étude d`un cas d`état-limite par Emmanuelle ESTREME
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étude d`un cas d`état-limite par Emmanuelle ESTREME
PRESENTATION D’UNE STRUCTURE ETAT-LIMITE ©Emmanuelle ESTREME (2010). En ligne sur detour.unice.fr Master 2 de psychologie clinique et gérontologique Présentation : Il sera ici présenté l’analyse d’une résidente : Mme R. Au sein de l’institution, elle s’inscrit comme une personnalité particulière, voire paradoxale : à la fois en retrait (solitaire, n’est pas dans la relation, ni l’échange) et omniprésente (en demande d’attention, exigeante). La perspective est donc de mettre en relief son élaboration identitaire et l’hypothèse de son mode de fonctionnement : cela permettra alors d’éclairer son rapport au milieu institutionnel. Anamnèse : Mme R est née le en juillet 1924 dans l’Oise. Elle évoque une enfance merveilleuse auprès de ses parents en région parisienne. A l’âge de 20 ans, elle part s’installer à Nice, dans son appartement qu’elle affectionne particulièrement. Jamais mariée, elle n’a pas eu d’enfant. Au niveau professionnel, diplômée du certificat d’étude, elle exerce le métier de sténodactylographe. L’histoire de vie de Mme R est pauvre en informations et en évènements, très imprégnée par la sphère parentale. Cependant, elle évoque un intérêt pour l’écriture de poèmes qu’elle rédige encore, à certaines occasions, avec l’aide de la psychologue. L’entrée de Mme R en EHPAD date du 5 Février 2007. Préalablement, elle résidait au sein d’une petite maison de retraite qui a dû fermer ses portes. Atteinte de la maladie de Parkinson à un stade avancé, Mme R est installée, recroquevillée dans son fauteuil roulant. D’allure fragile, Mme R peut néanmoins se montrer imposante et exigeante. Par exemple, elle réclame d’être toujours placée à l’extrémité du salon, au même endroit, pour ne pas être trop proche des autres personnes. Au sein de l’institution, ses relations sociales sont inexistantes avec les résidents. Elle sollicite l’équipe soignante dans la seule perspective de répondre à ses propres désirs. L’unique personne avec qui Mme R est en demande est la psychologue qui semble incarner le seul véritable cadrage des limites qu’elle ait. Il est également à noter un bref séjour à l’hôpital Sainte-Marie pour décompensation psychologique avec paranoïa. Elaboration identitaire de Mme R : Un modèle parental idéalisé : Le discours de Mme R est très souvent ciblé sur son enfance, sur ses parents qui semblent être le support majeur de l’identité de Mme R. Ses parents sont idéalisés, présentés comme dévoués et généreux. Elle met un point d’honneur à signifier que sa mère restait à la maison pour s’occuper d’elle « ma mère était une véritable sainte » (dépendance anaclitique à la mère) et qu’elle était traitée comme « une vraie petite princesse » autour de laquelle tout était mis en œuvre. Il peut ici être mis en avant que ses parents auraient ainsi instauré une relation de dépendance qui n’aurait pas permis à Mme R d’évoluer et de se positionner comme sujet différencié (immaturité affective). Cela aurait régi de façon profonde sa sécurité de base ; elle précise en effet que ses parents étaient présents pour répondre au moindre de ses désirs. Plus précisément, l’on peut faire l’hypothèse que la mère a été intériorisée comme modèle dominé, qu’elle pouvait manipuler pour son bien être. Le père, ancien directeur, est présenté par Mme R par sa position sociale, rendu important par ses différents apports matériels et semble, de ce fait, incarner une position dominante. Ainsi, il a pu servir de modèle identificatoire. Mme R est d’ailleurs très imprégnée par cette nécessité de « l’avoir »: importance de la possession matérielle. Par exemple, elle souffre avant son entrée en institution du syndrome de Diogène1 ce qui révèle très clairement sa boulimie de possession, autre mode de domination. D’autre part, elle montre un attachement très particulier à son appartement (lien matériel/affectif à ses parents). Lorsqu’elle apprend sa vente définitive, cela est vécu comme tragique et la responsabilité des autres2 est avant tout mise en avant « ils ont fait comme si j’étais déjà morte » (alors qu’elle était au courant de sa mise en vente). La perte 1 Le syndrome de Diogène est un syndrome décrit par Clark en 1975 pour caractériser un trouble du comportement de la personne âgée conduisant à des conditions de vie négligées, voire insalubres (accumulation d'objets hétéroclites nommée également syllogomanie.) 2 « Les autres », « ils » : Mme R ne fait pas référence à des personnes précises, autrement dit, différentes personnes sont investies tour à tour comme responsables (docteur, kinésithérapeute, agents immobiliers, tutrice, etc …). matérielle (de l’avoir) a une conséquence directe sur sa personne globale (être): « Plus rien ne me raccroche à la vie maintenant (…) j’attends la faucheuse ». L’on constate très clairement une confusion entre l’être et l’avoir n’ayant pas laissé de place à l’élaboration de l’être et débouchant sur un clivage du psychisme. Le clivage Moi / Autre : Le fonctionnement de Mme R est régi par un clivage du Moi et de l’Autre qui s’exprime à travers un mécanisme paranoïde où la seule façon pour préserver le Moi est de rejeter toute la négativité sur l’Autre : « ils me veulent du mal, ils sont méchants ». Sa maladie de Parkinson elle-même est extériorisée, présentée comme la conséquence d’un complot. Des personnes se seraient associées et servies de cela pour la faire entrer en maison de retraite : « le kiné, lui, m’avait dit que c’était juste une entorse et pas Parkinson ». De plus, l’origine de sa maladie serait due à « un gros choc émotionnel et un surmenage », puis elle précise : « on peut la créer en mélangeant des médicaments ». Les causes externes sont mises en avant pour expliquer ce qui lui arrive et la responsabilité d’autrui est engagée « vous vous rendez compte de ce qu’ils m’ont fait » (sentiment de persécution3). Mme R montre quotidiennement son incapacité à pouvoir appréhender la frustration et la négativité car cela revient à la mettre en danger globalement. En effet, lorsque l’Autre ne se comporte pas comme elle le souhaite ou qu’il ne répond pas à ses attentes, Mme R se montre très réactive : elle se met à pleurer, crie, s’agite jusqu’à ce que la situation soit restaurée, c’est-à-dire jusqu’à ce qu’elle obtienne satisfaction (chantage, etc.). Elle n’est pas en mesure de se positionner comme sujet de sa propre vie et ne se présente jamais comme étant responsable de ses actes. Elle se place en position de victime qui subit les évènements (ex : dit avoir été « transportée de maison de retraite en maison de retraite ») sauf si cela peut la valoriser. Par exemple, elle se sert de ses poèmes comme moyen de reconnaissance mais n’en fait rien de psychologique, ni d’intériorisé. 3 Le vécu paranoïde est donc au premier plan de ce tableau clinique d’état-limite (comme d’autres processus peuvent l’être chez d’autres états-limites : diversité de la clinique). Au niveau de la temporalité, on constate un clivage entre les différentes étapes de vie : l’enfance est associée à une vie de princesse, l’étape adulte à une vie de reine (où elle possédait tout ce dont elle avait envie) et la vieillesse est liée à l’horreur et au malheur. Le clivage est notamment ciblé entre l’enfance (idéalisée, grandiose, conte de fée) et la vieillesse (horreur). L’absence d’élaboration de l’Altérité : Au sein de l’institution, Mme R exprime une certaine répugnance, intolérance et un mépris à l’égard des autres résidents. Elle verbalise ne plus en pouvoir de voir ces gens autour d’elle et critique ceux qui l’entourent (absence d’empathie). On remarque une impossibilité pour Mme R de pouvoir reconnaitre une quelconque différence : celle-ci est envisagée comme menaçante pour le Moi et constamment négativisée. Cela peut d’ailleurs être un moyen de rendre le Moi positif en expulsant toute négativité sur l’Autre. Cette incapacité à appréhender l’Altérité est très nettement exprimée par Mme R : « Si je pouvais trouver quelqu’un qui est comme moi, qui a la même mentalité que moi » (pour être bon et aimé, l’autre doit être comme elle). L’Autre est vécu comme dangereux pour la légitimité du Moi aussi éprouve-t-elle un besoin d’emprise sur lui. Elle s’inscrit donc dans une position de contrôle sur l’Autre, qui s’exprime notamment à travers ses manipulations, son théâtralisme et sa victimisation. Pour illustrer cette dramatisation, l’on peut évoquer la façon dont Mme R donne à voir son état physique : elle parle de ses mains "déformées", du fait qu’elle ne peut plus marcher, de ses jambes abimées, etc : « vous vous rendez compte dans quel état je suis ? ». Par ce moyen, la reconnaissance est également recherchée. La plainte et la lamentation sont centrales dans son discours, elle s’en sert, les instrumentalise et fait de son émotion un objet. Mme R positionne ainsi son Moi comme entièrement bon et idéal se protégeant des autres qui l’entourent, dangereux et mauvais. De plus, l’on peut également constater les carences de la différenciation Moi/Autre à travers sa relation aux animaux. Elle évoque ses deux chiens qu’elle a adoré et son amour pour les animaux en général (thème de différents poèmes). Avec l’animal, Mme R semble trouver une certaine affection : celui-ci est idéalisé et réconfortant. L’animal est instrumentalisé et n’est pas envisagé dans sa singularité mais représente un étayage pour le Moi. Cela fonctionne du fait qu’il incarne un Autre toujours positif, idéal qui n’est alors pas dangereux pour le Moi. La marginalisation : On constate également chez Mme R une certaine forme de marginalisation à travers la nourriture : elle est végétarienne (mode alimentaire inculqué par ses parents). La nourriture est un autre moyen visant à faire d’elle quelqu'un de bon, sain (la viande est toxique, évoque le crime et le cadavre). C’est un moyen vaste de positionner le Moi de façon positive en opposition aux autres (manger de la viande revient à être criminel). Cela révèle à nouveau son incapacité à reconnaitre autre chose que sa propre vérité. De plus, cela traduit une certaine forme d’omnipotence et cette conviction d’être bonne en étant végétarienne lui offre la satisfaction de pouvoir se démarquer des autres résidents. Mme R reçoit, en effet, des repas particuliers (ne mange que des purées) : cela lui permet de se vivre comme personne privilégiée, à part. Son rapport à l’institution : Mme R dit ne pas se plaire à l’EHPAD, elle se plaint constamment et dit être malheureuse. Lorsqu’elle évoque sa place au sein de l’institution, elle revendique alors avec virulence le fait qu’elle veut partir de cet endroit où on lui fait du mal « on me manipule, on me manipule le corps ». Son discours se déroule le plus souvent sur ce même schéma : elle commence par s’inscrire dans une position de victime « je suis malheureuse ici, personne ne s’occupe de moi, on me laisse pourrir dans un coin » puis peu à peu attribue la responsabilité aux autres. Son institutionnalisation serait à l’origine d’une machination et, tour à tour, la responsabilité est attribuée aux aides soignantes, à son ancienne maison de retraite ou encore à sa tutrice, qui sont tantôt positivées tantôt dévalorisées. On constate ici un mouvement de bascule constant entre idéalisation et dépréciation (bon/mauvais Autre). Mme R opère un renversement total et soudain de ses idées et sentiments à l’égard d’une Pour conclure… Au vu de ces différents éléments cliniques, il convient de mettre en avant que Mme R n’a pas élaboré de position de vie d’adulte. Elle ne se positionne pas comme sujet de sa vie (pas de prise de choix positifs ou négatifs) et n’a pas construit de véritable autonomie psychique (ex : dit s’ennuyer = référence à la position adolescente). On constate un échec de la différenciation Moi/Autre : Mme R n’est donc pas en mesure de définir l’Autre comme personne globale et ne peut l’appréhender que comme objet dominé, qu’elle manipule (ex : aides soignantes) ou objet dominant qui représente un cadrage des limites (ex : la psychologue). La différenciation Moi/Autre ne s’est donc pas réalisée dans une normalité fonctionnelle au cours de son enfance mais dans une problématique de l’avoir substituée à l’être et elle ne peut considérer l’Autre comme légitime et respectable. Les difficultés élaboratives de Mme R (renvoyant à un mode d’interaction carencé avec les parents) ne lui ont donc pas permis d’acquérir une autonomie socialement adaptée. Sur ces bases carencées, il semble que Mme R ne soit jamais parvenue à se définir en tant que femme et soit restée sur une position de vie enfant. D’ailleurs, l’on entend un certain tabou dans son discours lorsque l’on évoque une potentielle relation amoureuse : elle se braque et répond « ça c’est mon secret du cœur ». Cela semble être resté sur un mode fantasmé. Le tableau clinique de Mme R permet d’avancer l’hypothèse d’une structure état-limite. Ainsi, le rapport qu’elle entretient avec son milieu s’inscrit dans la continuité de sa position de vie. En effet, Mme R ne supporte pas la réalité si elle n’est pas en adéquation avec son enfance : le monde dans lequel elle est, doit répondre au schéma idéalisé de son enfance (sinon : frustration). Or, elle entretient avec l’institution une dépendance anaclitique coïncidant avec sa position de vie. L’institution remplit alors une fonction de réassurance et de contenance qui permet à Mme R ne pas être en rupture adaptative.