « bonnes » sont très variées : selon leur origine géographique (migration de la campagne, migration à l’étranger), selon qu’il existe ou non un droit du travail dans le domaine, selon leur rémunération et selon leur lieu de résidence (chez les employeurs ou « chez soi »). Leurs statuts aussi sont divers : bonne à tout faire, femme de ménage, muchacha, petite bonne, employée domestique, servante, fille placée, cousine de la campagne... les expressions sont infinies et recouvrent toutes sortes de situations. Les six contributions, toutes Notes de lecture sociologiques, nous donnent à voir successivement les espoirs de changer de vie des travailleuses domestiques du Nordeste du Brésil (Marie Anderfurhen), les stratégies de mobilité sociale des foyers transnationaux de migrantes en Espagne (Laura Oso Casas), la situation des fillettes à tout faire à Abidjan (Mélanie Jacquemin), l’apparition d’un marché du travail domestique au Yémen sur fond de changement de la société traditionnelle (Blandine Destremau), la migration temporaire des jeunes filles catholiques d’Erayiur en Inde, avant le mariage (Aurélie Varrel), et enfin les Philippines diplômées réduites à la domesticité « de haut vol » à Paris (Liane Mozère). Sur le Brésil, Marie Anderfurhen s’intéresse à l’emploi domestique sous l’angle de la mobilité professionnelle, en tant que passerelle dans les processus migratoires, pour l’arrivée en ville et l’accès à l’emploi – et, au-delà, au rôle du travail domestique dans la configuration des systèmes d’emplois accessibles aux femmes. Elle démontre que les représentations sociales de l’emploi domestique, les relations qui s’établissent entre les domestiques et leurs patronnes, et enfin les limitations concrètes du marché du travail, font échec au projet des domestiques de quitter la domesticité, même si elles changent souvent d’emploi et qu’elles mettent en œuvre de véritables stratégies, complexes et non linéaires, pour construire malgré tout une image Notes de lecture acceptable d’elles-mêmes. On avait déjà remarqué le travail de l’espagnole Laura Oso Casas sur la migration des femmes cheffes de famille 4. Ici, elle se livre à une analyse comparative des stratégies migratoires et de la mobilité sociale de Latino-américaines et de Philippines en Espagne. Oso montre que leurs stratégies de mobilité sociale, contrairement à ce que prédit la vision néoclassique centrée sur la rationalité individuelle, recouvrent en fait souvent des projets familiaux. Et ce sont les maris, les enfants et les autres membres du foyer transnational restés au pays qui bénéficient d’une mobilité sociale ascendante, au prix du « sacrifice » des migrantes qui, elles, ont une mobilité sociale clairement descendante en dépit de tous leurs efforts. Mélanie Jacquemin se penche ensuite sur l’exploitation du travail enfantin des « petites bonnes » en Côte-d’Ivoire. Elle donne à voir un univers très varié et en pleine mutation : les « cousines de la campagne » et autres fillettes traditionnellement recueillies « par charité » pour « les éduquer au travail » cèdent le pas devant les logiques salariales. Au vu de cette complexité, Jacquemin pense qu’exiger l’abolition de cette forme d’exploitation est irréaliste. Elle préconise plutôt de réglementer ce travail et de former ces fillettes afin qu’elles puissent sortir du 4 « L’immigration en Espagne de femmes chefs de famille ». Les Cahiers du CEDREF, 2000, n° 8/9. 237 registre de la fatalité et avoir un autre avenir. S’agissant du Yémen, Blandine Destremau décrit la récente apparition d’un marché du travail domestique, suscitée par la transformation des modes de vie des couches supérieures, l’accroissement des inégalités et l’affluence de migrantes asiatiques et africaines. On voit d’ailleurs comment la présence des expatriés développe le travail domestique, tandis que le Haut commissariat aux réfugiés de l’ONU (pour les femmes chassées d’Afrique de l’Est par la guerre) et l’ambassade d’Inde n’hésitent pas à jouer les entremetteurs. Cependant, malgré la dureté des conditions, Destremau montre que les femmes pauvres, yéménites, asiatiques ou africaines, réduites au travail domestique, font preuve de compétences réelles dans la réalisation de leurs stratégies de mobilité. La cas des filles du village d’Erayiur en Inde, envoyées en ville dans des familles bien pensantes pour y constituer une dot et revenir se marier au village, est présenté par Aurélie Varrel. Ici, ce sont les missionnaires catholiques français qui depuis plus d’un siècle ont organisé cette filière qui fournit en main-d’œuvre docile leurs riches ouailles urbaines. Si cette migration est réservée aux basses castes, elle n’est pas une stratégie de survie à proprement parler. Parents et futurs époux la voient plutôt comme une expérience de « civilisation » dont les 238 jeunes filles reviennent sachant tenir un ménage, plus rondes et… plus claires de peau. Aurélie Varrel montre cependant que malgré des mécanismes de contrôle assez serrés, de plus en plus de ces jeunes filles, aujourd’hui, ne reviennent pas, semblant gagner une nouvelle – et timide – autonomie. Enfin, Liane Mozère présente le cas de Philippines ayant souvent fait des études universitaires qui viennent occuper des emplois, disqualifiés certes, mais plus lucratifs que ce qu’elles pourraient trouver dans leur pays d’origine. Mozère montre comment leurs trajectoires s’inscrivent dans un marché mondial de la domesticité en plein développement. Dans les pays du Nord, se créent des « niches » d’emploi configurées par le genre, tandis qu’un pays comme les Philippines est fortement poussé par les plans d’ajustement structurels du FMI à exporter sa main-d’œuvre. Mozère se demande finalement si ces migrantes, déjà largement autonomes dans leur pays d’origine (malgré la prégnance du familialisme), mettent en œuvre de véritables stratégies d’autonomie, d’empowerment. Malheureusement non, conclutelle, car c’est au prix d’une grande souffrance – et d’appeler de ses vœux le développement « d’espaces mondiaux d’hospitalité » pour que la migration puisse vraiment être choisie et porteuse d’amélioration du sort des femmes. Au vu de ces contributions, très denses, d’autres questions surgis- Notes de lecture sent. Qui s’enrichit sur le dos des « bonnes » ? Assurément, les bénéficiaires sont nombreux. Les hommes et les femmes plus riches et « plus blanc(he)s » qui, dégagé(e)s des obligations domestiques, peuvent mieux vendre leur force de travail (sans compter les loisirs gagnés). Les passeurs et passeuses, flics, voyous et mafiosi, qui leur font traverser les frontières, eux-mêmes rendu(e)s nécessaires par le durcissement sans précédent des lois migratoires. Les gouvernements des pays importateurs, ravis de pousser cette maind’œuvre dans l’illégalité : pas de protection sociale à fournir à ces travailleuses qui pourtant paient des impôts, la paix des ménages « nationaux » à prix cassés, des équipements collectifs économisés, etc. Les gouvernements des pays exportateurs, qui y gagnent un exutoire à leur incapacité à remplacer les emplois qu’ils détruisent à la campagne, et dont une partie croissante des administré(e)s ne survit que grâce à l’argent envoyé par les migrantes. Même les banques en redemandent : non seulement pour nettoyer leurs locaux nuitamment, mais aussi parce que le transfert des salaires de Madrid à Quito ou de Paris à Manille rapporte souvent 10 % des sommes, maigres pour chaque travailleuse mais colossales une fois additionnées à l’échelle internationale. En tout cas, comme le soulignent Destremau et Lautier, le travail des domestiques est loin de Notes de lecture ressortir de « l’esclavage moderne ». Il n’est pas la survivance d’un mode de production archaïque, mais au contraire un élément tout à fait fonctionnel, intégré et même en plein développement, du capitalisme, aujourd’hui néolibéral et global. Ou, pour le dire autrement, du patriarcat raciste. On attend donc avec d’autant plus d’impatience d’autres travaux sur cette question ! Jules Falquet Sociologue Université Paris 7 – Denis Diderot Pascale Molinier – L’énigme de la femme active : égoïsme, sexe et compassion (2003). Paris, Payot, 275 p. J’ai fait preuve d’égoïsme : je me suis enfermé, j’ai lu le livre de Pascale Molinier et je vous conseille d’en faire autant si vous ne l’avez pas encore fait. J’ai éprouvé un grand plaisir à cette lecture, car l’auteure nous amène à (re)penser la division sexuelle du travail en utilisant un vaste arsenal culturel dans son analyse : de la littérature au cinéma, en passant par la psychologie du travail et la sociologie. Le résultat est un livre brillant qui nous propose une nouvelle façon d’analyser le travail et la division sexuelle du travail en utilisant la psychodynamique du travail, les théories féministes et en incorporant les dimensions émotionnelle et sexuelle du travail. Incontestablement, cet ouvrage fait avancer à la fois les théories féministes et la psychodynamique du travail en incorporant : les im- 239 plications psychopathologiques de la représentation sociale de la virilité et de la féminité ; les dimensions associées à la conciliation du travail rémunéré et du travail domestique ; et la dimension sexuée du travail. D’ailleurs, ces trois points ont été soulevés par Hirata et Kergoat 5 comme des défis théoriques à être relevés par la psychodynamique du travail. Aujourd’hui, grâce à l’œuvre de Pascale Molinier, on peut considérer ces défis surmontés. Ce qui est particulièrement intéressant est que l’auteure rompt avec une conception statique et dichotomique du travail masculin et féminin. Pascale Molinier théorise les rapports sociaux de sexe d’une manière dynamique. Elle considère les différents rapports sociaux (de classe, de race et d’ethnie, d’âge) et en même temps, elle rompt avec une conception hétérosexuelle du travail. L’auteure s’intéresse « au processus de construction et de transformation du masculin et du féminin » et, dans cette dynamique, elle nous démontre que « le noyau dur du système social de sexe n’est pas la sexualité, mais le travail ». Le travail a le pouvoir de nous modifier. C’est le travail qui crée le genre. Dans cette démonstration de la création du genre par le travail, 5 Hirata Helena, Kergoat Danièle (1988). « Rapports sociaux de sexe et psychopathologie du travail ». In Dejours Christophe (ed). Plaisir et souffrance dans le travail. Tome II. Paris, AOCIP. 240 l’auteure nous fournit maints exemples à propos des infirmières, des chirurgiennes, des ingénieures, etc., pour nous démontrer « la suprématie du masculin non seulement en termes de qualification, de salaire, de progression de carrière, mais surtout en termes de pouvoir d’action ». Les analyses faites par Pascale Molinier prennent toujours en considération les hommes et les femmes, non comme deux groupes naturels, binaires, homogènes et immuables, mais insérés dans des rapports sociaux dynamiques ancrés dans un contexte sociohistorique. Dans la deuxième partie du livre, elle nous amène vers l’univers des activités féminines, surtout celles qui sont socialement orientées vers le souci d’autrui. C’est une dimension centrale dans les différents métiers traditionnellement féminins. Lorsqu’il est réussi, ce souci d’autrui reste invisible et ne laisse pas de traces. Il implique souvent, pour être efficace, l’anticipation des besoins et des demandes d’autrui. Dans cette partie du livre, non seulement la dimension émotionnelle (charge émotionnelle et travail émotionnel) est présente, mais aussi la dimension sexuelle où le corps ou une partie du corps de la travailleuse est instrumentalisé dans la production d’un service. L’aspect sexuel est présent puisque les travailleuses, pour avoir accès à l’emploi et s’y maintenir, doivent être des actrices sexualisées, afficher une certaine apparence (elles Notes de lecture ne peuvent pas sembler fatiguées, ni porter des bijoux, le maquillage doit être discret) et, dans plusieurs cas, avoir un contact physique même avec le corps des patients ou des clients. L’utilisation du corps au travail a toujours été analysée du point de vue du corps fatigué, les analyses étant centrées sur la dimension physique du travail, qui brise le corps. Molinier rompt avec cette tradition et nous montre comment le travail, à travers l’imposition de maintes disciplines, normalise le corps : qu’on pense à la discipline des uniformes, aux règles du maquillage, aux codes vestimentaires, aux critères de sélection du personnel. Le travail exercé dans le cadre de ces normes façonne les corps, mais surtout les corps féminins. Dans la troisième partie, l’auteure nous montre comment, dans le travail au masculin, la virilité est utilisée dans la construction de l’inexpressivité émotionnelle des hommes : « Ce qui est jugé honteux, indigne d’un homme, c’est d’être incapable de maîtriser le courant tendre de ses émotions, c’est de fuir, de s’effondrer devant une situation difficile. » Finalement, la quatrième partie développe une critique de la féminité et nous amène à la constatation que « grâce à la division sexuelle du travail, les hommes sont mieux protégés que les femmes d’avoir à éprouver la souffrance d’autrui ». Ainsi, d’une part, les hommes sont plus à l’abri de la Notes de lecture fatigue de la compassion, cependant, d’autre part, ce déficit d’élaboration psychique les fragilise davantage, surtout « lorsque la vie se dérobe sous leurs pieds ». Cet éloignement de la compassion permet aussi à certains hommes d’accéder à une position égoïste, c’est-à-dire à la possibilité de subordonner les intérêts d’autrui, tout en privilégiant les intérêts du moi. Selon Molinier, « L’égoïsme, c’est souvent ce qui manque aux femmes pour affirmer leur autonomie créatrice. » Pour conclure, il faut comprendre qu’il est impossible de rendre justice à ce livre dans l’espace consacré à un compte rendu. Bref, c’est un livre irremplaçable sur les deux expériences fondamentales de l’accomplissement de soi : le travail et l’amour qui, dans ce livre, font l’objet d’une seule et même problématique. Un livre passionnant à lire avec les yeux du cœur. Angelo Soares Sociologue, professeur en gestion Université du Québec à Montréal Michèle Riot-Sarcey, Thomas Bouchet, A n t o i n e P i c o n – Dictionnaire des utopies (2002). Paris, Larousse, 284 p. Cherchant à rompre avec une vision anhistorique – on pourrait dire traditionnelle – des utopies, cet ouvrage collectif, très documenté et fourmillant d’indications précieuses, cherche au contraire à situer les diverses utopies par rapport à « l’instance du présent historique d’où émergent ces dif- 241 férentes constructions projectives ». Refusant de les limiter aux hérésies et subversions de toute nature comme aux formes totalitaires qui ont pu en émerger, les auteurs de cet ouvrage, en considérant les utopies comme appartenant au présent, en illustrent la « survivance d’un passé inaccompli, sorte de réminiscence d’un besoin inassouvi » face à un « présent conflictuel ». Il est impossible de prétendre rendre compte ici de cet ouvrage foisonnant et surtout proliférant, permettant d’effectuer une multitude de recoupements inattendus et de rencontres fulgurantes au détour des pages que l’on feuillette dans la continuité ou le désordre. Faire dialoguer les auteurs, les événements et les périodes historiques est l’une des belles réussites de ce livre qui ouvre sur un labyrinthe que les auteurs dessinent pour nous, pleins et déliés d’une cartographie d’univers ouverts, fruit d’hybridations et de cheminements souterrains. Le plaisir est là de sauter d’une question à une autre, d’y accrocher une figure, un groupe, de les suivre dans le déroulé d’aventures toujours potentielles, de rebrousser chemin et de découvrir d’autres passages du rhizome. Des rencontres. Notre lecture a ainsi été vagabonde, revisitant avec émerveillement les ressources cachées que le travail des auteurs a mis au jour sur des thématiques que l’on croyait connues. C’est le fil que nous tirerons dans la lecture nécessairement partielle et partiale 242 que nous proposons ici. L’entrée par les féminismes va conduire notre pérégrination et nous permettre de rendre compte de la pertinence des entreprises utopiques, problématiques et actuelles. Par la diversité de leurs cheminements les féminismes anglais, américains et français évoqués dans ce dictionnaire permettent de saisir les modulations et les singularités d’une idée apparemment générale mais qui se décline de manière à la fois historique et singulière. Si c’est au cours de la Révolution anglaise que vont s’énoncer de nouveaux types de relations entre hommes et femmes à la faveur de la place laissée aux femmes dans les congrégations des Diggers ou des Levellers, c’est bien parce qu’en réaction à l’Église établie, ces mouvements développent, selon Christopher Hill, « une sorte de communisme » (1972) où la critique de l’autorité se double de la mise en place de communautés volontaires. Dans ces groupes où se pratique le « consentement conscient », le mariage se mue « en simple déclaration d’intention » et des « pratiques démocratiques de prise de parole [comme] la liberté de prêcher pour tous et pour toutes » sont adoptées (91). Le double ancrage dans l’idée d’un « Commonwealth », où l’égalité de tous/toutes doit être respectée et dans la liberté individuelle et religieuse de tout être humain, constitue le fondement spécifique d’une société dissidente quant aux rapports de genre. C’est un monde Notes de lecture « la tête en bas » (Hill, 1972, The World Turned Upside Down). L’utopie démocratique est ici étayée sur une égalité entre les hommes et les femmes, à l’exact opposé de la position adoptée un siècle et demi plus tard par les révolutionnaires français qui placent la sphère politique publique sous l’autorité de l’universel préfiguré par les hommes (Thomas Laqueur, 1990, The Making of Sex, 1992, La fabrique du sexe ; Geneviève Fraisse, 1995, Muse de la raison). « Désordre, passion, hystérie », pour reprendre les termes de Geneviève Fraisse, « La Révolution française inaugure un long processus de mise à l’écart des femmes de l’histoire » (RiotSarcey). De la même façon, les féministes américaines ne purent obtenir de droits politiques à la Déclaration d’indépendance en 1776, mais ce qui distingue sans aucun doute leur position de celle de leurs homologues françaises fut l’édification d’expériences utopiques qui regroupèrent des femmes, comme dans l’exemple du Women’s Commonwealth implanté au Texas en 1866 par des religieuses piétistes qui voulaient accueillir une société essentiellement composée de femmes. Plus tard, d’autres imaginèrent, à l’instar des expériences fouriéristes, des communautés plus égalitaires comme le relate Mary Howland qui publie en 1874 un roman, Papa’s Own Girl, inspiré par son passage au Familistère de Guise. Mais de manière plus étonnante, Notes de lecture des femmes explorent de nouveaux modes de vie avec des « maisons sans cuisine » en même temps qu’émerge l’idéal de l’Amazone que relaiera, au cours des années 1960, une littérature de science fiction qui voulut « penser à travers le genre ». Ce rapide survol permet de définir l’entreprise de ce dictionnaire comme un travail de déconstruction des visions massifiantes qui écrasent les différences et les singularités des diverses expériences, pensées et pratiques. Un tel parti permet, au contraire, de rendre visibles les strates occultées de l’histoire des utopies et d’en permettre une lecture transversale, en mineure, aux marges où s’hybrident et convergent des idées et des tentatives a priori éloignées. En ce sens, cette démarche est fructueuse et enrichissante car, dépassant le catalogue linéaire, elle favorise les voies de traverse et les rencontres auxquelles nous n’étions pas préparés. Liane Mozère Professeure de sociologie Université de Metz, Laboratoire ERASE Philippe Artières, Jean-François Laé – Lettres perdues. Écriture, amour et solitude (XIXe – XXe siècles) (2003). Paris, Hachette « Littératures », 268 p. Sous le beau titre Lettres perdues. Écriture, amour et solitude (XIXe – XXe siècles), Philippe Artières et Jean-François Laé traquent des « pratiques clandes- 243 tines » d’écritures on pourrait aussi dire ordinaires et en quelque sorte gardées par devers soi ou en tous cas dans un entre-soi qui ne cherche pas à s’exposer. Traces imperceptibles, ces fragments de vie ainsi restaurés d’une certaine manière hors-sol donnent à voir des éclats d’existence, tantôt fulgurants, tantôt banals, mais auxquels on reste appendu, comme dans un souffle. Le souffle même de la vie qui les a traversés impétueusement, insidieusement ou à bas bruit. Leur statut improbable accentue encore la perception de l’intermittence que l’on en retire à travers les mots, les expressions et les fautes d’orthographe qui en émaillent la lecture. Intermittence peut-être exagérée dans la mesure où l’on n’en saisit aucune des extrémités, si ce n’est par l’entremise de souffrances évoquées, d’enfermements subis ou de passions inabouties. La curiosité que ces écrits, dispersés au gré des déménagements, des cataclysmes personnels, du recueil du collectionneur ou des enregistrements sociaux quelconques, éveillent estt-elle pour autant nécessairement un voyeurisme coupable ou morbide ? Autrement dit, notre irruption dans ces univers intimes et minuscules, qu’évoque de manière si subtile Pierre Michon, force-telle un passage ouvrant à une vérité supposée sur les scripteurs ? Les auteurs ne le prétendent nullement, ils se contentent de donner à entendre, comme à voir des bribes d’existence, non situées, 244 que le roulement du monde ignore et balaie. En ce sens, ces supports incertains et labiles que sont les livres de bibliothèque pour les prisonnières rédigeant des « biftons, dont nous ne connaissons en définitive que ceux qui ayant été confisqués ne seront jamais parvenus à leur destinataire, les lettres et le récit enfiévré de Léandre » incitent les auteurs à tenter une « analyse du ‘très quotidien’ » dont les ressorts nous fascinent mais en même temps nous laissent perplexe. Peut-on véritablement considérer ces écritures fragmentaires comme des archives du quotidien, peut-on les prélever ainsi sans précaution du terreau dont elles sont extraites un moment et pour toujours ? Autrement dit, peut-on en saisir l’intelligence hors de tout contexte ? L’affaire est délicate et nous ne trancherons pas pour laisser aux auteurs le bénéfice de leur singulière entreprise qui permet d’entrevoir de petites tragédies, des aventures et des lignes de fuite qui nous affectent. En ce sens leur livre est une réussite. Liane Mozère Professeure de sociologie Université de Metz, Laboratoire ERASE Régine Bercot – La maladie d’Alzheimer : le vécu du conjoint (2003). Ramonville Saint-Agne, Erès, 136 p. À partir de longs entretiens avec trois personnes dont le conjoint est atteint de la maladie d’Alhzeimer, la sociologue Régine Bercot traite du lien conjugal, de sa puissance Notes de lecture et de sa reconfiguration lors de cette épreuve. Elle aborde aussi, à travers les témoignages de ces interlocuteurs, la solitude des uns et des autres et la défaillance de l’État quant à la prise en charge de la maladie. Son récit compte trois moments, structurant les grandes phases de cette maladie et l’organisation de la vie quotidienne du couple : la mise au jour de la maladie, la période du soin à domicile, le placement en maison de santé. Les conjoints, une femme, Manuelle, et deux hommes, Marc et Guy, ont vu peu à peu, avec des processus un peu différents pour l’une et les autres, la personne avec qui ils avaient « fait famille » se perdre dans le temps et la reconnaissance de soi. Manuelle et Guy pensent d’abord qu’il ne s’agit que de signes habituels de vieillesse : qui n’est jamais sorti d’une pièce sans s’être demandé ce qu’il était venu y faire ? Ils pensent aussi que ce peut être d’autres manifestations de la maladie de Parkinson, déjà détectée chez leur conjoint. Marc, quant à lui, avait vu depuis plus longtemps sa femme dépressive et malade et se sentait responsable, coupable de son état. Pour les premiers, l’annonce du mot Alzheimer a été difficile parce que la définition de la maladie n’a pas changé leurs sentiments d’impuissance vis-à-vis de leurs conjoint(e)s malades ; pour Marc, cela lui a permis de ne plus s’attribuer à lui-même la cause de la maladie et de surmonter un Notes de lecture sentiment de culpabilité. Car tant que la maladie d’Alzheimer n’est pas pleinement identifiée « le conjoint se sent ‘mélangé’ à la maladie, comme pris dedans, ne sachant dans cette maladie ce qui vient de soi ou de l’autre ». Cependant il faut d’abord détecter la maladie : le conjoint ne veut pas voir ; mais le malade ne veut pas non plus montrer ses défaillances : « En début de maladie […] il notait beaucoup, cela me semble être le signe qu’il cherchait à faire face et à masquer ses pertes de mémoire et de repères », remarque Manuelle 6. Le médecin habituel n’ose pas non plus se prononcer. Alors les enfants peuvent signaler que l’attitude de leur père ou de leur mère est inquiétante et le médecin envoyer consulter un spécialiste. La maladie est nommée, il faut faire avec elle et y faire face. D’abord par toute une période de soins à domicile. Régine Bercot, si elle laisse la parole à ses interlocuteurs, a construit son livre, organisé la présentation de ses entretiens ; c’est bien alors la sociologue qui apparaît en filigrane de cette construction. Dans toute la partie concernant les soins à domicile, elle traque la réorganisation de l’ensemble du mode de vie dans son rythme ou ses relations aux autres et montre l’importance incontestable de ce 6 Voir aussi le livre Small World de Martin Sutter (Paris, Christian Bourgois, 1998) qui nous raconte toutes les pirouettes que son héros accomplit pour cacher ses pertes de repères 245 conjoint qui se trouve « au centre de la communication et de la gestion des différents intervenants ». Il faut d’abord que le conjoint accepte « son » malade, ses déambulations la nuit, son agressivité ou sa passivité. « Le malade est confronté à ses incapacités et au fait qu’il ne peut plus tenir les rôles qu’il avait négociés dans la société et dans le couple. » Le conjoint va devoir alors affronter la difficulté de changer aussi de fonction et devenir maternant tout en gardant le même statut de conjoint. L’énonciation de la maladie, les mots pour le dire, avaient déjà été des points essentiels dans la reconstruction de la fonction, puis de l’identité du conjoint qui va passer d’une position d’allié(e) à celui de soignant(e) ; lors des soins à domicile, il faut continuer à exercer une double fonction troublante pour le statut. Et l’on s’aperçoit ou plutôt devine que cette complexification des relations de couple s’effectue dans le moule de leur mise en place quelque trente ans plus tôt : Manuelle reste soumise à Mathieu, Guy protecteur de Fossette et Marc envahissant pour Sarah. Le conjoint court encore le risque soit d’être happé par la maladie de l’autre, comme Guy qui s’identifie souvent à son épouse, soit de tomber malade lui-même comme Manuelle ou Marc qui, tous les deux, ont eu des ennuis importants de santé. Car la tâche est lourde, très lourde, trop lourde. Il faut s’installer dans une routine 246 de la maladie, et les relations sociales sont constamment « déstabilisées et déstabilisatrices ». Les amis, impressionnés par la maladie d’Alzheimer et les soucis du conjoint valide, peuvent s’éloigner ; d’autres peuvent cependant devenir plus proches. Les enfants sont, semble-t-il, jugés encore plus démunis par le parent lucide, qui cherche alors à les protéger. Il s’agit d’une affaire de couple plus que d’une affaire de famille, tout au moins dans la perspective de ce livre. Il faut aussi réorganiser la vie quotidienne et organiser le soin et l’aide à domicile. « Pour cela, il [le conjoint] devra concilier à la fois les besoins du malade, les siens mais aussi les ressources dont il dispose. Il est très démuni. Il ne connaît pas les aides existantes [de toutes façons bien limitées]. Il ne sait comment s’y prendre. Tout cela concourt à son inquiétude ; il a besoin de soutien sur le plan psychologique et matériel. » Or, il y a bien peu de personnes ressources : ce n’est pas le problème des médecins, qui ne sont que des experts de la maladie ; l’administration sanitaire s’englue dans ses règlements. Marc décrit une « anecdote » révoltante de ses difficultés de conjoint, lorsqu’il devait aller à l’hôpital chercher un médicament : « Par deux fois, le directeur administratif nous a interdit de rentrer dans l’enceinte de l’hôpital. Sous le prétexte que des gens du quartier venaient abusivement pour y Notes de lecture garer leur voiture. Je devais donc laisser mon véhicule à l’entrée et transporter mon épouse comme je pouvais sur des distances qui sont assez importantes. Et par deux fois, quand je suis sorti, je n’ai pas retrouvé mon véhicule parce que les flics l’avaient mis à la fourrière. » Toutes ces difficultés matérielles, grandes ou petites, se cumulent et s’ajoutent aux difficultés financières des soins à domicile et ouvrent le chemin, dans l’esprit du conjoint, à la nécessité (si les moyens financiers le permettent encore !) de trouver un accueil en institution. Chemin douloureux à parcourir : « Le conjoint se sent coupable de rechercher l’appui des institutions car cette recherche peut être interprétée comme un désengagement, une volonté d’être soi-même soulagé. Vaincre, apprivoiser cette culpabilité, accepter l’idée que le bienêtre du malade suppose aussi le bien-être du conjoint, constitue un long chemin. » Une autre vie de couple va alors s’organiser, lorsque le malade sera en institution. On assiste de nouveau à une réorganisation des rôles de chacun, où le conjoint peut retrouver une fonction correspondante à son statut même de conjoint. La prise en charge du malade par des personnes étrangères à la famille va permettre à cette dernière de se retrouver et de renouveler une proximité affective : les nouvelles des uns et des autres circulent par le biais du malade ou de son lieu et de ses objets, Notes de lecture comme le cahier de la chambre de Sarah où tous les visiteurs écrivent leurs impressions et lisent celles des autres. Le malade devient un médiateur. Il faut aussi se préparer au départ du malade, à la mort de quelqu’un avec qui vous ne communiquez plus de la même manière mais auprès de qui vous aimez toujours être ; il faut « de nouveau penser à un autre passage ». Régine Bercot conclut que le rapport à la maladie de l’autre est une expérience qui se joue sur le registre de l’action, les soins à donner, les aides à trouver, le r yth me de vie qu i touche à l’intime du couple et à l’identité de chacun se module nécessairement. Il faut sortir de l’envoûtement de cette maladie, renoncer à une certaine fusion avec l’autre pour exister de nouveau. S’agiraitil alors de l’envoûtement que provoque un imaginaire dénué de 247 symbolique ? Un monde à soi sans entrée pour l’autre ? Ces entretiens traitent du lien social. D’abord de la condition même du lien : la communication, la parole et ce fameux nœud entre imaginaire et symbolique. Puis des différentes facettes du lien : facette de sociabilité primaire avec le lien conjugal, de sociabilité avec les liens amicaux ; enfin d’organisation sociale avec les services d’aide à domicile et les institutions d’accueil. Régine Bercot démontre, dans ce livre émouvant, que si l’on veut que les premières puissent continuer à exister, il faut le relais des secondes. Une leçon à retenir pour les responsables des politiques publiques… Anne Cadoret Sociologue GRASS-IRESCO-CNRS