Notes de lecture - Cahiers du Genre

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Notes de lecture - Cahiers du Genre
Cahiers du Genre, n° 36/2004
Notes de lecture
Maryse Jaspard et al. – Les
violences envers les femmes. Une
enquête nationale
(2003). Paris, La Documentation française
« Droits des femmes », 370 p.
Cet ouvrage présente les résultats de la première enquête statistique française jamais réalisée sur
les violences envers les femmes.
Basée sur un échantillon représentatif de 6 970 femmes âgées
de 20 à 59 ans, elle permet de
compter et mesurer pour l’ensemble
de la population féminine les divers
types de violences interpersonnelles,
qu’elles soient verbales, psychologiques, physiques ou sexuelles,
dans trois types d’espaces sociaux,
les espaces privé, public et professionnel. En ce sens, l’Enquête
nationale sur les violences envers
les femmes en France (ENVEFF)
se différencie des autres études effectuées sur ce thème à l’étranger,
puisque pour la plupart elles se
concentrent sur la sphère privée
(voir les tableaux récapitulatifs
p. 321-325).
« Briser le silence » : tel était
le slogan de la campagne nationale contre les violences envers
les femmes lancée par le gouvernement en 2001, tel est surtout un
des résultats marquants de cette
enquête. En conclusion les auteures
affirment en effet qu’« un des
grands enseignements de l’enquête
ENVEFF a été de mettre en évidence l’ampleur du silence et de
l’occultation des violences par les
femmes qui les subissent » (p. 301).
Si on peut expliquer la méconnaissance statistique du phénomène
des violences envers les femmes
par le silence des victimes – peu
d’entre elles ont porté plainte –, il
n’est pourtant pas le seul en cause.
L’enquête permet également de
combler en partie le chiffre noir
des violences envers les femmes,
c’est-à-dire les violences que les
statistiques traditionnelles de la
gendarmerie ou de la police ne
sont pas à même de recenser parce
qu’elles utilisent, entre autres, des
catégories non adéquates. Les statistiques du ministère de l’Intérieur
ne comprennent pas la catégorie
des violences conjugales par exemple et le sexe des victimes n’est
jamais indiqué. Les autres enquêtes
de victimation – c’est-à-dire des
enquêtes qui demandent aux personnes interrogées si elles ont été
l’objet de telle ou telle sorte de
délit ou crime durant une période
donnée – ne sont pas plus à
même de combler ce chiffre noir,
puisqu’elles ne se concentrent pas
sur ces types de violences et décomptent plus largement les
atteintes aux biens. Ainsi, cette
enquête permet-elle de mettre en
lumière des délits et des crimes
220
fort répandus mais jamais chiffrés
ou seulement de façon partielle
par les associations qui travaillent
sur le terrain, par ailleurs demandeuses de statistiques.
L’enquête a pour but de documenter les diverses dimensions que
recouvre la notion de violences
envers les femmes. Partant du principe que ces violences forment un
continuum, les enquêteurs ont élaboré « une liste non exhaustive et
non hiérarchisée de faits, gestes,
actes, situations ou paroles susceptibles de porter atteinte à l’intégrité physique et morale de l’autre,
et donc de constituer des actes de
violence » (p. 25). Ce faisant,
l’enquête ENVEFF permet non
seulement de mieux saisir les manifestations multiples des formes
de violences mais aussi d’éviter
un des écueils traditionnels de ce
genre d’investigations – à savoir
que certains types d’agression ne
sont pas considérés comme des
« violences » par les victimes, notamment dans le cadre d’une relation de couple.
Il est impossible de donner à
voir les résultats d’une aussi grande
enquête dans une recension. Si
deux chiffres ont été repris largement dans les débats publics
(une femme sur dix vivant en
couple a été l’objet de violences
de la part de son conjoint en 1999
et 50 000 viols ont été perpétrés
durant la période étudiée en
France), les différents chapitres
de l’ouvrage permettent de mieux
documenter, nuancer et analyser
en détail les divers types de vio-
Notes de lecture
lences et leurs multiples dimensions. Ainsi, après avoir exposé
la façon dont l’enquête a été réalisée et les précautions qui ont été
prises, les trois espaces sociaux
qui ont fait l’objet de la recherche
sont présentés. Ensuite, la succession des chapitres donne à voir
des éléments concernant les agressions par téléphone et par lettre ;
les violences envers les femmes
migrantes ; les agressions sexuelles
au cours de la vie ; les violences
physiques au cours de la vie
d’adulte ; les effets sur la santé des
femmes ainsi que les démarches
et recours des femmes auprès des
institutions.
En général, on peut dire que
les résultats de cette enquête infirment bon nombre de stéréotypes, comme les idées reçues sur
les femmes battues ou sur les
auteurs d’agressions sexuelles.
Ainsi, le chapitre qui traite de ce
second thème présente-t-il des
tableaux intéressants (p. 216-217)
montrant que les agressions
sexuelles (attouchements, tentatives de rapports forcés, rapports
forcés) sont le plus souvent le fait
d’hommes que les femmes connaissent. Des inconnus sont auteurs
d’agression dans moins d’un quart
des cas. Par ailleurs, la moitié des
viols sont le fait d’un conjoint –
avec lequel les femmes interrogées ne vivent généralement plus.
Plus généralement, les agressions
sexuelles sont principalement commises dans le cadre familial ou
conjugal. 46 % des tentatives de
viol, 40 % des attouchements et
Notes de lecture
31 % des viols se déroulent, eux,
dans les espaces publics – définis
avant tout comme « l’envers du
privé et se distingue par son ouverture, en opposition au caractère fermé et clos sur lui-même du
foyer » (p. 147) – et sont le fait
d’inconnus dans la moitié des cas
environ (58 % des attouchements,
49 % des tentatives de viols, 48 %
des viols).
Pour qui connaît les travaux sur
les violences de genre, l’ENVEFF
documente une dimension relativement peu étudiée : ce sont les
déclarations de violences survenues
dans les espaces extérieurs, tels la
rue, les grands magasins, les transports en commun, les jardins publics ou les restaurants, qui sont
prises en compte. Les types de violences, encore une fois très divers,
sont extrêmement nombreux. Il
apparaît que près d’une femme sur
cinq a subi au moins une forme
de violences dans les espaces publics. Celles-ci se déroulent généralement de jour et en présence
d’autres personnes. « La moitié des
violences répertoriées au cours
de l’année sont des insultes, identifiées par les enquêtées comme des
véritables injures et non comme
certaines impolitesses ou maladresses courantes et tolérées dans
les échanges publics. Dans 30 %
des cas, les femmes ont subi
d’autres formes de pressions, menaces ou agressions physiques ou
sexuelles. Enfin, 20 % d’entre elles
ont été victimes à la fois des deux
formes d’agressions verbales et
physiques. » (p. 149). Comme le
221
rappellent à juste titre les auteures,
le fait de pouvoir mobiliser le souvenir de ces injures témoigne de
leur caractère non anodin – contrairement aux remarques désobligeantes et aux manques de courtoisie courants dans les lieux publics et vite oubliés. « L’asymétrie et la répétition des propos rappellent en permanence aux femmes
le caractère inopportun de leur
présence dans certains lieux
collectifs. » (p. 150). Une femme
sur vingt déclare avoir été suivie.
Si cela ne constitue pas une violence physique à proprement parler, le fait d’être suivie peut être
interprété comme un premier pas
vers des violences plus graves
d’ordre sexuel et constitue en cela
une entrave de taille à leur mobilité. « Plus qu’un espace ultraviolent, c’est l’image d’un espace
encore largement inégalitaire et
sexiste qui émerge de l’analyse
des violences dans les grandes
agglomérations. » (p. 163).
Par ailleurs, l’ENVEFF met en
évidence la forte corrélation entre
la vie privée des femmes, plus précisément leur statut matrimonial
ou leur mode de vie, et le taux de
violences qu’elles peuvent subir
hors du domicile, que ce soit dans
les espaces publics ou au travail.
Ainsi, dans la sphère professionnelle, les « femmes mariées vivant
en couple sont les moins touchées
par toutes les catégories de violences, alors que les divorcées sont
les plus atteintes, sauf en ce qui
concerne les injures, les agressions
et le harcèlement d’ordre sexuel
222
plus pratiqués à l’encontre des
célibataires vivant chez leurs parents, pour qui l’effet ‘jeune âge’
joue également. C’est le fait d’être
mariée, et non pas seulement d’être
en couple, qui semble protéger des
brimades comme des critiques toujours plus fréquentes, ainsi que
des mises à l’écart. » (p. 132).
Toutefois, les cumuls des violences entre la sphère conjugale
et la sphère professionnelle sont
patents, les femmes qui font l’objet
de violences conjugales subissent
un plus fort taux de pressions
psychologiques ou de harcèlement.
L’analyse des violences qui se
déroulent dans les espaces publics
va, pour partie, dans le même sens.
Les femmes célibataires et celles
qui ne vivent pas en couple déclarent un plus fort taux de
violences.
Les résultats publiés dans cet
ouvrage sont extrêmement importants à tous les niveaux, que ce
soit en termes d’actions ou de
recherches. Ils forment une base
de données statistiques sur les violences de genre unique en France,
dans un contexte où celles-ci sont
encore largement niées – même si
les auteures de l’enquête ont une
vision plus positive et affirment
que la perception sociale et politique du phénomène s’est largement transformée. Il n’empêche
que les débats publics récurrents
sur la question de la sécurité
peinent à prendre en considération
cette dimension. En outre, la violence des attaques, sous couvert
de scientificité, dont cette enquête
Notes de lecture
a fait l’objet, et qui portent sur sa
légitimité même, ne saurait se
comprendre autrement que par le
déni profond de la réalité du phénomène des violences envers les
femmes. Ces éléments confirment
donc encore une fois l’importance
de cet ouvrage.
Marylène Lieber
Doctorante en sociologie
Université Versailles-Saint-Quentin en Y.
Monique Haicault – L’expérience
sociale du quotidien. Corps,
espace, temps
(2000). Ottawa, Presses de l’université
d’Ottawa « Sciences sociales », 222 p.
L’apport de Monique Haicault
à la sociologie des rapports sociaux
de sexe est pluridimensionnel,
comme on le sait, et son livre,
foisonnant de perspectives tant
thématiques que méthodologiques,
en témoigne. Cette chercheuse inventive nous présente ici un bilan
de son parcours consacré à une
sociologie du quotidien renouvelée
par le point de vue des différences
de sexe.
Le livre comporte trois parties.
La première est une synthèse des
avancées théoriques de l’auteure,
en particulier une contribution pertinente sur la place du symbolique dans les rapports sociaux de
sexe et sur la construction des systèmes de représentations sexuées.
Ces systèmes, qui, selon l’auteure,
constituent la « doxa de sexe »,
jouent, dans le fonctionnement des
rapports sociaux de sexe, un rôle
primordial de légitimation des
Notes de lecture
catégorisations et hiérarchisations
de sexe.
La deuxième partie du livre présente les principales recherches empiriques de Monique Haicault. Les
articulations du travail professionnel à domicile avec le travail
domestique, l’apprentissage des
temps sociaux par les enfants, l’entraide intergénérationnelle et la
question de la dette ou encore la
mobilité des femmes dans la ville
sont autant d’angles d’approche
de ce qu’elle intitule « l’expérience
sociale du quotidien ». Celle-ci
est tout à la fois production, transformation et expérimentation de
la société par les hommes et les
femmes qui, en agençant et remodelant au jour le jour leurs pratiques individuelles, produisent
leurs conditions de vie et réinventent sans cesse les rapports sociaux. Bien qu’individuelles, ces
pratiques sont entièrement sociales,
autant du fait de leurs multiples
déterminations – sexe, origine
sociale, positionnement dans les
générations – que du fait de leur
impact en retour sur la transformation de la société : un jeu de
va-et-vient entre des individus qui
sont socialisés tout au long de leur
vie et les structures sociales permanentes mais en incessante évolution ; un jeu qui, par conséquent,
ne peut être saisi par le ou la sociologue que dans la double dimension
temporelle des trajectoires et de
l’instantané dans lequel les pratiques s’expriment.
Comme se plaît à le souligner
Marie-Blanche Tahon dans sa
223
préface, Monique Haicault met
en œuvre dans ses travaux une
« épistémologie cubique ». Corps,
espace et temps sont les trois dimensions, les trois « catégories de
la pratique » qu’il faut tenir ensemble pour rendre compte de la
complexité de l’expérience ordinaire, que ce soit au travail, dans
la famille ou dans la ville. À la
fois support et produit des pratiques sociales, le corps est un médiateur des rapports sociaux, créant
du lien entre l’acteur et son environnement spatial, entre ses rythmes
propres et les temporalités sociales
dont l’auteure estime qu’elles
sont, aujourd’hui, essentiellement
contraintes par le temps industriel
et la norme afférente de l’usage
rentable du temps. Le corps est
aussi langage et Monique Haicault
ne le démontre jamais aussi bien
qu’avec une caméra devant son œil
de sociologue, observant l’enchevêtrement des pratiques et des
signes d’une adhésion à la « doxa
de sexe ». C’est le cas par exemple
lorsqu’elle démonte les imbrications des activités professionnelles
et domestiques dans le travail à
domicile et les transferts de compétences des unes aux autres. C’est
aussi le cas dans l’étude des rituels
de « la séquence du matin » qui
ont fait l’objet d’une autre de ses
enquêtes au sein de plusieurs familles. Elle y a mené des entretiens d’enfants et de leurs parents
et, surtout, promené sa caméra, la
posant par exemple au petit matin
sur le lit de l’enfant pour enregistrer les rituels du réveil, les inter-
224
actions mère-enfant et l’incorporation des temporalités chez l’un
et l’autre. Le corps devient gestionnaire du temps et de l’espace
lorsque la mère indique par son
attitude et ses gestes qu’il est temps
pour l’enfant d’accélérer son propre rythme ou qu’au contraire, il
a le temps parce qu’elle-même a
déjà tout prévu comme ce cartable posé dans l’entrée, prêt à
être saisi au moment du départ à
l’école. Seule la caméra pouvait
le voir et restituer la portée sociologique du signe.
Tout autant matériel qu’immatériel, l’espace rend compte des
pratiques, par exemple dans la division sexuelle du travail que l’on
peut observer dans l’étude du travail à domicile. On y voit, par
exemple, les hommes se réserver
une pièce à part pour leur travail
professionnel, tendant ainsi à
s’apparenter à des artisans, et les
femmes s’installer dans la précarité temporelle et spatiale d’un
endroit stratégique pour tout voir,
tout entendre, tout gérer de la vie
de la maisonnée tout en exécutant
les tâches de leur travail professionnel, quitte à tout replier chaque soir pour laisser place à la vie
de famille.
Le temps, quant à lui, est avant
tout une construction sociale qui
fonctionne comme le repère normatif d’une vie cadrée par les temporalités de la production. Il s’inscrit dans les corps féminins, se reflétant par exemple dans la fatigue
due à une charge mentale alourdie par la nécessité de coordonner
Notes de lecture
en permanence les activités de
chacun des membres de la famille
en fonction des contraintes sociales.
Cette gestion constitue un savoirfaire et une capacité d’adaptation
que le travail industriel ou tertiaire saura au besoin réutiliser.
Parmi les recherches empiriques
présentées dans cet ouvrage, on
retiendra encore une étude originale sur le rôle symbolique occupé
par la Vierge Marie dans la vie
quotidienne des villages. L’œil de
la sociologue a repéré que les
statues de cette allégorie de la
« Bonne Épouse et Bonne Mère »
se trouvent souvent face à
l’emblème masculin du petit soldat de la Grande Guerre, ce faceà-face de la Vierge et du Poilu
composant à lui seul une iconographie particulièrement représentative de la « doxa de sexe ».
Pour finir, le livre fait une présentation des outils méthodologiques de l’auteure parmi lesquels
l’image tient, on l’aura compris,
une place centrale. Et c’est peutêtre à ce moment que l’on saisit
le mieux la dimension « cubique »
de la pensée sociologique de
Monique Haicault, qu’on pourrait
aussi qualifier de vision en trois
dimensions, comme on parle du
cinéma en « 3D ». Si de la caméra
ou de l’appareil photographique
peuvent sortir ce que l’auteure
nomme des « images-concepts »,
des images sociologiquement justes,
restituant la puissance du signe,
du symbole, dans un geste, une
attitude corporelle, un usage de
l’espace, et concentrant en un
Notes de lecture
instantané toute la force d’un fait
social, c’est que l’auteure a su non
seulement filmer mais tourner
autour de son objet, le montrer
sous toutes ses faces, l’insérer
dans son environnement et son
tempo, bref lui donner véritablement une épaisseur sociologique.
La caméra peut ainsi faire avancer la théorie en proposant une
approche des temporalités entrecroisées, en établissant – grâce
aussi au travail de montage – des
liens entre les variables.
Toutefois, ce que la complexité
de l’expérience sociale du quotidien gagne en clarification par
l’optique multidimensionnelle adoptée par l’auteure, il semble que la
définition des rapports sociaux de
sexe le perde en cohérence. Toute
entière motivée par la déconstruction d’une vision binaire de la société, l’auteure rejette avec force
l’idée d’un antagonisme constitutif des rapports sociaux de sexe.
Comme les relations entre les sexes
sont aussi faites d’alliance et de
complémentarité et que, par ailleurs,
il existe des différenciations au
sein du groupe des femmes, ce
que Monique Haicault appelle des
« rapports sociaux intra-sexe », la
polarité antagonique du rapport
social de sexe lui semble devoir
être mise en question. Son interprétation vient en partie de ce
qu’elle réduit le principe théorique
marxiste de l’antagonisme à ce qu’il
n’est plus, grâce précisément à la
sociologie des rapports sociaux de
sexe : à une conception déterministe des rapports sociaux, qui
225
plus est limitée à leurs seules
expressions matérielles et, en cela,
incapable de rendre compte de leur
dimension idéelle. En outre, l’importation dans les rapports sociaux
de sexe des rapports internes à un
groupe de sexe – qui ne font en
réalité qu’exprimer l’inscription
des individus simultanément dans
différents rapports sociaux – mène
à une désagrégation du concept
de rapport social de sexe. Celui-ci
devient alors une enveloppe théorique un peu fourre-tout, recouvrant tout ce qui compose les relations entre les sexes. Cette définition relâchée des rapports sociaux
de sexe (l’auteure préfèrerait parler de « plasticité ») pose autant
problème que le remplacement
des rapports sociaux de classe par
la curieuse notion de « rapports
de milieux sociaux ».
Mais c’est bien parce que
Monique Haicault a inscrit avec
force les questions conceptuelles
liées à l’analyse des rapports sociaux de sexe dans la construction
même de ses objets de recherche
que ses lectrices et lecteurs auront
envie d’ouvrir avec elle un dialogue théorique.
Anne-Marie Devreux
Sociologue
Cultures et sociétés urbaines
IRESCO-CNRS
Ute Behning, Pascual Amparo
Serrano (eds) – L’approche intégrée du genre dans la stratégie
européenne pour l’emploi
(2002). Paris, L’Harmattan, 438 p.
Cet ouvrage collectif, dirigé
par Ute Behning et Pascual Amparo
226
Serrano est la traduction de Gender
Mainstreaming in the European
Employment Strategy, publié par
l’Institut syndical européen (ISE)
en 2001. Comme l’annonce l’avantpropos, l’ouvrage rassemble les
rapports présentés par des expertes
nationales au séminaire organisé
par l’ISE, les 18 et 19 mai 2000, à
Bruxelles.
Les auteurs posent la question
centrale de l’évaluation de l’impact
des politiques d’égalité des sexes,
intégrées depuis 1997 dans la stratégie européenne de l’emploi (SEE).
Suite à la résolution du Conseil
européen, réuni au Luxembourg
en 1997, l’égalité des chances a
été introduite comme l’un des
quatre piliers structurant des plans
nationaux d’action pour l’emploi
de 1998. L’objectif déclaré visait
à favoriser l’accroissement de l’emploi féminin. Pour ce faire, cependant, il fallait veiller à ce que
les femmes soient « employables »,
ce qui impliquait qu’elles aient
accès à l’éducation et à la formation dans de bonnes conditions ;
que les services de garde d’enfants
soient efficaces ; et que soient mises
en place des mesures facilitant le
retour à l’emploi. Il était aussi annoncé que l’application des directives et des accords entre partenaires sociaux serait accélérée et
ferait l’objet d’un suivi.
Cette reconnaissance officielle
de la contribution des femmes à
l’emploi représentait un nouvel
espoir pour que, finalement, les
politiques d’égalité soient intégrées
dans les politiques de mainstrea-
Notes de lecture
ming. Les textes réunis dans ce
volume retracent, pour chacun des
pays étudiés, le chemin parcouru
de ces politiques d’égalité.
Cet ouvrage est composé de
douze chapitres, chacun dédié à
autant de pays membres de l’Union
européenne. Parmi les auteures,
des expertes réputées, chercheuses
dont la renommée dépasse leurs
propres pays : Lilja Mósesdóttir
(Suède), Karen Sjørup (Danemark),
Anna-Maija Lehto (Finlande), Joop
Schippers (Pays-Bas), Karin Töns
et Brigitte Young (Allemagne),
Andrea Leitner (Autriche), Claudia
Hartmann-Hirsch (Luxembourg),
Séverine Lemière et Rachel Silvera
(France), Sylvia Walby (RoyaumeUni), Anna Escobedo (Espagne),
Marzia Barbera et Tiziana Vettor
(Italie), et Maria Zervou (Grèce).
Trois pays de l’Union européenne
seulement sont exclus de l’analyse
« pour des raisons pratiques »
(p. 13) – le Portugal, l’Irlande et
la Belgique. Les résultats quant à
la lutte contre le chômage ont été
évalués très différemment selon les
pays dans le rapport présenté au
sommet d’Helsinki en décembre
1999. L’Irlande vient en tête des
meilleurs résultats (objectifs atteints
ou sur le point de l´être), suivie
du Portugal (engagé dans un processus qui devait donner des résultats en 2002). Dans le groupe de
pays dont la situation a été jugée
la moins favorable, se trouve, à
côté de la Grèce et de l’Italie, la
Belgique (avec des retards de mise
en œuvre préoccupants). On peut
spéculer que les performances de
Notes de lecture
cette dernière vis-à-vis de la lutte
pour l’égalité des sexes sont probablement similaires.
Dans chaque chapitre sont abordés, entre autres, les aspects suivants : les principales approches
des politiques de promotion de
l’égalité des chances en matière
d’emploi mises en œuvre au cours
des deux dernières décennies et
une évaluation de l’impact de ces
politiques ; les changements quant
à la participation inégale au marché du travail et leur impact sur
la répartition des tâches domestiques ; l’application du concept
d’approche intégrée du genre
(gender mainstreaming) conformément aux différents dispositifs
et son impact dans les pays concernés. Par ailleurs, les auteures de
chaque étude rendent compte des
mesures politiques qui peuvent
renforcer les politiques nationales
et européennes vers la mise en
application de l’approche intégrée du genre.
Ute Behning et Pascual Amparo
Serrano – avec la collaboration
de David Foden – présentent dans
l’introduction une comparaison,
franchement pauvre, du comportement des quinze pays de l’Union
européenne, celle-ci ne s’appuyant
que sur quatre paramètres : taux
d’activité professionnelle, taux
d’emploi, taux de chômage et taux
d’emploi à temps partiel. Quoi
qu’il s’agisse de contributions à un
séminaire, justifiant que l’on ne
s’attende pas forcément à une forte
articulation entre les différents
textes, à mon avis, il aurait été
227
utile d’introduire une analyse
comparative signalant les spécificités des pays respectifs. Cette démarche aurait sûrement bénéficié
aux contributions individuelles.
Finalement, un plus grand soin
dans la rédaction des textes euxmêmes et dans les traductions
aurait évité quelques phrases incompréhensibles et parfois même
incomplètes 1. Il en résulte un effet
de résonance de plusieurs voix
en parallèle, sans interaction entre
elles. Tout le travail d’intégration
a été reporté au dernier chapitre,
assez informatif, incluant une discussion des principales conclusions
des différentes contributions. Dans
ce bilan Ute Behning et Pascual
Amparo Serrano dévoilent l’intérêt
de cet ouvrage : « La mise en
œuvre de ce concept [approche
intégrée du genre] dans les politiques nationales est loin d’être
une réussite. De plus, comme le
montrent les rapports nationaux,
l’adaptation du concept d’approche
intégrée du genre et l’interprétation qui en est donnée dans les
différents États membres de l’Union
européenne sont fort différentes,
allant de l’assimilation à des
concepts tels que ‘l’égalité des
chances’ et ‘l’égalité’, mais aussi
à d’autres comme ceux d’ ‘action
positive’, d’ ‘égalité de traitement’,
de ‘participation paritaire’, de
‘suivi et évaluation des impacts
des politiques en termes de genre’
et de ‘réforme des institutions
1
Par exemple : avant-dernière phrase, p. 12 ;
dernière phrase, p. 427 ; avant-dernière
phrase du deuxième paragraphe, p. 428.
228
gouvernementales’. […] Qui plus
est, la plupart des politiques
entrées en vigueur dans les États
membres restent dans le droit fil
de tendances antérieures déjà affirmées et qui auraient été mises en
œuvre de toute manière. Si, dans
bien des cas, peu a été fait jusqu’à présent et qu’il reste beaucoup à faire pour que l’approche
intégrée du genre devienne réalité,
il est intéressant de mettre en
exergue et d’évaluer ce que les
États membres ont obtenu jusqu’à
présent par les efforts déployés
pour adapter l’approche intégrée
du genre à leurs stratégies nationales pour l’emploi. » (p. 409).
Pour synthétiser les résultats,
Ute Behning et Pascual Amparo
Serrano procèdent à une analyse
comparative, décrivant succinctement les différentes formes que
prend l’inégalité entre les sexes ;
ils révèlent les principaux obstacles à la mise en œuvre de
l’approche intégrée du genre (idéologiques et culturels, institutionnels politiques et légaux) et classent
« sommairement » les douze pays
en fonction des progrès réalisés
dans la mise en œuvre du gender
mainstreaming, ébauchant une
typologie des stratégies suivies en
Europe pour sa mise en œuvre :
1. Renforcer les ressources politiques (pays nordiques) ; 2. Mobiliser
les structures (Allemagne, PaysBas et Autriche) ; 3. Travailler sur
l’exigence méthodologique (France
et Luxembourg) ; 4. Aller de
l’approche de l’égalité de traitement vers l’égalité des résultats
Notes de lecture
(discrimination positive) (RoyaumeUni et Espagne) ; 5. Choisir des
actions spécifiques et ciblées (Italie
et Grèce).
L’approche intégrée du genre
dans la stratégie européenne pour
l’emploi est une excellente contribution à l’approfondissement de
la réflexion sur les raisons qui
expliquent les inégalités liées au
sexe qui persistent malgré tout
« l’investissement » dans des politiques d’égalité entre les sexes
dans le système d’emploi. Depuis
le sommet de Lisbonne en 2000,
la préoccupation d’articuler la
modernisation du modèle social
et la restructuration économique
– notamment la libéralisation de
secteurs économiques clés comme
les transports, les télécommunications, le gaz, l’électricité, les
services financiers et services
publics en général –, est devenue
plus évidente. Dans ce but, un
nouvel instrument a été créé – les
plans nationaux d’inclusion sociale
(PIN) –, pour contrecarrer l’éventuelle aggravation des inégalités
indissociables de cette libéralisation. Or, cette dernière met en péril
les politiques d’égalité des chances
et rend plus urgent le besoin
d’assumer une approche intégrée
du genre.
Un des effets pervers de la
SEE résultait de la création d’une
autre instance de légitimation des
politiques par les gouvernements
nationaux, contraints de justifier
leurs politiques auprès de forums
composés d’experts et d’administrateurs des divers États membres.
Notes de lecture
Reste à savoir quelle en a été son
influence sur les politiques d’égalité.
Les recommandations traduisent
une focalisation des experts de la
Commission sur les politiques de
l’offre d’emploi, pourtant nombre
d’entre elles interviennent dans des
domaines où, dans chaque État
membre, il existe une grande variété
de positions politiques contradictoires. C’est le cas des inégalités
entre les deux sexes concernant
quelques pays, soit que ceux-ci ne
mobilisent pas les électorats, soit
qu’ils ont déjà des taux d’emploi
féminin très élevés.
Virgínia Ferreira
Professeure de sociologie
Université de Coimbra – Portugal
Multitudes – « Féminismes, queer,
multitudes / Devenir-femme du
travail et de la politique »
(2003). N° 12, printemps, 224 p.
Avec ce numéro de Multitudes,
pour la première fois en France,
les « féminismes queer ont
obtenu
dans
une
revue
académique une « chambre à
soi », pour reprendre le titre
introductif
d’Antonella
Corsani. Les perspectives queer,
introduites sous cette appellation
par Teresa de Lauretis dans la revue
féministe américaine Differences
en 1990, désignent un ensemble
de théories et de pratiques dénonçant certaines dérives normalisantes
des gender et gay and lesbian
studies. Ayant investi les cercles
académiques et gagné une légitimité rapide Outre-Atlantique au
cours des années quatre-vingt-dix,
les théories queer sont encore mal
229
connues en France, et sonnent
encore bizarres, étranges, menaçantes – autant de significations
initiales du terme anglais queer.
Attirant les suspicions généralement adressées aux concepts
« américains », le queer semble
rencontrer des résistances accrues
dans les espaces féministes en
France, notamment à l’université 2.
Réciproquement, les quelques introductrices du queer en France, comme
Marie-Hélène Bourcier, se qualifient volontiers de « postféministes »,
marquant leur distance avec l’héritage du féminisme de la seconde
vague. Sur fond d’incompréhensions et de méfiances réciproques,
ce numéro de Multitudes offre un
échantillon des liens, dialogues, fusions et imbrications des perspectives queer (et) « féministes » en
Europe. Le numéro rassemble des
contributions diverses, hétéroclites,
croisant perspectives théoriques
et militantes, portées par les voix
de « femmes, lesbiennes, gouines,
transgenre » issues de diverses
générations, traditions académiques
et nationalités. On rechercherait en
vain un tableau cohérent, mettant
en scène l’unité d’un courant. Il
s’agit plutôt d’une « multitude »
d’usages queer du féminisme et
de féminismes queer. Faute d’en
attendre un apaisement des contro2
Comme le suggère le titre d’une journée
organisée en 2003 à l’IRESCO par Madeleine
Akrich, Danielle Chabaud-Rychter et
Delphine Gardey, « Mais qui a peur des
gender, queer, cultural studies ? qui fera
l’objet d’un numéro des Cahiers du Genre
au printemps 2005.
230
verses sur le queer, on peut espérer
que ce numéro désamorce les méfiances que l’étrangeté du mot suscitait jusqu’alors.
D’abord, des idées fausses sur
les théories queer tombent à la
lecture. Elles ne consistent pas à
faire l’apologie de la libération
sexuelle en oubliant les rapports
de pouvoir. Elles n’ont ainsi rien
en commun avec les positions
libérales, bien que masquées par
un vernis « libertaire », célébrées
notamment par Marcela Iacub
(Qu’avez-vous fait de la révolution
sexuelle ?, 2003) ou Elisabeth
Badinter (Fausse route, 2003).
Comme l’écrit Béatriz Preciado,
« la multitude » queer n’est en
aucun cas une « accumulation
d’individus souverains et égaux
devant la loi, sexuellement irréductibles, propriétaires de leur
corps et revendiquant leurs droits
au plaisir inaliénable ».
En outre, les perspectives queer
présentées dans ce numéro développent une critique stimulante de
certains schèmes de pensée issus
de la seconde vague du féminisme,
et en particulier la rhétorique du
« patriarcat » et d’une de ses
formulations plus récentes, la
« domination masculine ». Plusieurs
contributions soulignent que ces
paradigmes font de l’oppression
des hommes dominants sur les
femmes dominées l’axe principal
des rapports de pouvoir, et renforcent ainsi la binarité du genre.
La différence de sexe, même si elle
repose sur des prémisses constructivistes dans les théories radicales
Notes de lecture
matérialistes, y est, selon MarieHélène Bourcier, « renaturalisée ».
La catégorie « femme » tend ainsi
à être construite comme le « sujet
pur » du féminisme, effaçant les
multiples axes de domination qui
la traversent (selon la couleur, la
sexualité, etc.) et excluant les
« transgenre », ceux-(et)-celles qui
échappent à la partition binaire
(comme les trans, butch, dragkings,
etc.) Au total, comme l’écrit Anne
Querrien, la production postféministe queer « remet en cause
[…] ‘la’ femme, sujet du féminisme historique ». Lorsque Judith
Butler a émis le même type de
critique dans Gender Trouble, en
1990, elle a été l’objet de multiples attaques de la part des porteparole du féminisme américain, qui
l’accusaient de saper les bases
mêmes de l’action collective en
déconstruisant son référent. Au
nom de quoi se battre s’il n’y a
plus de sujet femme ? Contrairement à une idée répandue, les
perspectives queer ne conduisent
par à nier les identités et l’action
politique. Comme l’écrit Preciado,
« queeriser » les féminismes
conduit à des « stratégies à la
fois hyper-identitaires et postidentitaires ». Héritières de Foucault,
les perspectives queer considèrent
que le pouvoir est partout, mais
aussi que dans toute relation de
pouvoir se trouvent des points de
résistance. Loin de l’utopie universaliste du renversement de la
domination masculine, dont l’horizon est souvent le dépassement
des catégories de genre, il s’agit
Notes de lecture
d’investir – et de subvertir – les
différences comme sites de l’action
politique. Mais pas n’importe
lesquelles : les « politiques de la
particularité » consistent à
s’approprier, retourner les identités « négatives » et « performer
le mauvais élève » (Preciado).
Partir toujours de la marge pour
défier tout ce qu’il y a de normalisant dans les identités
constitu ées, qu’ elle s soien t
« hétéro », « blanches », « homo »,
« bourgeoises », etc. C’est ce que
racontent les militantes féministes
d’Act Up interviewées dans le
numéro, qui conçoivent leur mouvement comme un « laboratoire des
devenirs minoritaires ».
En parcourant ce numéro, il est
frappant qu’outre les critiques épistémologiques et politiques adressées à certaines perspectives féministes, les queer s’inscrivent à de
nombreux égards dans l’héritage des
mouvements féministes, qu’elles
réinterprètent et s’approprient dans
un nouvel environnement militant,
reconstruisant ainsi d’autres subjectivités féministes. Nombre de
contributrices prennent pour point
de départ les ruptures épistémologiques et politiques issues de la
seconde vague du féminisme,
comme la critique des partitions
public/privé et savant/militant.
Réaffirmant : « Le personnel est
politique », elles prônent une
« politique particularisée »
(Christina Vega), ou encore défendent la « politique à la première
personne » (Corsani). La critique
de l’opposition hiérarchisée entre
231
général et particulier conduit à un
refus des « modalités discursives
d’un sujet passant pour universel »
(Rosi Braidotti), comme la notion
d’« intérêt général » ou encore
de « citoyen comme catégorie
générale » (Noortje Marres). On
ne peut manquer de remarquer
une certaine continuité avec les
postures des militantes féministes
radicales qui, dans les années
soixante-dix, contestaient la légitimité de l’« organisation » et de
la « délégation » comme modes
d’expression politiques. Par ailleurs,
plusieurs contributions dans ce
numéro reformulent la question
du rapport entre théorie et pratique. S’inspirant des théories de
la « connaissance située » (standpoint theories) développées notamment par Sandra Harding ou Donna
Haraway, les auteures revendiquent des théories féministes
« positionnées » (Maria Puig), à
l’envers des exigences normatives et universalisantes de
« l’épistémologie scientiste », seul
moyen selon elles de maintenir
un lien entre savoirs et politique.
Leurs réflexions témoignent d’une
nouvelle étape dans l’institutionnalisation des études féministes en
Europe, portée par une « génération
d’étudiantes dont le voyage en
féminisme [a] commencé par une
formation universitaire en Études
féministes » (Rutvica Andrijasevic
et Sarah Bracke, membres du
réseau d’étudiantes féministes
« NextGENDERation »).
Finalement, au-delà d’une
présentation des perspectives queer,
232
la lecture de ce numéro donne à
voir la complexité des rapports
entre queer et féminisme de la
seconde vague, rapport de continuité, de critique et de réappropriation, plus que de concurrence
ou de dépassement. On ne peut
manquer de remarquer à quel point
ces espaces féministes queer, en
réagençant des héritages théoriques divers, et en expérimentant
de nouvelles pratiques militantes,
témoignent d’une imagination politique foisonnante – ranimant la
tradition des mouvements radicaux
des années soixante-dix. Devant la
profusion d’idées et de concepts
nouveaux, exprimés dans une langue liée à la tradition philosophique « postmoderne », et devant
la tendance accrue à l’abstraction
théorique qui caractérisent ce
numéro, on est certes tentée de se
demander sur quoi ces ruptures si
prometteuses vont déboucher en
termes de recherche. S’il investit
les couloirs feutrés de l’université,
le queer ne va-t-il pas perdre son
enracinement à la marge, sa vocation à « performer l’abject », et
devenir le langage d’une certaine
bienséance académique, comme
d’aucuns le craignent aux ÉtatsUnis ? Le queer ne menace-t-il
pas de « ringardiser » les discours
matérialistes, jouant le rôle de nouvelle marge légitime ? En termes
politiques, le queer ne risque-t-il
pas de servir à la fois un fétichisme de la prolifération identitaire – sans problématiser les
rapports de pouvoir et les discours anticommunautaristes – en
Notes de lecture
travaillant à l’éclatement des
identités ? Pour échapper aux
procès d’intention qui nourrissent
parfois ce genre de prophétie catastrophiste, il faut faire sienne une
des intuitions les plus convaincantes des perspectives féministes
(et) queer telles qu’elles sont
définies ici : penser le champ des
études féministes comme un
« champ de divergences solidaires »,
où les multiples points de vue ne
prétendent pas dépasser et renverser les autres, mais réaffirmer
constamment une vigilance critique à l’égard de toute théorie
englobante et normative.
Laure Bereni
Doctorante en sociologie
Laboratoire de sciences sociales – ENS
Nathalie Bajos, Michèle Ferrand
et l’équipe GINÉ – De la contraception à l’avortement. Sociologie
des grossesses non prévues
(2002). Paris, INSERM, « Questions en
Santé publique », 348 p.
Cet ouvrage expose, à plusieurs
voix, les résultats d’une enquête
qualitative conduite parallèlement
à une grande enquête quantitative
nationale, aujourd’hui en cours de
réalisation et portant sur la contraception et l’avortement. Cette
première enquête de l’INSERM a
été effectuée par l’équipe GINÉ
(Grossesses interrompues, non prévues, évitées) composée de sociologues, démographes, psychosociologues et d’une gynécologue
clinicienne.
Elle s’est donné pour objet de
comprendre les circonstances dans
Notes de lecture
lesquelles surviennent et sont
poursuivies ou interrompues des
grossesses imprévues. Dans une
société comme la nôtre, où prédomine la norme d’une contraception bien suivie, cette recherche
pluridisciplinaire interroge les logiques de la pratique contraceptive, les processus de décision
concernant la suite de la grossesse, et aussi les conditions
d’accès des femmes au système
de soin, en particulier en matière
d’interruption volontaire de grossesse. Appuyée sur soixante-treize
entretiens au total, menés auprès
de femmes d’âge, de niveau
d’études, de situation professionnelle et familiale différents, l’étude
passe en revue les différentes étapes du processus social et psychologique de décision pour les femmes
qui poursuivent leur grossesse et
celles qui l’interrompent, puis
met un accent particulier sur les
jeunes femmes d’une part, et les
femmes migrantes ou issues de
l’immigration maghrébine d’autre
part, en s’interrogeant, dans les
deux cas, sur l’existence d’un
rapport spécifique à la contraception dans le contexte d’une sexualité particulièrement contrôlée.
L’intérêt de la démarche réside
dans la déconstruction qui est
opérée de « l’évidence de la pratique contraceptive », du non moins
évident « désir de maternité », en
montrant la complexité des gestions sociales et individuelles des
normes en matière de sexualité et
de procréation. Ainsi, par exemple, il est rappelé que s’il y a des
233
grossesses accidentelles, il y a
aussi des accidents heureux en la
matière, qui témoignent de ce que
les normes sociales n’enregistrent
qu’avec difficulté l’ambivalence
possible de la maternité.
Du fait de cette complexité psychologique qui rencontre un système de normes sociales mis en
œuvre autant par la domination
masculine au sein des couples et
des familles que par le contrôle
social opéré par le corps médical,
le processus de décision relative
aux suites données à la grossesse
s’effectue dans une tension qui, à
la lecture de cet ouvrage, apparaît
comme emblématique de la vie
quotidienne et de la trajectoire des
femmes. C’est en effet un des intérêts de cette étude que de faire
d’un événement particulier un angle
de lecture de la situation sociale
faite aux femmes en général et, plus
spécifiquement, à la maternité.
Cette tension est particulièrement sensible dans l’analyse de
l’accès des femmes au système
de soins dont une enquête faite
par l’INED en 1992 et le rapport
Nisand de 1999 soulignent les dysfonctionnements et l’obsolescence,
quand il s’agit du dispositif d’offre
d’interruption volontaire de grossesse (IVG). Une réflexion sur la
notion de « délai dépassé », qui
est au cœur de l’encadrement
juridique de l’ IVG et de sa
réforme en juillet 2001 (l’enquête
GINÉ s’est déroulée juste avant),
rend bien compte de ce faisceau
de facteurs. Sous des allures de
calcul temporel simple, le concept
234
de « hors délai » recouvre des
subjectivités diverses relatives à
ce qui fait qu’il est « trop tard »,
de la notion de délai légal à la
norme d’âge à la maternité, en
passant par la représentation du
commencement de la vie in utero.
L’ouvrage nous permet de suivre
pas à pas des femmes se rendant
à l’étranger pour subir une IVG
hors délai légal : les démarches,
le voyage, l’intervention, le retour
à la vie « normale », tout indique
que cette décision personnelle est
hautement et durement encadrée ;
tout rappelle que « l’Europe n’est
pas un espace de droits similaires
pour le droit à l’avortement ».
À travers la stigmatisation des
grossesses dites précoces, le cas
des jeunes femmes enceintes sans
l’avoir prévu fait apparaître la stérilité socialement construite des
jeunes comme le résultat d’une
part d’un nouveau standard, celui
de l’âge socialement acceptable
pour avoir un enfant et, d’autre
part, du caractère normatif de
l’information et de la prescription
contraceptives. Ces jeunes femmes
ont-elles vraiment pris la décision
d’interrompre leur grossesse ou
sont-elles sous influence des
normes familiales en matière de
sexualité, de parentalité et de
construction du couple conjugal ?
Le cas des très jeunes femmes
enceintes malgré elles souligne
en tout cas aussi que la prévention de la grossesse non désirée
s’avère tout simplement impossible dans la plupart des cas, trop
fréquents, de rapports sexuels
Notes de lecture
imposés sous la contrainte de la
violence.
Après avoir rappelé les spécificités de la culture arabo-musulmane en matière de sexualité et
de rapports entre les sexes,
l’ouvrage restitue les itinéraires
de femmes migrantes en soulignant que la préférence pour la
contraception « d’arrêt », une fois
atteint le nombre d’enfants voulu
(par opposition à la contraception
permettant de ne pas être enceinte
et ainsi de réguler les naissances
et d’en choisir le moment), est la
conséquence de la priorité de
principe donnée à la procréation
sur la sexualité des femmes. Les
décisions des femmes migrantes
ou d’origine immigrée sont alors
encastrées dans un processus de
positionnement par rapport au modèle culturel dominant en France,
afférant notamment à la norme
contraceptive.
Certes, cette enquête montre les
limites de la pluridisciplinarité au
regard de la construction de l’objet
qui se fait ici, comme souvent
dans ce cas, sur la base du plus
grand dénominateur commun, en
l’occurrence sur le critère minimaliste de « non-prévision » du
fait biologique de la grossesse, et
rend difficile un véritable recentrage heuristique, la présentation
des résultats oscillant entre des
typologies un peu forcées du fait
de la taille des micropopulations
étudiées et des analyses de segments de trajectoires individuelles
trop coupés des histoires de vie
pour ne pas laisser le ou la socio-
Notes de lecture
235
logue sur sa faim. Il demeure cependant que ce livre représente, à
l’heure actuelle, la seule « somme »
disponible sur le traitement social
de cette situation si commune aux
femmes de tous âges, de tous
milieux, de toutes cultures. Les
auteures ne manquent d’ailleurs
pas de rappeler que « l’IVG reste
un événement probable dans une
trajectoire féminine ». Cette étude
multidimensionnelle intéressera en
tout cas toutes celles et ceux qui
rencontrent dans leur recherche la
question de la gestion personnelle
et collective de la maternité et du
désir d’enfant qui, aujourd’hui encore, échoue souvent sur l’écueil
des carences de la politique de
santé en matière de contraception
et d’avortement.
Anne-Marie Devreux
Sociologue
Cultures et sociétés urbaines
IRESCO-CNRS
Revue Tiers Monde – « Femmes
en domesticité. Les domestiques
du Sud, du Nord au Sud »
(2002). N° 170, avril-juin, 478 p.
Ce passionnant numéro de la
Revue Tiers Monde sur les
« Femmes en domesticité. Les
domestiques du Sud, au Nord et
au Sud » a été dirigé par Blandine
Destremau et Bruno Lautier. Il
s’agit d’un double exploit : introduire tout un dossier sur un sujet
concernant prioritairement les
femmes dans la vénérable Revue,
et rendre visible dans toute sa
complexité un champ d’ordinaire
négligé par les sciences sociales.
Il ne s’agit pourtant pas d’un
sujet marginal : comme le soulignent les auteurs, rien qu’au Brésil
ce sont presque cinq millions de
femmes qui sont « bonnes » et, en
Amérique latine, le travail domestique rémunéré emploie environ
une femme sur quatre. Alors, pourquoi ce désintérêt des scientifiques ? On constatera d’ailleurs que
sur les sept contributions présentées, une seule implique un
chercheur de sexe masculin.
Les responsables du dossier
avancent deux grandes hypothèses.
D’abord, il s’agit d’une activité
qui se déroule dans la sphère
privée, donc doublement occultée
– physiquement par les murs des
maisons, socialement parce qu’« elle
ne produit rien (pour la comptabilité nationale), elle est généralement non déclarée ». Ensuite,
cette activité ne constitue pas un
enjeu politique majeur : les domestiques sont très peu syndiquées,
la presse en parle peu et « les
hommes politiques jamais ».
On pourrait ajouter – cela a-t-il
semblé trop évident aux coordinateurs ? – qu’il s’agit d’une activité très majoritairement réalisée
par des femmes, donc peu digne
d’intérêt pour beaucoup de scientifiques… Ou encore qu’il s’agit
d’un sujet qui fâche, comme le
souligne un récent article de
Christine Delphy 3 : qui doit
réaliser l’indispensable « travail
domestique » ? Les femmes ? Les
hommes ? L’État ? Beaucoup pré3
« Par où attaquer le ‘partage inégal’ du
‘travail ménager’ ? » Nouvelles questions
féministes, 2003, vol. 22, n° 3.
236
fèrent fermer les yeux sur ce qui
se développe sous notre nez : les
gouvernements de nombreux pays
du Nord en plein désengagement
de leurs responsabilités sociales
sont ravis d’importer des femmes
– souvent noires, arabes, asiatiques,
indiennes, etc. – pour réaliser les
basses besognes que ni les hommes
ni les femmes « plus blanc(he)s »
ne souhaitent plus réaliser. Non
seulement le sexisme, mais le
racisme et la domination de classe,
apparaissent alors à nu. Assurément, la question du « travail
domestique réalisé chez autrui »
est une excellente entrée pour
articuler des analyses qui croisent
les variables de sexe, de « race »
et de classe, dans le cadre de
l’actuelle mondialisation néolibérale.
Saluons donc l’incitation de la
Revue à approfondir, enfin, nos
réflexions dans ce sens.
Comme le signalent Destremau
et Lautier, les situations des
« bonnes » sont très variées : selon
leur origine géographique (migration de la campagne, migration à
l’étranger), selon qu’il existe ou
non un droit du travail dans le
domaine, selon leur rémunération
et selon leur lieu de résidence
(chez les employeurs ou « chez
soi »). Leurs statuts aussi sont
divers : bonne à tout faire, femme
de ménage, muchacha, petite
bonne, employée domestique, servante, fille placée, cousine de la
campagne... les expressions sont
infinies et recouvrent toutes sortes
de situations.
Les six contributions, toutes
Notes de lecture
sociologiques, nous donnent à voir
successivement les espoirs de changer de vie des travailleuses domestiques du Nordeste du Brésil
(Marie Anderfurhen), les stratégies de mobilité sociale des foyers
transnationaux de migrantes en
Espagne (Laura Oso Casas), la
situation des fillettes à tout faire à
Abidjan (Mélanie Jacquemin),
l’apparition d’un marché du travail domestique au Yémen sur fond
de changement de la société traditionnelle (Blandine Destremau),
la migration temporaire des jeunes
filles catholiques d’Erayiur en Inde,
avant le mariage (Aurélie Varrel),
et enfin les Philippines diplômées
réduites à la domesticité « de haut
vol » à Paris (Liane Mozère).
Sur le Brésil, Marie Anderfurhen
s’intéresse à l’emploi domestique
sous l’angle de la mobilité professionnelle, en tant que passerelle dans les processus migratoires, pour l’arrivée en ville et
l’accès à l’emploi – et, au-delà, au
rôle du travail domestique dans la
configuration des systèmes d’emplois accessibles aux femmes. Elle
démontre que les représentations
sociales de l’emploi domestique,
les relations qui s’établissent
entre les domestiques et leurs
patronnes, et enfin les limitations
concrètes du marché du travail,
font échec au projet des domestiques de quitter la domesticité,
même si elles changent souvent
d’emploi et qu’elles mettent en
œuvre de véritables stratégies,
complexes et non linéaires, pour
construire malgré tout une image
Notes de lecture
acceptable d’elles-mêmes.
On avait déjà remarqué le travail de l’espagnole Laura Oso Casas
sur la migration des femmes
cheffes de famille 4. Ici, elle se
livre à une analyse comparative
des stratégies migratoires et de la
mobilité sociale de Latino-américaines et de Philippines en Espagne.
Oso montre que leurs stratégies de
mobilité sociale, contrairement à
ce que prédit la vision néoclassique centrée sur la rationalité
individuelle, recouvrent en fait
souvent des projets familiaux. Et
ce sont les maris, les enfants et
les autres membres du foyer transnational restés au pays qui bénéficient d’une mobilité sociale ascendante, au prix du « sacrifice » des
migrantes qui, elles, ont une mobilité sociale clairement descendante en dépit de tous leurs efforts.
Mélanie Jacquemin se penche
ensuite sur l’exploitation du travail enfantin des « petites bonnes »
en Côte-d’Ivoire. Elle donne à
voir un univers très varié et en
pleine mutation : les « cousines de
la campagne » et autres fillettes
traditionnellement recueillies « par
charité » pour « les éduquer au
travail » cèdent le pas devant les
logiques salariales. Au vu de cette
complexité, Jacquemin pense
qu’exiger l’abolition de cette forme
d’exploitation est irréaliste. Elle
préconise plutôt de réglementer
ce travail et de former ces fillettes
afin qu’elles puissent sortir du
4
« L’immigration en Espagne de femmes
chefs de famille ». Les Cahiers du CEDREF,
2000, n° 8/9.
237
registre de la fatalité et avoir un
autre avenir.
S’agissant du Yémen, Blandine
Destremau décrit la récente apparition d’un marché du travail domestique, suscitée par la transformation des modes de vie des
couches supérieures, l’accroissement des inégalités et l’affluence
de migrantes asiatiques et africaines. On voit d’ailleurs comment
la présence des expatriés développe le travail domestique, tandis
que le Haut commissariat aux
réfugiés de l’ONU (pour les femmes
chassées d’Afrique de l’Est par la
guerre) et l’ambassade d’Inde
n’hésitent pas à jouer les entremetteurs. Cependant, malgré la
dureté des conditions, Destremau
montre que les femmes pauvres,
yéménites, asiatiques ou africaines,
réduites au travail domestique, font
preuve de compétences réelles dans
la réalisation de leurs stratégies
de mobilité.
La cas des filles du village
d’Erayiur en Inde, envoyées en
ville dans des familles bien pensantes pour y constituer une dot
et revenir se marier au village, est
présenté par Aurélie Varrel. Ici,
ce sont les missionnaires catholiques français qui depuis plus d’un
siècle ont organisé cette filière qui
fournit en main-d’œuvre docile
leurs riches ouailles urbaines. Si
cette migration est réservée aux
basses castes, elle n’est pas une
stratégie de survie à proprement
parler. Parents et futurs époux la
voient plutôt comme une expérience de « civilisation » dont les
238
jeunes filles reviennent sachant
tenir un ménage, plus rondes et…
plus claires de peau. Aurélie Varrel
montre cependant que malgré des
mécanismes de contrôle assez
serrés, de plus en plus de ces
jeunes filles, aujourd’hui, ne reviennent pas, semblant gagner une
nouvelle – et timide – autonomie.
Enfin, Liane Mozère présente
le cas de Philippines ayant souvent fait des études universitaires
qui viennent occuper des emplois,
disqualifiés certes, mais plus lucratifs que ce qu’elles pourraient
trouver dans leur pays d’origine.
Mozère montre comment leurs
trajectoires s’inscrivent dans un
marché mondial de la domesticité
en plein développement. Dans les
pays du Nord, se créent des
« niches » d’emploi configurées
par le genre, tandis qu’un pays
comme les Philippines est fortement poussé par les plans d’ajustement structurels du FMI à exporter sa main-d’œuvre. Mozère
se demande finalement si ces migrantes, déjà largement autonomes
dans leur pays d’origine (malgré
la prégnance du familialisme), mettent en œuvre de véritables stratégies d’autonomie, d’empowerment.
Malheureusement non, conclutelle, car c’est au prix d’une
grande souffrance – et d’appeler
de ses vœux le développement
« d’espaces mondiaux d’hospitalité »
pour que la migration puisse
vraiment être choisie et porteuse
d’amélioration du sort des femmes.
Au vu de ces contributions, très
denses, d’autres questions surgis-
Notes de lecture
sent. Qui s’enrichit sur le dos des
« bonnes » ? Assurément, les bénéficiaires sont nombreux. Les hommes et les femmes plus riches et
« plus blanc(he)s » qui, dégagé(e)s
des obligations domestiques, peuvent mieux vendre leur force de
travail (sans compter les loisirs
gagnés). Les passeurs et passeuses, flics, voyous et mafiosi,
qui leur font traverser les frontières, eux-mêmes rendu(e)s nécessaires par le durcissement sans
précédent des lois migratoires. Les
gouvernements des pays importateurs, ravis de pousser cette maind’œuvre dans l’illégalité : pas de
protection sociale à fournir à ces
travailleuses qui pourtant paient
des impôts, la paix des ménages
« nationaux » à prix cassés, des
équipements collectifs économisés,
etc. Les gouvernements des pays
exportateurs, qui y gagnent un
exutoire à leur incapacité à remplacer les emplois qu’ils détruisent à la campagne, et dont une
partie croissante des administré(e)s
ne survit que grâce à l’argent envoyé par les migrantes. Même les
banques en redemandent : non
seulement pour nettoyer leurs locaux nuitamment, mais aussi parce
que le transfert des salaires de
Madrid à Quito ou de Paris à
Manille rapporte souvent 10 % des
sommes, maigres pour chaque travailleuse mais colossales une fois
additionnées à l’échelle internationale.
En tout cas, comme le soulignent Destremau et Lautier, le
travail des domestiques est loin de
Notes de lecture
ressortir de « l’esclavage moderne ».
Il n’est pas la survivance d’un
mode de production archaïque,
mais au contraire un élément tout
à fait fonctionnel, intégré et même
en plein développement, du capitalisme, aujourd’hui néolibéral et
global. Ou, pour le dire autrement,
du patriarcat raciste. On attend donc
avec d’autant plus d’impatience
d’autres travaux sur cette question !
Jules Falquet
Sociologue
Université Paris 7 – Denis Diderot
Pascale Molinier – L’énigme de
la femme active : égoïsme, sexe
et compassion
(2003). Paris, Payot, 275 p.
J’ai fait preuve d’égoïsme : je
me suis enfermé, j’ai lu le livre
de Pascale Molinier et je vous
conseille d’en faire autant si vous
ne l’avez pas encore fait. J’ai
éprouvé un grand plaisir à cette
lecture, car l’auteure nous amène
à (re)penser la division sexuelle
du travail en utilisant un vaste
arsenal culturel dans son analyse :
de la littérature au cinéma, en passant par la psychologie du travail
et la sociologie. Le résultat est un
livre brillant qui nous propose
une nouvelle façon d’analyser le
travail et la division sexuelle du
travail en utilisant la psychodynamique du travail, les théories
féministes et en incorporant les
dimensions émotionnelle et sexuelle
du travail.
Incontestablement, cet ouvrage
fait avancer à la fois les théories
féministes et la psychodynamique
du travail en incorporant : les im-
239
plications psychopathologiques de
la représentation sociale de la virilité et de la féminité ; les dimensions associées à la conciliation
du travail rémunéré et du travail
domestique ; et la dimension sexuée
du travail. D’ailleurs, ces trois
points ont été soulevés par Hirata
et Kergoat 5 comme des défis théoriques à être relevés par la psychodynamique du travail. Aujourd’hui, grâce à l’œuvre de Pascale
Molinier, on peut considérer ces
défis surmontés.
Ce qui est particulièrement intéressant est que l’auteure rompt
avec une conception statique et
dichotomique du travail masculin
et féminin. Pascale Molinier théorise les rapports sociaux de sexe
d’une manière dynamique. Elle
considère les différents rapports
sociaux (de classe, de race et
d’ethnie, d’âge) et en même temps,
elle rompt avec une conception
hétérosexuelle du travail. L’auteure
s’intéresse « au processus de
construction et de transformation
du masculin et du féminin » et,
dans cette dynamique, elle nous
démontre que « le noyau dur du
système social de sexe n’est pas
la sexualité, mais le travail ». Le
travail a le pouvoir de nous modifier. C’est le travail qui crée le
genre.
Dans cette démonstration de la
création du genre par le travail,
5
Hirata Helena, Kergoat Danièle (1988).
« Rapports sociaux de sexe et psychopathologie du travail ». In Dejours
Christophe (ed). Plaisir et souffrance dans
le travail. Tome II. Paris, AOCIP.
240
l’auteure nous fournit maints
exemples à propos des infirmières,
des chirurgiennes, des ingénieures,
etc., pour nous démontrer « la suprématie du masculin non seulement en termes de qualification,
de salaire, de progression de carrière, mais surtout en termes de
pouvoir d’action ». Les analyses
faites par Pascale Molinier prennent
toujours en considération les hommes et les femmes, non comme
deux groupes naturels, binaires,
homogènes et immuables, mais
insérés dans des rapports sociaux
dynamiques ancrés dans un contexte
sociohistorique.
Dans la deuxième partie du livre,
elle nous amène vers l’univers des
activités féminines, surtout celles
qui sont socialement orientées vers
le souci d’autrui. C’est une dimension centrale dans les différents
métiers traditionnellement féminins. Lorsqu’il est réussi, ce souci
d’autrui reste invisible et ne laisse
pas de traces. Il implique souvent,
pour être efficace, l’anticipation
des besoins et des demandes
d’autrui.
Dans cette partie du livre, non
seulement la dimension émotionnelle (charge émotionnelle et travail émotionnel) est présente, mais
aussi la dimension sexuelle où le
corps ou une partie du corps de la
travailleuse est instrumentalisé dans
la production d’un service. L’aspect
sexuel est présent puisque les
travailleuses, pour avoir accès à
l’emploi et s’y maintenir, doivent
être des actrices sexualisées, afficher une certaine apparence (elles
Notes de lecture
ne peuvent pas sembler fatiguées,
ni porter des bijoux, le maquillage doit être discret) et, dans plusieurs cas, avoir un contact physique même avec le corps des
patients ou des clients.
L’utilisation du corps au travail
a toujours été analysée du point
de vue du corps fatigué, les analyses étant centrées sur la dimension physique du travail, qui brise
le corps. Molinier rompt avec cette
tradition et nous montre comment
le travail, à travers l’imposition
de maintes disciplines, normalise
le corps : qu’on pense à la discipline des uniformes, aux règles du
maquillage, aux codes vestimentaires, aux critères de sélection du
personnel. Le travail exercé dans
le cadre de ces normes façonne
les corps, mais surtout les corps
féminins.
Dans la troisième partie, l’auteure
nous montre comment, dans le
travail au masculin, la virilité est
utilisée dans la construction de
l’inexpressivité émotionnelle des
hommes : « Ce qui est jugé honteux, indigne d’un homme, c’est
d’être incapable de maîtriser le
courant tendre de ses émotions,
c’est de fuir, de s’effondrer devant
une situation difficile. »
Finalement, la quatrième partie développe une critique de la
féminité et nous amène à la constatation que « grâce à la division
sexuelle du travail, les hommes sont
mieux protégés que les femmes
d’avoir à éprouver la souffrance
d’autrui ». Ainsi, d’une part, les
hommes sont plus à l’abri de la
Notes de lecture
fatigue de la compassion, cependant, d’autre part, ce déficit
d’élaboration psychique les fragilise davantage, surtout « lorsque
la vie se dérobe sous leurs pieds ».
Cet éloignement de la compassion
permet aussi à certains hommes
d’accéder à une position égoïste,
c’est-à-dire à la possibilité de
subordonner les intérêts d’autrui,
tout en privilégiant les intérêts du
moi. Selon Molinier, « L’égoïsme,
c’est souvent ce qui manque aux
femmes pour affirmer leur autonomie créatrice. »
Pour conclure, il faut comprendre qu’il est impossible de rendre
justice à ce livre dans l’espace
consacré à un compte rendu. Bref,
c’est un livre irremplaçable sur les
deux expériences fondamentales
de l’accomplissement de soi : le
travail et l’amour qui, dans ce livre,
font l’objet d’une seule et même
problématique. Un livre passionnant à lire avec les yeux du cœur.
Angelo Soares
Sociologue, professeur en gestion
Université du Québec à Montréal
Michèle Riot-Sarcey, Thomas
Bouchet, A n t o i n e P i c o n –
Dictionnaire des utopies
(2002). Paris, Larousse, 284 p.
Cherchant à rompre avec une
vision anhistorique – on pourrait
dire traditionnelle – des utopies,
cet ouvrage collectif, très documenté et fourmillant d’indications
précieuses, cherche au contraire à
situer les diverses utopies par
rapport à « l’instance du présent
historique d’où émergent ces dif-
241
férentes constructions projectives ».
Refusant de les limiter aux hérésies
et subversions de toute nature
comme aux formes totalitaires qui
ont pu en émerger, les auteurs de
cet ouvrage, en considérant les utopies comme appartenant au présent, en illustrent la « survivance
d’un passé inaccompli, sorte de réminiscence d’un besoin inassouvi »
face à un « présent conflictuel ».
Il est impossible de prétendre
rendre compte ici de cet ouvrage
foisonnant et surtout proliférant,
permettant d’effectuer une multitude de recoupements inattendus
et de rencontres fulgurantes au détour des pages que l’on feuillette
dans la continuité ou le désordre.
Faire dialoguer les auteurs, les événements et les périodes historiques est l’une des belles réussites
de ce livre qui ouvre sur un labyrinthe que les auteurs dessinent
pour nous, pleins et déliés d’une
cartographie d’univers ouverts, fruit
d’hybridations et de cheminements
souterrains. Le plaisir est là de
sauter d’une question à une autre,
d’y accrocher une figure, un
groupe, de les suivre dans le déroulé d’aventures toujours potentielles, de rebrousser chemin et
de découvrir d’autres passages du
rhizome. Des rencontres.
Notre lecture a ainsi été vagabonde, revisitant avec émerveillement les ressources cachées que
le travail des auteurs a mis au
jour sur des thématiques que l’on
croyait connues. C’est le fil que
nous tirerons dans la lecture nécessairement partielle et partiale
242
que nous proposons ici. L’entrée
par les féminismes va conduire
notre pérégrination et nous permettre de rendre compte de la pertinence des entreprises utopiques,
problématiques et actuelles. Par la
diversité de leurs cheminements
les féminismes anglais, américains
et français évoqués dans ce dictionnaire permettent de saisir les
modulations et les singularités
d’une idée apparemment générale
mais qui se décline de manière à
la fois historique et singulière. Si
c’est au cours de la Révolution
anglaise que vont s’énoncer de
nouveaux types de relations entre
hommes et femmes à la faveur de
la place laissée aux femmes dans
les congrégations des Diggers ou
des Levellers, c’est bien parce
qu’en réaction à l’Église établie,
ces mouvements développent,
selon Christopher Hill, « une sorte
de communisme » (1972) où la
critique de l’autorité se double de
la mise en place de communautés
volontaires. Dans ces groupes où
se pratique le « consentement
conscient », le mariage se mue « en
simple déclaration d’intention » et
des « pratiques démocratiques de
prise de parole [comme] la liberté
de prêcher pour tous et pour
toutes » sont adoptées (91). Le
double ancrage dans l’idée d’un
« Commonwealth », où l’égalité
de tous/toutes doit être respectée
et dans la liberté individuelle et
religieuse de tout être humain,
constitue le fondement spécifique
d’une société dissidente quant aux
rapports de genre. C’est un monde
Notes de lecture
« la tête en bas » (Hill, 1972, The
World Turned Upside Down).
L’utopie démocratique est ici
étayée sur une égalité entre les
hommes et les femmes, à l’exact
opposé de la position adoptée un
siècle et demi plus tard par les
révolutionnaires français qui placent la sphère politique publique
sous l’autorité de l’universel préfiguré par les hommes (Thomas
Laqueur, 1990, The Making of
Sex, 1992, La fabrique du sexe ;
Geneviève Fraisse, 1995, Muse de
la raison). « Désordre, passion,
hystérie », pour reprendre les termes de Geneviève Fraisse, « La
Révolution française inaugure un
long processus de mise à l’écart
des femmes de l’histoire » (RiotSarcey). De la même façon, les
féministes américaines ne purent
obtenir de droits politiques à la
Déclaration d’indépendance en
1776, mais ce qui distingue sans
aucun doute leur position de celle
de leurs homologues françaises fut
l’édification d’expériences utopiques qui regroupèrent des femmes, comme dans l’exemple du
Women’s Commonwealth implanté au Texas en 1866 par des
religieuses piétistes qui voulaient
accueillir une société essentiellement composée de femmes. Plus
tard, d’autres imaginèrent, à l’instar
des expériences fouriéristes, des
communautés plus égalitaires
comme le relate Mary Howland
qui publie en 1874 un roman,
Papa’s Own Girl, inspiré par son
passage au Familistère de Guise.
Mais de manière plus étonnante,
Notes de lecture
des femmes explorent de nouveaux
modes de vie avec des « maisons
sans cuisine » en même temps
qu’émerge l’idéal de l’Amazone
que relaiera, au cours des années
1960, une littérature de science
fiction qui voulut « penser à travers le genre ».
Ce rapide survol permet de définir l’entreprise de ce dictionnaire
comme un travail de déconstruction des visions massifiantes qui
écrasent les différences et les singularités des diverses expériences,
pensées et pratiques. Un tel parti
permet, au contraire, de rendre
visibles les strates occultées de
l’histoire des utopies et d’en permettre une lecture transversale, en
mineure, aux marges où s’hybrident et convergent des idées et des
tentatives a priori éloignées. En
ce sens, cette démarche est fructueuse et enrichissante car, dépassant le catalogue linéaire, elle favorise les voies de traverse et les
rencontres auxquelles nous n’étions
pas préparés.
Liane Mozère
Professeure de sociologie
Université de Metz, Laboratoire ERASE
Philippe Artières, Jean-François
Laé – Lettres perdues. Écriture,
amour et solitude (XIXe – XXe
siècles)
(2003). Paris, Hachette « Littératures »,
268 p.
Sous le beau titre Lettres
perdues. Écriture, amour et solitude (XIXe – XXe siècles), Philippe
Artières et Jean-François Laé traquent des « pratiques clandes-
243
tines » d’écritures on pourrait aussi
dire ordinaires et en quelque sorte
gardées par devers soi ou en tous
cas dans un entre-soi qui ne cherche pas à s’exposer. Traces imperceptibles, ces fragments de vie
ainsi restaurés d’une certaine manière hors-sol donnent à voir des
éclats d’existence, tantôt fulgurants, tantôt banals, mais auxquels
on reste appendu, comme dans un
souffle. Le souffle même de la vie
qui les a traversés impétueusement,
insidieusement ou à bas bruit.
Leur statut improbable accentue
encore la perception de l’intermittence que l’on en retire à travers les mots, les expressions et
les fautes d’orthographe qui en
émaillent la lecture. Intermittence
peut-être exagérée dans la mesure
où l’on n’en saisit aucune des
extrémités, si ce n’est par l’entremise de souffrances évoquées,
d’enfermements subis ou de passions inabouties. La curiosité que
ces écrits, dispersés au gré des
déménagements, des cataclysmes
personnels, du recueil du collectionneur ou des enregistrements
sociaux quelconques, éveillent estt-elle pour autant nécessairement
un voyeurisme coupable ou morbide ? Autrement dit, notre irruption dans ces univers intimes et
minuscules, qu’évoque de manière
si subtile Pierre Michon, force-telle un passage ouvrant à une vérité
supposée sur les scripteurs ? Les
auteurs ne le prétendent nullement, ils se contentent de donner
à entendre, comme à voir des
bribes d’existence, non situées,
244
que le roulement du monde ignore
et balaie. En ce sens, ces supports
incertains et labiles que sont les
livres de bibliothèque pour les
prisonnières rédigeant des « biftons,
dont nous ne connaissons en définitive que ceux qui ayant été
confisqués ne seront jamais parvenus à leur destinataire, les lettres
et le récit enfiévré de Léandre »
incitent les auteurs à tenter une
« analyse du ‘très quotidien’ » dont
les ressorts nous fascinent mais en
même temps nous laissent perplexe. Peut-on véritablement considérer ces écritures fragmentaires
comme des archives du quotidien,
peut-on les prélever ainsi sans
précaution du terreau dont elles
sont extraites un moment et pour
toujours ? Autrement dit, peut-on
en saisir l’intelligence hors de tout
contexte ? L’affaire est délicate et
nous ne trancherons pas pour
laisser aux auteurs le bénéfice de
leur singulière entreprise qui permet d’entrevoir de petites tragédies, des aventures et des lignes
de fuite qui nous affectent. En ce
sens leur livre est une réussite.
Liane Mozère
Professeure de sociologie
Université de Metz, Laboratoire ERASE
Régine Bercot – La maladie
d’Alzheimer : le vécu du conjoint
(2003). Ramonville Saint-Agne, Erès,
136 p.
À partir de longs entretiens avec
trois personnes dont le conjoint est
atteint de la maladie d’Alhzeimer,
la sociologue Régine Bercot traite
du lien conjugal, de sa puissance
Notes de lecture
et de sa reconfiguration lors de
cette épreuve. Elle aborde aussi, à
travers les témoignages de ces interlocuteurs, la solitude des uns et
des autres et la défaillance de
l’État quant à la prise en charge
de la maladie. Son récit compte
trois moments, structurant les
grandes phases de cette maladie et
l’organisation de la vie quotidienne
du couple : la mise au jour de la
maladie, la période du soin à domicile, le placement en maison de
santé.
Les conjoints, une femme,
Manuelle, et deux hommes, Marc
et Guy, ont vu peu à peu, avec des
processus un peu différents pour
l’une et les autres, la personne avec
qui ils avaient « fait famille » se
perdre dans le temps et la reconnaissance de soi. Manuelle et
Guy pensent d’abord qu’il ne
s’agit que de signes habituels de
vieillesse : qui n’est jamais sorti
d’une pièce sans s’être demandé
ce qu’il était venu y faire ? Ils
pensent aussi que ce peut être
d’autres manifestations de la maladie de Parkinson, déjà détectée
chez leur conjoint. Marc, quant à
lui, avait vu depuis plus longtemps
sa femme dépressive et malade et
se sentait responsable, coupable de
son état. Pour les premiers, l’annonce
du mot Alzheimer a été difficile
parce que la définition de la maladie n’a pas changé leurs sentiments d’impuissance vis-à-vis de
leurs conjoint(e)s malades ; pour
Marc, cela lui a permis de ne plus
s’attribuer à lui-même la cause de
la maladie et de surmonter un
Notes de lecture
sentiment de culpabilité. Car tant
que la maladie d’Alzheimer n’est
pas pleinement identifiée « le
conjoint se sent ‘mélangé’ à la
maladie, comme pris dedans, ne
sachant dans cette maladie ce qui
vient de soi ou de l’autre ».
Cependant il faut d’abord détecter la maladie : le conjoint ne
veut pas voir ; mais le malade ne
veut pas non plus montrer ses défaillances : « En début de maladie
[…] il notait beaucoup, cela me
semble être le signe qu’il cherchait à faire face et à masquer ses
pertes de mémoire et de repères »,
remarque Manuelle 6. Le médecin
habituel n’ose pas non plus se prononcer. Alors les enfants peuvent
signaler que l’attitude de leur père
ou de leur mère est inquiétante et
le médecin envoyer consulter un
spécialiste. La maladie est nommée,
il faut faire avec elle et y faire face.
D’abord par toute une période de
soins à domicile.
Régine Bercot, si elle laisse la
parole à ses interlocuteurs, a construit
son livre, organisé la présentation
de ses entretiens ; c’est bien alors
la sociologue qui apparaît en filigrane de cette construction. Dans
toute la partie concernant les soins
à domicile, elle traque la réorganisation de l’ensemble du mode
de vie dans son rythme ou ses
relations aux autres et montre
l’importance incontestable de ce
6
Voir aussi le livre Small World de Martin
Sutter (Paris, Christian Bourgois, 1998) qui
nous raconte toutes les pirouettes que son
héros accomplit pour cacher ses pertes de
repères
245
conjoint qui se trouve « au centre
de la communication et de la gestion des différents intervenants ».
Il faut d’abord que le conjoint
accepte « son » malade, ses déambulations la nuit, son agressivité
ou sa passivité. « Le malade est
confronté à ses incapacités et au
fait qu’il ne peut plus tenir les
rôles qu’il avait négociés dans la
société et dans le couple. » Le
conjoint va devoir alors affronter
la difficulté de changer aussi de
fonction et devenir maternant tout
en gardant le même statut de
conjoint. L’énonciation de la maladie, les mots pour le dire, avaient
déjà été des points essentiels dans
la reconstruction de la fonction,
puis de l’identité du conjoint qui
va passer d’une position d’allié(e)
à celui de soignant(e) ; lors des
soins à domicile, il faut continuer
à exercer une double fonction
troublante pour le statut. Et l’on
s’aperçoit ou plutôt devine que cette
complexification des relations de
couple s’effectue dans le moule de
leur mise en place quelque trente
ans plus tôt : Manuelle reste soumise à Mathieu, Guy protecteur de
Fossette et Marc envahissant pour
Sarah.
Le conjoint court encore le
risque soit d’être happé par la maladie de l’autre, comme Guy qui
s’identifie souvent à son épouse,
soit de tomber malade lui-même
comme Manuelle ou Marc qui,
tous les deux, ont eu des ennuis
importants de santé. Car la tâche
est lourde, très lourde, trop lourde.
Il faut s’installer dans une routine
246
de la maladie, et les relations
sociales sont constamment
« déstabilisées et déstabilisatrices ».
Les amis, impressionnés par la
maladie d’Alzheimer et les soucis
du conjoint valide, peuvent
s’éloigner ; d’autres peuvent cependant devenir plus proches. Les
enfants sont, semble-t-il, jugés
encore plus démunis par le parent
lucide, qui cherche alors à les
protéger. Il s’agit d’une affaire de
couple plus que d’une affaire de
famille, tout au moins dans la
perspective de ce livre.
Il faut aussi réorganiser la vie
quotidienne et organiser le soin et
l’aide à domicile. « Pour cela, il
[le conjoint] devra concilier à la
fois les besoins du malade, les
siens mais aussi les ressources
dont il dispose. Il est très démuni.
Il ne connaît pas les aides existantes [de toutes façons bien
limitées]. Il ne sait comment s’y
prendre. Tout cela concourt à son
inquiétude ; il a besoin de soutien
sur le plan psychologique et
matériel. » Or, il y a bien peu de
personnes ressources : ce n’est pas
le problème des médecins, qui ne
sont que des experts de la
maladie ; l’administration sanitaire
s’englue dans ses règlements. Marc
décrit une « anecdote » révoltante
de ses difficultés de conjoint,
lorsqu’il devait aller à l’hôpital
chercher un médicament : « Par
deux fois, le directeur administratif nous a interdit de rentrer
dans l’enceinte de l’hôpital. Sous
le prétexte que des gens du quartier venaient abusivement pour y
Notes de lecture
garer leur voiture. Je devais donc
laisser mon véhicule à l’entrée et
transporter mon épouse comme je
pouvais sur des distances qui sont
assez importantes. Et par deux fois,
quand je suis sorti, je n’ai pas
retrouvé mon véhicule parce que
les flics l’avaient mis à la
fourrière. » Toutes ces difficultés
matérielles, grandes ou petites, se
cumulent et s’ajoutent aux difficultés financières des soins à domicile et ouvrent le chemin, dans
l’esprit du conjoint, à la nécessité
(si les moyens financiers le permettent encore !) de trouver un
accueil en institution. Chemin douloureux à parcourir : « Le conjoint
se sent coupable de rechercher
l’appui des institutions car cette
recherche peut être interprétée
comme un désengagement, une
volonté d’être soi-même soulagé.
Vaincre, apprivoiser cette culpabilité, accepter l’idée que le bienêtre du malade suppose aussi le
bien-être du conjoint, constitue un
long chemin. »
Une autre vie de couple va alors
s’organiser, lorsque le malade sera
en institution. On assiste de nouveau à une réorganisation des rôles
de chacun, où le conjoint peut
retrouver une fonction correspondante à son statut même de conjoint.
La prise en charge du malade par
des personnes étrangères à la
famille va permettre à cette dernière de se retrouver et de renouveler une proximité affective : les
nouvelles des uns et des autres
circulent par le biais du malade
ou de son lieu et de ses objets,
Notes de lecture
comme le cahier de la chambre
de Sarah où tous les visiteurs
écrivent leurs impressions et lisent
celles des autres. Le malade devient un médiateur. Il faut aussi
se préparer au départ du malade,
à la mort de quelqu’un avec qui
vous ne communiquez plus de la
même manière mais auprès de qui
vous aimez toujours être ; il faut
« de nouveau penser à un autre
passage ».
Régine Bercot conclut que le
rapport à la maladie de l’autre est
une expérience qui se joue sur le
registre de l’action, les soins à
donner, les aides à trouver, le
r yth me de vie qu i touche à
l’intime du couple et à l’identité
de chacun se module nécessairement. Il faut sortir de l’envoûtement de cette maladie, renoncer à
une certaine fusion avec l’autre
pour exister de nouveau. S’agiraitil alors de l’envoûtement que
provoque un imaginaire dénué de
247
symbolique ? Un monde à soi
sans entrée pour l’autre ? Ces
entretiens traitent du lien social.
D’abord de la condition même du
lien : la communication, la parole
et ce fameux nœud entre imaginaire et symbolique. Puis des différentes facettes du lien : facette
de sociabilité primaire avec le lien
conjugal, de sociabilité avec les
liens amicaux ; enfin d’organisation sociale avec les services d’aide
à domicile et les institutions
d’accueil. Régine Bercot démontre,
dans ce livre émouvant, que si
l’on veut que les premières puissent continuer à exister, il faut le
relais des secondes. Une leçon à
retenir pour les responsables des
politiques publiques…
Anne Cadoret
Sociologue
GRASS-IRESCO-CNRS