Entretien avec Jean-Claude Passeron

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Entretien avec Jean-Claude Passeron
Entretien avec Jean-Claude Passeron
Entretien avec Jean-Claude Passeron
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Jean-Claude Passeron invité par la section de sociologie de l’ENS-LSH (Lyon)
a accepté de répondre aux questions des élèves et doctorants de l’Ecole. Il est
revenu sur ses grands thèmes de recherche (sociologie de la culture, sociologie de
l’éducation, épistémologie des sciences sociales) et son itinéraire scientifique, ainsi
que sur la posture intellectuelle du sociologue.
Il a d’abord travaillé comme alter ego de Bourdieu dans les années 1960,
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notamment en sociologie de l’éducation (Les Héritiers, La Reproduction ) puis
avec Jean-Claude Chamboredon et de nouveau Pierre Bourdieu, il a rédigé ce qui
reste un ouvrage majeur d’épistémologie des sciences sociales: Le Métier de Sociologue.
Ensuite, il a pris ses distances avec l’auteur de La Distinction pour mener, à
l’écart des cénacles parisiens, d’autres travaux de sociologie empirique
(sociologie de l’art et de la réception artistique) et une réflexion épistémologique
décisive inscrite dans la perspective webérienne qui a abouti en 1991 à la
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publication du Raisonnement Sociologique . Son activité l’a conduit à établir
des ponts avec l’histoire et l’anthropologie, tirant les conséquences de ses préceptes
sur l’identité de méthode et d’objet dans les sciences sociales, à travers la
collection «Enquête» qu’il dirige.
Il nous invite à retracer avec lui les grandes lignes d’un parcours intellectuel et
scientifique…
Nous proposons de répartir le temps de discussion en quatre parties. Une première
concerne la légitimité culturelle. Que pouvez-vous nous dire sur ce concept central dans les travaux que vous avez écrits en collaboration avec Pierre Bourdieu?
1.Nous remercions la section de sociologie de l’ENS-LSH qui a organisé la venue de J.-C. Passeron et qui nous
a permis d’enregistrer cette conférence. Nous nous sommes efforcés dans la retranscription de conserver la vivacité du style oral et de soigner la présentation pour en rendre la lecture plus agréable. Ce texte n’a pas été
amendé par l’auteur et nous assumons seuls son contenu ainsi que les modifications qui lui ont été apportées.
2.Une bibliographie non-exhaustive reprendra les principaux travaux de J.-C. Passeron à la fin de cette retranscription.
3.J.-C. Passeron, Le raisonnement sociologique, Paris, Nathan, 1991.
REVUE TRACÉS n° 4 – automne 2003 – p. 127-144
REVUE TRACÉS n° 4 – automne 2003
Jean-Claude Passeron: beaucoup de gens disent «légitimité culturelle». Pour
moi, ce n’est pas le concept central dans le fonctionnement de ce qui se joue
dans l’ordre symbolique quand deviennent agissantes dans la tête des acteurs ce que
Weber appelait des « représentations de légitimité ». Ce n’est pas une propriété
intrinsèque de personnages, de textes, d’œuvres ou d’institutions, ce sont des
représentations qu’ont les acteurs et qui facilitent – ce qui ne veut pas dire que ce
sont des choses déterminantes – l’obéissance à l’ordre dont il s’agit (religieux, politique, culturel, éducatif etc.). Parce que les gens ont dans la tête que cet ordre est
légitime. C’est une croyance des acteurs, ce n’est pas une théorisation du
sociologue, ce n’est pas une propriété substantielle assignée par exemple à
certaines œuvres de culture légitime ou de culture de quelques-uns, ou de culture
de classes privilégiées, ou de culture d’élites professionnalisées dans certains arts,
écrivains, peintres ou critiques d’art… […]
«Représentation de légitimité», cela signifie que c’est une catégorisation du monde objectif qui joue un rôle dès lors que les acteurs l’ont dans la tête. Et dans ce senslà, une représentation de légitimité, c’est autre chose, peut-être moins,
peut-être plus contraignant – je ne sais pas – qu’une représentation de légalité.
Aussi ai-je été amené à répondre, en rappelant cette définition, parce que
l’objection était: «mais pourquoi considérerez-vous que des messages, des œuvres,
des sculptures… sont destinées à être légitimes plutôt que d’autres? Quels critères
donnez-vous dans un message, dans un système de signes ? Il y aurait un indice
de la légitimité ! » Il n’y en a pas dans le texte ! C’est pourquoi dans le sens des
formalistes russes, c’est une des questions, très antisociologiques, synthétisée
par Todorov. Un texte, c’est quoi? C’est tout ce qui se passe entre le premier mot du
texte et le dernier mot du texte, c’est la textualité du texte. Qui parle,
d’où, dans quelles conditions, par quels circuits de diffusion, sur quel support, par
quel canal ? C’est hors du message, c’est hors du texte. Et à qui, à quel
récepteur, bien ou mal luné, ayant des enfants ou dans l’attente de passer
sa nuit tranquille en faisant sa digestion même si c’est en regardant un
tableau, ceci est exclu par la théorie de la littérature, de la littérarité, de ce qui
est littéraire dans un texte. Ça, c’est chercher dans le texte les raisons du statut du
texte. Le sociologue ne raisonne pas comme ça, donc je rappelle que «légitimité»,
c’est bien sûr quelque chose qu’il faut placer dans son rôle. Constatable,
observable historiquement, d’analyseur de ce qui fait l’influence. Il n’y a
pas que la force nue […] qui impose. Le symbolique, tout cela, c’est des forces
d’imposition.
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Entretien avec Jean-Claude Passeron
Il se trouve que, sur un secteur, bon je le dis au passage, surtout dans
La Reproduction, nous avions essayé de nouer ce lien entre des rapports de force et les
rapports de sens. Vous allez les observer séparément, mais vous observez que pour
que se nouent des rapports de sens, il faut qu’on oublie une partie des rapports
de force. J’aurais tendance à dire que c’était la lecture de Bourdieu, mais à vrai dire
elle était pas de moi, elle était de Pascal. Implicite dans La Reproduction,
c’est bien sûr la lecture des Pensées de Pascal, et de ce qu’il appelait « la double
chaîne»: les chaînes de nécessité et les chaînes d’imagination, dans une dialectique;
il dit « renversement du pour ou contre », où quand on croit saisir la force de la
force, on saisit la force de la représentation symbolique. Ce sont tous les développements sur la coutume, que le peuple croit naïvement, pensant que les grandeurs
d’établissement sont des grandeurs de nature, intrinsèques. Pascal, évidemment,
tente parfois de se confondre avec le «demi-habile», parce qu’il a reçu de Montaigne
la critique de la coutume […], [critique] relativiste, sur le fait qu’il n’y a pas de
grandeur en soi, ou de légitimité en soi d’un pouvoir, ou de l’aristocratie, c’est
du « bluff symbolique » et c’est de la draperie symbolique des rapports de force.
Elle rend plus impressionnant, elle introduit de la distance.
Il critique, comme s’il était lui-même un demi-habile, enfin un sceptique,
un libertin, quand il dit: c’est la «grimace sociale». Donc il y a bien une critique,
mais l’essentiel, c’est ce qu’il dit : « il faut aller au-delà ». Donc le demi-habile a
raison, à moitié raison, il a vu la «grimace sociale» mais il n’a pas tout vu. Par exemple,
Pascal illustre en disant: «cette union du peuple salie». Non pas en dépit de leur naïveté, parce qu’ils croient réellement qu’il y a une grandeur intrinsèque, mais à cause de leur naïveté même, parce que ça produit chez eux le consentement à
l’ordre établi, au respect de la hiérarchie, et par conséquent il dit : « pour penser
que les opinions du peuple sont saines, pour des raisons politiques, il faut avoir une
idée politique derrière la tête ». C’est celle qu’il appelle du troisième degré, c’est
celle de «l’habile». L’habile, c’est lui-même, c’est à dire celui qui donne la raison
qui fait qu’on donne raison au peuple en sa naïveté contre les demi-habiles en leur
début de sens sociologique. […]
La guerre civile est le plus grand des maux ; donc les opinions du peuple
sont saines, en ce sens qu’en se trompant, il se trompe au service de l’intérêt
collectif, de la société, et donc de sa hiérarchie. […] Le symbolique et la force du
symbolique tiennent une place considérable chez ce premier anthropologue
relativiste qu’est Pascal. C’est un des points de départ de l’analyse à l’anthropologie
de la domination. Donc Pascal avait vu le rôle que joue le consentement à la
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domination, c’est à dire la méconnaissance des rapports de force. Le peuple ne sait
pas pourquoi il obéit mais comme dit Pascal dans Les Pensées : «je pourrais ne pas
m’incliner devant ce noble qui passe dans son carrosse, sur la route de Versailles, mais
je sais que si je ne me plie pas, que je ne me retire pas, révérencieusement, eh ben il
peut sortir et me faire donner les verges par son laquais. » C’est la force que, en
habile, j’anticipe. Tandis que le peuple lui aussi anticipe, mais il reconnaît les grands
en méconnaissant ce qui fait la force des grands, et voilà la source, bien sûr, de
cette formule qu’il y a dans La Reproduction : «c’est la méconnaissance des rapports
de force qui fait la reconnaissance de la légitimité des rapports de sens »,
de signification.
Une légitimité ou des légitimités ?
J.-C. P. : ce n’est pas les mêmes ordres légitimes, dans l’ordre religieux, dans
l’ordre politique etc. Le point de départ de toutes nos analyses, c’était évidemment
d’avoir transposé ce concept de légitimité à un ordre dont Weber ne parlait pas, qui
est l’ordre culturel – à son époque, «culture», c’était un mot trop vague, un ordre
symbolique parmi d’autres. Voilà pourquoi on s’est emparé de «légitimité» pour en
faire une légitimité culturelle, à l’époque de La Reproduction. Mais j’attirais
l’attention sur le fait que, si on repart de Weber, l’intuition anthropologique, c’est
le processus de légitimation qui est à analyser pour l’historien, ses conditions, ses
instruments, les conditions de cécité, les conditions de méconnaissance, ce qui se
passe, ce qui fait que cela s’est bien passé ou mal passé. Et aux yeux de quel groupe
c’est mal passé […].
Tout cela, ce sont des légitimités qui vont et qui viennent, qui se combattent.
Parce qu’il y a divers ordres de légitimité qui se disputent. L’ordre religieux dit :
«c’est moi qui ai le plus de légitimité.» Et inversement pour le politique, inversement pour le culturel, l’éducatif. Parce que dans la même légitimité politique, il
n’y a pas une légitimité, une pensée. «Ah! Pensée unique, pensée dominante…»
Mais il y a trente-six pensées dominantes! Tout le monde appelle «pensée unique»
la pensée qui n’est pas la sienne. Mais tout le monde dénonce une pensée unique.
Je vois, vers la droite, vers la demi-droite, vers l’extrême droite, vers le bassin, ou au
contraire – comment on dit là –… l’angélisme des intellectuels de gauche! Pensée
unique ne veut rien dire pour la description sociologique. Justement, il y a des
légitimités, elles se disputent la légitimité, du parler vrai en politique par exemple.
Pourquoi il y a une histoire de légitimité, qui est ce dont je viens de parler :
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légitimation toujours en cours. Cela a commencé… par exemple, pour les arts,
disons qu’à un moment donné, la Renaissance, la peinture entre en légitimation.
C’était un art mineur, c’était le propre des artisanats, alors qu’elle devient un grand
art, elle devient le summum même de l’art légitime dans les arts plastiques. Et ça
continue! Il y avait vraiment un mépris à propos de la B. D, du cinéma, des oeuvres
de Hitchcock etc. Un mépris pour de nouveaux arts, de nouveaux moyens de
communication. Et puis en quinze ou vingt ans, vous les avez vus se légitimer,
c’est-à-dire passer par le même chemin de légitimation que les autres arts […] se
donner les instruments de l’érudition, c’est-à-dire d’un rapport ennuyé, studieux à
l’art. […] Certains allaient voir un film, en découpant dans le noir les séquences, les
notant sur un bout de papier. C’était le début d’un commentaire spécialisé,
érudit, ascétique même souvent, d’une glose. L’askesis se substituait à l’aesthesis, au
rapport émotif à l’œuvre […] Donc la légitimation, c’est par exemple voir
apparaître des instruments de légitimation […].
Ces réponses sur les processus de légitimation appellent une question plus
large, peut-être, sur la sociologie de l’éducation et de la culture, sur l’inégalité
des chances d’accès, sur vos travaux avec Bourdieu, ainsi que sur ceux qu’il a
pu écrire par la suite, disons autour des mêmes inquiétudes…
J.-C. P.: pour revenir sur la divergence Bourdieu-Passeron, elle date de 1972. Le
dernier ouvrage que nous avons travaillé et publié ensemble, c’est La Reproduction,
un peu après Les Héritiers. Bien que nous ayons conservé en gros les mêmes
constatations ou analyses fonctionnalistes de sociologie de l’éducation et de la
culture, nous avons divergé sur un certain nombre de points sur lesquels je ne
m’étendrais pas.
Je reviendrai donc de préférence sur les instruments du sociologue de manière
générale, et sur le fait qu’on fait comme on peut. J’en reviens au questionnaire
étalé de 1961 à 1968, utilisé dans certaines analyses des Héritiers. C’est surtout un
rapport pédagogique, entre les étudiants et leurs études; il y a tous les tableaux des
questionnaires passés dans plusieurs universités françaises et qui mesurent les
variables sociologiques, le rapport aux études, le rapport au langage etc., parce que
dès le début une sociologie de l’éducation nous semblait expliquer les inégalités de
réussite, ou de persistance, ou de rentabilité de l’éducation. Ce n’est pas qu’il y ait
des inégalités, parce que cela, plus ou moins, tout le monde le disait, et sans
indiquer leurs ordres de grandeur ; mais à cette époque, personne ne voulait
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réellement parler de capital culturel […]. Nous parlions beaucoup d’héritage, à côté
des disparités de revenus dans la famille, à propos desquelles on entendait
«il suffit de donner des bourses à tout le monde», ou, comme le dira, en 1968, le
mouvement étudiant, « il faut donner un vrai salaire à tous, parce que comme
cela, au moins, même le fils de médecin ne dépendra plus de la richesse de son
père qui l’empêche de penser librement, il sera lui aussi libéré» […].
Il fallait donc bien sûr en finir avec l’explication biologique; cela ne date pas
de Pareto, c’est du vieux patrimoine […] Les meilleurs, à chaque génération, sont
prélevés par la circulation des élites et reviennent aux sphères supérieures. Bon, mais
il y a un deuxième argument de Pareto, qui est beaucoup plus important, c’est
celui, qui est franchement sociologique – ce n’est pas un constat – et qui est :
«heureusement que ça fonctionne, parce que, comme le dit Pareto, vous vous rendez compte, s’il faut faire de la dépense publique pour aller repêcher très loin de la
culture scolaire, avec des moyens supplémentaires, comme dans les ZEP, des gens
qui n’ont pas eu ce capital par leur famille… Pourquoi faire cette dépense
inutile, alors qu’il suffit de laisser jouer ce que les gens, ce que la famille font
gratuitement (des livres, des conversations, une proximité à la culture scolaire)!».
Pareto avait un raisonnement utilitariste : c’est une utopie de gauche, une
utopie chrétienne, évangélique qui n’a aucun sens économique, que de vouloir
instaurer l’égalité des chances, cela consiste à dépenser beaucoup pour avoir le même
résultat. Alors quand je dis que l’argument parétien contre la démocratisation de
l’école n’était pas mort à l’époque des Héritiers, au début des années 60… Cela
faisait partie du scandale, d’une part pour la pensée conformiste de l’université de
droite, qui imputait à Bourdieu et à moi d’avoir animé, comme un détonateur,
le brûlot de la contestation, et d’autre part pour la manière dont les contestations
politiques, étudiantes, anarchistes se sont emparées du thème de l’inégalité scolaire,
qui était aussi une caricature des résultats sociologiques. C’était comme si toute
scolarité était nécessairement un acte décisif et fondateur de tout ordre bourgeois,
c’est-à-dire que tout ordre bourgeois était un ordre hiérarchique intrinsèquement
lié à la reproduction par l’école et au crime antidémocratique que commettait
l’école.
Alors nous décrivions bien les complicités de l’école : « il n’y a pas besoin
de pédagogie pour enseigner, les intelligents se reconnaîtront d’eux-mêmes ».
Mais cela consistait à ignorer que la plupart des appréciations scolaires, les
catégories d’analyse du bon étudiant, l’école les pratiquait comme si elle avait le
gisement de tout. On raisonne, dans l’idéologie professorale, en termes de don,
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ou en termes bourgeois du XIXe siècle de mérite. On attribue à certains du mérite,
et les autres, c’est qu’ils n’ont ni le don, ni le mérite de vouloir travailler. Donc, à
ce moment là, nous nous situions par rapport à la vieille explication biologique
qui avait disparu mais qui, dans les discussions que j’avais avec Aron, revenait
souvent: «Mais quand même! L’intérêt social de la continuité du milieu familial
[…] Est-ce que vous prenez en compte les souffrances de l’héritier ? Cela existe
aussi! Pourquoi reprochez-vous à des parents de vouloir que leurs enfants ne déçoivent pas?» Donc il était resté dans la France, et chez les grands penseurs bien sûr
(Aron était un analyste politique d’envergure) cette résistance à l’idée que
l’obstacle à l’égalisation des chances n’était pas seulement économique. Nos enquêtes
n’ont jamais montré que les ressources des parents ne jouaient aucun rôle,
simplement nous refusions l’argument : « Lorsqu’on a donné à tous, les moyens
monétaires d’avoir à peu près la possibilité de réussir, c’est comme si on leur avait
donné en même temps les incitations, le désir de, l’amour de, la certitude qu’ils
allaient réussir ». Non, ça c’est dans l’héritage culturel, il n’y a pas que l’héritage
économique.
Une question d’ordre plus méthodologique, corrélée à la rupture disons idéologique que vous avez introduite avec Les Héritiers : comment était fait le
questionnaire ? Comment avez-vous mesuré ces inégalités ?
J.-C. P. : nous voulions montrer que ce n’était pas seulement la bibliothèque de papa dont parlent certains, plutôt des essayistes que des sociologues
d’ailleurs… Goblot, au début du XXe siècle, avait déjà parlé de cette facilité que
donne la bibliothèque de papa. C’est autant de travail que l’école n’a pas à
faire pour les enfants qui ont un héritage culturel. Je me souviens que dans tous les
questionnaires en direction des étudiants de l’université, pour connaître le degré
auquel les inégalités étaient déterminantes, pas seulement pendant leurs études
d’ailleurs, nous avions introduit toute une série de questions de pratiques culturelles.
Alors, nous avions rompu avec la pratique de la plupart des questionnaires qui
consiste à pratiquer le «souvent », « pas du tout », « fréquemment », etc. Ce sont
des catégories non mesurantes, où les catégories de répondeurs projettent leurs
représentations du «souvent». Allez-vous «souvent» au théâtre à Paris? «euh oui,
‘souvent’» !, plutôt que «de temps à autre» ou «pas beaucoup». Donc nous avions
rompu avec cette pratique. Ces catégories génériques, pour les appeler par leur nom,
mesurent mal. Elles sont biaisées. Donc, dès cette époque, nous les avions souvent
remplacés par de longs tableaux. […]
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Où était l’erreur sociologique? C’est tout simplement que – comment dire –
le sociologue prend souvent ses désirs pour des réalités. Quand il veut définir la
familiarité avec la grande peinture, il avait une tendance à dire: «bon, nous n’allons
pas la définir par les tableaux de maîtres reproduits sur le calendrier de la poste. Bon
prenons quand même, ce que c’est que d’aller au musée, de savoir reconnaître un
tableau, de savoir attribuer à Velázquez plutôt qu’au Titien, ou plutôt qu’à Picasso.»
Bon, donc nous avions vu à quel point on se trompe dès lors qu’intervient la
question intuitive de ce que c’est qu’être au courant, qu’être au fait […].
Mais il n’y a pas que par le questionnaire qu’on mesure. On mesure par le
recensement […]. Même chose dans le flux, comme je l’ai fait dans les musées. Cela
ne consiste pas à délivrer le questionnaire à des gens hors du musée, ou parce qu’ils
sont dans le voisinage, ou parce qu’ils sont dans votre école. Cela consiste à dire: je
veux prélever à peu près le flux de ce musée. C’était une enquête1 menée à Aix, où
nous avions étudié d’une part le flux annuel du musée, et, d’autre part, ciblé une
période d’enquête d’un mois et demi, sachant que c’est là qu’on avait une plus
forte proportion d’universitaires en vacances […]. C’était une observation ethnographique et donc c’était une mesure. On caractérisait le visiteur par le temps de
visionnement, vraiment arrêté, au-delà de deux secondes. […] Dans un musée, le
temps moyen qu’arrache en contemplation un spectateur, venu le visiter, ayant payé
pour rentrer, un tableau, est de huit secondes vingt centièmes. On mesure, et on
mesure l’extraordinaire variation devant les tableaux, comme par exemple selon
les catégories socioprofessionnelles. Comment mesurez-vous la modalité de réception? Tout simplement parce qu’on mesurait plusieurs choses. Et je ne le savais pas
vraiment, je savais que cela ne devait pas mesurer la même chose. Par exemple, le
temps de visionnement. C’était en considérant chaque tableau comme l’auteur du
pouvoir qu’il a de faire arrêter les gens et de faire que les gens le regardent. Donc il
y avait le temps de visionnement moyen: tout le monde ne s’arrête pas devant un
tableau. Et donc le temps de visionnement, c’est simplement une moyenne. Mais
le temps de visionnement, c’est aussi le pouvoir de rester; et le nombre d’arrêts, c’est
pas la même chose […].
C’est une interprétation, mais à un moment donné, il n’y en a qu’une: le nombre
d’arrêts mesure l’effet de légitimité. Et Cézanne était en tête pour le nombre
d’arrêts. Il est en tête, mais au temps de visionnement, il apparaissait pas avant le
dixième rang […].
1. J.-C. Passeron, E. Pedler, Le temps donné aux images, Marseille, CERCOM, 1991.
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Il y a un effet, dont on parle peu en France, d’ancienneté, une chose très
1
peu utilisée par les sociologues. Riegl a fondé sa théorie de l’art, ce n’est pas un
sociologue, c’est un historien, sur le concept de Kunstwollen. C’est le désir qu’a
l’artiste de faire de l’art. La découverte artistique est passée par une sorte de désir
de faire quelque chose de bien, en y passant plus de temps, et donc l’idée, c’est
que c’est la Kunstwollen qui fait le Kunst. Et dans les enquêtes, grâce à la sociologie
de la réception, j’ai dû introduire la Kunstwollen du récepteur: c’est une impression
d’art que celui-ci veut ressentir, et c’est ça que j’ai analysé. L’impression d’art
authentique, originaire. C’est le sentiment que je touche réellement la matérialité
de l’œuvre, je suis sûr que je touche ce que c’était il y a trois mille ans. […]
Ce n’est pas ce qu’il y a à voir, ce n’est pas seulement l’histoire, je sais simplement
que c’est ancien, et donc vous comprenez par là que même une reproduction de
plus en plus parfaite, et, pour certaines œuvres, de plus en plus indifférente,
pour les œuvres d’art contemporain, même s’il n’y a aucune différence dans une
reproduction, même si les traits distinctifs sont les mêmes sur l’original que sur une
copie parfaite […] l’effet d’ancienneté résiste […].
La constitution de catégories est coagulée par de l’affect. Elle est là, l’émotion,
la pulsion et Nietzsche en a fait une grande théorie de l’art, l’art c’est l’eros pour lui,
c’est la pulsion érotique, donc c’est une autre composante. Concevoir des affects de
sociologie de la réception d’une œuvre d’art, c’est essayer de se donner les moyens,
selon les publics, selon les heures, puisqu’elles n’appellent pas le même éveil des
composantes, de distinguer ces modalités de la réception en marche.
Alors précisément, revenons un peu sur cette fameuse sociologie de la réception, dont vous êtes l’un des instigateurs, avec quelqu’un comme de Certeau,
par opposition certainement à une sociologie de la consommation…
J.-C. P. : à cette époque de Certeau2 employait le terme de « braconnage ».
Alors au début, enfin bon moi je… Cette idée c’est qu’il y a un rapport des classes
populaires différent, et qui fait qu’ils ne sont ni aussi niais ni aussi passifs que
le croit la vulgate intellectuelle (Edgar Morin…) […] La thèse générale était :
ils se laissent aliéner par la production de masse. Hoggart3, lui, veut montrer
qu’ils ne sont pas aussi dupes que les intellectuels quand ils regardent ça de
1. A. Riegl, La culture moderne des monuments: son essence et sa genèse, Paris, Seuil, 1984.
2.M. de Certeau, L’invention du quotidien, tome 1, Paris, Gallimard, 1990.
3.R. Hoggart, La culture du pauvre, Paris, Ed. de Minuit, 1986.
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l’intérieur. Eux, ils prennent au pied de la lettre […]. Moi j’avais assisté à des
conférences. Mais il fallait voir en quels termes tactiques ils parlaient :
«Mais non! ça ça leur plaira! surtout à ces connards!» Il y avait une information
sociologique nulle sur la culture populaire! Et ils décidaient, ils rêvaient à haute voix
ce que devaient être les mass media pour être plus «masses», plus «peuple», plus
«people», et ainsi de suite. […] Et donc la grande description de Hoggart… J’avais
été choqué par le fait que c’était le contraire de ce que racontait Edgar Morin, de
ce que racontaient les mass mediologues français.
L’essentiel, c’est que les membres des classes populaires savent en prendre et en
laisser. Ils peuvent penser à autre chose, ou à un détail. Et donc ce n’est pas la consommation qu’imaginent les intellectuels. Voilà pourquoi ces modalités de réception,
on peut les appeler « distraites », non pas consommations de masse… […] Les
sociologues de mythologie prêtent aux masses ce goût de Mme Bovary […]. J’ai
pas grand chose à dire sinon que ça continue, cette espèce de débat peu sociologique
(« Il faut légitimer la culture populaire ! »…), propre à des intellectuels non
sociologues qui s’étripent autour de la réception de la culture.
Encore un mot sur la réception, à propos des notions de pactes et d’attentes…
Y a t-il des pactes de lecture « faibles » ?
J.-C. P.: oui. C’est tout à fait ça. C’est ce que j’appelle, ces pactes de réceptionlà, soit des pactes «faibles», soit des pactes «sauvages». C’est-à-dire que dès lors qu’il
y a attente d’un public, qu’il y a volonté de trouver une émotion esthétique, donc
de la Kunstwollen, il n’y a aucune raison de dire : « Mais il se trompe le pauvre,
c’est pas ça que dit le texte ! Et c’est encore moins ça qu’a eu envie de dire l’auteur!» Parce que cela pose la question: que veut dire l’auteur? Hans Robert Jauss a
écrit Pour une esthétique de la réception. Il parle essentiellement de cela, et il le commente
en termes d’apparition du troisième larron dans la construction du sens d’une œuvre.
C’est-à-dire que jusque-là, on était intéressé par deux choses : l’auteur et le
message. Et puis il y avait un public indifférent, et puis en fonction du fait que le
texte était génial, une grande œuvre ou pas, et que l’auteur avait des intentions
radicalement nouvelles, soit formellement, soit quant au contenu, cela faisait un
succès. Et donc, contre ce schéma qui réduit à deux les acteurs de ce jeu de
composition de la valeur sociale d’une œuvre, Jauss réintroduit le troisième terme.
Il faut être trois pour faire du sens dans une communication: l’émetteur, le message, le récepteur. Et c’est à partir de là que se développe, pas seulement dans l’Ecole
de Constance, le rôle que joue dans la construction du sens ce que le lecteur lit
en fonction des attentes. Et ses attentes, c’est pas: «Celui-là, il est un peu parano,
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Entretien avec Jean-Claude Passeron
celui-là, il trompe sa femme ». C’est un monde culturel qui se rattache à des
conditions de réception de même qu’à des conditions de production de l’œuvre.
Donc il faut d’abord analyser les conditions de réception. Par exemple tout Verdi a
été regardé dans une optique politique, dans l’Italie du Risorgimento. L’aristocratie
et le public populaire étaient dans le plaisir de révolte. Cela donne une légitimité
artistique à quelque chose qui est ressenti avec les tripes. Donc il y a des attentes, qui
font que vous passez ou non un pacte. Le lecteur aussi pense qu’il y a des critères
objectifs. […] Donc le pacte est passé ou pas.
Dans un texte, il n’y a que deux dimensions: l’axe paradigmatique et l’axe syntagmatique et vous, vous êtes sur la ligne, et donc vous déchiffrez, à chaque instant.
[…] Depuis les premiers mots, il y a une attente. […] Le pouvoir de
certains débuts qui d’emblée vous donnent la clé du pacte. Par exemple, le «Il était
une fois», une fois que vous avez admis que c’est un conte de fées, alors vous ne le
sentez, vous ne le comprenez plus de la même manière. Des choses qui nous font
peur et horreur dans la vie quotidienne, une fois que vous les inscrivez dans un pacte, ou un «registre», dirons-nous, qui est celui du conte de fées, les mêmes choses
ne vous feront plus peur: l’ogre qui dépèce les enfants etc. […] Il faut donc analyser non seulement comment le lecteur progresse, avec un certain plaisir, en
voyant ses attentes comblées, dans beaucoup de littérature populaire, c’est exactement ce qu’il attendait, c’est comme un refrain qui revient. C’est la catastrophe
qui arrive inévitablement, bon parce qu’ils doivent être mariés ensemble, etc.
Donc cela, c’est combler les attentes. Et puis, plus un art est savant, plus l’auteur
joue à déconcerter les attentes. […] L’inquiétude sort de la familiarité même, ce sont
quelques détails, qui prennent à rebrousse-poil vos attentes, ou bien ce n’est pas la
suite que vous attendiez. […] Il y a toutes sortes de pactes qui peuvent être menés.
Le pacte complètement adéquat dont rêvent l’auteur, ou les historiens de la littérature qui disent : « C’est un public fait sur mesure, qui a tout compris, c’est un
public spécialisé…» et invoquent le miracle grec. Là aussi on dirait que c’est un
public miraculeux, quand on lit Vernant. Or on n’en sait rien, il n’y a pas d’enquêtes,
et en fait il est très rare qu’un auteur trouve un public depuis longtemps spécialisé…
Mais la plupart du temps, ce sont des pactes de bric et de broc, et cela peut
aller jusqu’au pacte sauvage. C’est l’écoute, par des rappeurs, de Racine. En tout cas,
des pactes faibles où il y a peu d’accroches. Même s’il se repère: «je sais bien qu’on
ne va pas au théâtre pour ça, donc je vais employer, pour commenter pourquoi ça
me plait, les mots ‘ah ! C’était fort’» Il essaiera d’employer les mots qui font
intégration culturelle et souvent, cela consiste à raconter ce qui s’est passé. On a mené
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REVUE TRACÉS n° 4 – automne 2003
des enquêtes sur la perception de la diégèse, pour voir à quel âge les gens
commencent à décrypter, à raconter. Dans ces récits, on a par exemple vu que les
enfants comprennent quelque chose : « C’est le monsieur qui a tapé la dame,
c’est la dame qui a vraiment voulu arracher l’oreille du monsieur.» Donc il y a une
réinterprétation. […] On a pu voir à quel point des gens se trompent (à 80 %) sur
ce qui se passe dans une scène, parce que ce n’est pas un langage qui permet
l’épaississement par le commentaire […]. C’est le problème du langage des images
par rapport au langage parlé, la langue naturelle. Ceci pour dire l’importance de ce
concept de pacte. […] Le pacte est encore plus libre, quand on regarde ce qui est
compris, ce qui est commenté, ce qui est ressenti […]. Donc il y a des pactes de
lecture faibles. Il ne faut pas oublier que c’est la majorité des pactes […].
Ça, c’est la variété des pactes de lecture. Nous nous contentons d’un pacte de
lecture faible, littéral – ça raconte ça – […] Donc entre un pacte faible et un pacte
ressenti, commenté comme un sens. Et à partir du moment où vous le commentez
vous-même comme un sens, vous le ressentez comme un sens, c’est fantastique. […]
Ils ont compris qu’on pouvait commencer à commenter autrement que par le
mépris aristocratique de la culture populaire: il n’y a pas de culture dans la culture
populaire. Ce que fait le peuple, il le fait parce qu’il comprend mal. Et ils attaquent,
Michel de Certeau appelait ça «braconnage». Moi, je suis tout à fait d’accord avec
cette voie ouverte, sauf que évidemment, comme toujours en sociologie de la
culture, si vous voulez à tout prix récuser le misérabilisme, alors vous risquez le contresens populiste, c’est-à-dire que vous prêtez soit à l’émotion artistique populaire
soit à la création populaire ce qu’elle ne contient pas. Vous lui faites injustice
tout autant, vous lui faites injustice interprétative en la sur-interprétant comme
une merveille, du grand art, très intelligent, sophistiqué dans son hypocrisie,
par exemple à nier l’obéissance aux puissants alors qu’en réalité ils sont soumis, ça
c’est du populisme. Hoggarth, là aussi, protestait, disant : « je ne veux pas faire
comme ces romanciers populistes anglais qui veulent à tout prix que le bon peuple
soit meilleur que l’establishment, c’est-à-dire qu’il soit plus franc, plus proche des
valeurs fondamentales, plus acharné à vouloir apprendre». Il y a des romanciers
qui ont voulu décrire cette émancipation par la lecture et la culture de la classe
ouvrière anglaise, en montrant comment ce bon peuple est bon culturellement,
franc. Il est aussi «Merry Old England» alors que les autres sont victoriens et hypocrites. Les mœurs populaires sont parfois aussi cyniques dans la débrouillardise…
On a l’impression que dans la littérature au XIXe, c’est ça. Mais quand vous faites
de la sociologie, vous n’avez plus le droit aux trucs de la description littéraire. Alors
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Entretien avec Jean-Claude Passeron
où est le doigté? Grignon, quand on a écrit Le Savant et le Populaire, je sentais bien
qu’il détestait de Certeau, […] parce qu’il trouvait la théorie du braconnage : de
Certeau très populiste. Alors que moi je trouve qu’il décrit très bien ce par quoi
il faut commencer, c’est-à-dire traiter toutes les virtualités symboliques d’une
culture quelle qu’elle soit, populaire autant que savante ou aristocratique […].
Y a-t-il eu des discussions entre Pierre Bourdieu et vous, au moment de l’écriture des Héritiers, sur l’utilité sociale des enquêtes sociologiques et sur l’intervention du sociologue dans la politique ?
J.-C. P.: il y avait bien sûr des discussions entre 1961 et 1970-1972 – où nous
nous sommes disputés – entre l’organisation du centre, l’écriture de compte-rendus, de livres ou d’articles, nous discutions sans cesse avec Bourdieu, pas
seulement de nos textes ou de l’écriture en forme théorique, mais du pourquoi nous
faisions de la sociologie. Notamment les conséquences de recherches qui pouvaient
encourager des politiques de droite ou de gauche, ou des politiques subversives, donc
nous avions un point de départ en commun, dont il se servait comme moi dans son
enseignement, vous allez me dire «il est banal»: c’est l’idée, et nous étions déjà webériens, qu’on pouvait tirer des constantes sociologiques des bons conseils
politiques. Cela vient de Durkheim qui disait: «si la réflexion devait en rester sans
application, la sociologie ne vaudrait pas une heure de peine». Il est évident qu’il y
a, chez Durkheim, une utilité de la connaissance sociologique en tant que
connaissance scientifique qui ne peut être sans quelques conséquences dans
l’application sociale.
Je me souviens qu’on utilisait souvent dans nos enseignements cette phrase de
Max Weber issue des Essais sur la théorie de la science: «Toute science empirique
ne saurait enseigner à qui que ce soit ce qu’il doit faire, mais seulement ce qu’il peut
faire et le cas échéant ce qu’il veut faire». Weber sous-entend par «veut» ce qu’il croit
pouvoir faire, il ne s’aperçoit pas que dans la mesure des moyens qu’il emploie, il travaille à l’encontre de ce qu’il croit pouvoir faire. Cela, c’est contre le prophétisme
et c’est facile d’être d’accord avec ça. Le prophète passe sans hésitation du devoir
au devoir-faire, tandis que chez Weber, cette phrase oppose les jugements de valeurs
au travail sociologique. […] Il veut dire que la sociologie n’est pas une
science nomologique comme la physique. Il y a deux aspects: il y a ce avec quoi il
est facile d’être d’accord et le reste.
Bourdieu, par exemple, est de plus en plus prophète à la fin de sa vie, il est
ennuyé par cet accord qu’il passe son temps à donner. Dans le film, il discute avec
139
REVUE TRACÉS n° 4 – automne 2003
une féministe espagnole qui lui demande ce qu’il faut faire concrètement. Il dit:
« pourquoi c’est nécessaire et inévitable que l’homme soit dominé par sa propre
domination…». Et elle lui demande: «Mais alors il n’y a rien à faire?». Et il dit: «je
n’irai pas jusque-là parce que je ne suis pas aussi déterministe que cela. Tout cela,
c’est le poids du social, de la détermination sociale, de ce qu’elle a de systématique,
mais cela n’empêche pas qu’il reste [et il fait un geste de la main] une petite marge».
Et évidemment cette petite marge, c’est le clinamen de Démocrite, toute la
matière vouée à un mouvement inlassable. Mais alors, comment peut-il y avoir
de la composition ? A un moment donné, il y a une possibilité, un angle d’un
ou deux degrés, où un atome peut obliquer et il rencontre un autre. A partir de
là, tout commence. Il y a donc de la contingence mais petite […].
Cela revient à ce que dit Cournot sur l’impossibilité d’expliquer causalement
un événement, produit de séries causales indépendantes. Le sociologue ou
l’économiste remarquent qu’on leur demande en tant que technicien de la
prévision un avis totalement indépendant de la cause en question. On peut prendre
pour conseiller un économiste de gauche ou de droite, qu’on soit un gouvernement
de droite ou de gauche, cela paraît complètement indifférent. […] Weber a bien
résumé la situation en disant que chacun choisit ses dieux et ses démons en
fonction des valeurs auxquelles il souscrit. Cela paraît très plat, mais la thèse de Weber
est plus compliquée parce qu’il affirme que le sociologue doit pratiquer la Wertfreiheit
(la liberté par rapport aux valeurs ou liberté axiologique), il ne doit pas porter de
jugement de valeurs, mais pourtant il faut qu’il ait en même temps une Wert… une
relation personnelle aux valeurs qu’il interroge. S’il ne ressent rien, il ne peut ni
comprendre, ni interpréter, ni émettre des constats de plausibilité. C’est une
sociologie de la compréhension, c’est-à-dire pour qu’elle soit explication, il faut
qu’elle soit compréhension des actes sociaux et pour être compréhension, elle
appelle l’explication. Donc ce rapport aux valeurs a toujours été mal compris
parce que le sociologue doit être impliqué dans les valeurs qu’il décrit. […] Marrou,
qui écrivait durant l’occupation, décrit comment le régime de Vichy et le
conformisme moral qu’il a apporté lui a permis de comprendre les évolutions du
régime à Rome. Puisque, comme il le dit, il se sentait concerné par ce changement
d’un point de vue éthique, il admet avoir connu un « sentiment » – c’est son
expression – qui lui a donné accès à la compréhension de la restauration augustéenne
[…].
Avoir la capacité de ressentir quelque chose dans des valeurs qui ne sont pas les
miennes, sinon ce serait de la pure empathie, de ressentir fût-ce à l’envers quelque
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Entretien avec Jean-Claude Passeron
chose d’un sentiment qui modèle l’action. Il disait : « Il n’est pas question que le
sociologue soit complètement coupé des valeurs qu’il veut décrire, il faut qu’il en ait
une certaine expérience analogique, lointaine». […] L’interprétation, cela veut dire
que par la documentation, par l’accumulation de documents, etc., je
remodèle ce sens que je ressens pour voir ce que cela veut dire […].
Mais vous ne pouvez la faire si votre oreille est complètement sourde au sens que
cela peut avoir pour d’autres. Weber disait: «Je n’ai pas en matière de religion l’oreille
musicale comme je l’ai pour la musique ». C’est une longue méditation pour
comprendre ce que lui ne peut pas reconstituer vu son esprit, et alors quand je
parle du taoïsme ou du formalisme en musique, c’est encore plus loin de moi, mais
il reste toujours, pour le sociologue au moins, la possibilité intellectuelle de
comprendre un peu de l’extérieur qu’on peut ressentir le sens des actions pour les
expériences qui nous sont les plus étrangères. A un moment, l’expérience
extatique du derviche tourneur lui fait peur, mais il dit que la sociologie doit
toujours faire croître la plausibilité de l’exégèse du sens des actions qui permet de
délivrer l’explication. Weber associe les deux adéquations: l’adéquation quant aux
sens et l’adéquation causale, il fait aussi par l’accumulation de documents
historiques, il fait croître la probabilité que ceci complète cela. […]
L’herméneutique, de ce point de vue, appartient à la philosophie et n’est plus
une science. Il se trouve que Ricœur, pour la première fois parmi les gens qui ont
réfléchi sur l’herméneutique, est lu par les historiens, alors que Foucault n’a pas été
aussi bien lu par les historiens. […] On se trompe quand on croit que Weber
ramène à la compréhension du sens le travail du sociologue, c’est un tremplin, mais
ça ne présente aucune garantie d’exactitude sociologique et historique. Pour la
colère, Weber dit qu’on est obligé de repasser par le sentiment de colère et toutes les
émotions qui l’accompagnent. […] Il n’y a donc pas de compréhension sans
empathie ou antipathie.
Moi, j’ai longtemps soutenu que l’antipathie est une première compréhension
féconde pour la recherche sociologique. Marx, par exemple, fait de la sociologie,
mais pas par amour de la classe ouvrière, il n’en parle jamais, il n’y a pas chez lui de
sociologie de la classe ouvrière, il la transforme en un mouvement abstrait qu’est le
prolétariat. Inversement, comprenez à quel point son antipathie est viscérale pour
l’hypocrisie bourgeoise, la philanthropie anglaise, il y a un mépris voire une haine
du bourgeois allemand – il utilise sans arrêt le terme de « philistin » –, ce mépris
des universitaires allemands pour la bourgeoisie, c’est une antipathie, et regardez
combien Marx est un meilleur sociologue de la bourgeoisie que de la classe
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REVUE TRACÉS n° 4 – automne 2003
ouvrière. […] Il commente par exemple dans Le Capital, l’entrepreneur de première
génération et l’entrepreneur de deuxième génération, comme le fera Schumpeter plus
tard. L’entrepreneur qui fonde l’entreprise familiale a toutes les caractéristiques du
bourgeois, du marchand, il accumule. Ne rien distraire de l’investissement. Il est,
comme Marx le dit, « le capital fait homme ». Et Marx explique que, dès la
deuxième génération, l’ambivalence du capital, de l’or, fait cohabiter deux âmes:
gagner pour accumuler ou gagner pour dépenser (et se montrer en train de
dépenser) comme Veblen1 l’a expliqué. Dès la deuxième génération, une autre
anthropologie de l’usage de la richesse capitalistique commence à se dessiner, il
reconvertit le capital économique en capital culturel. […] D’ailleurs, vous comprenez quelque chose au capital culturel quand vous commencez à apercevoir en quoi,
où et quand il ne fonctionne pas comme le capital économique, donc l’analogie est
plutôt utile quand elle permet de distinguer ces deux formes acquises.
Bibliographie des travaux de J.-C. Passeron
Nous reprenons les trois domaines distingués sur la page de J.-C. Passeron sur
le site du CNRS. On peut trouver une bibliographie exhaustive à:
http://durandal.cnrs-mrs.fr/shadyc/passeron.html.
Sociologie de l’éducation:
1964 – [avec P. Bourdieu], Les héritiers : les étudiants et la culture, Paris,
Ed. de Minuit: 179 p.
1966–[avec G. Antoine], La réforme de l’Université, Avant-propos de R. Aron,
Paris, Calmann-Lévy: 304 p.
1967–[(eds.) avec R. Castel], Education, développement et démocratie, Paris/La Haye,
Mouton: 268 p.
1. T. Veblen, La théorie de la classe de loisir, Paris, Gallimard, (1e éd. 1899), 1970, trad. L. Evrard.
142
Entretien avec Jean-Claude Passeron
1970–[avec C. Grignon], Etudes de cas sur l’innovation dans l’enseignement supérieur:
expériences françaises avant 1968, Paris, O.C.D.E.: 139 p.
1971–[avec P. Bourdieu], La reproduction: éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Ed. de Minuit: 279 p.
Sociologie de la culture:
1985–[avec M. Grumbach], L’œil à la page: Enquête sur les images et les bibliothèques,
Ed. abrégée, Paris, Bibliothèque Publique d’Information, coll. « Etudes et
recherches»: 345 p.
1989 – [avec C. Grignon], Le savant et le populaire : misérabilisme et populisme en
sociologie et en littérature, Paris, Le Seuil/Gallimard, coll. «Hautes Etudes»: 265 p.
1991–[avec E. Pedler], Le temps donné aux tableaux, Marseille, IMEREC: 150 p.
1994–[avec P.-M. Menger] (eds.), L’art de la recherche, Essais en l’honneur de R. Moulin,
Paris, La Documentation française: 400 p.
1999–(ed.), Richard Hoggart en France, (Textes rassemblés par J.-C. Passeron), Paris,
Bibliothèque Publique d’Information coll. «Etudes et recherches»: 270 p.
Histoire et épistémologie de la sociologie:
1968–[avec P. Bourdieu et J.-C. Chamboredon], Le métier de sociologue, Paris,
Mouton/Bordas: 431 p.
1980– Les mots de la sociologie, [édition provisoire]. Nantes, Université de Nantes:
294 p.
1991– Le raisonnement sociologique: l’espace non-poppérien du raisonnement naturel, Paris,
Nathan, coll. «Essais et Recherches»: 408 p.
1995–[avec L.-A. Gerard-Varet] (eds.), Le modèle et l’enquête: les usages du principe de rationalité dans les sciences sociales, Paris, Editions de l’Ecole des Hautes Etudes
143
REVUE TRACÉS n° 4 – automne 2003
en Sciences Sociales: 580p.
2001 – Le raisonnement sociologique : un espace non-poppérien de l’argumentation,
Edition refondue et augmentée, Paris, Albin Michel, coll. «Evolution de l’humanité».
2002 – [avec M. de Fornel] (eds.), L’argumentation. Preuve et persuasion, Paris,
Ed. de l’Ehess, coll. «Enquête» vol. 2: 191 p.
144

Documents pareils

Bibliographie Sociologie de la culture Concepts et

Bibliographie Sociologie de la culture Concepts et BOURDIEU Pierre, PASSERON Jean-Claude, Les héritiers, les étudiants et leurs études, Minuit, Paris, 1964. BOURDIEU Pierre, Luc Boltanski, Robert Castel, Jean-Claude Chamboredon, Un art moyen. Essai...

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