Le parricide dans le mythe d`Œdipe : enjeux de la

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Le parricide dans le mythe d`Œdipe : enjeux de la
Le parricide dans le mythe d’Œdipe :
enjeux de la connaissance dans la représentation des faits
La figure d’Œdipe est traditionnellement associée à la question du savoir, qu’il
s’agisse d’ailleurs de savoir ou d’ignorance : c’est lui qui a su répondre à l’énigme de la
Sphinge, c’est lui qui a tué son père sans le savoir. Lorsqu’au cours de mes premières
recherches je me suis intéressée au traitement du parricide dans les tragédies qui sont
consacrées au mythe, je me suis rendue compte avec étonnement que le fait qu’Œdipe ignorait
l’identité de sa victime au moment du parricide est rarement dit explicitement par les
personnages lorsqu’ils font le récit de ce meurtre ; il me semblait pourtant que c’était une
évidence qui permettait en outre d’atténuer la responsabilité d’Œdipe. Par ailleurs, lorsque
cette ignorance est mise en avant, comme dans l’Œdipe à Colone, la présence d’une telle
affirmation ne va pas sans poser de problème dans la cohérence et l’efficacité des propos
d’Œdipe.
C’est cette constatation qui m’a amenée à proposer quelques réflexions sur la façon
dont la question de la connaissance (ou de la non-connaissance) est intégrée à la
représentation du parricide, ainsi que sur les effets alors créés, et ce en étudiant
successivement des extraits de l’Œdipe roi de Sophocle, des Phéniciennes d’Euripide et de
l’Œdipe à Colone de Sophocle. L’intérêt d’une telle étude est double. D’une part elle s’inscrit
directement dans la problématique de la création poétique ; d’autre part, elle devrait pouvoir
amener sinon des éléments, du moins des pistes pour comprendre ce qui d’après moi invalide
les défenses d’Œdipe de l’Œdipe à Colone.
Je commence donc par l’Œdipe roi. Un seul récit du parricide y est fait, au milieu de la
tragédie. A l’évocation par Jocaste du carrefour où des brigands auraient tué Laïos, Œdipe,
troublé, se remémore qu’il a tué, à ce même endroit, un inconnu et en propose un récit
détaillé. Bien sûr, Œdipe ne fait pas là le récit du parricide, mais du meurtre d’un inconnu –
pour autant, chaque auditeur aura, grâce à la connaissance préalable qu’il a de la matière
mythique, compris ce qu’il en était.
Kαί σοι, γύναι, τἀληθὲς ἐξερῶ. Τριπλῆς
ὅτ᾽ ἦ κελεύθου τῆσδ᾽ ὁδοιπορῶν πέλας,
ἐνταῦθά µοι κῆρύξ τε κἀπὶ πωλικῆς
ἀνὴρ ἀπήνης ἐµβεβώς, οἷον σὺ φῇς,
ξυνηντίαζον · κἀξ ὁδοῦ µ᾽ ὅ θ᾽ ἡγεµὼν
αὐτός θ᾽ ὁ πρέσβυς πρὸς βίαν ἠλαυνέτην.
Κἀγὼ τὸν ἐκτρέποντα, τὸν τροχηλάτην,
παίω δι᾽ ὀργῆς · καί µ᾽ ὁ πρέσβυς ὡς ὁρᾷ,
ὄχου παραστείχοντα τηρήσας, µέσον
κάρα διπλοῖς κέντροισί µου καθίκετο.
Οὐ µὴν ἴσην γ᾽ ἔτισεν, ἀλλὰ συντόµως
σκήπτρῳ τυπεὶς ἐκ τῆσδε χειρὸς ὕπτιος
µέσης ἀπήνης εὐθὺς ἐκκυλίνδεται ·
κτείνω δὲ τοὺς ξύµπαντας.
« À toi, femme, je vais dire toute la vérité. Au moment où, dans mon trajet, je m’approchais de
la triple route dont tu parles, alors un héraut et, placé sur un char tiré par des chevaux, un
homme tel que toi tu le dis, viennent à ma rencontre. Le guide et le vieillard lui-même
cherchent tous deux à me repousser de force de la route. Et moi je frappe, de colère, celui qui
m’a poussé hors de la route, le cocher. Le vieillard, quand il me vit, pour avoir guetté mon
passage à côté du char, m’asséna un coup de double aiguillon au milieu de la tête ; je ne lui
rendis pas que l’égal de son geste, mais, en un mot, frappé de cette main qui est la mienne avec
un bâton, aussitôt il tomba à la renverse depuis le milieu de son char ; et je les tue tous. »
(Sophocle, Œdipe roi, vers 800-813)1
Ce texte a toujours, à ma connaissance, été lu comme un récit factuel, pour ne pas dire
objectif, de la part d’un Œdipe dont on souligne volontiers la bonne foi ; on a bien pointé
parfois une tonalité juridique, mais rien de plus. A l’opposé de cette interprétation majoritaire,
je soutiens l’idée que nombre d’éléments, que je n’ai malheureusement pas le temps de
développer ici, indiquent qu’il s’agit là d’une défense d’Œdipe, qui présente les événements
de façon à justifier son action2.
Cette remarque faite, qu’en est-il ici de l’ignorance d’Œdipe ? Une constatation
s’impose : il n’est pas clairement dit dans ces vers qu’Œdipe ne savait pas qui était Laïos.
Mais si Œdipe ne dit à aucun moment de façon explicite qu’il ne connaissait pas l’identité de
sa victime, ce n’est pas pour autant que cela n’est pas latent. En fait, l’absence de cette
affirmation s’explique par le contexte dans lequel ces vers sont prononcés : à ce moment de
l’action, Œdipe ne sait pas encore que Laïos est son père, ni même qu’il est sa victime. Son
ignorance lors du crime est donc en toute logique garantie par l’ignorance d’Œdipe au
moment où il fait ce récit.
Si le motif de l’ignorance n’est pas développé, Œdipe justifie toutefois le meurtre par
un autre motif que l’on retrouvera régulièrement dans les passages consacrés au parricide :
celui de la légitime défense. Certes, aucune affirmation franche n’est présente, mais les faits
sont présentés de telle manière que le meurtre apparaît à l’auditeur comme légitime.
Rappelons que pour qu’il y ait légitime défense, deux conditions doivent être remplies : le
meurtre doit répondre à une agression première et il ne doit pas y avoir de délai entre l’offense
et la réaction. Or ces deux conditions sont bien présentes ici ; en voici les éléments
principaux. A deux reprises, il est fait violence à Œdipe : une première fois lorsque Laïos et
son équipage cherchent à le repousser de force (κἀξ ὁδοῦ µ᾽ ὅ θ᾽ ἡγεµὼν / αὐτός θ᾽ ὁ πρέσβυς
πρὸς βίαν ἠλαυνέτην, «le guide et le vieillard lui-même cherchent tous deux à me repousser
de force de la route », vers 804-805), une seconde fois lorsque Laïos le frappe à la tête (καί µ᾽
ὁ πρέσβυς ὡς ὁρᾷ / [...] µέσον / κάρα διπλοῖς κέντροισί µου καθίκετο, « le vieillard, quand il
me vit, [...] m’asséna un coup de double aiguillon au milieu de la tête », vers 807-809) et ce
alors qu’Œdipe n’avait puni que le serviteur pour le premier affront (κἀγὼ τὸν ἐκτρέποντα,
τὸν τροχηλάτην, / παίω δι᾽ ὀργῆς, « et moi je frappe, de colère, celui qui m’a poussé hors de la
route », vers 806-807). Les réponses d’Œdipe sont à chaque fois immédiates, en témoignent la
mention de la colère (δι᾽ ὀργῆς, « de colère », vers 807) et la rapidité de l’enchaînement des
faits qui mènent au meurtre (vers 810-812).
Face à Jocaste, qu’il veut convaincre – sans pour autant le dire explicitement – de son
absence de responsabilité dans le meurtre, Œdipe fait donc appel à l’argument de la légitime
défense. Si le motif de l’ignorance est absent, c’est uniquement parce que le contexte le
garantit et donc n’en rend pas nécessaire la mention.
J’en viens maintenant aux Phéniciennes d’Euripide, tragédie qui contient deux
évocations liminaires au parricide. La première se trouve dans le monologue de Jocaste qui
ouvre la tragédie, la seconde à la fin de la pièce lorsqu’Œdipe, au cours d’une longue
lamentation, revient sur les événements importants de son histoire.
Le monologue de Jocaste permet de situer l’action des Phéniciennes dans l’histoire des
Labdacides. A priori, il s’agit d’un exposé factuel ; pourtant, comme dans l’Œdipe roi, la
1
Toutes les citations grecques proviennent des textes édités aux éditions Belles Lettres. Il s’agit des textes établis, pour
l’Œdipe roi de Sophocle, par A. Dain en 1958 (1994, 8e tirage revu et corrigé par J. Irigoin), pour les Phéniciennes
d’Euripide, par H. Grégoire, L. Méridier, et F. Chapouthier en 1950 (2002, 5e tirage), et pour l’Œdipe à Colone de Sophocle,
par A. Dain en 1960 (1999, 5e tirage revu et corrigé). Toutes les traductions sont en revanche les miennes.
2
Outre la façon dont les faits sont présentés, on songera à l’insistance sur la naissance (vers 774-776) ainsi qu’à celle sur la
vérité du récit (vers 800).
façon dont les faits sont présentés dit également quelque chose sur la responsabilité d’Œdipe.
ἤδη δὲ πυρσαῖς γένυσιν ἐξανδρούµενος
παῖς οὑµὸς ἢ γνοὺς ἤ τινος µαθὼν πάρα
ἔστειχε τοὺς φύσαντας ἐκµαθεῖν θέλων
πρὸς δῶµα Φοίβου, Λάιός θ᾽, οὑµὸς πόσις,
τὸν ἐκτεθέντα παῖδα µαστεύων µαθεῖν
εἰ µηκέτ᾽ εἴη. Καὶ ξυνάπτετον πόδα
ἐς ταὐτὸν ἄµφω Φωκίδος σχιστῆς ὁδοῦ.
Καί νιν κελεύει Λαΐου τροχηλάτης·
ὦ ξένε, τυράννοις ἐκποδὼν µεθίστασο.
Ὃ δ᾽ εἷρπ᾽ ἄναυδος, µέγα φρονῶν. πῶλοι δέ νιν
χηλαῖς τένοντας ἐξεφοίνισσον ποδῶν.
Ὅθεν — τί τἀκτὸς τῶν κακῶν µε δεῖ λέγειν; —
παῖς πατέρα καίνει καὶ λαβὼν ὀχήµατα
Πολύβῳ τροφεῖ δίδωσιν.
« Alors que déjà se dorait sur ses joues le duvet de l’âge viril, mon fils, soit qu’il s’en fût rendu
compte, soit qu’il l’eût appris de quelqu’un, se rendit à la demeure de Phoibos comme il voulait
savoir qui étaient ses parents, et y allait aussi Laïos, mon époux, parce qu’il cherchait à savoir,
concernant l’enfant exposé, s’il vivait encore. Tous deux se rencontrèrent au même endroit
d’une route fendue de Phocide. Et au premier, le cocher de Laïos donne cet ordre : « étranger,
écarte-toi, ne fait pas obstacle aux rois ». Mais lui continuait sans rien dire, orgueilleux. Les
chevaux de Laïos de leurs sabots lui empourprèrent les talons. Alors – pourquoi me faut-il
raconter ce qui ne concerne pas les maux ? - le fils tue le père et offre à Polybe le char en
remerciement de son éducation. » (Euripide, Phéniciennes, vers 32-45)
Qu’Œdipe ignorait l’identité de sa victime au moment du meurtre ne peut ici plus aller de soi
comme c’est le cas dans l’Œdipe roi. La reconnaissance des crimes, et par conséquent de
l’identité du père, a en effet eu lieu longtemps avant le début de l’action de la pièce (action
qui se situe au moment de la lutte fratricide) ; pourtant, Jocaste ne dit à aucun moment de
façon explicite cette ignorance. C’est ici l’enchaînement des faits qui garantit l’ignorance
d’Œdipe. En effet, Œdipe est parti de Corinthe pour s’enquérir à Delphes de l’identité de ses
parents (ἔστειχε τοὺς φύσαντας ἐκµαθεῖν θέλων / πρὸς δῶµα Φοίβου, « il se rendit à la
demeure de Phoibos comme il voulait savoir qui étaient ses parents », vers 34-35) : c’est donc
qu’il ignore qui ils sont. Or, lorsqu’il rencontre Laïos sur la route, Œdipe ne s’est pas encore
rendu à Delphes : contrairement à ce qui se passe dans l’Œdipe roi, où il rencontre Laïos après
avoir rendu visite à l’oracle d’Apollon, il n’a donc pas reçu de réponse de la part de ce
dernier, et ne sait donc pas qui est son père. D’autre part, cet enchaînement fait aussi
qu’Œdipe ne sait pas encore qu’il est voué au parricide. L’argument de l’ignorance a donc
encore plus de poids que dans l’Œdipe roi.
On peut aller encore plus loin. Si le départ d’Œdipe correspond à une volonté de
savoir, Laïos est animé d’un désir similaire, dont le texte souligne la symétrie avec celui
d’Œdipe (παῖς οὑµὸς [...] ἐκµαθεῖν θέλων // οὑµὸς πόσις [...] µαστεύων µαθεῖν, « mon fils [...]
comme il voulait savoir [...] mon époux, parce qu’il cherchait à savoir, vers 33-36 – on notera
le chiasme). C’est donc leur désir de connaissance qui les amène tous deux à prendre la route,
à se rencontrer et à accomplir le parricide. Le désir de savoir, conséquence d’une ignorance,
amène la catastrophe tragique. En outre, le fait que les deux hommes ne se soient pas encore
rendus à Thèbes a pour effet d’accentuer le tragique de la rencontre : c’est en se cherchant que
les deux hommes se rencontrent dans le meurtre et donc se perdent à jamais. Un simple
changement dans l’enchaînement des faits (la rencontre a lieu avant la consultation de
l’oracle, et non après) non seulement disqualifie de façon inattaquable l’hypothèse du
parricide volontaire, mais en plus augmente le tragique du meurtre.
Le motif de l’ignorance concerne, dans le récit de Jocaste, également un autre
personnage, le cocher de Laïos. Pour observer cela, il faut revenir à l’enchaînement des faits
tels que Jocaste les présente. Dans son récit, le parricide est également présenté comme un
acte de légitime défense. Le meurtre répond en effet ici aussi à deux offenses : la première est
un ordre que le cocher de Laïos donne à Œdipe (καί νιν κελεύει Λαΐου τροχηλάτης, « le
cocher de Laïos lui donne cet ordre », vers 39-40), la seconde la blessure que le passage en
force des chevaux inflige à Œdipe – et qui peut d’ailleurs faire écho à la blessure infligée par
l’exposition sur le Cithéron (πῶλοι δέ νιν / χηλαῖς τένοντας ἐξεφοίνισσον ποδῶν, « les
chevaux de Laïos de leurs sabots lui empourprèrent les talons », vers 41-42). Le motif de
l’ignorance intervient au moment de la première offense. Du point de vue de l’équipage, le
cocher qui donne l’ordre à Œdipe est dans son bon droit : il s’adresse en tant que représentant
d’un roi à un quidam. Mais pour Œdipe, qui faute de contradiction est encore le fils du roi
Polybe, la hiérarchie est inverse : c’est un serviteur – certes royal – qui l’offense en lui
donnant à lui, fils de roi, un ordre. Tout comme le désir de savoir est à l’origine du trajet,
l’ignorance de l’identité de l’autre est l’élément déclencheur de la scène du meurtre.
La seconde mention au parricide des Phéniciennes se trouve à la fin de la pièce, à
l’occasion d’une longue lamentation d’Œdipe sur son sort. La tonalité est bien différente de
celle du monologue de Jocaste : d’un exposé relativement factuel (bien que subjectif), on
passe à la lamentation visant à susciter l’émotion.
ὦ µοῖρ᾽, ἀπ᾽ ἀρχῆς ὥς µ᾽ ἔφυσας ἄθλιον
καὶ τλήµον᾽, εἴ τις ἄλλος ἀνθρώπων ἔφυ ·
ὃν καὶ πρὶν ἐς φῶς µητρὸς ἐκ γονῆς µολεῖν,
ἄγονον Ἀπόλλων Λαΐῳ µ᾽ ἐθέσπισεν
φονέα γενέσθαι πατρός · ὦ τάλας ἐγώ.
Ἐπεὶ δ᾽ ἐγενόµην, αὖθις ὁ σπείρας πατὴρ
κτείνει µε νοµίσας πολέµιον πεφυκέναι ·
χρῆν γὰρ θανεῖν νιν ἐξ ἐµοῦ · πέµπει δέ µε
µαστὸν ποθοῦντα θηρσὶν ἄθλιον βοράν ·
[...]
κτάνων δ’ ἐµαυτοῦ πατέρ’ ὁ δυσδαίµων ἐγώ
« ô destin, comme depuis le début tu me fis par nature misérable et malheureux, s’il en fut un
parmi les hommes ! Moi dont, avant que je ne fusse venu à la lumière, enfanté par ma mère,
alors que je n’étais pas encore né, Apollon prédit à Laïos que j’étais devenu le meurtrier de
mon père ; ô éprouvé que je suis ! Puis je naquis, et aussitôt mon père qui m’avait engendré,
considérant que c’était un ennemi qui lui était né, me tue : c’est qu’il fallait qu’il meure par ma
faute. Il m’envoya, moi qui regrettais le sein maternel, comme proie misérable pour les bêtes
sauvages [...] Après avoir tué mon père, infortuné que je suis... » (Euripide, Phéniciennes, vers
1595-1608)
Le motif de l’ignorance, qui semblait pourtant tout indiqué à l’effet recherché par Œdipe,
n’est pas du tout présent : Œdipe ne fait pas de commentaire à ce sujet, et étant donné qu’il ne
présente pas vraiment les faits (puisque le meurtre du père est dit en une participiale de trois
mots, au vers 1608), il n’y a pas là non plus d’éléments qui viendraient la garantir.
Si l’ignorance est absente, elle semble en revanche remplacée par un autre motif : celui
de la prédestination. L’idée qu’Œdipe met en avant est celle selon laquelle tout s’est décidé
avant même qu’il fût né, et ce parce qu’Apollon avait prédit à Laïos qu’il mourrait de la main
de son fils (ἄγονον Ἀπόλλων Λαΐῳ µ᾽ ἐθέσπισεν / φονέα γενέσθαι πατρός, « alors que je
n’étais pas encore né, Apollon prédit à Laïos que j’étais devenu le meurtrier de mon père »,
vers 1598-1599). La façon dont l’oracle est rapporté, avec la présence de l’infinitif aoriste, dit
qu’Œdipe, à ce moment-là, était déjà le meurtrier de son père (d’où ma traduction). Pourtant,
Œdipe n’était alors même pas encore conçu : il le répète à trois reprises (ὃν καὶ πρὶν ἐς φῶς
µητρὸς ἐκ γονῆς µολεῖν, « avant que je ne fusse venu à la lumière, enfanté par ma mère »,
vers 1597 ; ἄγονον, « alors que je n’étais pas encore né » vers 1598 ; ἐπεὶ δ᾽ ἐγενόµην, « puis
je naquis », vers 1600). Œdipe ne dit plus qu’il a commis le parricide sans le savoir, mais
plutôt que tout a eu lieu avant lui, et qu’il n’est donc responsable de rien. On pourrait presque
dire qu’il y a ignorance au sens où le meurtre a eu lieu sans Œdipe, car avant lui – le meurtre
factuel n’étant que reproduction de ce qui était déjà joué.
L’argument de la légitime défense subit un glissement similaire. Le meurtre du père ne
répond plus, dans cette lamentation d’Œdipe, à une violence première de la part de Laïos au
moment de la rencontre, mais à un acte beaucoup plus lointain : l’exposition sur le Cithéron,
qui est considérée par Œdipe comme un meurtre à peine moins effectif que le parricide (cf.
l’utilisation du présent κτείνει au vers 1600). Le retour du même verbe pour l’exposition dire
(κτείνει, « il tue », vers 1601) et le parricide (κτάνων, « après avoir tué », vers 1608) pose une
équivalence entre les deux actes. C’est ce que dans la suite de ce développement je désignerai
sous le terme d’argument de la réciprocité.
Un glissement est donc opéré par Œdipe ici, qui change par ce fait de niveau : du plan
humain et juridique auquel correspond la légitime défense et l’ignorance, on passe à un plan
divin et familial, celui de la prédestination et celui de la réciprocité, de la répétition de
l’histoire familiale. Ce faisant, il me semble que l’on passe de la raison à l’émotion, de la
logique au pathétique.
Voyons maintenant ce que Sophocle fait de tout cela dans l’Œdipe à Colone. La
tragédie contient trois passages où il est plus spécifiquement question du parricide : le premier
se trouve au début de la pièce, lorsque Œdipe cherche à apaiser les craintes du chœur
concernant sa personne, le second dans le premier stasimon, lorsque le chœur interroge Œdipe
sur ses crimes, et le dernier dans le troisième épisode, lorsque Œdipe répond aux accusations
de Créon.
Lorsque Œdipe aborde pour la première fois la question du parricide, le chœur de
vieux Coloniates vient de reconnaître que la peur qu’ils ont des dieux est plus forte que la
pitié qu’ils éprouvent pour Œdipe et Antigone. Œdipe entreprend alors de leur montrer que
cette crainte n’est pas justifiée, puisqu’il n’est pas responsable des crimes qu’on lui associe.
ὄνοµα µόνον δείσαντες ; οὐ γὰρ δὴ τό γε
σῶµ᾽ οὐδὲ τἄργα τἄµ᾽· ἐπεὶ τά γ᾽ ἔργα µου
πεπονθότ᾽ ἐστὶ µᾶλλον ἢ δεδρακότα,
εἴ σοι τὰ µητρὸς καὶ πατρὸς χρείη λέγειν,
ὧν οὕνεκ᾽ ἐκφοβεῖ µε · τοῦτ᾽ ἐγὼ καλῶς
ἔξοιδα. Καίτοι πῶς ἐγὼ κακὸς φύσιν,
ὅστις παθὼν µὲν ἀντέδρων, ὥστ᾽ εἰ φρονῶν
ἔπρασσον, οὐδ᾽ ἂν ὧδ᾽ ἐγιγνόµην κακός ;
νῦν δ᾽ οὐδὲν εἰδὼς ἱκόµην ἵν᾽ ἱκόµην,
ὑφ᾽ ὧν δ᾽ ἔπασχον, εἰδότων ἀπωλλύµην.
« Car c’est mon nom seul que vous craignez. Ce n’est en effet ni ma personne, ni mes actes.
Puisque mes actes, je les ai subis plutôt qu’accomplis, s’il me fallait te parler des actes de ma
mère et de mon père, à cause desquels tu as peur de moi. Cela, moi je le sais bien. Comment
suis-je mauvais par nature, moi qui pour avoir subi ai répliqué, si bien que si j’avais agi en
toute conscience, je n’en aurais pas été mauvais ? Mais en réalité c’est sans rien savoir que j’en
suis arrivé là où j’en suis arrivé, et que j’ai péri de la main de ceux qui m’ont fait souffrir en le
sachant ». (Sophocle, Œdipe à Colone, vers 265-274)
Pour la première fois, la question de l’ignorance est dite de façon explicite : οὐδὲν εἰδὼς
(« sans rien savoir », vers 273). Mais contrairement à ce qui se passait dans l’Œdipe roi et
dans le monologue de Jocaste des Phéniciennes, cette ignorance ne s’applique ici à aucun acte
précis, puisqu’Œdipe évoque ses crimes sans distinguer parricide et inceste.
Cette remarque est également applicable aux autres motifs ou arguments qui sont ici
convoqués. On retrouve ainsi le motif de la légitime défense (ἀντέδρων, « j’ai répliqué », vers
271), qui était déjà convoqué dans l’Œdipe roi ou les Phéniciennes. Je dis légitime défense,
mais il pourrait tout aussi bien s’agir de son pendant, la réciprocité : le fait est qu’Œdipe ne
précise pas à quel(s) acte(s) répondent les siens. Un des problèmes posés par ces vers est en
effet de savoir ce que désignent « les actes de <s>a mère et de <s>on père (τὰ µητρὸς καὶ
πατρὸς, vers 268) : soit il s’agit d’un affront fait à Œdipe avant le parricide – mais alors
pourquoi parler de Jocaste ? – soit il s’agit de l’exposition, mais on voit alors mal en quoi le
fait qu’Œdipe ait été exposé justifie l’inceste. Tout se passe donc comme s’il y avait un
brouillage volontaire du référent : les actes que désignent Œdipe sont autant un éventuel
affront de Laïos au moment du parricide que l’exposition du nouveau-né par ses parents. Il y a
de ce fait mélange entre l’argument de la légitime défense (présent dans l’Œdipe roi et le
monologue de Jocaste des Phéniciennes) et celui de la réciprocité (présent dans la lamentation
d’Œdipe à la fin des Phéniciennes). En reprenant et en mélangeant les motifs utilisés
précédemment, Sophocle mélange en même temps les niveaux : le juridique – donc l’humain
– côtoie le motif de la réciprocité qui chez Euripide était lié à la répétition des actes au sein de
la famille – ce qui dépasse l’entendement humain.
De la même façon, il fait cohabiter le motif de l’ignorance (οὐδὲν εἰδὼς, « sans rien
savoir », vers 273) avec celui de la prédestination. Il me semble en effet qu’une référence à
cette dernière idée est contenue dans l’évocation de la nature que l’on trouve au vers 270 :
πῶς ἐγὼ κακὸς φύσιν, « comment suis-je mauvais par nature ? ». Certes, la forme
interrogative nie l’idée de prédestination, qui est ici repoussée par Œdipe. Néanmoins, on
remarquera que cette expression n’est pas sans rappeler le vers 822 de l’Œdipe roi (ἆρα ἔφυν
κακός ; « suis-je mauvais de naissance ? ») ainsi que les vers 1595-1596 des Phéniciennes (ὦ
µοῖρ᾽, ἀπ᾽ ἀρχῆς ὥς µ᾽ ἔφυσας ἄθλιον / καὶ τλήµονα, « ô destin, comme depuis le début tu me
fis misérable et malheureux par nature »), vers qui semblent d’ailleurs avoir été célèbres (en
témoigne leur reprise dans les Grenouilles d’Aristophane, vers 1182-1187) : il n’est donc pas
impossible que les spectateurs aient perçu l’écho et donc l’évocation de l’idée de
prédestination. Pourtant, contrairement à ce qui se passe dans l’Œdipe roi et les Phéniciennes,
le lien entre prédestination et action des dieux n’est pas clairement établi. Il y a donc à
nouveau flou – puisque Œdipe, tout en niant l’idée de prédestination, la convoque de façon
partielle – et mélange des niveaux humain (l’ignorance) et divin (la prédestination).
Sophocle convoque donc tous les arguments jusqu’alors utilisés pour défendre Œdipe
et les mélange. L’effet en est double. Sur le plan de la logique, cela nuit à l’argumentation, qui
ne fonctionne plus : Œdipe n’a par exemple pas besoin de faire appel à la légitime défense s’il
évoque la prédestination au parricide. En revanche, celui qui ne verrait que l’ensemble sans
prêter attention au détail de l’argumentation, serait saisi par l’émotion : tant d’arguments à
décharge sont accumulés que si l’on n’observe pas attentivement la façon dont ils
s’enchaînent et les contradictions que cela induit, on a l’impression qu’Œdipe ne peut qu’être
innocenté. C’est à mon avis la raison pour laquelle le chœur est persuadé.
La seconde mention au parricide se trouve dans le premier stasimon. Le chœur,
désireux de savoir si ce que l’on dit d’Œdipe est vrai, interroge ce dernier.
Χορ – δύστανε, τί γάρ; ἔθου φόνον
Οἰδ – τί τοῦτο; τί δ᾽ ἐθέλεις µαθεῖν;
Χορ – πατρός;
Οἰδ –
παπαῖ. Δευτέραν ἔπαισας, ἐπὶ
νόσῳ νόσον,
Χορ – ἔκανες
Οἰδ –
ἔκανον. Ἔχει δέ µοι
Χορ – τί τοῦτο;
Οἰδ –
πρὸς δίκας τι.
Χορ –
τί γάρ;
Οἰδ –
ἐγὼ φράσω.
Καὶ γὰρ ἄνους ἐφόνευσα ὤλεσα ·
νόµῳ δὲ καθαρός, ἄϊδρις εἰς τόδ᾽ ἦλθον.
Ch – « Malheureux, que dis-tu donc ? N’as-tu pas perpétré le meurtre...
Œd – Quoi donc ? Que veux-tu savoir ?
Ch – ... de ton père ?
Œd – Ah ! Tu me portes une seconde blessure, blessure sur blessure.
Ch – Tu as tué...
Œd – j’ai tué. Mais il y a en ma faveur...
Ch – Quoi donc ?
Œd – de quoi me justifier.
Ch – c’est-à-dire ?
Œd – je vais te le dire.
C’est en effet sans en être conscient que j’ai tué, que j’ai fait périr : pur du point de vue de la
loi, c’est sans le savoir que j’en suis arrivé à ce point. » (Sophocle, Œdipe à Colone, vers 542548).
Il est cette fois-ci bien question du parricide en particulier, et Œdipe désigne de façon
explicite un élément qui permet de justifier son acte : l’ignorance (ἄνους3, « sans en être
conscient », vers 547, ἄϊδρις, « sans le savoir », vers 548). C’est la première fois que
l’argument de l’ignorance est utilisé seul ; dans les extraits précédents, il apparaissait toujours
au moins en complément de l’argument de la légitime défense. On peut donc se demander si
l’ignorance suffit à elle seule à excuser, sur un plan légal, le parricide. La réponse est oui : si
l’on tue son père sans savoir qu’il s’agit de son père, il ne reste plus qu’un simple meurtre. On
peut donc admettre qu’Œdipe n’est pas coupable de parricide ; il n’en est pas pour autant
innocent, et reste un meurtrier. On pourrait s’en sortir en disant que le chœur a questionné
Œdipe sur le meurtre du père précisément, pas sur un meurtre : Œdipe se justifie donc
uniquement sur ce point. Cette lecture est certes moyennement convaincante, mais elle est
acceptable.
En mentionnant l’ignorance comme élément de justification, Œdipe se place sur le
plan juridique (ἔχει δέ µοι [...] πρὸς δίκας τι, « mais il y a en ma faveur [...] de quoi me
justifier », vers 545-546) : apparemment, il n’y a donc pas de mélange entre les plans humain
et divin comme dans l’extrait précédent. Pourtant, en observant plus attentivement le texte, on
remarque qu’une expression pose problème : νόµῳ δὲ καθαρός (« pur du point de vue de la
loi », vers 548). En juxtaposant un terme juridique (νόµῳ, « la loi ») et un terme renvoyant à
un niveau supra-humain (καθαρός, « pur »), Œdipe convoque à la fois deux niveaux de sens
différents. Comme pour le passage précédent, l’accumulation d’arguments produit le mélange
des niveaux, lequel induit un effet contre-productif en ce qui concerne l’argumentation.
J’en arrive maintenant à la troisième justification d’Œdipe, qui est le dernier extrait
que je prendrai en compte. Créon, récemment arrivé à Colone dans l’espoir de faire revenir
Œdipe à Thèbes, s’est mis, face au refus de ce dernier, à l’invectiver en lui rappelant ses
maux. Dans une longue tirade, Œdipe lui répond en reprenant point par point les accusations
de Créon.
3
Je reprends ici la leçon éditée par Dain aux Belles Lettres, puisqu’il s’agit de l’édition qui est inscrite au programme de
l’agrégation. Je signale néanmoins que cette leçon pose problème et que les commentateurs ne s’accordent pas sur le texte à
adopter.
ὅστις φόνους µοι καὶ γάµους καὶ συµφορὰς
τοῦ σοῦ διῆκας στόµατος, ἃς ἐγὼ τάλας
ἤνεγκον ἄκων · θεοῖς γὰρ ἦν οὕτω φίλον,
τάχ᾽ ἄν τι µηνίουσιν εἰς γένος πάλαι.
Ἐπεὶ καθ᾽ αὑτόν γ᾽ οὐκ ἂν ἐξεύροις ἐµοὶ
ἁµαρτίας ὄνειδος οὐδέν, ἀνθ᾽ ὅτου
τάδ᾽ εἰς ἐµαυτὸν τοὺς ἐµούς θ᾽ ἡµάρτανον.
Ἐπεὶ δίδαξον, εἴ τι θέσφατον πατρὶ
χρησµοῖσιν ἱκνεῖθ᾽ ὥστε πρὸς παίδων θανεῖν,
πῶς ἂν δικαίως τοῦτ᾽ ὀνειδίζοις ἐµοί,
ὃς οὔτε βλάστας πω γενεθλίους πατρός,
οὐ µητρὸς εἶχον, ἀλλ᾽ ἀγέννητος τότ᾽ ἦ;
εἰ δ᾽ αὖ φανεὶς δύστηνος, ὡς ἐγὼ ‘φάνην,
ἐς χεῖρας ἦλθον πατρὶ καὶ κατέκτανον,
µηδὲν ξυνιεὶς ὧν ἔδρων εἰς οὕς τ᾽ ἔδρων,
πῶς ἂν τό γ᾽ ἆκον πρᾶγµ᾽ ἂν εἰκότως ψέγοις;
[...]
ἓν γάρ µ᾽ ἄµειψαι µοῦνον ὧν σ᾽ ἀνιστορῶ.
Εἴ τις σὲ τὸν δίκαιον αὐτίκ᾽ ἐνθάδε
κτείνοι παραστάς, πότερα πυνθάνοι᾽ ἂν εἰ
πατήρ σ᾽ ὁ καίνων ἢ τίνοι᾽ ἂν εὐθέως;
δοκῶ µέν, εἴπερ ζῆν φιλεῖς, τὸν αἴτιον
τίνοι᾽ ἂν οὐδὲ τοὔνδικον περιβλέποις.
Τοιαῦτα µέντοι καὐτὸς εἰσέβην κακά,
θεῶν ἀγόντων · οἷς ἐγὼ οὐδὲ τὴν πατρὸς
ψυχὴν ἂν οἶµαι ζῶσαν ἀντειπεῖν ἐµοί.
« Toi qui contre moi laisses sortir de ta bouche meurtres, mariages et unions que moi,
infortuné, j’ai subis contre mon gré : ainsi plaisait-il aux dieux, ils éprouvent sans doute depuis
longtemps quelque ressentiment à l’encontre de ma race. Puisque en ce qui me concerne, tu ne
pourrais trouver aucun motif de blâme d’une faute, en paiement de laquelle j’ai commis ces
méfaits à mon encontre et à celle de mes proches. Apprends donc : s’il venait à mon père
quelque arrêté divin, par le moyen d’oracles, lui annonçant qu’il mourrait de ses enfants,
comment donc pourrais-tu me le reprocher à juste titre, à moi qui, alors que je n’étais pas né,
n’avais pas encore la semence paternelle, ni l’embryon maternel, mais n’existais alors pas ?
Mais si, en apparaissant misérable comme je le suis apparu, j’en suis venu aux mains avec mon
père et je l’ai tué, sans rien savoir de ce que je faisais et de contre qui je le faisais, comment
pourrais-tu à juste titre me reprocher une action involontaire ? [...] Réponds donc à une seule
question de celles que je te poserai. Si quelqu’un, ici et maintenant, s’avançait pour te tuer, et
ce alors que tu es dans ton droit, est-ce que tu chercherais à savoir si ton meurtrier est ton père,
ou bien le punirais-tu aussitôt ? Il me semble que, si tu aimes la vie, tu punirais le coupable et
tu n’aurais pas d’égard pour la justice. Eh bien c’est à de tels méfaits que j’ai moi aussi été
mené, sous la conduite des dieux ; et sur ces points, je pense que même l’âme de mon père ne
me contredirait pas, si elle était en vie. » (Sophocle, Œdipe à Colone, vers 962-976 et 991-999)
Je ne m’intéresse ici qu’à la partie, déjà longue, des propos d’Œdipe qui concerne le parricide.
Je rappellerai néanmoins que, comme cela a été noté par plusieurs commentateurs, la tirade
est structurée par une construction en amande : il mentionne les dieux (A), le parricide (B),
l’inceste (C – le noyau), puis revient au parricide (B’) et aux dieux (A’). On remarquera donc
dès maintenant que les dieux encadrent la défense d’Œdipe : non seulement ils apparaissent
pour la première fois dans une justification d’Œdipe, mais en plus ils occupent une place
prépondérante dans celle-ci, en quelque sorte à la fois entrée en matière et conclusion.
J’en viens maintenant aux arguments présentés par Œdipe. Étant donné que sa défense
suit une construction très liée, je vais présenter ses arguments dans l’ordre où ils se présentent.
Œdipe convoque d’abord la prédestination : si des maux tels que les siens ont eu lieu, c’est,
dit-il, parce qu’une colère divine était attachée à sa race (θεοῖς γὰρ ἦν οὕτω φίλον, / τάχ᾽ ἄν τι
µηνίουσιν εἰς γένος πάλαι, « ainsi plaisait-il aux dieux, ils éprouvent sans doute depuis
longtemps quelque ressentiment à l’encontre de ma race », vers 964-965). Il n’est donc que la
victime de cette colère, dont ses actes sont la conséquence. Œdipe prend bien soin de préciser
que ce n’est pas lui qui est l’auteur de l’acte qui a causé cette colère (ἐπεὶ καθ᾽ αὑτόν γ᾽ οὐκ ἂν
ἐξεύροις ἐµοὶ / ἁµαρτίας ὄνειδος οὐδέν, ἀνθ᾽ ὅτου / τάδ᾽ εἰς ἐµαυτὸν τοὺς ἐµούς θ᾽ ἡµάρτανον,
« puisque en ce qui me concerne, tu ne pourrais trouver aucun motif de blâme d’une faute, en
paiement de laquelle j’ai commis ces méfaits à mon encontre et à celle de mes proches », vers
966-968). L’idée de prédestination était déjà apparue dans certains des extraits précédents ;
elle ne l’a néanmoins jamais été de façon aussi précise, puisqu’il n’y était au mieux question
que de l’oracle d’Apollon, et jamais de ressentiment divin. C’est donc la première fois que,
dans le cadre d’un récit ou d’une défense du parricide, un personnage évoque de façon aussi
explicite l’idée d’une colère divine attachée à la famille. On peut alors s’étonner qu’un tel
argument soit évoqué si tard dans les justifications d’Œdipe.
Œdipe reste ensuite sur le plan divin en avançant un élément que l’on peut rapprocher
de l’idée de prédestination : l’oracle fait par Apollon à Laïos. Le motif est repris à la
lamentation de la fin des Phéniciennes ; on retrouve d’ailleurs la même insistance sur la
naissance qui n’est pas encore effective (avec trois expressions qui, comme dans les
Phéniciennes, concernent successivement naissance, conception et à nouveau naissance – ὃς
οὔτε βλάστας πω γενεθλίους πατρός, / οὐ µητρὸς εἶχον, ἀλλ᾽ ἀγέννητος τότ᾽ ἦ, « alors que je
n’étais pas né, n’avais pas encore la semence paternelle, ni l’embryon maternel, mais
n’existais alors pas », vers 972-973). Œdipe va cependant un peu plus loin en explicitant le
message qui était sous-entendu dans les propos de l’Œdipe d’Euripide : cet oracle et ses
conséquences ne peuvent être reprochés à Œdipe (πῶς ἂν δικαίως τοῦτ᾽ ὀνειδίζοις ἐµοί,
« comment donc pourrais-tu me le reprocher à juste titre », vers 971).
Après deux arguments de niveau divin (la colère divine et l’oracle), Œdipe passe au
niveau humain, et mêle pour sa défense les deux motifs de l’ignorance (µηδὲν ξυνιεὶς, « sans
rien savoir », v. 976) et de la légitime défense, ce dernier étant à peine évoqué grâce à la
mention d’un conflit physique préalable au meurtre, ce qui laisse à penser qu’un différent est
à l’origine du parricide (ἐς χεῖρας ἦλθον πατρὶ καὶ κατέκτανον, « j’en suis venu aux mains
avec mon père et je l’ai tué », vers 975). Cette fois-ci c’est l’influence de l’Œdipe roi qui se
fait sentir, mais la brièveté et surtout l’absence de précision nuisent à l’argumentation (Œdipe
pourrait très bien être à l’origine de la lutte contre Laïos). Mais plus que cela, ce qui frappe est
l’inutilité de ces deux motifs. Si effectivement Œdipe était prédestiné au parricide, alors il
était inévitable qu’il se produise ; dès lors, on ne peut reprocher cet acte à Œdipe, qu’il soit
volontaire ou non, légitime ou non.
Après quelques vers consacrés à l’inceste (que j’ai ici coupés), Œdipe revient au
parricide et utilise à nouveau les arguments que sont la légitime défense et l’ignorance. Il se
place bien sur un niveau humain, en témoigne la présence des termes renvoyant au domaine
judiciaire (δίκαιον, « droit », vers 992, αἴτιον, « coupable », vers 995, τοὔνδικον, « la
justice », vers 996). Cette fois-ci, c’est l’argument de la légitime défense qui est plus
développé, et celui de l’ignorance qui est à peine évoqué par le fait de chercher à savoir
(πότερα πυνθάνοι᾽ ἂν εἰ / πατήρ σ᾽ ὁ καίνων, « est-ce que tu chercherais à savoir si ton père
est ton meurtrier », vers 993-4) – ce qui sous-entend une ignorance. Bien que ces vers
constituent des questions rhétoriques adressées à Créon, ils contiennent en creux une
description du parricide. Après une offense première, très violente et gratuite de la part de
Laïos (κτείνοι παραστάς, « s’avançait pour <te> tuer », vers 993), Œdipe riposte
immédiatement (εὐθέως, « aussitôt », v. 994). Il y a bien légitime défense, et cet argument
devrait être d’autant plus convaincant que l’offense première est désignée comme une
tentative de meurtre (vers 993). Pourtant, le raisonnement d’Œdipe pose un sérieux problème :
ce dernier affirme en effet que dans un tel cas on n’a pas d’égards pour la justice (τὸν αἴτιον /
τίνοι᾽ ἂν οὐδὲ τοὔνδικον περιβλέποις, « tu punirais le coupable et tu n’aurais pas d’égard pour
la justice », vers 995-996), comme s’il envisageait que dans certains cas l’injustice et le
parricide étaient possibles. De plus, cela nuit à l’argument de la légitime défense, pour lequel
le critère du juste est déterminant. À nouveau, les arguments de niveau humain sont mis à mal
par Œdipe.
L’extrait se termine par un retour à l’idée de l’influence divine (θεῶν ἀγόντων, « sous
la conduite des dieux », vers 998).
Que retenir de cette longue défense ? Principalement qu’on y retrouve convoqués tous
les arguments ou motifs auxquels il a été fait appel pour justifier ou excuser le parricide dans
l’Œdipe roi, les Phéniciennes d’Euripide et l’Œdipe à Colone. Mais dans cette défense où tous
les types d’arguments se côtoient, ceux qui sont du niveau de l’homme (légitime défense et
ignorance) sont disqualifiés, à la fois par la façon insatisfaisante dont ils sont traités et par le
fait qu’ils peuvent entrer en conflit avec les arguments qui relèvent d’un niveau supra-humain.
Tout se passe comme si Sophocle convoquait tous les discours antérieurs sur le parricide pour
mieux nous montrer que sur un plan humain, Œdipe reste malgré tout indéfendable. Dès lors,
seul le divin apparaît, paradoxalement, comme une réponse : la seule façon d’expliquer le
parricide est d’accepter l’idée de la prédestination, de l’action divine. Cette solution que
constitue le divin s’applique également à la fin de l’histoire d’Œdipe : Sophocle convoque une
bonne partie des personnages encore en vie (Antigone, Ismène, Créon, Polynice et à travers
lui les fils), en vain. La seule façon de sortir de l’histoire d’Œdipe reste là aussi la fin divine
que Sophocle lui réserve.
Sarah LAGROU
Université Lille 3 - Charles-de-Gaulle
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