Le double jeu des aérosols
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Le double jeu des aérosols
CLIMAT III EN DEUX MOTS Chaque année, plusieurs naturels et les activités humaines. Ces aérosols durée de vie des nuages. Leur effet refroidis- milliards de tonnes de fines particules sont rejetés dans l’atmosphère par des phénomènes agissent sur le système climatique en filtrant le rayonnement solaire, allongeant ainsi la sant a masqué une partie du réchauffement climatique observé ces dernières décennies. Le double jeu des aérosols Olivier Boucher est directeur de recherche au CNRS. Il travaille actuellement au Met Office Hadley Centre, au Royaume-Uni. [email protected] Certains refroidissent la surface de la Terre. D’autres réchauffent l’atmosphère tout en influençant la formation des nuages. Les climatologues n’ont pas fini de s’interroger sur le rôle des aérosols, particules en suspension. © JAYANTA SHAW/REUTERS LES ACTIVITÉS HUMAINES rejettent quantité de particules microscopiques dans l’atmosphère dont l’influence sur le système climatique reste difficile à quantifier. 40 | LA RECHERCHE | DÉCEMBRE 2007 | Nº 414 L ’amélioration de la qualité de l’air que l’on respire suppose, on s’en doute, moins de particules en suspension. Paradoxe, leur présence agit aussi, à l’inverse, contre le réchauffement du climat ! En effet, en raison de leur pouvoir réfléchissant, ces petites particules, dites aérosols atmosphériques, ont contribué à refroidir l’atmosphère depuis une centaine d’années. Mais en sera-t-il toujours ainsi ? La tendance à la diminution des émissions d’aérosols va-t-elle accentuer le réchauffement en cours ? Questions brûlantes à l’heure où les effets du changement climatique commencent à se faire sentir et que les normes environnementales se durcissent. À cet effet, on aimerait en savoir plus et connaître dans le détail les effets climatiques de ces particules. Et là, les choses se corsent. Car il y a aérosols et aérosols. Les uns – dits « primaires » – sont émis dans l’atmosphère comme particules, solides ou liquides. Ce sont par exemple les embruns projetés par la friction du vent sur l’océan, les poussières arrachées aux déserts par le vent, les cendres volcaniques, la fumée des feux de végétation, les poussières industrielles, ou encore les aérosols carbonés issus de la combustion des énergies fossiles. Leur diamètre varie en général de 1 à 10 micromètres, exception faite des aérosols carbonés, plus petits. D’autres sont créés dans l’atmosphère par la condensation de gaz. Le diamètre de ces aérosols « secondaires » n’excède pas le micromètre. Les plus connus sont les aérosols soufrés, responsables des pluies acides qui endommagèrent, voici quelques décennies, les forêts européennes et nord-américaines. Ils sont issus de l’oxydation du dioxyde de soufre produit à CLIMAT III la fois par la combustion du charbon et des dérivés et la troposphère sont en équilibre thermique. En du pétrole, et de celle du diméthylsulfure généré par d’autres termes, les basses couches de l’atmosphère le phytoplancton marin. Appartiennent aussi à cette ne peuvent se réchauffer sans qu’au final la surface famille les aérosols carbonés produits par l’oxyda- elle-même ne se réchauffe. Tout excès de chaleur est tion des composés organiques volatils – les terpènes automatiquement redistribué. notamment – rejetés par la végétation. Cependant, même si la présence d’aérosols carboAu total, ce sont plusieurs milliards de tonnes d’aé- nés peut réchauffer localement la surface, c’est l’effet rosols naturels et anthropiques qui sont émis chaque refroidissant qui domine à l’échelle du Globe. C’est année dans l’atmosphère. Mais contrairement aux gaz ce qu’ont montré Nicolas Bellouin, actuellement au à effet de serre (dioxyde de carbone, méthane, etc.) ils Met Office Hadley Centre, au Royaume-Uni, et ses restent relativement peu de temps dans l’atmosphère : collègues [2] . Grâce aux mesures faites avec le spectroquelques jours dans la troporadiomètre MODIS qui équipe sphère* et environ une année le satellite américain Terra, ils À l’échelle du Globe, dans la stratosphère* [1] . ont estimé la quantité d’énerc’est l’effet refroidissant Quel rôle jouent-ils ? Les aérogie réfléchie par les aérosols, des aérosols qui domine sols naturels sont indispensaleur forçage radiatif *, à envibles au bon fonctionnement ron – 0,8 watt par mètre carré du système climatique et de la biosphère. D’abord, ils (W/m2), contre + 2,6 W/m2 pour les gaz à effet de transportent certains nutriments indispensables aux serre. Mais cette valeur est nettement inférieure à celle écosystèmes marins et terrestres, fer et phosphore par issue des modèles climatiques recensés par les experts exemple. Surtout, ils diffusent et absorbent le rayon- du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolunement solaire. Ce rayonnement diffus pénètre alors tion du climat (GIEC). Lesquels prédisent un forçage plus facilement la canopée : la répartition verticale radiatif un peu moins négatif, de l’ordre de quelques de la photosynthèse, et, par voie de conséquence, dixièmes de watt par mètre carré seulement. la compétition entre les espèces en sont améliorées. Ce désaccord entre observations et prévisions est bien En outre, ce rayonnement diffus est en partie renvoyé embarrassant. Un forçage radiatif légèrement négatif vers l’espace. Cet « effet direct » des aérosols contribue signifie que les aérosols n’ont que peu compensé le à refroidir la planète. réchauffement induit par l’accroissement des gaz Enfin, les aérosols entretiennent des liens étroits avec les nuages : ils servent de noyaux de condensation aux gouttelettes d’eau. Plus ils sont concentrés, plus les Fig.1 Bilan radiatif de la Terre ����������� ���������������� gouttelettes sont nombreuses, plus le nuage qui en ��� ����������� résulte sera réfléchissant. Ce premier « effet indirect » ���������������� contribue également à refroidir la Terre. Mais il en ��������� existe un second, qui favorise, lui, le réchauffement : en multipliant et en rapetissant les gouttelettes d’eau, ils diminuent l’efficacité des nuages pollués à précipiter, et augmentent ainsi leur durée de vie. *La troposphère est la partie de l’atmosphère située entre la surface du Globe et 8 à 15 kilomètres d’altitude, selon la latitude et la saison. *La stratosphère est située au-dessus, jusqu’à environ 40 kilomètres. *Le forçage radiatif est le pouvoir de réchauffement (ou de refroidissement quand il est négatif) de certaines particules ou gaz de l’atmosphère. ����������� ������������������ ��������� ��������� �������������� ���������� Équilibre thermique Tout comme les particules d’origine naturelle, les aérosols émis par les activités humaines influencent le système climatique directement et indirectement. Les aérosols soufrés, par exemple, diffusent efficacement la lumière solaire. Mais ils sont aussi de très bons noyaux de condensation. Deux effets refroidissants qui ont contribué à limiter le réchauffement des dernières décennies, un point qui n’est plus contesté. Mais le débat est toujours aussi vif sur le rôle, beaucoup plus complexe, des aérosols carbonés. Ils diffusent moins bien le rayonnement solaire que les aérosols soufrés. En revanche, ils l’absorbent beaucoup plus. Résultat : ils réchauffent l’atmosphère tout en réduisant le rayonnement solaire à la surface. Laquelle se refroidit donc. Et pourtant la surface de la Terre [1] Y. Kaufman et al., Nature, 419, 215, 2002. ��������� ���������������� ��������� ��������� �������������� ���������� ��������� ������������������ �� �������� ���������������� �������������������� ������������������������ ��������� ���������������������� ��������� LA TERRE REÇOIT EN MOYENNE 342 WATTS PAR MÈTRE CARRÉ (W/m2 ) sous la forme de rayonnement solaire. Seuls 168 W/m2 sont absorbés par la surface de la Terre. Le reste est réfléchi ou absorbé par les nuages, les aérosols naturels et les molécules de l’atmosphère (H2O, O2, O3, CO2, CH4, etc.). Les valeurs entre parenthèses correspondent à la perturbation que créent les aérosols d’origine anthropique dans cet équilibre thermique. © INFOGRAPHIE PASCAL PINEAU Nº 414 | DÉCEMBRE 2007 | LA RECHERCHE | 41 CLIMAT III [2] N. Bellouin et al., Nature, 438, 1138, 2005. [3] J. Quaas, O. Boucher et U. Lohmann, Atmospheric Chemistry and Physics, 6, 947, 2006. *Un noyau glaçogène est un aérosol ayant la propriété de déclencher la formation d’un cristal de glace. à effet de serre. Leur sensibilité climatique, c’est-à- dire la réponse du système climatique à la perturbation qu’ils occasionnent, est donc faible. À l’inverse, un forçage radiatif fortement négatif implique que les aérosols ont masqué une partie plus importante du réchauffement climatique. Et leur sensibilité climatique est plus forte. L’incertitude est plus grande encore si l’on considère l’effet indirect des aérosols. Les observations restent trop parcellaires pour estimer son amplitude. Le recours aux modèles s’impose donc. Mais là aussi nous nous heurtons à de grosses difficultés. Car la finesse des modèles climatiques actuels ne permet pas de représenter correctement les nuages et la complexité des processus physiques en jeu. Dans son quatrième rapport négocié en février dernier, le GIEC estime néanmoins que les effets indirects des aérosols induisent un forçage radiatif compris entre – 1,8 et – 0,3 W/m2. La fourchette est large, mais si Perturbations nuageuses Fig.2 Variations saisonnières ��������� �������������� ��� ��� ��� ��� ��� ��� ��� ��� LA QUANTITÉ D’AÉROSOLS, mesurée selon « l’épaisseur optique » de l’atmosphère par le microsatellite français Parasol, varie suivant les régions et les saisons. En mars, seule émerge la pollution urbaine et industrielle asiatique. En septembre, s’ajoutent la culture sur brûlis et la déforestation en Afrique centrale, en Indonésie et en Amazonie. DATA : CNES/PROCESSING : LOA - LSCE - ICARE 42 | LA RECHERCHE | DÉCEMBRE 2007 | Nº 414 la valeur la plus basse était la bonne, ces effets indirects des aérosols masqueraient une grande partie du forçage radiatif dû aux gaz à effet de serre ! Comment réduire l’incertitude ? On peut d’abord simplifier la représentation des processus les plus incertains : les mouvements de l’air qui génèrent les nuages, les propriétés physiques de ces derniers, la façon dont la pluie se forme, etc. Ensuite, on essaie de reproduire dans les modèles les mesures effectuées sur les nuages (taille et nombre des gouttelettes) et sur les aérosols (quantité de particules dans une colonne d’air), ainsi que les relations statistiques qui les lient. Les premières estimations que nous avons faites l’an dernier avec Johannes Quaas, de l’institut Max-Planck de Hambourg, en Allemagne, et Ulrike Lohmann, de l’Institut fédéral de technologie de Zurich, en Suisse, indiquent un forçage radiatif indirect de l’ordre de – 0,5 W/m2 [3] . Ce chiffre, qui correspond aux valeurs hautes des modèles, reste évidemment à confirmer. Une autre interrogation concerne l’impact, sur les précipitations, de la diminution de taille des gouttes d’eau, le second effet indirect des aérosols dont nous parlions précédemment. La question est, là encore, largement débattue, faute de pleinement comprendre les processus en jeu. Théorie et observations suggèrent une double action. En diminuant la taille des gouttelettes d’eau, les aérosols affecteraient le processus de coagulation à l’intérieur des nuages. En particulier, ils retarderaient la formation de gouttelettes suffisamment grosses pour tomber sous l’effet de la gravité. Ils influenceraient également les nuages composés de glace sans que l’on sache encore très bien comment. Une première hypothèse, défendue par Daniel Rosenfeld de l’université de Jérusalem, est que les aérosols anthropiques empêchent la formation de précipitations solides (neige, grêle, etc.), soit en inhibant les noyaux glaçogènes* existants, soit en multipliant le nombre de cristaux. Ceux-ci deviendraient alors trop petits pour tomber. Selon une seconde hypothèse, émise par l’Allemand Meinrat Andreae, de l’institut Max Planck de Mayence, et ses collègues, les aérosols retarderaient au contraire la précipitation d’eau liquide. Ce qui aurait pour conséquence de renforcer la convection à l’intérieur du nuage, de soulever son sommet, entraînant ainsi une condensation accrue et de plus fortes précipitations. Les observations ne permettent malheureusement pas de trancher. Et finalement aucune étude n’a montré que ce second effet indirect des aérosols modifie la distribution spatiale des précipitations à l’échelle régionale de manière significative. Il y a plus compliqué encore. Les aérosols carbonés, et en particulier la suie, peuvent se déposer sur les surfaces © LANDOV/MAXPPP CLIMAT III La baisse a débuté dans les années 1980. À l’origine, il s’agissait de diminuer l’émission de particules soufrées afin de lutter contre les pluies acides. Aujourd’hui, on souhaite leur réduction en raison de leurs effets sur la santé. Les particules les plus petites (celles dont la taille est inférieure à 2,5 micromètres, voire à 1 micromètre) semblent les plus dangereuses. Or, ce sont elles qui diffusent le plus le rayonnement solaire et qui font LES VILLES CHINOISES (ici, Harbin) sont parmi les plus polluées au monde. Mais, à les meilleurs noyaux de condensal’instar des cités occidentales, l’amélioration de la qualité de l’air devrait réduire tion… L’amélioration progressive progressivement ces voiles sombres. Ce qui risque d’accélérer le réchauffement. de la qualité de l’air atténue ainsi enneigées et glacées. Lesquelles noircissent légèrement l’effet filtrant des aérosols. Elle a même renversé la et absorbent plus le rayonnement solaire. D’où une sur- tendance à l’assombrissement de l’atmosphère obserchauffe supplémentaire et une fonte accélérée qui ampli- vée de 1960 à 1990 [7] . fie à son tour le réchauffement climatique ! Là encore, Cette tendance devrait se poursuivre : ainsi, le il est difficile de quantifier cet effet avec précision. Aux réchauffement climatique risque fort de s’accélérer hautes latitudes, de nombreuses observations attestent au-dessus des régions industrialisées. De plus, les d’un noircissement de la neige. Les analyses récentes de pays en développement devraient suivre le même chercheurs américains sur des carottes de glace préle- chemin : le rôle des aérosols dans le changement clivées au Groenland indiquent effectivement une forte matique sera donc moindre au XXIe siècle qu’il ne contamination par la suie pendant la première moitié l’a été durant le XXe siècle [8] . du XXe siècle. D’après leurs calculs, elle aurait contribué à un forçage radiatif local de + 3 W/m2 [4] . Manipuler le climat Et comme si les effets connus des aérosols ne suffisaient À moins de… en injecter plus haut ? Dans la stratopas, ces particules sont aussi parfois sources de surpri- sphère, là où ils restent plus longtemps, comme l’a ses. Telle celle des Allemands Dominique Bäumer et suggéré le Prix Nobel de chimie Paul Crutzen pour Bernhard Vogel, de l’université de Karlsruhe, qui ont juguler le réchauffement climatique [9] . Une couche mis en évidence l’existence d’un cycle hebdomadaire d’aérosols stratosphériques masquerait en effet une des températures, de la nébulosité et de l’ensoleille- partie du rayonnement solaire incident. Elle agirait ment entre 1991 à 2005 [5] . Ce dernier diminue au fil alors comme un thermostat, qui serait contrôlé par de la semaine. Il est au minil’envoi plus ou moins massif mum le samedi puis repart à la Le rôle des aérosols dans de dioxyde de soufre. hausse le dimanche et le lundi Mais les effets secondaires le changement climatique avant de décroître à nouveau. La d’une telle manipulation sur le e nébulosité suit un cycle inversé sera moindre au XXI siècle climat sont largement méconavec un pic le samedi. Quant à nus. Comment réagirait la cirla température, elle est maximale le mercredi et mini- culation atmosphérique ? Et la couverture nuageuse ? male le samedi. L’amplitude des variations, de l’ordre Les écosystèmes s’adapteraient-ils à une diminution de 0,1 kelvin, est trop élevée pour pouvoir être expli- du rayonnement solaire direct et à une augmentaquée par un cycle hebdomadaire de la chaleur dégagée tion du rayonnement solaire diffus ? Et puis une telle par les activités humaines. Il faut un effet amplifica- proposition soulève d’épineux problèmes éthiques. teur : revoilà les aérosols. Il est probablement lié à leur Peut-on manipuler le climat pour gagner un peu de impact sur le rayonnement et les nuages. Une hypo- temps avant de réduire nos émissions de gaz à effet de thèse d’autant plus vraisemblable que les épaisseurs serre ? Comme ces gaz continueraient de s’accumud’aérosols semblent, elles aussi, soumises à un cycle ler dans l’atmosphère, il faudrait réduire encore plus hebdomadaire comme le suggèrent les mesures réali- radicalement les émissions. Sans quoi nous serions sées durant quatorze ans au-dessus de l’Europe [6] . contraints de perpétuer cette manipulation des sièBeaucoup de questions restent donc ouvertes. En cles durant. Voilà un cadeau aux générations futures particulier, et en premier lieu : la réduction des émis- au moins aussi empoisonné que les rejets actuels de sions d’aérosols peut-elle aggraver le réchauffement ? gaz à effet de serre ! O. B. [4] J.R. McConnell et al., Science, 317, 1381, 2007. [5] D. Bäumer et B. Vogel, Geophys. Res. Lett., 34, L03819, 2007. [6] D. Bäumer et al., Atmospheric Chemistry and Physics Discussions, 7, 11545, 2007. [7] M. Wild et al., Science, 308, 847, 2005. [8] J.-L. Dufresne et al., Geophys. Res. Lett., 32, L21703, 2005. [9] « Paul Crutzen : “Et si l’on manipulait le climat ?” », La Recherche, juillet-août 2006, p. 82. Nº 414 | DÉCEMBRE 2007 | LA RECHERCHE | 43