De quelle source - La Pierre d`Angle

Transcription

De quelle source - La Pierre d`Angle
1
De quelle source ?
par Jean-Claude Caillaux
Je ne sais rien de l’obscur
qui se cache sous l’obscur.
♦ Les premières lettres, une phrase, puis bientôt un paragraphe, et presque la moitié
d’une page. Des mots qui poursuivent ce qui est au bout du regard, au revers de la
mémoire. Des visages, des murmures, des bribes de pensée. Des rencontres dont j’ai
trace, comme des griffes sur le chemin du « marcheur blessé1 ».
Comment dire ce que je peux peut-être dire ? Justement, c’est ce « peut-être » qui
m’arrête… Comment être sûr de pouvoir dire, de savoir dire ? Surtout d’être celui
qui doit dire, habilité par…, par qui au fait ? Faut-il être parrainé pour parler ou
écrire ? Etre passé sous les fourches caudines des écoles et des savants ?
- Qui te parle d’être « sûr » ? Tu as répondu à une demande : écrire quelque chose
sur la foi, la foi des pauvres gens… Que tu te perçoives trop pauvre pour écrire, peutêtre, mais ce n’est la raison de rien… De quoi as-tu peur ? Quelle est ta crainte ? Tu
penses ne pas avoir les mots ? Eh bien, c’est vrai, tu ne les as pas, ces mots des
autres, ces mots de braises, eux qui viennent d’où tu ne sais…
Alors parle, dis, écris… Tu le dois, parce qu’ils t’ont parlé, et que tu as vu sur leur
peau que le Dieu n’est jamais loin.
Regarde leur parole, et non ton effroi. Laisse-la venir en toi, telle la voix de fin
silence2 dont parle le beau livre.
*
*
♦ Oui, mais… Comment inscrire sur le papier la foi, ce mot sans écho, comme celui
de Dieu. Deux mots reliés qui nous enserrent dans le déjà-mort à force d’être répétés
sans vie.
- Pourquoi te frayer ce chemin ? Le Dieu n’est pas mort, et la foi ouvre l’espérance,
s’appuie sur la vie reçue !
- J’en suis d’accord : ils osent, ces mots, plus hauts que toutes les idées dont sont
revêtus les livres savants. Plus invincibles que la foudre. Invisibles et inaudibles
malgré l’éclair et l’éclat. Ils osent, mais oses-tu t’approcher, toi ? C’est la nuit, si le
soleil brûle trop fort. Le sais-tu ?
2
Le théologien se tait. Car c’était lui qui dérangea mes premières lignes.
Me juge-t-il ? Qu’invente-t-il en sa bibliothèque intérieure ? Il n’est pas simple d’être
savant…, ni pour les autres, ni pour soi-même…
Comme pour lui-même, je l’entends dire à mi-voix que tout naît du dedans et qu’il ne
faut pas ressasser ce qui vient d’ailleurs. Que l’essentiel vient des entrailles, et
déchire de cette déchirure qu’est la naissance. Un travail, et que la délivrance est à ce
prix.
*
*
♦ Qu’ajouter maintenant ? J’évite le débat pour ne pas construire de forteresses,
vous savez : ces certitudes qui s’érigent en citadelles opposées et qui comme à Babel
ne s’effondrent pas mais divisent.
Je ne connais rien de Dieu, mais je l’ai rencontré ; je n’ai pas la foi, mais je la reçois,
chaque jour. Comme la lumière ne naît pas de mes yeux, ou que mes poumons ne
crée pas l’air nécessaire à la vie.
La foi des pauvres ? Je n’en sais rien, rien du tout. Je ne suis qu’un hôte, et dans la
foi, et chez les pauvres.
Un hôte, qui n’habite pas la terre sordide et les routes sans issue… Qui n’oublie pas
qu’il faut aider, soutenir, écouter, aimer peut-être même… Autant de verbes qui
creusent nos imaginaires, drainent nos projets. Nous pressent dans l’illusion.
Et si les plus pauvres, ceux que nous ne connaissons pas, que nous ne connaissons
pas encore, avaient une parole forte à nous transmettre ? Une couleur spécifique pour
recouvrir et consoler nos peurs ? Un appel secret pour forcer nos timidités ?
*
*
♦ Oserais-je des fragments ? Un bris de parole ? Comme ce qui paraît d’un archipel,
ou bien les roches, gué pour traverser la rivière ? Des trainées de mémoire, racinée
plus loin que moi-même, en la terre de quelques-uns que je rencontre, habillés de
sanglots étouffés ? Des stigmates, sillons et chemins que la neige recouvre pour les
oublier, que la nuit enferme pour disparaître ?
Dois-je découvrir ce qui tâtonne vers l'aube pour repousser les ténèbres, et qui a nom
mémoire ? Puis-je dire que la vie est possible, toujours, comme l’amour et la foi,
qu’elle est à la portée du cœur puisqu’elle ne cesse de naître ?
*
*
♦ Lorsque tu écris, tu laisses naître un nouvel humus. Comme une aube. Et te laisses
surprendre en découvrant.
3
Sur le papier, l’encre s’abîme, mais ton cœur entend une autre voix. Comme une
question : pourquoi dire et vouloir dire ? Que dire même ? Que répondre ? A qui ? A
partir de qui ?
Oui, à partir de qui ?
Comment pourrais-je dire ce qu’est la foi des pauvres ? La foi, enracinée dans le
sang de ceux que personne ne supporte. De ceux que n’alimente plus aucun feu, dont
la chair cèle en elle déjà le nom de cendres et dont la soif n’avive plus la soif.
Comprends-tu, lecteur, mieux que moi ce que j’écris ? Qui est-il pour toi cet homme
allongé sur le trottoir ? Et cette femme, assise sur une chaise devant la table de la
cuisine, immobile en désespoir ? Qui sont-ils ces corps perdus pour les autres, et en
quête pour eux-mêmes de sourire et de tendresse ?
Où es-tu, toi-même, lecteur ? Qui es-tu ? Je me pose à moi-même la double question,
comme aux jours premiers de la Genèse, et ne veux pas y répondre trop vite…, pour
éviter l’alibi du comprendre, ou du bon-penser comme la pièce glissée dans la main
du mendiant.
*
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♦ Ce matin sur les ondes : les Restos du cœur. « Des millions de repas en plus cette
‘saison’ », dit l’homme généreux. Et comme en écho, mais pas sur les ondes,
Cinthia : « On n’est pas que des estomacs ! » Où est l’imposture ? Et l’irrespect ? Et
le mensonge ? Et les mêmes parleront de foi, célèbreront le Ressuscité, en aveuglant
le corps immonde près des roches rejetées (cf. Ac 4, 11). Combien de temps encore ?
Depuis le Moyen Age ils existent ces Restos du cœur, depuis même la stèle
d’Hammou-Rapi, depuis qu’il est venu à l’intelligence humaine que le prince devait
remettre au manant… Rien n’a changé ! Un peu plus humain peut-être, plus
sophistiqué, plus médiatique sûrement, pas moins abject !
Ces choses, il ne faut pas les dire, cela ne se fait pas comme on dit aux enfants dans
les trop beaux quartiers ! Ces avenues justement qui donnent pour ne pas voir… et
dont la charité brouillonne est appendue aux ors de leurs demeures… J’exagère ? Je
dis pourtant moins que je ne pense, beaucoup moins que je ne souffre à entendre les
« bénéficiaires », comme ils disent, refuser de tout leur sang la relégation dans les
appentis de la bienfaisance.
Et en même temps résonne cette phrase du père Joseph Wresinski : « Si nous avions
pour les riches la patience, la persévérance que nous prétendons avoir pour les
pauvres, si nous faisions le même effort pour les comprendre, je crois qu’il y aurait
quelque chose de changé dans le monde. Nous-mêmes aimerions plus, nous nous
engagerions plus et le monde changerait.3 » Cela ne l’empêchait pas de tonner
contre nos inconsciences et incohérences, inconséquences, leurres et aveuglements,
odieux héritiers de la parole si mal comprises (pourquoi ?) de Jésus : « Les pauvres
vous les avez toujours avec vous » (d’où vient que l’on traduise habituellement le
présent grec en futur français ?). C’est pourquoi je n’entends pas cette phrase en
empêcheuse de voir la vérité, et de la pourfendre, mais comme un appel à de bien
fortes conversions pour celui qui écrit à présent …
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4
♦ « O if we but knew what we do », se plaignait Gerard Manley Hopkins dans son
poème Binsey poplars. Car, oui, il en est de notre responsabilité, dont l’étymologie
nous enseigne qu’elle a part aux fiançailles, et donc à l’engagement. Si nous savions,
nous répondrions… « S’ils savaient les riches, ils nous traiteraient pas comme
ça… »
Car s’il quêtait autre chose, le plus pauvre d’aujourd’hui ? S’il avait nécessité d’une
autre clarté ?
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♦ Et le voici qui repasse devant moi, l’esprit fort de tout à l’heure. Il me questionne
des yeux.
- Les voici donc, les mots. Reliés en phrases, puis en paragraphes, et voici une page,
puis deux… C’est ainsi que l’on fait les livres… et que « les instruits finissent
toujours par penser à la place des autres4 », comme le remarquait Joseph Wresinski.
La meurtrissure en lui de l’humiliation de la jeunesse lui donnait l’intuition que nous
étions des obstacles pour la parole et la pensée des plus pauvres. Des torrents que nul
pied n’oserait franchir, tant l’écume vient cacher la profondeur inconnue de nos
propos… Nous disons sans savoir, et travestissons tout. Car il est trop dur de voir !
- Puisque tu écris, écris… Pourquoi poser tant de questions ? Et tant hésiter sur le
seuil ?
- Je ne sais pas… Si j’écris, à l’instant, sur ces feuilles-écran, c’est qu’il le faut. De
quelle nécessité ? Je ne sais, encore une fois. Mais il le faut, car au-delà du désert,
plus loin, près de la montagne, brûlera peut-être le buisson d’épine. Et la flamme,
comme un brasier d’abîme5, aura pris nourriture de la cendre que sont chez nous
devenus les pauvres.
Rappelez-vous, le sage de Sassov déjà le disait : si nous voulions trouver le feu, nous
le chercherions dans la cendre…, espérant l’étincelle d’où renaîtrait la foi6.
*
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♦ Ce sont des arpenteurs de la trace de Dieu, les pauvres.
Mais attention ! Nous ne sommes pas tous pauvres !
Tous, absolument tous sans distinction, nous subissons les aléas de la vie, sommes
vulnérables au froid, au chaud et à la maladie, sommes nés sans défense et mourrons
démunis de force… Mais tous, nous ne sommes pas dans la précarité sociale de celui
qui ne sait plus travailler, ne sait plus vouloir tant le cumul des difficultés est
obstacle à tout. Pauvreté ontologique, anthropologique, vitale, oui bien, pour tous
sans exception. Mais pauvreté sociale, précarité, misère : ne la recouvrons pas de
notre faiblesse et vulnérabilité, pour la voiler : nous fuirions des témoins.
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Des témoins à ne pas éviter, eux les arpenteurs de la trace de Dieu, ces quatre lettres,
pauvres et délaissées, qui ne disent rien, ni ne révèlent, mais indiquent un chemin à
suivre (cf. Jean 14, 6 et 9 ; 1, 18).
Sa trace, comme invisible à mes yeux, et qu’ils voient pourtant, eux les pauvres.
Qu’ils suivent, qu’ils laissent conduire… C’est comme s’ils fouillaient dans les
décharges du monde le détritus immonde, comme ce corps sur la Croix. C’est là
qu’ils reconnaissent, dans l’absence, la nudité de Dieu.
Je n’idéalise pas… Le misérable n’est pas plus vertueux que toi, lecteur, je le sais.
Mais il voit, et lorsque ses yeux parlent, alors écoute. Ecoute et apprends…
Les mots que j’entends parfois, comment les entendre ? Pas seulement les écouter,
mais vraiment les entendre, puisqu’ils ne viennent pas du même humus que ma
propre parole ?
On dira, je sais, que nous sommes tous de la même humanité et qu’il suffirait de
consentir à sa propre vulnérabilité pour aimer son prochain quel qu’il soit… Oui
certes, et j’en suis d’accord, mais je ne veux pas me méprendre : les mots n’ont pas
la même odeur lorsqu'ils viennent d’ici ou de là. Il est des mots qui déchirent la page,
qui l’ensanglantent puis la brûlent. Et il n’est plus que la mémoire, creusée par le
corps, cette mémoire qui ne connaît pas d’oubli.
*
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♦ Si tu ne sais pas, lecteur, ce qu’est se faire voler son enfant, au sortir du ventre, ou
à deux ans, ou à la sortie de l’école à huit ans, ou autrement, comment pourrais-tu
imaginer que n’importe quel visage d’enfant croisés dans la ville fait s’enfoncer très
loin à l’intérieur de soi, dans les larmes et l’effroi ? Comme Job qui garde dans ses
yeux perplexes la mémoire ignée de ses fils morts et se perd dans le dédale du
discours explicatifs de ses amis.
Comment se faire une âme neuve ? Comment quitter le plus noir de l’obscur ? Par
quel chemin, et par quel Dieu ? Rien n’est possible, sinon par Celui-là qui est passé
par là. Et c’est pourquoi le crucifié n’a pas seulement le visage meurtri, mais qu’il est
le lieu où ils peuvent murmurer, à l’abri des indiscrets : « Je ne connaissais que par
ouï-dire, mais maintenant mes yeux t’on vu » (Job 42, 5 ; cf. Jn 4, 41-42).
Et pourtant. Comment ne pas rester comme un murmure, fragile et apeuré. Craignant
le grincement des souvenirs, guettant la nuit sans fin.
*
*
♦ Oserais-je te confier, lecteur, qu’il est une transparence à cette parole qui n’émet
pas de son. Je l’ai vu, presque ; comment dire ? Comme si la clarté passait à travers
l’opacité des corps, et se laissait percevoir, et engendrait une parole inouïe.
Dun Scot dit quelque chose comme ça. Cela peut paraître abstrait, mais c’est ainsi.
*
*
6
♦ Que faire de cette vie comme un déchet ? Que laisser naître de ce souffle trop
court, qui n’espère plus ? Comment ne pas sombrer dans le regret, le remord,
l’amertume, le découragement, le désespoir ? Serait-elle un pays habitable, la
désespérance ?
*
*
♦ On m’a demandé d’écrire quelques lignes sur la foi… La foi ! La foi ! La foi des
pauvres ! De ceux qui disent parfois que Dieu les a maudits, ou bien les punit, les
punit trop…
Faut-il leur murmurer alors que, non, Dieu les aime, et les enveloppe de sa
tendresse ? Non, bien sûr non, car alors ils répéteraient ce qu’ils savent que vous
aimeriez entendre, et rien n’aurait changer au plus vrai de leur corps, et vous les
auriez laissés enfermés dans l’horreur d’un Dieu faux et méchant. Alors que faire ?
Les laisser peut-être aller jusqu'au bout de ce chemin-là, et les y accompagner, et en
les accompagnant dire simplement votre propre expérience. Que, oui, vous avez les
sentiment que le Seigneur est tendresse et pitié, pas comme le prince qui de haut se
penche sur le manant, mais comme le Si-Bas, plus bas encore que ceux dont je parle.
Car le sais-tu, si tu as continué à me lire, que le Très Haut n’est pas de la race des
puissants, qu’il n’a pas d’autre visage que celui du plus petit, ce plus petit dont parle
Jésus dans les mots de Matthieu (11, 25) ou dans ceux du 4ème Evangile (14, 9 et 1,
18). Ce qui est celé aux instruit est raconté aux tout petits, et ils peuvent découvrir
dans la démarche de celui qui n’a pas étudié la transparence du Nom (cf. aussi Jn 7,
15).
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♦ Que de questions encore ! Et encore !
Leur foi, semence dans la fange, comblerait-elle en eux les failles qui suppurent ?
Comme un baume sur les griffures de la vie ?
Quel chant écouter, lorsque rien ne paraît pouvoir changer ? Comme un indéfini du
temps. Comment retrouver le visage aveugle dans les ombres de la nuit ?
Chaque lueur en leur vie (oserais-je écrire ce que je ne sais pas ?), déjà la nuit la
guette. Cette espérance ne serait-elle pas l’obstination à ne pas vaciller, à laisser
survivre la flamme malgré…, malgré l’épreuve du feu, la déchirure. Lueur devinée,
comme « le genêt » dont parle Leopardi, « la fleur du désert ».
Et si le monde s’était absenté de Dieu ? Si le Nom répété n’était pas d’ici ? Si la
quête inlassée d’un sens n’était recouverte que de silence ? Si le buisson de Moïse ne
laissait vivre que l’énigme ? Et si le Dieu des victoires ne ressemblait qu’à une sorte
de dédale ?
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Ces questions ne peuvent taire la vie qui reprend vie, et l’espérance soudain que l’on
peut faire quelques pas, laisser éclore la lumière et rejoindre… C'est là qu’est la foi,
au fond de l’espérance défiant toute désespérance, s’échappant de tout ce qui déchire
et broie, comme sur le seuil d’une clarté sans fin.
*
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♦ La foi n’a pas déserté les cœurs.
Ni la leur, ni la tienne, ni la mienne.
Toi comme moi, avec eux, à partir d’eux, demeurons au bord de l’aube, si proche de
la nuit. Ecoutons pour entendre les cris dans les bagnes pensés par les mains
humaines. Allons plus loin, encore plus loin, au-delà, en-deçà peut-être, pour
rejoindre la foi enchaînée dans l’inextricable. Et la délier, la déchirer, la dénouer,
pour lui rendre espérance.
1
. Comme le dit François Dosse de Michel de Certeau.
. Selon la traduction que propose Emmanuel Levinas pour le premier livre des Rois, 19, 12.
3
. Les pauvres sont l’Eglise, Paris, Le Centurion, 1983, p. 224-225. Le père Joseph Wresinski est le fondateur du
Mouvement ATD Quart Monde.
4
. Les pauvres sont l’Eglise, p. 104.
5
. J’emprunte « brasier d’abime » à Thomas Hardy, « Un chercheur de signes », dans Poèmes du Wessex et
autres poèmes, coll. « Poésie », Gallimard, 2012.
6
. Cf. ce que dit Moshe Leib de Sassov : « Vous voulez trouver le feu ? Cherchez-le dans la cendre. » Cité dans
Elie Wiesel, De la mélancolie, Paris, Le Seuil, 1981, p. 115.
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