Alexandre Hollan - Roman Opalka - Alain Fleisher

Transcription

Alexandre Hollan - Roman Opalka - Alain Fleisher
Lecture du jeudi 4 décembre 2014
apparition
Alexandre Hollan
Roman Opalka
Alain Fleisher
disparition
PASCALE MANDONNET
DELPHINE BEAUMONT
FLORENCE ROULLET BOYER
[email protected]
[email protected]
[email protected]
PLAN DE LA LECTURE
1. Pourquoi ce thème ?
2. Étymologie et définitions des deux mots apparition/disparition
3. Développement du travail des 3 artistes
Alexandre Hollan
1. Le choix d’Alexandre Hollan
2. La biographie d’Alexandre Hollan
3. Que peint-il ? Comment peint-il ?
4. Qu’est ce que voir pour Alexandre Hollan “Je suis ce que je vois”
a) La juste distance / b) présence / absence / c) L’ouverture à une autre temporalité
5. Le rôle du corps : peut on parler de processus empathique dans la manière
dont Alexandre Hollan entre en relation avec les arbres ?
6. Un engagement poétique au monde
Roman Opalka
1. La démarche de Roman Opalka
son enfance / 1965 : le début de l’œuvre / la création de son dispositif
2. Les liens de son œuvre avec le processus créatif
I. Le rapport au temps comme constituant à part entière de l’œuvre
a) L’apparition d’une démarche, la disparition de la frontière vie/œuvre
b) La création d’un espace-temps
II. Du traumatisme à l’expérience transformatrice
a) Théories autour du trauma / b) Répétition, travail de série ou processus ?
III. Le rapport au vide
a) Le vide avant l’apparition / b) Le vide laissé par la disparition
Alain Fleischer
1. Biographie
2. Contexte
3. Dispositifs et procédés, un exemple : Le regard des morts.
a) Le cadre / b) Par le jeu, la lumière, le mouvement, le temps /
c) Dans quel but ? La perception, le rituel, l’importance de produire
4. Qu’est ce que qui sous-tendrait l’apparition-disparition au travers
de l’œuvre d’Alain Fleischer ? Hypothèses : a) L’acceptation du travail de deuil /
b) Le chemin de la représentation / c) S’échapper
4. Conclusion : échos entre les 3 artistes et ouverture
1. Le contexte historique
2. Un engagement total
3. Un rapport à l’inconnu
4. L’engagement sollicité du spectateur
5. Le rituel, le dispositif
Pourquoi ce thème ?
Pascale Mandonnet
Ce thème fait appel pour moi à la notion d’impermanence qui est le principe
même de la vie, dans tous ses états.
Ce qui m’est venu en premier quand j’ai commencé à écrire sur ce thème était
une énumération poétique, la voici :
Il y a la naissance, la mort et la traversée de l’une à l’autre,
faite de transformations, de pertes et de découvertes
Il y a l’émotion sur un visage à peine apparue, déjà transformée
Il y a la nuit et le jour et le jour à la nuit
Il y a l’ombre et la lumière
Il y a l’éclosion d’une fleur, la chute d’une feuille
Il y a le visible et l’invisible
Il y a le plein et le vide
Il y a la transparence et l’opacité...
Comment rendre compte de l’insaisissable, insaisissable de l’humain,
insaisissable de l’instant, insaisissable de l’infini grand ou petit, insaisissable
du visible.
Ce thème résonne avec mon travail artistique, et je suis depuis toujours attirée
par des artistes qui s’en emparent d’une manière ou une autre.
Quelques exemples :
Rembrandt cherche à capter l’ombre et la lumière et à exprimer les émotions
humaines/ Turner et les impressionnistes à sa suite à rendre compte de
la transcendance de la lumière / Cézanne cherche à exprimer la forme par
la sensation de la couleur / Giacometti questionne la présence humaine,
l’inconnu dans le connu / Rothko veut rendre les émotions humaines
fondamentales par le rayonnement de la couleur et met le spectateur face
à une expérience presque mystique.
Il y a aussi : Penone, Anna Mendieta qui travaillent la présence à travers
la trace, l’empreinte / la mémoire et l’absence sont le sujet de Boltanki /
Andy Goldworthy recherche l’éphémère à travers le land art. Et il y a aussi Alexandre Hollan.
Sa démarche picturale va de la figuration à l’abstraction dans une recherche
de la sensation.
« Entre le visible et l’invisible, le connu et le secret, l’image apparait. »
Florence Roullet Boyer
Quand Pascale a évoqué de travailler sur cette thématique, je me suis proposée
naturellement, car j’ai été intriguée par la dimension mystérieuse de ces deux
mots.
Ce qui a fait un premier lien avec cette thématique est la notion de processus.
Dans mon métier de graphiste, j’accorde beaucoup d’importance aux multiples
étapes d’un projet, parfois plus qu’à son résultat final.
> Je m’efforce de présenter les projets en expliquant le cheminement de l’idée.
En parallèle, dans ma pratique plastique, je conserve toutes les étapes d’un
projet, je garde des traces des recherches, je cherche toujours à voir comment
“ça” apparait, à capter ce moment de l’apparition de la forme.
La disparition est pour moi très évocatrice, liée à la mémoire.
Dans les deux mots apparition/disparition, il y a aussi deux états, 2 pôles.
> ils induisent un changement, une transformation.
Cela résonne donc fortement par rapport à la pratique de l’art-thérapie,
qui cherche à redonner du mouvement, à réveiller le processus d’évolution
chez la personne.
Ces deux mots contiennent aussi une dimension temporelle, dans l’action.
Le rapport au temps me paraissant primordial, c’est pourquoi j’ai tout de suite
pensé à la démarche de Roman Opalka, un artiste polonais qui a travaillé sur
le même concept pendant plus de quarante ans.
> Il a fait apparaître peu à peu son œuvre, en y travaillant jour après jour,
et à l’échelle de sa vie, il s’est totalement intégré à son œuvre, on pourrait dire
qu’il s’y est fondu, comme en y disparaissant lui-même.
Au premier abord, vous allez voir que sa démarche peut paraître froide,
distante de toute émotion, répétitive…
Pourtant derrière cette œuvre très mentale, il y a une réelle sensibilité,
une émotion qui ne se comprend qu’en entrant dans l’œuvre.
Je citerai Claudie Gallay, romancière française qui a écrit un essai sur Opalka,
sur lequel je m’appuierai :
“L’œuvre d’Opalka est raffinée, elle transmet la sensation du vivant. Pour
ressentir, accéder à l’émotion et à la dimension de l’œuvre, il faut faire l’effort
du savoir, avoir à l’esprit les différentes phases du concept, sans cela on échoue
devant des toiles qui ne représentent rien.”
Delphine Beaumont
Je suis photographe. Cela me surprend toujours comment les mots résonnent,
impressionnent, mettent en action, comment ils sont déclencheurs...
Le vocabulaire photographique est riche en mots à double niveau de lecture.
Il me semble que l’apparition-disparition et la photographie ont des points
communs, depuis son invention et encore aujourd’hui avec la photographie
numérique.
La camera obscura a donné naissance à la photographie (étymologie : écrire,
dessiner, peindre avec la lumière) lorsqu’on a découvert le procédé pour fixer
l’image sur une surface dite sensible. D’où vient ce besoin de fixer ? Fixer quoi ?
Il y a dans l’appareil photographique, dans la pratique de la photo, dans le
laboratoire, de l’apparition- disparition, quelque chose de l’ordre, du jeu, de
la magie et du rituel. L’enfance n’est pas loin. Jouer à cache-cache. Le miroir
magique dans les contes. Les rituels d’endormissement, de séparation...
D’association en association, cela résonne avec le cinéma. Salles obscures,
projecteur, images qui apparaissent sur l’écran, lumière qui bascule,
motivation du spectateur, s’évader ou « reculer pour mieux sauter ».
Prendre de la distance pour s’approprier le réel, lui donner du sens.
Parce que le réel peut basculer dans l’impensable, il est question de
disparitions dans les guerres, les catastrophes, les enlèvements. Traumatismes.
L’apparition-disparition résonne par extension avec l’hallucination.
Le lien entre la thématique et Alain Fleischer m’est apparu de façon spontanée,
plus particulièrement son installation “Le regard des morts”.
Dans le travail de Fleischer le dispositif au service de l’apparition-disparition
occupe une place importante.
De dispositifs cinématographiques en installations, de séries photographiques
en romans, Alain Fleischer explore les thématiques du cadre, du point
de vue, le statut des images, de leur pouvoir d’illusion, de la perception,
de la mémoire, du rituel et de l’art.
Etymologie et définitions
- Nous avons commencé à travailler sur ce sujet en recherchant l’étymologie
et le sens des mots ;
- On a synthétisé les définitions de différents dictionnaires pour analyser
ce qui revenait le plus souvent.
- Nous vous donnons aussi des exemples pour imager.
-----------------------------------------------------------------------------------
Etymologie
- Etymologie du latin appareo ou adpareo:
Préfixe «ad» qui signifie «vers» et «paréo» être visible»
- Dispareo, Préfixe «dis» qui marque la séparation et «paréo» être visible»
- L’origine du mot apparition remonterait chez les grecques par l’Epiphaneia qui
signifie « manifestation » ou « apparition » du verbe (phaïnò), « se manifester,
apparaître ».
- Les « Épiphanes » sont les divinités qui apparaissent aux hommes, Zeus,
Poseidon, Athena…
- Il est également intéressant de voir qu’elle est en lien chez les romains avec les
célébrations païennes de la Lumière.
- À l’origine, L’Épiphanie, fait partie d’un cycle, le 22 décembre, solstice d’hiver :
Le cycle prend fin le 6 janvier C’est à ce moment que les jours commencent à
s’allonger de façon sensible. On célèbre alors l’Épiphanie, la manifestation de la
Lumière.
-----------------------------------------------------------------------------------
Apparition
1. Action de commencer à être, de se montrer aux yeux, de devenir visible
exemples cités : apparition d’un phénomène (apparition du jour)
> ce qui fait écho à l’étymologie avec la manifestation de la lumière.
2. Fait de venir à l’existence, de se manifester pour la première fois
exemples cités : naissance, apparition de l’homme sur terre, des mammifères,
apparition d’une nouvelle technique (invention de la boussole par exemple) ou
d’un courant de pensée
3. Fait d’arriver de manière inattendue et imprévisible
exemples cités : rendre une courte visite à quelqu’un, rester un bref moment dans
un lieu
4. Manifestation d’un être invisible qui se montre sous une forme visible
exemples cités : miracles (épiphanie, la Vierge à Ste Catherine), fantômes,
hallucinations...
Commentaires :
1 - Le premier sens évoqué est la vue, comme souvent c’est un sens qui est mis
en avant dans notre société.
- Mais on sent bien que l’apparition a de multiples formes, que cet événement
va plus loin que l’aspect visuel et pourrait mettre en jeu tous les sens.
- Cela fait donc appel à la perception au sens large, ce qui nous emmène
à aborder ces notions comme des phénomènes.
2 - En deuxième position arrive l’idée d’une première fois, où le hasard tient une
place importante.
3 - Il y a l’idée d’un effet de surprise, de phénomène mystérieux et du passage
de l’invisible au visible, idée qu’il y a quelquechose que l’on ne maîtrise pas.
- Il y a l’idée de mouvement et de processus, dans un rapport au temps
- Les définitions ne peuvent être cloisonnées, certains phénomènes appartenant
à plusieurs points (ex. une éruption volcanique est 1, 2 ou 3)
Synonymes : arrivée, éclosion, émergence, éruption, naissance, venue, vision,
genèse, surgissement, mirage, songe, déclenchement...
-----------------------------------------------------------------------------------
Disparition
1. Fait de ne plus être visible, action de s’effacer, de s’estomper, de ne plus être
perceptible
exemples cités : le soleil qui disparaît à l’horizon...
2. Action de partir d’un lieu, de ne plus se manifester, absence anormale et
inexplicable
exemples cités : départ en retraite pour le fait de ne plus se manifester, disparition
d’un homme pour l’anormal/inexplicable…
3. Fait de ne plus exister, anéantissement
exemples cités : espèces en voie de disparition, mort...
Commentaires : Il y a un peu moins d’éléments, mais toujours l’idée de
phénomène physique
Synonymes : éclipse, effacement, évanouissement, évaporation, occultation,
dissimulation, départ, perte, extinction, mort...
----------------------------------------------------------------------------------Conclusion sur Apparition/disparition
¥ Les deux termes sont liŽs, il ne sÕagit pas de scinder ces deux dŽÞnitions puisque
c’est le processus qui est important
¥ Dans cet exposŽ, et au travers le regard de trois artistes, nous allons explorer ce
processus : qu’est ce qui apparaît ou/et disparaît ?
A qui ? Quand ? Comment ? Pourquoi ? Où ?
Alexandre Hollan
Les arbres
de la perception du rythme à celle de la lumière
LE CHOIX D'ALEXANDRE HOLLAN
Un travail entre figuration et abstraction,
à la recherche de la sensation de la vision
Il y a plusieurs années, rencontre fortuite du travail d'AH à la galerie Vieille du Temple.
J'ai acheté aussitôt son premier livre de notes sur la peinture et le dessin.
Ces notes sont pour moi indissociables de sa recherche plastique.
Depuis, j'ai croisé plusieurs fois son travail, toujours sans le chercher, et à chaque fois j'ai
ressenti le même choc...j'y trouve quelque chose d'à la fois familier et inaccessible :
Une façon de ne pas rester à la surface du visible, de pénétrer l'objet, ici l'arbre, dans sa
profondeur, d'en dépasser la forme immédiate pour rendre compte de l'énergie qui s'en
dégage.
Les processus d'apparition et de disparition dans l'oeuvre de AH :
–
–
apparition/disparition de la forme dans le dessin pour créer un espace: L'arbre
disparaît, le dessin apparaît...
L'arbre, en tant qu'objet porteur d'un nom qui le fige dans une représentation
disparaît , son énergie, son essence, sa puissance de vie peut alors apparaître...
(disparition de la mimesis:p22 « la journée d'Alexandre Hollan »)
AH : « Les choses apparaissaient et disparaissent. Elles veulent être comprises...elles
sortent, cherchent le regard, pour s'apaiser dans sa lumière... » (p12 livre 1)
Apparition /disparition - 1
BIOGRAPHIE D'ALEXANDRE HOLLAN
–
–
Il est né en 1933 en Hongrie ( ralliée à l'Allemagne nazie)et a passé son enfance à
la campagne dans de grandes demeures au milieu de la nature. Il a beaucoup arpenté
la campagne et les bois pendant cette période . Il y a fait l'expérience de la solitude
dans la nature, de son observation, et de l'écoute du silence.
D'après Yves Bonnefoy, il aurait eu à cette époque une expérience sensible qui
éclaire son œuvre : à 3 ou 4 ans, il était, une fin d'après midi, sur une balançoire
attachée à un platane. On le poussait si fort qu'à un moment il eut peur, cria et il
fallu le porter hors du parc voir le soleil se coucher. La paix est alors revenue
intense.
« On peut revivre ce regard d'enfant, encore en deçà des rationalisations du langage,
et qui voit approcher de lui, s'élargir, s'intensifier les feuillages, percés des rayons
du soleil du soir....c'est comme si l'en-soi du monde prenait l'être poussé vers lui en
son sein, au-delà des apparences, arrière-espace soudain perçu : et c'était certes une
raison d'avoir peur, mais d'une de ces peurs qui ne sont intenses que parce qu'elles
s'accompagnent de la révélation d'un désir. »
Ce jour là quelque chose de décisif lui était advenu, qui était de nature à le préserver
des séductions de l'art qui s'attache au simple visible ».Y.B.
« Pour voir, le regard va vers l'arbre, touche l'arbre »
« une première sensation me parcourt »...
écrira Hollan 50 ans plus tard
–
–
–
–
–
–
Très jeune il manifeste son intérêt pour la peinture, qui n'était pas présente dans
son milieu familial. Sa famille est sensible à cet intérêt et trouve un vieux peintre
pour l'initier. Celui ci l'entrainera faire des croquis sur le vif dans des gares, des
piscines et autres endroits publics ; ce sera sa première rencontre avec le motif.
Sa deuxième rencontre avec la peinture se fera dans des ateliers de décors de
théâtre ou il devient apprenti. Puis il fait des études dans une école de théâtre en
Hongrie et en même temps commence à peindre des paysages. Rembrandt est alors
un peintre qui compte pour lui, pour son intuition de la lumière.
Il arrive à Paris en 1956 à 23 ans .(exil suite à la révolution écrasée par les
soviétiques). Il y rencontre la peinture de Bram Van Velde, Frantz Kline, Rothko et
Morandi qui devient un des ses amis dans la recherche d'une vérité spirituelle. Il
entre à l'école des Bx arts et l'école des arts décoratifs.
Hollan termine ses études en 1962. Il est ensuite resté 15 ans à travailler sans
vouloir montrer sa peinture.
Il éprouve très vite la nécessité d'un lieu en dehors de Paris et se met en
recherche d'un paysage, d'un pays à sa convenance, où retrouver le regard de ses
premières années. A partir de 1963 il parcourt la France et plusieurs pays européens
en 4L, avec juste un matelas, un parasol, une table pliante et 10 l d'eau..
En1985 il achète une petite maison de vigne sur un plateau de l'Hérault. Depuis il
y passe tous les étés à peindre des arbres, l'hiver il rejoint Paris où il peint ses « vies
silencieuses ».
Apparition /disparition - 2
QUE PEINT-IL ? COMMENT PEINT-IL ?
NOIR
DIAPORAMA
DE 1 à 8
Alexandre Hollan dessine, peint et écrit dans un va et vient constant entre les 3 .
(Je vais m'appuyer sur ses écrits : « Je suis ce que je vois », notes sur la peinture et le dessin
1, 2 , 3 qui vont de 1975 à 2011 aux éditions « le temps qu'il fait »
ainsi que sur un texte d'Yves Bonnefoy « La journée d'Alexandre Hollan ».)
Son écriture est poétique , elle cherche à rendre compte de manière sensible des question
qu'il se pose sur sa posture, la vision, le regard, l'espace, la forme, la lumière....J'en lirai
plusieurs extraits, laissez vous pénétrer par les mots, sans chercher à comprendre tout
immédiatement.
Alexandre Hollan peint « sur le motif » ( ce qui peut paraître un peu désuet aujourd'hui!)
principalement deux thèmes :
– les arbres sur lesquels il travaille en été dans son son mas du sud de la France. Ce
sont en général des dessins noirs et blancs, au fusain, à l'encre ou à l'acrylique
– des natures mortes qu'il nomme « vies silencieuses » ( traduction littérale de
nature morte en hongrois) et qu'il il peint en hiver, à Paris . C'est un travail travaille
en couleur, principalement à l'aquarelle, mais aussi parfois à l'acrylique.
– Il établit avec ses arbres un rapport de familiarité, en effet il peint les mêmes
arbres (une quinzaine), de façon récurrente, au fil des ans, des moments du jour,
voire de la nuit, ou sous des angles différents, dans leurs différents états. Il leur a
donné des noms : il y a « l'ancien », « le gardien d'en haut », « le déchêné », « le
grand chêne du val perdu », « le chêne du bout du monde », « le bienveillant », « la
grande roue », « le dragon du nord », « le petit poussin », « le glorieux »...
– Ses formats sont variables et vont du petit au très grand format , en général des
arbres.
Il peint aussi quelques paysages à l'aquarelle ainsi que des portraits au fusain qui me font
penser à Giacometti.
Tous ses travaux sont inclus dans une même recherche : l'analyse de la perception qui se
déploie à travers ces 2 thèmes de travail qui semblent pourtant en opposition : l'arbre en
perpétuelle transformation et la nature morte qui est immobilité.
RESTER DANS LE NOIR
mettre cd
arbres en mouvements
Apparition /disparition - 3
Je vais développer son travail sur les arbres
Avez vous déjà essayé de dessiner un arbre ? Comment rendre l'élan de vie presque
cosmique qui part du plus profond de ses racines dans la terre, monte le long du tronc, des
branches, se répand jusque dans ses moindres feuilles et forme un tout mouvant, puissant et
irréductible au tracé du crayon ? Comment ne pas le figer dans une forme, dans une
représentation, à laquelle il échappe forcément ?
VIDEO ARBRES EN MOUVEMEN)
(expérience sensorielle)
Quand on regarde rapidement certains de ses dessins au fusain ou au lavis, on peut n'y voir
qu'un brouillard indistinct et sans signification...Pour d'autres dessins au traits l'impression
peut être d'avoir à faire à un alphabet inconnu...
En tant que spectateur de l'oeuvre nous devons suivre les mêmes chemins que lui et lâcher
nos représentations de l'arbre, pénétrer dans l'espace que propose le dessin, dans sa
lumière... L'arbre apparaît alors dans tout son mystère, sa force et son frémissement et c'est
un expérience qui est pour moi extrêmement émouvante...
Ces différents types de dessin correspondent à des approches différentes de l'arbre qui sont
néanmoins complémentaires et correspondent à des moments de la journée :
DIAPO 9 – 10 – 11
–
ses dessins au trait, ses « écritures d'arbres » sont souvent ses premiers dessins
du matin. Il les faits soit au pinceau, soit au fusain, assez rapidement. Il s'agit pour
lui de capter d'un trait ce qu'il perçoit et qu'il appelle « un courant », l'émergence
dans l'arbre d'un rythme, d'une énergie ( idem peintre zen). Ce sont des saisies de
l'instant, figures simples et presque schématiques qui sont pour lui un moment
préparatoire aux grands dessins.
Ces dessins rapides sont comme un voyage dans l'arbre
DIAPO 12
–
Le second moment du travail et souvent de la journée est celui des lavis qui
réunissent ces rythmes dans une perception plus globale. Le signe s'y efface au sein
d'une masse sombre qui vibre en profondeur. Ce travail se poursuivra jusqu'au
crépuscule,
DIAPO 13 – 14
–
Là apparaît une troisième phase avec la transformation de la lumière : les
dessins du soir . Ce sont de grands dessins au fusain
« parfois, le plus souvent le soir, la lumière rayonne de partout. Alors je cherche à la
voir, sans rien fixer...lentement la lumière se confond avec les formes....suivre sa
descente dans la matière, l'accompagner, la retrouver ».
(la journée d'AH de Y Bonnefoy p 47)
Pour Y Bonnefoy ces dessins sont l'aboutissement de sa démarche qui est de
Apparition /disparition - 4
transcender la forme par la saisie d'une vibration et il faut que la lumière soit
descendue, « pour rayonner de partout » pour que se révèle la réalité absolue la
transmutation de la lumière visible en lumière intérieure, lumière-son, vibration de
l'âme du monde :
« son vrai objet c'est l'Un derrière les choses »
Pour ces dessins de fin de journée, AH a une façon particulière d'utiliser au fusain, il
approche la forme progressivement par effacements successifs. Le fusain frotte le papier
avec légèreté, il laisse monter des épaisseurs de gris, puis sa main d'un geste ample lent et
régulier efface pour laisser l'espace apparaître, comme dans un brouillard, puis il
recommence... « je dessine, j'efface...je regarde , j'efface...je dis, j'efface....et lentement la
lenteur s'approche : lenteur du regard, lenteur du dessin...l'espace s'approche et dépose sa
première empreinte... »
QU'EST CE QUE VOIR POUR ALEXANDRE HOLLAN ?
« JE SUIS CE QUE JE VOIS »
« Rester devant le motif, L'arbre, par exemple. Je vois bien sûr l'arbre, mais il ne
m'intéresse pas...Je pourrais peut être partir pour faire quelque chose d'autre ? Mais non , je
reste. Je le sais : tôt ou tard apparaitra un autre en moi, qui observe différemment, qui voit
autrement.Je me rend compte qu'il ne faut pas trop regarder pour voir. » AH
Se départir du sens attaché à l'objet, de sa représentation fidèle telle que le définit le
langage ( un arbre = un tronc, des branches, des feuilles), pour être dans la pure sensation
de la vision :
« Je suis et je regarde...je suis ce que je regarde. L'image rétinienne existe, les mots et les
commentaires existent : je vois qu'ils ne sont pas les mêmes. Une activité se met en route,
une transformation commence. Les mots sont vite dépassés, perdent leur importance,
s'adaptent même. Les impressions visuelles qui sont des traces sur la rétine changent,
s'approfondissent, deviennent des sensations. »
JC. Bailly dans « le propre du langage » chapitre « Yeux » parle aussi de cette façon de se
départir du langage pour retrouver une infra-pensée liée au regard , un regard premier qui
assisterai au monde comme celui des animaux. P 232
Pour que cela puisse advenir plusieurs conditions sont nécessaires :
–
la juste distance : pour AH la distance entre lui et l'objet est primordiale. Il s'agit
que l'image de l'arbre touche à tous les bords de la rétine de façon à percevoir la vie
qui circule dans l'arbre et rien de plus au pourtour.
« quand la distance est juste, l'espace qui me sépare de la forme est habité. Il n'y a
plus de séparation. Cette distance est très petite pour les objets, 1m à peine et 5 à 15
m avec les arbres. Cela cause une sensation tactile, vibrante »
–
Présence /absence
Une éthique de la vacuité, peindre pour AH est comme une méditation zen et
s'appuie sur le souffle :
« sans le souffle, le trait n'a pas de force.(le souffle n'est pas un effort pulmonaire
bien sûr, mais une attention du corps.) »
Apparition /disparition - 5
cela met en jeu une posture proche de celle de la méditation :
« laisser le regard s'élargir . Ne pas s'arrêter sur un détail . Ramener le regard, perdu
dans le monde. Loucher, brouiller le regard pour qu'il se libère des formes qui le
captent. » 7.86 (livre 1, p21)
Il lui faut pour cela rester le plus longtemps possible dans la proximité de l'arbre, les
yeux posés sur cette présence, jusqu'à ce que l'esprit se délivre des représentations :
Se mettre dans une forme d'absence est donc nécessaire pour que l'objet qu'il peint
ou dessine puisse s'incarner.
«Errer le plus librement dans les arbres, laisser courir le regard sans idées, sans
formes. C'est tellement vivifiant de dessiner pendant 2h un arbre en s'interdisant
toute pensée-arbres . Me convaincre que ce n'est que vacuité et que le feuillage n'est
que le courant dans lequel mon trait nage. »
–
l'ouverture à une autre temporalité : Aïon, Chronos et Kairos
« lentement la peinture envahit le temps »(livre 1 p19)
« l'art est peut être l'apprentissage de vivre deux vies avec un bon sens que l'âge peut
développer : une vie qui vient de loin (Aïon), et que nous ne pouvons que reconnaître et
apprécier, et l'autre -notre vie des sens (Kaïros) et de la raison (Chronos)- , qui est notre
quotidien » (livre 3 p 36)
Pour peindre AH se retire du monde de Chronos pour s'inscrire dans une double
temporalité, celle de l' Aïon et de Kaïros .
ces 3 temporalités sont celles présentes chez les grecs :
–
Chronos : le temps physique qui se mesure chronologiquement ; il est linéaire et
permet de segmenter le temps en passé, présent, futur
–
kaïros : le temps ressenti qui relève du « presque rien »; il n'est pas linéaire mais
qualitatif , il est immatériel, c'est le temps de l'instant, de l'occasion opportune, de
l'évènement
Le dieu Kaïros est représenté sur la pointe des pieds, car il agit vite ; il est presque
chauve avec une queue de cheval permettant de le saisir au passage.
Mais à l'origine, kaïros est le terme qui sert à désigner, lors de la chasse, la distance
précise à laquelle il fallait se trouver pour tirer sur une bête .
Kaïros est le temps qui atteint son but. À quelle distance, à quel moment, peut on
tirer ?
La bonne distance et le temps opportun sont donc liés et on retrouve dans ce concept de
kaïros la qualité de présence et la juste distance recherchée par AH.
–
Aïon : le temps cyclique , celui des saisons, du sommeil, de la respiration...c'est un
temps associé à la notion d'éternité. C'est le Tout qui contient tout, le fondement
indéfinissable, indicible et inconnaissable de toute chose ; C'est le permanent de
cette impermanence des choses qui ne font que passer.
L'aïon c'est la nature elle même selon l'ordre du temps.
Apparition /disparition - 6
« ce qui est dans la nature comme présence tangible (Aïon) n'aime pas que je sois le
premier. Cette présence vient, se pose sur mes dessins, s'installe quand cela lui
plait ( Kaîros)» (livre 3 p34)
On pourrait dire qu'il y a dans son rapport au temps un aspect métaphysique de
l'ordre de l'Aïon et un aspect phénoménologique qui se rapporterai à Kaïros :
(Dans « réflexion sur la durée » (p37/38 livre 3 )AH décrit comment ces 3 aspect du temps
interviennent dans son travail.)
NOIR
EXTRAIT DU FILM
SUR LE MOTIF N°3
de 1'05 entre ● ◄))
à 4'55 entre ▌▐
Apparition /disparition - 7
LE RÔLE DU CORPS,
PEUT ON PARLER DE PROCESSUS EMPATHIQUE DANS LA
MANIÈRE DONT AH ENTRE EN RELATION AVEC L'ARBRE ?
Je me suis demandée si la relation particulière dans laquelle se met AH pour aborder ses
arbres pouvait s'apparenter à l'empathie telle que nous l'a définie Nicole Estrabeau ;
C'est une question que j'ouvre...
D'après mes notes de cours :
–
le processus empathique s'applique à tout objet y compris à soi ( on le retrouve
pour soi même quand on est en création : il n'y a pas de séparation entre moi et la
création). L'objet vient vers nous, on est à sa place (ex du funambule)
« Etre l'arbre ? Etre naturel. L'arbre regarde, vient vers nous. Depuis 5O ans, depuis
toujours je me tiens devant l'arbre et je le regarde. Est ce que je le vois ? Est ce qu'il me
regarde ? Quelque chose se passe en tous cas, dans notre nature, naturellement. Nous
sommes vivants tous les deux à ce moment. »p29
–
le phénomène de l'empathie se déroule à plusieurs niveaux : corporel, psychique,
sensoriel, émotionnel, cognitif (compréhension et connaissance du monde et de soi),
relationnel, spatial (extension spatiale du moi).
« en dessinant un grand peuplier de nombreuses fois, tout à coup je sentis que l'arbre était
en moi, dans mes poumons, et sa masse s'ouvrait dans tous les sens pour laisser passer le
vide »
–
c'est un phénomène complexe qui n'est pas mécanique et se construit. chez
l'homme ce phénomène met en jeu : des résonances motrices non contrôlables, des
processus d'identification, une prise de perspective subjective qui permet d'attribuer
à soi ou à autrui des représentations partagées ;
« Apprivoiser l'arbre. Etablir un contact prudemment. Le regarder sans qu'il le voie »
–
« Hier, j'ai dessiné le « Tumultueux ». Ses mouvements sont tordus, un animal
blessé qui exprime sa douleur sans retenue. Eprouver ces forces dramatiques, les
manifester, comme un acteur , est un rôle difficile mais gratifiant. C'est une identification,
une sincérité superficielle (ou une imitation sincère?)... »
D'autre part j'ai entendu parler de processus empathiques à propos d'autres artistes:
–
J'ai entendu l'autre jour sur France culture (émission « les regardeurs ») que Turner
se plaçait dans une observation acharnée et empathique du monde...
–
J'ai aussi lu un article à propos de Penone : « Dans une empathie infinie, il se met à
l'écoute du monde physique, en restitue la charge et la présence. Il nous amène à entrer
dans le champs de l'invisible, à découvrir avec nos sens, à nous interroger sur les apparentes
insignifiances et les évidences. Qu'il s'agisse des "arbres", du "souffle", des "empreintes", il
nous amène de l'autre côté du réel et notre conscience se modifie face à ce regard du
dedans. »
Apparition /disparition - 8
UN ENGAGEMENT POÉTIQUE AU MONDE
Pour conclure :
le travail de cet artiste fait appel pour moi aux cours de Ruth Nahoum ( pour qui il est aussi
un artiste de référence).
AH déroule un fil continu entre ses dessins d'arbres, ses vies silencieuses et ses écrits, qui
tisse son œuvre autours de la recherche de la perception juste et d'une présence poétique au
monde.
C'est un tout indissociable, un monde de sensations qu'il nous ouvre.
AH dit :« J'ai en moi des mondes qui ont besoin d'impressions, des mondes aveugles, qui
veulent tâter un arbre, être réchauffés par la lumière, respirer. Ils sont si lourds ces mondes,
si sombres, si profonds, mais ils sont aussi des juges justes et impitoyables ; ils ont besoin
d'expériences vraies...l'essentiel est dans cette « incarnation », dans la descente en moi
même » (p36 livre 1)
Apparition /disparition - 9
BIBLIOGRAPHIE :
Alexandre Hollan :
- « Je suis ce que je vois » (notes sur la peinture et le dessin 1979-19996) Edition : Le
temps qu'il fait.
- « Je suis ce que je vois » (notes sur la peinture et le dessin 2006-2011 /3) Edition : Le
temps qu'il fait.
Yves Bonnefoy : « La journée d'Alexandre Hollan » Edition : Le temps qu'il fait.
Alexandre Hollan catalogue de La Galerie Vieille du Temple
Jean Christophe Bailly : « Le propre du langage », Librairie du XXe siècle au Seuil
François Cheng : « Cinq méditations sur la Beauté »
La présence – revue Art &Thérapie n°82/83
vidéos :
http://www.youtube.com/watch?v=DD9HCXs2C6Y
http://vimeo.com/7211336 (« l'autre regard » de Jacques Burtin)
Apparition /disparition - 10
Roman Opalka
1965/1-∞
Apparition / disparition
dans l’œuvre de roman opalka
florence
roullet boyer
Lecture du 4.12.14
Intro, pourquoi ce thème?
Quand Pascale a évoqué de travailler sur cette thématique, je me suis proposée
naturellement, car j’ai été intriguée par la dimension mystérieuse de ces deux
mots.
une attirance
mystérieure
Ce qui a fait un premier lien avec cette thématique est la notion de processus.
Dans mon métier de graphiste, j’accorde beaucoup d’importance aux multiples
étapes d’un projet, parfois plus qu’à son résultat final.
> Je m’efforce de présenter les projets en expliquant le cheminement de l’idée.
le graphiste élabore
un processus
En parallèle, dans ma pratique plastique, je conserve toutes les étapes d’un
projet, je garde des traces des recherches, je cherche toujours à voir comment
“ça” apparait, à capter ce moment de l’apparition de la forme.
La disparition est pour moi très évocatrice, liée à la mémoire.
Dans les deux mots apparition/disparition, il y a aussi deux états, 2 pôles.
> ils induisent un changement, une transformation.
Cela résonne donc fortement par rapport à la pratique de l’art-thérapie,
qui cherche à redonner du mouvement, à réveiller le processus d’évolution
chez la personne.
la transformation
Ces deux mots contiennent aussi une dimension temporelle, dans l’action.
Le rapport au temps me paraissant primordial, c’est pourquoi j’ai tout de suite
pensé à la démarche de Roman Opalka, un artiste polonais qui a travaillé sur
le même concept pendant plus de quarante ans.
le rapport au temps
> Il a fait apparaître peu à peu son œuvre, en y travaillant jour après jour,
et à l’échelle de sa vie, il s’est totalement intégré à son œuvre, on pourrait dire
qu’il s’y est fondu, comme en y disparaissant lui-même.
Opalka parle de
ce phénomène
Au premier abord, vous allez voir que sa démarche peut paraître froide,
distante de toute émotion, répétitive…
Pourtant derrière cette œuvre très mentale, il y a une réelle sensibilité,
une émotion qui ne se comprend qu’en entrant dans l’œuvre.
Je citerai Claudie Gallay, romancière française qui a écrit un essai sur Opalka,
sur lequel je m’appuierai :
“L’œuvre d’Opalka est raffinée, elle transmet la sensation du vivant. Pour
ressentir, accéder à l’émotion et à la dimension de l’œuvre, il faut faire l’effort
du savoir, avoir à l’esprit les différentes phases du concept, sans cela on échoue
devant des toiles qui ne représentent rien.”
une œuvre exigente
Roman Opalka
Présentation de la démarche 1965/1-∞
L’enfance
1931: Roman naît en France de parents polonais immigrés, enfance très
pauvre, déménagements successifs.
anecdote : à 4 ans, il reste seul des heures tout seul chez lui, son seul jeu est
d’observer une pendule. Un jour, marqué par l’arrêt de celle-ci. Cet évènement
marquera son attention au temps.
1940: Déportation de la famille en Allemagne.
Roman est séparé de ses parents et lui-même enfermé dans une cellule.
Le jeu le détourne de sa peur (anecdote de la confection d’une balle)
1945: Libération de la famille et départ pour la France
1946-56: Retour en Pologne, Formation de lithographe de l’école de graphisme,
Ecole des Arts Appliqués de Lodz, Académie des Beaux-Arts de Varsovie.
Attiré par ce qu’il appelle “les peintres iconoclastes”, ceux qui ont déjà interrogé
le sens ou le non-sens de l’art : Duchamp (premier ready-made en 1913), surtout
Malévitch (Carré blanc sur fond blanc, 1918). Opalka va chercher à aller plus loin
que Malévitch dans sa recherche.
> sa réflexion sur l’histoire de l’art est teintée par l’histoire:
Après l’expérience de la guerre/holocauste, la question des artistes a été
« La création est-elle encore possible ? »
> Travail sur des monochromes, approche déjà minimaliste.
Il rejette toute gestuelle, le sujet disparait…
1959-63: Série des Chronomes : il cherche à visualiser le phénomène du temps
qui passe et travaille avec des points, des lignes. “Consciemment, je m’étais efforcé
de peindre, par des mouvements désordonnées, un chaos.”
Mais se pose la question : “Comment trancher, un point de plus, un point
de moins ?” Il veut s’affranchir de tout ce qui est arbitraire.
“Un temps qui passe mais un temps réversible, cela neme convient pas.”
Il réfléchit alors à une démarche plus aboutie.
1965 : Début de l’œuvre OPALKA 1965/1 – ∞
> Anecdote de la révélation de sa démarche, il prend la décision irréversible
de peindre une série de chiffres de 1 à l’infini jusqu’à la fin de sa vie.
Il entreprends son premier “Détail”.
Il créé un dispositif :
- une toile de 196 cm x 135 cm (dimensions de son corps, bras ouverts pour
la vérité des proportions)
> peinte en noir, il inscrit avec un pinceau le chiffre 1 en blanc, depuis le haut
à gauche il déroule une progression numérique jusqu’en bas à droite de la toile.
> Puis recommence une nouvelle toile.
> Il suspend son geste pour tremper le pinceau dans le pot de peinture blanche,
ce qui crée des nuances de gris, une rythmique.
“… le geste encore suspendu mais l’esprit entièrement engagé dans les motivations
de ma décision, frémissant de tension devant la folie d’une telle entreprise, je
trempais mon pinceau dans le gobelet et, la main tremblante, je posais le premier
signe 1 (il y a déjà le tout) , en haut à gauche, à l’extrême bord de la toile afin de ne
laisser aucun espace qui ne participe pas de la seule structure logique.”
20 minutes
> 7 mois sur le premier tableau, séjour à l’hopital suite à l’épuisement…
Mais il continue coûte que coûte. Il ne s’arrête jamais, poursuivant même
sa suite sur un papier à lettre quand il voyage (les Cartes de voyage).
Le pinceau est toujours un n°0, de taille identique afin de conserver
“la même dimension graphique et la lisibilité.”
1972 : il ajoute 1 % de blanc au noir de fond de toile. Il imagine donc arriver
à un moment de sa vie où il peindra en blanc sur fond blanc.
2 variations à son programme :
Enregistrements
Il s’est demandé “Comment continuer à peindre quand je serai sur fond blanc ?”
> c’est aussi la preuve de ce qu’il a accompli, même quand ça ne sera plus visible.
Pendant chaque séance, il s’enregistre en train d’épeller la suite de nombre
qu’il inscrit sur la toile. Il prévoit qu’aux expositions de ses œuvres,
les enregistrements soient diffusés.
Photographies
Il s’est demandé “Comment sera t-il possible de capter le temps au-delà
du temps de travail ?” / “ne rien perdre de la captation du temps”.
Après chaque séance de travail, il se prend en photo selon le même rituel.
Au fur et à mesure des ans, on voir ses cheveux blanchir, à l’image de ses toiles…
“Avec les photographies de mon visage, je sculpte le temps.” Opalka
Il prendra soin de rester imperturbable, de ne jamais montrer d’émotion
sur ces photos, ou d’avoir un ton particlier de la voix qui pourrait entraver
la perception du temps (en nous détournant de l’essentiel, la suite de chiffres)
Le dispositif
Par ses deux décisions, le travail devient donc total : il s’immerge dans le
processus et incarne le dispositif. La toile devient physique, vivante.
L’installation est indissociable de l’œuvre.
Les nombres-étapes
Au moment du passage au 1 000 000, il aura une grande émotion, et dira :
“Les deux dimensions émotionnelles de l’être sont celles de la rencontre et de la
séparation”.
À partir de 2008, il peindra désormais en blanc sur fond blanc.
(le “blanc mérité”) “ On ne voit pas, mais pourtant on sait.”
Quand le blanc devient total, la toile est devenu un espace intérieur.
> “blanc mental” en comparaison avec le monochrome de Malévitch.
Sur les erreurs = il les envisagent comme des preuves indéniables que la structure
du temps est irréversible, et que c’est l’œuvre d’un homme. C’est selon lui ce qui
donne chair au projet.
Expositions
15 ans après le début du travail, Opalka commence à présenter ses photos
et ses tableaux.
Pour l’exposition de ses œuvres, il donnera un véritable cahier des charges
donnant des consignes d’éclairage, de dimensions entre les espaces vides…
Malgré beaucoup de critiques, il sera reconnu pour son œuvre immense.
nombre de toiles = 231 + des milliers de photos / environ 30 000 nombres
par toile / environ 5 toiles par an, plus qu’une par an vers la fin de sa vie.
Le 6 août 2011, 46 ans après le premier Détail, Opalka achève sa vie,
et au même moment, son œuvre.
“L’excès de contraintes s’est transformé en liberté.” Claudie Gallay
“On ne fait jamais qu’une seule chose si on est capable de s’accorder
avec soi-même.” Socrate
Réactions, questions
Au vu de cette œuvre impressionnante, je me suis interrogée sur le processus
créatif et voici les liens que j’ai pu faire, qui vous feront sans doute écho par
rapport à la médiation artistique.
I- Le rapport au temps me parait un point essentiel dans la démarche créative
et dans l’atelier de médiation c’est un constituant à part entière.
II- Et puis reste le mystère de son obstination, je m’interroge sur le passage
du traumatisme à l’expérience transformatrice.
III- Le rapport que nous entretenons avec le vide me parait à la croisé de notre vie,
du travail de création et du travail en médiation.
Sources pour cette lecture
- Détails d’Opalka, Claudie Gallay, Actes sud, 2014
- Recontre par la séparation, Opalka, 1991
- Roman Opalka, une vie en peinture, suivi de création et trauma,
Catherine Desprats-Pequignot, 2012
- Vis-à-vis d’une toile non touchée, Opalka, éditions Janninck
Roman Opalka
Les liens que j’ai pu faire avec le processus créatif
20 minutes
I. Le rapport au temps dans la création
Un constituant à part entière de l’œuvre
¥ LÕapparition dÕune dŽmarche, la disparition de la frontire vie/Ïuvre
> une intégration homme/œuvre fascinante
La disparition des différences entre la vie et l’œuvre va de pair avec la disparition
du contraste entre le fond du tableau et les formes peintes.
> un projet à l’échelle d’une vie
Rappeller le temps de la démarche : 46 ans.
Sa démarche ne prend son sens que dans une durée à l’échelle d’une vie,
seule la mort marquant la fin de l’œuvre.
Il interroge la finitude de l’homme, notre disparition.
¥ La crŽation dÕun espace-temps
> le rituel ou les sas pour marquer un espace-temps
La définition d’un espace-temps en atelier peut se traduire par la présence d’un sas
ou de rituels d’entrée /sortie. Comme Opalka dont la photo à la fin de la séance
marque la fin de l’expérience.
> sur le temps de la séance et le temps entre les séances
C’est ce qu’à fait Opalka quand il interroge le temps de la création mais aussi celui
de la vie qu’il y a entre les séances (cartes de voyages, portraits).
Le rapport au temps me parait un point essentiel dans la démarche créative
et dans l’atelier de médiation c’est un facteur important à étudier.
Il y a le temps de la séance, mais aussi le temps entre les séances, et cet espace
invisible, cet entre-deux me parait important à prendre en compte.
> sur l’approche méditative
Reprise du cours de Ruth sur l’accompagnement :
“Le fait de prendre le temps en atelier est une façon de pallier à l’urgence, pour se
détacher des conditionnements extérieurs et ainsi accéder au temps de découverte
de soi, où chacun possède un tempo personnel.”
> approche digne d’une méditation “Quand je peins, je ne pense pas aux nombres,
comme un marcheur ne pense pas à ses pas. Je peins la durée.”
CITATIONS
…
« Je voulais manifester le
temps, son changement
dans la durée, celui que
montre la nature, mais
d’une manière propre à
l’homme, sujet conscient
de sa présence définie par
la mort : émotion de la vie
dans la durée irréversible. »
…
“Parceque le temps est le
plus manifeste lorsqu’il ne
se passe absolument rien.”
…
Claudie Gallay :
“La pensée originale
d’Opalka est dans cette
construction mentale
où chaque toile contient
l’œuvre toute entière. Les
détails ont tous la même
valeur parceque le chemin
à parcourir est aussi
important que le but
à atteindre.”
“L’ensemble forme comme
une phrase sans virgule.
Qu’est-ce que le temps, un
mouvement ; et la vie c’est
le mouvement.”
…
II. Du traumatisme à l’expérience transformatrice
Une œuvre nécessaire à la vie ?
Je me suis demandé d’où venait cet engagement si radical, on a l’impression
d’une démarche obsessionnelle, d’un enfermement dans l’œuvre, d’un repli.
Rattacher le contexte de son enfance à son œuvre est assez évident, j’ai donc
voulu réfléchir à la nécéssité de son travail.
Ce qui m’a marqué : une forte impression de présence et d’absence mélangés
Il suffit de connaître la nationalité d’Opalka (polonais), sa date de naissance (1931)
et de voir une de ses toiles pour sentir le spectre de la seconde guerre mondiale.
Certaines personnes ont vu dans les chiffres inscrits sur la toile, associés au noir
et blanc, les numéros tatoués sur la peau des prisonniers d’Auschwitz.
+ chaque portrait a pour titre le dernier nombre inscrit sur la toile comme si les
nombres venaient signifier des visages disparus.
> Interroge la disparition irréversible de l’être humain, la mémoire.
ThŽories autour du trauma / Ce quÕen disent les psys !
Les psys se sont interrogés sur l’utilisation d’évènements traumatiques dans la
création artistique :
- Freud et les psychanalystes ont parlé de la compulsion de répétition où le sujet
cherche à revivre une situation traumatique pour arriver à le maîtriser.
La sublimation serait un “déplacement des pulsions internes vers des objectifs
plus socialisés.” L’activité artistique en fait partie.
- Lowenfeld et le concept de “traumatophilie” où le trauma est réélaboré, symbolisé.
- Michel Ledoux dans Corps et création, considère que l’enfant et l’artiste se
rejoignent dans leur quête d’un substitut à l’objet manquant.
- La gestalt-thérapie parle de “gestalt inachevée” = à l’image d’une boucle non
bouclée par rapport à certaines situations qui sont répétées par le sujet comme pour
y mettre fin dans une “tentative d’ajustement créateur.”
LÕinachvement serait un moteur qui pousse à aller vers le monde, dans une quête
infinie de complétude, il s’agit pour le thérapeute d’accompagner le patient à vivre
avec cette incomplétude qui fait partie du mouvement de la vie.
RŽpŽtition, travail de sŽrie ou processus ?
Opalka affirme que sa position n’est “pas un ressassement, mais un résultat
de déploiement et d’évolution de ma conscience dans le processus de réalisation
du Programme.”
L’œuvre est donc en développement permanent, son apparition est progressive
dans le temps, à l’échelle de la vie du peintre.
Ce mot de déploiement me parait très parlant sur l’idée de la mise en mouvement
de la personne dans l’atelier.
CITATIONS
…
Jérôme Carrié : “En voyant
les chiffres inscrits sur les
Détails, on ne peut
s’empêcher de penser aux
numéros tatoués sur la
peau des prisonniers du
camp d’Auschwitz. Chaque
portrait a pour titre le
dernier nombre inscrit sur
la toile comme si les
nombres venaient signifier
des visages disparus.”
…
“On m’a souvent cru
prisonner d’une idée, au
lieu de percevoir cette
libération totale que je vis
de la recherche constante
de l’illusoire nouveauté.”
Opalka
…
« J’ai compris le sens de
ma vie dans le non-sens à
peindre une suite de signes
logiques, n’allant nulle
part et m’avançant à la
rencontre de moi-même. »
Opalka
…
Opalka a préfacé le livre
‘Création et trauma’ et ce
qu’il en dit :
« J’étais à la recherche
d’une idée artistique qui
vaille la peine d’être
accomplie. L’élaboration
de ce concept m’a sauvé.”
III. les réactions face au vide
Surmonter l’angoisse de la page blanche
Le vide avant l’apparition
Entre deux tableaux, avant de commencer le suivant, Opalka se sent dans
une grande vulnérabilité. Il parle d’un“entre-deux insupportable”. Il dit :
“Quand je termine une toile, j’ai peur d’exploser, peur de mourrir car dans cet
instant je suis hors de chez moi, hors de ma peau, tant que rien n’est commencé je ne
suis pas là, dès qu’un nombre est tracé ça va mieux même si c’est encore trop peu.
Il me faut une ligne pour être de retour en moi.”
On sent que Roman vit cet évènement de façon très forte et violente,
corporellement et intellectuellement, dans tout son être.
Dans le livre “Vis-à-vis avec une toile non touchée”, il interroge ce sentiment
ambivalent de “l’espoir ou de la menace que ressent tout artiste devant une toile
blanche”.
> Cela m’interroge sur la relation des personnes avec le blanc de la feuille, ou sur leur
façon de remplir absolument tout l’espace, sur les réactions devant l’apparition
de la forme depuis l’informe, sur le moment où la personne fait apparaître la trace.
Le vide laissé par la disparition
- Dans le livre “Vis-à-vis avec une toile non touchée”, il interroge aussi la
satisfaction du “créateur qui s’approche peu à peu de l’achèvement de sa démarche
et de l’angoisse de sa propre fin matérialisée dans un tableau non terminé.”
C’est ce qu’il a mis en lumière en laissant un tableau inachevé, symbole de sa
propre fin.
> sans aller jusqu’à l’idée de mort, la fin d’un tableau ou d’une production est
également un moment délicat : quand est-ce que c’est terminé, pourquoi ?
Est-ce qu’il manque quelquechose ?
Pose la question du devenir de l’œuvre, que ce soit au niveau physique, mais aussi
quelle trace va-t-elle laisser dans le psychisme de la personne, et comment elle va
continuer de cheminer.
Un passage à apprivoiser
Entre le rien et le quelquechose…
Avant la disparition de l’informe, et après l’apparition d’une forme
Les réactions peuvent être de chercher un sens à tout prix, donner une forme très
rapidement.
“Le processus créateur induit une perte de repères, la suspension de la performance,
l’attention au juste à venir.” Ruth
Ce que je trouve intéressant dans son approche est qu’elle propose de s’y
maintenir, d’habiter ce “non-lieu”.
Le vide serait donc une partie intégrante du processus créatif, qu’il s’agit plutôt
d’apprivoiser.
Jugé négatif dans notre culture car associé à l’absence, ou ce qui est sans intérêt,
il est au contraire un élément fondamental et structurant dans la pensée asiatique.
«Pour appréhender le
temps, il faut prendre
la mort comme réelle
dimension de la vie.
L’existence de l’être n’est
pas que plénitude mais un
état où il manque quelque
chose. L’être est défini par
la mort qui lui manque.»
Roman Opalka
Ressources Roman Opalka
site OFFICIEL
http://www.opalka1965.com
article Jérôme Carrié
http://www.lacritique.org/article-opalka-1965-1-une-ethique-de-l-art-et-de-la-vie
vidéos
- Fondu au blanc : http://www.ina.fr/video/I08050792
- Vizualisation of time, passage à 4 millions : https://www.youtube.com/watch?v=rqRg75O4XUI
ouvrages consultés à la BPI de Beaubourg
- Vis-à-vis d’une toile non touchée, Opalka, éditions janninck
Collection l’art en écrit qui reprend les détails de sa démarche.
- Détails d’Opalka, Claudie Gallay, Actes sud
D’après son expérience personnelle d’écrivain
- Opalka 1965-1-∞, Bernard Lamarche Vadel, Éditions la difference,
centre de. Création contemporaine tours, 1986
Le temps retrouvé, un entretien avec O, la peinture du discours et de l’écriture.
- Roman Opalka, editions Disvoir, 1996
(dont. Details de bernard noel ecrit sans ponctuation )
- Roman Opalka, une vie en peinture, suivi de création et trauma,
Catherine Desprats-Pequignot, 2012
Lien entre la psychanalyse et l’œuvre
- le roman d’un être, Bernard Noel, 2012
Une ecriture qui tente d’entrer dans son mouvement et meme de se confondre avec lui.
Autres livres / Films non-trouvés
- Rencontre par la séparation, 1991
- Roman opalka, la hune, 1992
- Détail, roman opalka, christophe loizilon 1986
Alain Fleisher
Apparition-­‐Disparition Disparition Apparition Disparition-­‐Apparition Delphine BEAUMONT Lecture du 4 décembre 2014 Biographie Alain Fleischer a suivi des études de linguistique, de sémiologie, d’anthropologie et de biologie animale. Et cela n’est pas sans lien avec son travail d’artiste. Un artiste prolifique. Il est écrivain, cinéaste et photographe autodidacte. Il a créé et dirige Le Fresnoy, Studio national des arts contemporains à Tourcoing. Il est né en janvier 1944 à Paris. Il est d’origine espagnole de par sa mère et d’origine juive-­‐hongroise de par son père. Dans un premier temps j’attirerai votre attention sur l’enfance d’Alain Fleischer et son contexte historique, au travers d’un exemple, un de ses livres. Des résonnances avec un contexte : l’enfance, la petite et la grande histoire. A sa naissance l’enfant Fleischer aurait dû porter le prénom de Sàndor. Cependant par souci d’intégration, son père change d’avis et il l’appelle Alain, variante de la traduction française du prénom Sàndor ... Dans Moi, Sàndor F., Alain Fleischer mêle sa propre autobiographie à celle qu’il imagine de son oncle paternel qu’il n’a pas connu ; Sàndor, assassiné à l’âge de 27 ans, à coups de crosse par un soldat nazi en avril 1944 ; Quatre mois après sa naissance. Il grandit avec le souvenir de cet oncle dont il entend parler au sein de sa famille, dont on dit qu’il lui ressemble physiquement de façon troublante, dont il héritera de la chevalière, réapparition miraculeuse, retrouvée par sa sœur en Israël au début des 50’s. Dans Moi, Sàndor F., il est question d’un être cher disparu. Mais Alain Fleischer va plus loin. En mettant en scène son sentiment d’attachement pour son oncle, il questionne ce qui nous distingue et ce qui nous lie les uns aux autres, ce qui se transmet d’une génération à l’autre, comment s’opère ce mouvement, comment et de quoi se compose la mémoire. Et par delà l’histoire individuelle, il parle de la Shoah. L’impensable. La disparition « programmée » d’hommes, de femmes, d’enfants par un régime totalitaire. Dispositifs et procédés chez Alain Fleischer Le dispositif. (définition : Un agencement d’éléments qui concourent à une action, à un but.) Lorsque j’ai commencé à travailler sur la thématique, je me suis intéressée à ce qui a été rapporté autour des apparitions de la Sainte-­‐Vierge. N’y aurait il pas quelque chose de l’ordre du dispositif ? Convoquer une présence, une lumière ? En observant les faits, plusieurs conditions rendent propices les manifestations de l’apparition-­‐disparition. Il faut : -­‐ Un endroit déterminé -­‐ Une qualité de lumière particulière, la pénombre, puis de la lumière jaillissante au noir total. -­‐ Du mouvement -­‐ Un temps ouvert 1 -­‐
-­‐
Une forme d’isolement La vision, l’ouïe… Et peut-­‐être d’autres sens sont sollicités mais je ne suis pas allée plus loin. Remarque : L’appareil photo, l’objet en lui même renvoi à ces mêmes conditions de l’apparition-­‐disparition (boite noire/temps d’exposition/vitesse/ouverture/vision…) Afin d’introduire le dispositif chez Alain Fleischer : Je vous rappelle que vous vous trouvez vous même dans un endroit déterminé. Nous avons tenu à être en mesure de vous proposez une qualité de lumière particulière, de pouvoir basculer de la lumière à la pénombre. Pour Fleischer il y a cette question de comment se rend-­‐on disponible, réceptif : en acceptant de ne plus être dans la lumière directe, de s’effacer. Dans l’attente de quelque chose qui va se produire, qui va apparaître. Nous sommes là tour à tour devant vous et tiendrons nous notre promesse ? Ce que nous avons pensé, interrogé autour de cette thématique vous apportera t-­‐il quelques réflexions ? (ce mot est à penser aussi au sens photographique) Avec Fleischer on tâtonne dans le noir, l’obscurité, on se familiarise avec l’absence de lumière puis une lumière apparaît, elle est réfléchie, indirecte, diffuse, inactinique, un éclairage qui n’altère pas la surface sensible du papier… Mais pas d’éclairage, d’éclaircissements pour autant. Fleischer est aussi un brouilleur de pistes. Afin de préciser cette histoire de cadre et d’approcher comment Fleischer procède je vais m’appuyer sur un premier exemple de dispositif : Dans “le regard des morts” Vidéo exposé au CNP en 1995, Alain Fleischer nous invite à pénétrer dans un espace fermé par une tenture noire opaque, cet espace est plongé dans la pénombre avec pour seul éclairage la lumière inactinique du labo, tel la chambre noire. L’espace d’exposition est aussi espace du laboratoire photographique et espace d’expérience. Alain Fleischer, metteur en scène, explore nous entraine dans une sorte d’expérimentation d’un inconnu. Les visiteurs entrent dans un dispositif et deviennent témoins d’un procédé. On y découvre des photographies sur papier, plongées dans des bacs. Elles représentent des visages en noir et blanc d’hommes, ici des portraits recadrés de soldats de la guerre 14-­‐
18, des “disparus”, ou suivant les lieux d’exposition des portraits de femmes très recadrés réalisés à partir de médaillons de tombes juives ou encore des portraits de squelettes des catacombes de Palerme. Quand on tire une image, elle passe par 3 bains, le premier le révélateur (fait apparaître l’image sur la feuille blanche), le second le bain d’arrêt (stoppe cette apparition) et le troisième le fixateur (fixe l’image). Alain Fleischer nous donne à voir des portraits qui ne sont passés (suivant les lieux) que par la première étape (le révélateur), ou/et les 2 premières étapes, celle qui fait apparaitre la photographie et celle qui stoppe la révélation. Ils baignent dans l’eau, non fixés, fragiles, “exposés” par nos entrées et sorties qui laissent filtrer quelques rayons de lumière du jour et les emportent progressivement vers l’obscurité, le noir ou l’effacement. Car la surface du papier est très sensible à la lumière. Fleischer dit que si la femme de ménage allume la lumière, c’est à prendre, même si cela accélère le passage au noir. 2 La photographie chez Fleischer dément l’idée ancienne qu’elle serait une trace de ce qui a été. Elle est en devenir, image latente, entre-­‐deux. « Nulle part est d’ailleurs l’origine d’où j’aurai aimé que viennent mes images, avant de s’y perdre à nouveau. » Nous sommes à la fois spectateurs de ces visages de “disparus”, inconnus qui apparaissent pour la première fois sous nos yeux et en même temps, acteurs à notre insu de leur disparition, car ils s’effacent progressivement faute d’avoir été fixés. La présence des visiteurs joue un double rôle, elle redonne vie aux « disparus » par leurs regards tout en participant à la fois à leur re-­‐disparition, à leur retour au néant, au papier noir par leur va et vient qui laisse pénétrer de la lumière de l’extérieur dans cet espace. Pour que le spectateur ressente le processus, une seule visite ne suffit pas. La répétition participe à la perception de ce qui se trame. LE CADRE Alain Fleischer accorde une attention toute particulière au cadre. Dans tous les sens du terme. Que cela soit le cadre du tableau « L’art encadre l’art », le cadre de l’image (qui s’accompagne du hors champs, de ce qui est en dehors du cadre, invisible) « tiroirs-­‐
miroirs », le cadre des objets, coffrets-­‐miroirs, cadres-­‐miroirs, miroirs simples, tout comme le cadre du dispositif… Des espaces qui peuvent être très grand, intentionnellement des lieux inattendus pour le spectateur, couper de la lumière du jour, parfois plongées dans l’obscurité, avec un ou des projecteurs, mises en scènes et rôles distribués, Fleischer est là derrière le projecteur et des fois il n’est pas là. Les spectateurs font partie du dispositif. Le spectateur, le modèle, le photographe sont tenus de « jouer le jeu » suivant des règles. Sans quoi, ce pour quoi ils sont présents ne pourra se produire. Ils ne savent pas ce qui va se produire, ils tendent vers un inconnu. Fleischer met en place des consignes de façon à ce que le spectateur « tombe dans le piège », de l’imprévisible. Chez son / ses modèles il cherche aussi via le dispositif, via le cadre (au sens propre et figuré) à saisir une transformation dans le temps, l’apparition d’un mouvement sur le visage. Il se tend à lui même ses propres pièges, histoire de voir comment il pourra renverser les choses. Il donne des règles pour mieux les transgresser. Il s’intéresse au labyrinthe pour défier le cadre. Fleischer explore tel un aventurier « les limites des disciplines, le no man’s land où elles se frôlent » et les spectateurs l’accompagnent dans ses expéditions. Exemple d’exploration : « Le téléphone caméra » décrit dans le livre « L’empreinte et le tremblement » Il téléphone, il fait un film en lien avec sa communication téléphonique. Le téléphone multifonction se substitue peu à peu à l’appareil photo et à la caméra. Une nouvelle écriture en matière d’image apparaît, elle passe de l’œil à l’oreille. Il interroge le cadre pour mieux nous en faire mesurer l’importance et les enjeux. Toute sa réflexion autour du cadre, du dispositif de la salle de cinéma, jusqu’à la télévision en passant par le théâtre est riche de sens. 3 Je vous invite à lire « faire le noir » dans le livre « L’empreinte et le tremblement ». Au cinéma et Fleischer entend par cinéma, cinéma du dispositif le spectateur coupe avec le rythme de la vie quotidienne. Ce cinéma doit être « digne du deuil, de la séparation du monde des livres, des œuvres d’art, des pièces de musique. » La séparation est rendue possible par le dispositif lui même, bascule de lumière au noir dans la salle. « Le noir dans la salle à une autre fonction, libérer le spectateur de ses obligations, de ses représentations, le priver de son droit d’apparition. » Le spectateur accepte de ne plus être dans la lumière, d’être assis, parce qu’il y a une forme de « pacte » celle du film, ce qui va se apparaitre sur l’écran. Fleischer parle de « messe noire ». Mais si à un moment quelque chose n’est plus dans le contrat il rappelle la lumière. Il se tourne vers le projecteur, une ombre sur le visage : comment se fait il que cela ne marche pas ? Et il se met de nouveau en mouvement si le problème technique persiste. « Au cinéma la lumière vient d’ailleurs -­‐ d’un autre espace : la cabine… De lumière incidente, elle devient lumière réfléchie… et le spectateur du film est éclairé par les images » Fleischer joue encore sur les mots. La lumière vient du projecteur, elle est dans le dos du spectateur. Elle le touche par la réflexion des images sur l’écran. Cette métaphore du « spectateur éclairé par les images » de manière plus diffuse parce qu’indirecte, me touche. Cela me renvoi à ce qu’un film produit comme effet sur le spectateur. Quand à la télévision, je le cite : « La télévision nous apparaît dans la lumière de toutes les autres activités quotidiennes, elle nous est donnée en permanence… Elle nous accompagne à chaque instant en ayant l’air de rien n’exiger en échange : aucun effort, aucune attention, aucune disponibilité, aucune disposition, aucun dispositif particulier. On ouvre la télévision comme on ouvre une fenêtre... Toute télévision est en quelque sorte télévision de surveillance, écran de contrôle, un œil sur la marche du monde… » Il me semble qu’il est demandé au spectateur dans le travail de Fleischer de s’impliquer, de se recentrer. Il nous invite à réfléchir sur notre posture de spectateur. COMMENT PROCEDE T-­‐IL ? 1) Par le jeu Au sujet de son enfance Fleischer raconte : « Presqu’en en même temps -­‐ mais lesquels exactement avant les autres ? – il y a eu pour moi les mots et les images. Les images et les mots. Vers l’âge de 10 ans, je voulais être poète mais aussi photographe, cinéaste, explorateur, musicien, chef d’orchestre, architecte… » Utilise des « objets magiques » L’appareil-­‐photo et la caméra sont des « objets magiques » qu’il a découverts à l’âge de 8 et 12 ans. Objets de pouvoir sur d’autres objets mais aussi sur les êtres eux-­‐mêmes. « Mes 1eres photos, vers la fin de l’enfance, étaient des mises en scène d’objets prélevés au décor de l’appartement familial – statuettes, vases en cristal, poupées, encadrements, bouquets de fleurs, accessoires féminins et jusqu’à des animaux vivants – incorporant parfois des vêtements, des livres, des instruments d’écriture… jusqu’à mes vieux jouets. J’organisais la lumière en détournant lampadaires, sous l’œil d’un Rolleicord emprunté à mon père : une partie de mon travail photographique 20 ou 30 ans plus tard a renoué avec cette approche des débuts. » 4 La photographie pour Fleischer c’est d’abord un jeu d’enfant avec lequel il pourrait « voir ce qui n’est pas visible à l’œil nu ». Il ne s’agit dons pas d’enregistrer la réalité visible. Idée reçue sur la photographie longtemps entretenue. Anecdote du film infra rouge. « Depuis j’ai inventé des dispositifs pour parvenir à mes fins, sans jamais renier leurs débuts. » L’appareil-­‐photo et la caméra sont « de super-­‐jouets, plus mystérieux, plus puissants que les autres à entrainer mon imagination et à me rapprocher de l’appropriation du réel. Il se peut aussi que m’ait tourné vers ces objets, vers ces jouets, mon désir de fabriquer des images et de configurer le monde selon mon imagination. Fabriquer, produire des images (et donc susciter les conditions et les situations et réalisation de ces images), tel est le pouvoir de la photographie et du cinéma : Saisir l’insaisissable, faire surgir du visible ce qui n’est d’abord présent que dans l’imaginaire lié au visible, autrement dit la vision du désir et le désir de vision. » Prendre ses désirs pour des réalités. La photographie permet de prendre ces désirs pour des réalités et c’est en cela aussi qu’elle se rapproche de la magie. Et cela me renvoi également au succès des photographes spirites à la fin du XIXe siècle. On y croyait « dur comme fer » que l’être cher disparu apparaissait bel et bien dans l’image au dessus de la tête de la personne vivante qui le convoquait. Avec la photo, l’appareil photo, nous sommes au cœur de l’apparition mais la durée de vie des images est fragile (tout comme la notre), elles s’effacent peu au peu avec le temps, la disparition est inexorable (on est tous amenés à disparaître). Aujourd’hui avec la photographie numérique, dans une époque de l’instantanéité, entretenant l’illusion de maitrise, la durée de vie des images photographiques est encore plus instable. Exemple : les conditions de stockage des images (disque dur), le support papier de moins en moins présent ou pas optimisé pour durer (impression photo amateur). Détourner. Là encore l’enfance résonne. Il détourne l’écran de cinéma qui devient une surface sensible de papier photo, exposé le temps d’un film (en amont à l’élaboration du film, Fleischer compose avec la technique de façon à ce que le support papier supporte ce temps d’exposition des images) projeté par le projecteur et non pas par l’agrandisseur. « Ecrans sensibles » 5 Il détourne le film de cinéma qui devient photogramme. « Tout un film une seule image » Il détourne les objets pour qu’il reflète ce qui n’est pas visible à l’œil nu. « Tiroirs-­‐
miroir » Il détourne la photographie qui au lieu de fixer, apparaît pour disparaître. « Le regard des morts » Il détourne la photographie en tant que trace, en exposant sur du papier photographique, des papiers photographiques pliées et ce sont les traces elles même qui apparaissent et deviennent photographie… « Plis et replis » 6 Il détourne le mouvement. Le ventilateur/ projecteur d’une image en mouvement. « Autant en emporte le vent » Le visage est fixe seuls les cheveux bougent tandis qu’en premier plan les hélices du ventilateur tournent. (Ce n’est pas une photo, c’est une installation) Il détourne la lumière qui devient balle de ping-­‐pong, de tennis. Le rebond devient reflet, les tables, miroirs. « Le match » « Ping-­‐pong » Le miroir Le miroir permet l’apparition, miroir magique comme dans les contes. Je vais vous montrer comment Fleischer l’utilise avec un extrait d’ « A la recherche de Stella » Vidéo Ce jeu de réflexions nous renvoi 400 visages de femmes mortes dans les années 30 et re-­‐
photographiées sur les médaillons de sépultures de sections israélites. Projetées par plusieurs projecteurs, ces visages n’apparaissent que détournés à l’aide d’un miroir manipulé par le spectateur vers les murs latéraux, le sol et le plafond. 7 « J’ai interrogé comment une image unique peut produire des éclats, être morcelée, distribuée en pièces dans l’espace… L’éclatement et la distribution dans l’espace introduisent une nouvelle temporalité dans sa lecture… il faut reconstituer un puzzle… passer du temps comme on dit. » Le miroir est très présent dans l’œuvre d’Alain Fleischer. Il appelle les émulsions argentiques « miroirs à mémoire ». Ce qui n’est pas la même chose que carte mémoire. « Les miroirs à mémoire » me renvoient aussi à la boite noire avec un miroir qu’est l’appareil-­‐photo Reflex. Comme de nombreux artistes, il a eu une période d’autoportraits. En photo l’autoportrait s’apparente au reflet dans le miroir, mais avec des nuances, une autre forme de présence à soi, un autre rapport au temps. Aujourd’hui dans la photo amateur : il y a les « selfies » des téléphones portables, qui agissent sans nuances comme des miroirs. L’image apparaît instantanément. Les photographies ne disparaissent plus sous l’action du temps mais en un clic sur l’icône « poubelle » Les reflets « Le 1er reflet est celui de soi même, du visage que l’on guette de jour en jour dans un miroir… dans mon travail, le reflet est ce qui permet à une image de se regarder elle-­‐même et peut-­‐être aussi de se confronter à la fois à l’espace et au temps… le reflet est un rebond idéal que n’affecte aucune résistance et qui s’opère à la vitesse de la lumière. » « Les happy days » Fleischer manipule le sujet et sa représentation. La représentation désigne étymologiquement « l'action de replacer devant les yeux de quelqu'un ». Il s'agit de rendre présent quelque chose d'absent. Il explore via le miroir, comment rendre présent ce qui est invisible à l’œil nu, comment ce qui est absent peut devenir visible. Rendu possible grâce à l’appareil photo. 8 2) La lumière Alain Fleischer dit que tout est lumière, que la matière elle-­‐même est faite de lumière. Fleischer dit qu’il a filmé « des idées et des intimités : ce qui s’enfonce dans l’obscurité, ce qui s’éloigne du savoir établi et de la loi collective pour se constituer en règle individuelle. Faire image, faire récit de ce qui résiste farouchement au collectif au social, de ce qui oppose au désordre violent du monde, l’ordre obscur du projet, du sujet. Une contre lumière. » Il y a le noir, l’absence de lumière. « Si la lumière est nécessaire aux humains. C’est peut-­‐être du noir que nous serions le plus proche -­‐ et plus proche dans le noir de nos origines et de nos fins -­‐ plus familiers et c’est peut-­‐être au moment de reconnaître cette trop grande familiarité du noir que le noir nous fait peur : vertige. » Alain Fleischer associe son travail au « trou noir » et ce sont les autres « qui y ont apporté leurs propres lumières et leur propre énergie, qui l’ont arraché à mon sentiment de chaos, me convainquant d’abord moi même -­‐ qui aurais fini par en douter, après n’avoir si longtemps suivi que la logique de mon désir et ma curiosité -­‐, d’un principe de cohérence, caché mais souverain. » 3) Le mouvement Comme on l’a vu plus haut Fleischer détourne aussi le mouvement. Il fixe l’image en mouvement (« écrans sensibles ») et il met en mouvement l’image fixe (« La vague gelée »). Il reproche au ralenti d’esthétiser. Il aime la vitesse. Ce qui m’évoque la magie, les artistes escapatologistes, pour qui la vitesse est une des clés. Par exemple Harry Houdini qui excellait dans l’art de s’échapper, qui donnait au spectateur l’illusion dans des conditions incroyables d’une échappée possible. Ce qui me ramène encore à « prendre ses désirs pour des réalités » « …pour le spectateur l’évasion c’est en entrant. » dans la salle obscure du cinéma. 9 « L’exercice de la vitesse et ses exigences me passionnent beaucoup plus et me renvoient à une dimension sémiologique. Le ralenti relève du pictural, la syntaxe produit de la vitesse. » 4) Le temps Il matérialise le temps. Il l’étire, le fait durer. L’homme du Pincio (Film) Plus de 60 heures. Il s’agit de mettre son spectateur à l’épreuve, une épreuve physique, qu’il renvoie visuellement. Il marque aussi des temps d’arrêt. Pour voir apparaître sur le visage de son modèle une transformation entre la première image et la suivante. « On le sait, la photographie est l’objet ou le présent bascule, instantanément peuplé de fantômes : cela est spécialement évident dans la photographie à développement instantané, aussitôt prête à être encadrée et classée parmi les souvenirs, quelques instants à peine après avoir été prises. » Comment enrayé le mécanisme ? Comment empêcher que cela se fixe dans l’instant ? L’image en devenir, de l’entre-­‐deux ? Comment nous familiariser avec le vieillissement et notre disparition physique ? Questionner la disparition de la présence visible et la présence dans l’invisible ? Revisiter ce qui serait l’absence ? « Je suis tout le contraire d’un artiste de la matière ou du matériau. Je suis un artiste du projet et de la projection. » DANS QUEL BUT ? 1) La perception « Ecrans sensibles » Fleischer utilise le papier photo comme écran de projection, pour donner une mémoire à l’écran (qui normalement d’un film à l’autre demeure vierge). Ce que nous voyons est un leurre, une mise en abyme de la mémoire. Il n’y a que les évènements durables (personnages, objets statiques) qui apparaissent sur le papier photo-­‐sensible qui tient lieu d’écran. Les images plus courtes du film projeté disparaissent. Mais ne demeurent elles pas présentes pour autant ? Elles se superposent. Présentes sous une autre forme dans l’invisibilité. Apparition et disparition se superposent, une surimpression, sur l’émulsion sensible du papier photographique. Mais j’attire votre attention sur un point pour que le spectateur puisse le voir, il faut révéler, puis arrêter et en fin il fixe l’image des images. http://vimeo.com/70442738 10 « J’ai beaucoup travaillé sur les incertitudes ou les ambiguïtés de la perception et par exemple sur l’indistinction entre image fixe et image en mouvement, entre objet réel et objet-­‐image. » 2) Le rituel Du latin « ritualis », substantif de « rituales » (libri) livre traitant des rites. Ensemble des règles qui fixent le déroulement d’une cérémonie liturgique ou d’un culte religieux. En anthropologie, acte, cérémonie qui a pour objet d’orienter une force occulte vers une action déterminée. » Définition Larousse. (Occulte signifie caché, mystérieux, secret) Rituel du photographe, rituel de la prise de vue. « J’ai mis en séquences et en récits des rituels, des règles de l’imaginaire ou de l’angoisse individuels, des jeux d’enfant, des obsessions d’ordre, des répétitions conjuratoires, des gestes qui deviennent marques, des marquages de territoire, des comportements systématiques (névrotiques ?) Car ce qui compte ce sont les temps d’arrêt quand un résultat est obtenu, quand un stade est atteint… chacune de ces étapes donnant lieu à une image fixe qui permet de les souligner mieux… Et cela jusqu’à ce que dans le projet d’évoquer et de reproduire le rite, la photographie devienne rite elle même, comportement pour se sauver soi même, dans un monde marqué par les autres. Le rituel montre alors à la fois son déroulement jusqu’à sa conclusion et la satisfaction apportée par chaque moment de coïncidence avec la règle. » Par exemple il a pris pour règle la même pellicule en 36 images pour rendre le même geste, d’un trajet à pied jusqu’à un objectif, d’un jeu, d’une configuration du ciel, du déplacement d’objets familiers… C’est la répétition qui « révèle un sujet dans l’insignifiance du visible. » Fleischer parle de ses films comme de « cérémonies obscures ». Solitaire. Utilisant la caméra comme il utilise l’appareil photo, il parle de cinéma ethnographique. Par exemple Il suivait un personnage inventé joué par un copain « enfermé dans la règle d’un comportement rituel. » Et je vous renvoi à « L’homme du Pincio » (Film) cité plus haut. Même dans ses documentaires d’art ce qu’il s’est attaché à filmer, ce sont des artistes dont la production est je cite « d’abord la modalité rituelle indispensable à leur existence, avant d’être un produit. Seules les œuvres ainsi apparues -­‐ véritables apparitions -­‐ parviennent à échapper à la description, à la mise en lumière, parce qu’elles sont elles mêmes alimentées de petite lumière intérieure qui désigne surtout de nouvelles plages de nuit » Les rites permettent de prendre de la distance, ouvre le chemin via la symbolisation. Ils permettent le passage d’une étape à une autre. Je cite le cours de concept « Traumatisme du deuil » de Blandine Serra : « Seul le rite, l’empreinte de ce qui a existé, peuvent fixer la précarité de la vie. L’acceptation de la mort ne peut avoir lieu qu’en transcendant la précarité de la vie. » Et cela m’amène à citer Serge Tisseron dans « Le mystère de la chambre claire » : « L’empreinte n’est que l’attestation d’un passage. Au contraire la trace atteste le désir qu’a eu celui qui l’a laissé de réaliser une « inscription ». Toute trace atteste à la fois de la possibilité pour le sujet de contenir l’objet de son émotion et le sentiment très vif d’être contenu dans l’objet qui a accompagné cette émotion. » 11 -­‐ Ce qui est important pour Alain Fleischer c’est de produire, montrer est secondaire, voir même il n’en éprouve pas le besoin. Il y a des films chez Fleischer qui restent à l’état du développement, « ceux de mes films que je n’ai jamais vu » « fantômes d’idées de films » « destinés qu’à être tournés, c.a.d passés dans une caméra, tournés vers moi-­‐même en même temps qu’un projecteur mental les projetait » « ceux de mes films que je préfère » « moment d’intimité extrême avec le film impressionnable, après son passage dans les bains du laboratoire un négatif unique sans copie, sans double, sans lumière pour le traverser et le rendre visible par d’autres. » Ces films, Fleischer les inscrit dans sa filmographie. (En écho je vous renvois à la découverte récente de la photographe Vivian Maier). La photographie et le cinéma, la production d’images est si active dans « l’appropriation du réel » -­‐ et en référence au cours de Jean Bernard Petit, « ce dont il s’agit c’est de l’appropriation de l’expérience, de faire du monde mon monde afin de devenir sujet » – que Fleischer peut s’en tenir à « Produire du visible et conserver le visible dans l’invisibilité » Il précise que « les donnant à voir, je me sépare d’eux, je rompt l’intimité étroite, discrète qui me liait à eux. » Et je mets ce propos de Fleischer en perspective avec mes notes du cours de Jean-­‐
Bernard Petit « la fonction psychique de l’image » « La question de l’image, c’est la question du détachement. Problématique de la séparation. L’image est prévue pour que quelque chose qui a été vu ne disparaisse pas. » Cette question du détachement, de la séparation me semble très présente dans l’œuvre de Fleischer. Le trou noir est un sujet qui l’intéresse particulièrement. « Le noir que produisent les trous est celui de leur propre disparition…ils sont aussi ces aspirateurs à lumière où tout ce qui s’approche d’eux perd son image, sans peut-­‐être cesser d’exister. Séparer l’être de ce qui signale l’étant. » Qu’est ce que qui sous-­‐tendrait l’apparition-­‐disparition au travers de l’œuvre d’Alain Fleischer ? Hypothèses qui apparaissent, pistes en cours de développement : -­‐ « L’acceptation du travail de deuil » comme le dit Serge Tisseron au sujet du regard des morts. « Alain Fleischer favorise l’acceptation du travail de deuil… Loin de lutter contre l’effacement du temps, les images l’accompagnent comme de modestes servantes. Leur rythme seul est différent. Loin de nous faire oublier la mort, la photographie nous familiarise au contraire progressivement avec elle par la mise en scène de son propre effacement progressif. » Et il y a ce rapport à la perte. Fleischer y apporte une autre dimension. Il l’inscrit dans le processus. Elle a sa place à part entière. Il nous invite même à la repenser. La question de la séparation, de comment l’enfant intégre les séparations n’est-­‐elle pas sous jacente à l’acceptation du travail de deuil ? Le rituel ne joue t-­‐il pas aussi un rôle important par exemple au moment de l’endormissement ? L’endormissement est une autre forme de séparation, pour aller vers un inconnu. Comment « faire le noir » pour reprendre les mots de Fleischer ? Cette « acceptation du travail de deuil » me renvoi aussi aux ateliers « le rapport sensible à la matière » et au « mandala du deuil », comment se séparer d’une production, que la terre retourne à la terre ou offrir le mandala en offrande. 12 Fleischer dit « Nulle part est d’ailleurs l’origine d’où j’aurai aimé que viennent mes images, avant de s’y perdre à nouveau. » -­‐ « Le chemin de la représentation » Pour Serge Tisseron Le for-­‐da. La comparaison avec les bobines de film est très tentante. Le petit Ernst apprend grâce à la bobine à faire le « deuil » de sa proximité avec sa mère. Il intègre petit à petit sa présence rassurante afin de compenser son absence réelle. Il apprend à vivre avec ce qui le faisait souffrir. La photographie est elle aussi une façon de faire « disparaître » et de faire « réapparaître » un objet ? La photographie participe de ce processus. « Par le jeu de la bobine le petit Ernst tente de s’agripper à une représentation. Au contraire le photographe ne cherche pas à s’assurer de la stabilité du monde mais de la fiabilité du chemin qui mène de la perception à la représentation. De même photographier, c’est s’assurer que le chemin qui mène de la perception à la représentation est ouvert et c’est le matérialiser.» Serge Tisseron dans « Le mystère de la chambre claire » -­‐ S’échapper « Les astrophysiciens appellent la vitesse d‘évasion l’accélération qu’il faudrait aux particules lumineuses pour échapper à l’attraction toute puissante de la masse effondrée, du trou noir, vitesse nécessaire à l’image d’un objet pour qu’elle parvienne à s’échapper de l’objet lui-­‐même » Je vous recommande de lire les réflexions de Alain Fleischer autour du trou noir. Ce qui me renvoi au livre d’Adam Philipps « La boite de Houdini ». Houdini, fin 19e début 20e popularisa la disparition comme spectacle. La sienne, celle d’un éléphant « Jouant avec la paralysie comme échec-­‐ que ce soit la mort ou l’enfermement dont on ne s’échappe pas -­‐ et la mobilité comme réussite… Et pour ce faire, afin de continuer à sortir de ses boites il devait être rapide, bien connaître la loi mais pas l’étudier comme l’avait fait son père. Il devait être capable de faire disparaître des choses que les gens ne pouvaient pas croire. » « Chaque jeu de cache-­‐cache réussi-­‐ et en un sens sauf tragédie, c’est toujours réussi-­‐
rassure ceux qui jouent sur le fait que personne ne peut s’échapper, qu’il n’y a nulle part ou s’échapper. La transgression consiste à disparaître, à trouver un endroit ou personne ne peut nous voir. » Cette question de la disparition je la rencontre aussi dans un de mes ateliers avec un public en décrochage scolaire. La disparition au sens de ne plus apparaître du tout, de façon inexpliqué, dans un endroit, au sein du lycée, dans le cadre de l’atelier. Cela me pose de nombreuses questions. « Si la véritable œuvre d’art fonctionne comme une apparition, la vocation de l’artiste est de disparaître. » Alain Fleischer 13 Bibliographie :
La vitesse d’évasion. Alain Fleischer
L’empreinte et le tremblement. Alain Fleischer
Faire le noir. Alain Fleischer
Le mystère de la chambre claire. Serge Tisseron
La boite de Houdini. Adam Philipps
Le troisième œil (photographie spirite) la photographie et l’occulte
CONCLUSION COMMUNE
Quels échos y a t il entre ces 3 artistes et quelles sont les résonances avec la médiation ?
1- Le contexte historique
Opalka est né en 1931 / Hollan en 1933 / Fleisher en 1944.
Ces 3 artistes ont chacun à leur manière été marqués par la seconde guerre mondiale.
Les œuvres d’Opalka et de Fleisher sont clairement teintées par la Shoah tandis qu’Hollan
reste marqué par l’exil qu’il a connu.
Nous avons aussi relaté certaines expériences vécues pendant l’enfance (le jeu de la pendule
pour Opalka, la balançoire chez Hollan, la photographie pour Fleischer), qui semblent
fondatrices de leur rapport au monde.
En médiation, on ne peut pas faire abstraction du contexte historique de la personne qui est au
cœur de la relation, avec tout ce que cela implique (traits culturels du pays d’origine,
langue…) L'histoire de la personne détermine un rapport au monde qui lui est propre…
2- Un engagement total
Nos trois artistes ont tous placé leur œuvre au centre de leur vie et répondent tous les trois à
un besoin vital de créer dans laquelle la quête de l'esthétisme n'est pas une fin en soi. Ils sont
dans un questionnement permanent, et ce qui compte pour eux est le processus plus que le
résultat :
Hollan est capable de travailler sur un même dessin au fusain pendant des mois, jusqu'à
trouver la perception juste et parle de “descendre en lui-même” pour retrouver ses
impressions.
Fleisher parle lui d’un “acharnement aveugle et forcené” quand Opalka parle de son
programme qui a duré 46 ans comme d’une “décision irréversible.”
La vie est devenue l’œuvre et l’œuvre, la vie.
Cet engagement sans concession les a mis en marge d'une reconnaissance artistique dans les
premiers temps de leur carrière et les amène à se positionner, à expliquer leur démarche :
Les “ paysages de sol” de Fleisher furent jugés “absurdes et dégoûtants” dans le contexte des
années 60 où la photo n’avait pas sa place dans les galeries d’art.
Opalka a été critiqué car on jugeait son œuvre répétitive alors qu’il le vivait au fur et à
mesure comme une libération.
Hollan, tout comme Opalka, restera 15 ans sans montrer sa peinture. Sa recherche d’une
forme peinte sur le motif peut sembler désuète dans le paysage de l'art contemporain. Il pense
que l'art est en crise car il a perdu son contact vivant avec les hommes.
L'engagement dans la création nous renvoie également à la médiation en ce sens qu'elle est
une condition indispensable à l'exercice de ce métier.
3- Un rapport à l’inconnu
L’inconnu serait accessible si on accepte de renoncer à ce que l’on sait déjà, à nos croyances,
nos habitudes.
Chacun d’eux nous le dit à sa façon :
Hollan cherche à entrer en contact avec l'inconnu, qu’il appelle le “pas-moi”. Il parle de
renoncement à ce que nous croyons être, voir, comprendre, sentir. Il le vit comme une
première rencontre sans cesse renouvelée (cf Ruth), dans un esprit de lâcher-prise.
Pour Fleisher et Opalka, la démarche est plus mentalisée mais on sent qu’ils cherchent à
approcher l’inconnu, qui représente une fascination autant qu’une peur, qu’ils cherchent à
maîtriser/baliser, sans doute car cela met au travail leur rapport à la perte.
Opalka est ébloui par le blanc et Fleisher explore la pénombre. Du concept du blanc mérité
d’Opalka aux dispositifs dans le noir chez Fleisher, on s’interroge s’ils ne cherchent pas tout
deux à conjurer le néant.
Cela résonne pour nous par rapport à l’approche en médiation car chacun est différent dans
ses réactions face à l’inconnu, et cela implique de mettre aux points des dispositifs à la fois
contenants et ouverts.
Dans tous les cas la création demande de “lâcher” pour accéder à une nouvelle
compréhension de soi-même, et de l'autre (comme dit JPK : “Aller de l’inconnu de soi que
l’on est à l’inconnu de soi que l’on créé.”)
4- l’engagement sollicité du spectateur
Pour recevoir leurs oeuvres et comprendre la profondeur de leurs démarches, ces trois artistes
demandent aux spectateurs de s’engager, d’une façon ou d’une autre :
- Opalka avait écrit un bref manifeste et comptait sur l’effort personnel des lecteurs. Il a par
la suite souvent repris par des écrits ses réflexions pour clarifier et enrichir le propos.
Il demande au spectateur de faire l’effort du savoir, de connaitre son concept sans quoi ses
toiles ne représentent rien.
- Fleisher met le spectateur physiquement en position active (en manipulant des miroirs, en
laissant pénétrer ou pas de la lumière, en lui suggérant de revenir sur les lieux pour voir ce
qui apparaît, ce qui disparaît). Le spectateur accompagne l’artiste dans son élaboration, il
permet à l’œuvre d’exister suivant les règles choisies par l’auteur.
- Hollan quant à lui demande au spectateur d'être plutôt dans un renoncement à ce qu'il sait
de l'objet, pour entrer dans un autre type de perception, la vibration de la lumière, la
circulation de l'énergie.
5- Le rituel, le dispositif
Ces 3 artistes mettent en place, chacun à leur manière, des dispositifs et/ou des rituels qui
interrogent l'espace et le temps.
Hollan et Opalka mettent en place des dispositifs qui ritualisent le temps de leur production.
- L’entrée en création chez Hollan passe par le rapport au motif, quand il joue sur la distance
à l'objet, il se met dans une autre temporalité que celle du quotidien et installe une graduation
dans l’approche de l'arbre au cours de la journée.
- Opalka utilise le mot de “Programme” et nous donne à voir le passage du temps sur son
visage, selon un dispositif photo immuable, chaque jour et dans un état de neutralité absolu.
Alain Fleischer interroge le rituel au sein même de son œuvre et implique le spectateur dans
des dispositifs qui questionnent notre rapport au deuil et à la perte.
Cette recherche d'un dispositif d'un dispositif approprié et d'une qualité de présence nous
renvoie aussi à la médiation.

Documents pareils