Le fantôme de l`arbre à loques

Transcription

Le fantôme de l`arbre à loques
Le fantôme
de l’arbre
à loques
à peu se fond en lui. Puis tout se dissipe,
perd de son épaisseur et finit par disparaître.
Cette scène étrange, Florence et Jacques se
la repassent sur leur téléviseur des centaines de fois, font des arrêts sur image,
des marches arrière, des accélérés et parviennent à ce constat : il n’y a pas d’explication. Aucune explication rationnelle. Pas de
truquage possible, pas de défaut technique.
Ou alors ?… Serait-ce possible ?… Petit à
petit, l’idée – et quelle incroyable idée – fait
son chemin : et s’il y avait un lien entre ce
que les deux époux voient sur le film et
ce qu’ils faisaient à l’heure même de l’enregistrement vidéo ? C’est-à-dire le 3 mai
1993, à 12 h 26 : c’est ce qui est inscrit sur la
bande au moment de cette singulière apparition.
Ce jour-là, à l’heure exacte de la captation,
Florence et Jacques n’étaient pas chez eux,
ils effectuaient une démarche très importante pour eux : un pèlerinage dans le
bois de Saint-Claude à Sénarpont, dans la
Somme.
Florence et Jacques sont des parents soucieux. Leur fils, qui termine ses études de
médecine, a un comportement qui les
inquiète beaucoup. Depuis quelque temps,
il s’est mis à la magie blanche, persuadé
que ces pratiques ne pourront que l’aider
dans l’exercice de son futur métier. Mais les
parents voient bien que les rituels auxquels
il s’adonne l’éloignent de plus en plus de la
vie réelle et enfièvrent dangereusement son
cerveau. Le jeune homme est devenu insensible à leurs mises en garde, à tout dialogue.
Il vit dans son monde.
Les parents ont donc décidé d’aller prier
dans un lieu bien connu des amateurs de
croyances populaires : les « arbres à loques »
du bois de Saint-Claude. C’est dans ce bois
Sur l’écran, tout à coup, il se passe quelque
chose de vraiment bizarre. Florence
et Jacques essaient de comprendre. Ils
viennent de glisser la cassette vidéo de leur
système de surveillance dans le magnétoscope et de la repasser en accéléré, comme
à chaque fois que la bande arrive au bout.
Quelque chose a attiré leur attention. Une
grosse anomalie. Ils reviennent en arrière,
au ralenti, et leur cœur se fige. Ils se repassent la scène. La vue sur leur jardin bien
ordonné est parfaitement nette. À gauche,
on distingue une partie de la véranda, au
fond, le petit muret de pierre et le portillon
en bois ; un cyprès doré mange une grande
partie de la droite de l’écran. Mais c’est sur
le milieu du jardin que leurs yeux se fixent.
Qu’est-ce que ce halo, aussi haut que le
rosier tige à côté duquel il apparaît ? Pendant quelques secondes, ils assistent à une
scène sidérante. Le nuage prend de l’opacité, s’amplifie, une forme semble se préciser.
Une forme mouvante, dont les contours
restent flous, qui ressemble d’abord à une
épaisse fumée, et qui se met à dessiner un
être humain, un homme en longue robe
peut-être, avec quelque chose sur la tête.
Oui, la forme évoque un ecclésiastique,
fait même penser à un évêque portant
une mître. Les deux époux retiennent leur
souffle, totalement absorbés par la vision.
Le nuage flotte autour de la forme, qui peu
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qu’en 1499 une épidémie de peste noire
s’est arrêtée net, incitant le chambellan du
roi Louis XII, qui résidait au château de
Sénarpont, à faire construire une chapelle
contenant une statue de saint Claude, réputé guérisseur. Le lieu devient sacré, ainsi
que les ormes qui poussent alentours. En
1638, comme stoppée par l’action du saint,
une nouvelle poussée de peste disparaît au
même endroit. Et en 1918 la terrible grippe
espagnole, qui dévaste l’Europe, épargne
Sénarpont. La foi en saint Claude, alimentée par une croyance païenne d’origine
celtique en la transmission de l’énergie
des arbres, en sort renforcée. La religion
catholique célèbre désormais le saint, à
travers des processions annuelles qui vont
perdurer jusqu’en 1946. Puis la chapelle
est tombée en ruine, et la statue a été
placée dans une niche fixée à un orme tout
proche. La tradition veut que l’on accroche
un vêtement ou un morceau de vêtement
sur les arbres – d’où leur surnom d’« arbres
à loques » – pour obtenir la guérison d’un
malade. De nombreux pèlerins y viennent
de toute la France, et même de l’étranger.
Les époux sont croyants et pensent que
saint Claude va remettre leur fils dans le
droit
chemin. Ils ont suspendu un morceau
d’habit lui appartenant à ce qui reste des
ormes multi-centenaires du lieu de culte.
Les pauvres arbres ont en effet été bien
malmenés en cette fin de siècle, et il ne
subsiste plus grand chose des ormes d’origine. En 1980, ils sont abattus à cause de
la graphiose, un champignon qui ne leur
laisse aucune chance. Seule la base des
troncs subsiste. Plus tard, au début des
années 1990, les restes des troncs sont
incendiés et d’autres ormes, qui subissent
régulièrement des actes de vandalisme,
sont replantés.
Pour l’heure, à 12 h 26 du 3 mai 1993, Florence et Jacques formulent leurs vœux en
espérant de tout leur cœur que cette démarche va aider leur fils. Puis ils rentrent
chez eux faire une neuvaine. C’est alors
qu’ils découvrent l’enregistrement sur la
cassette. Finalement, cette manifestation
incompréhensible leur apparaît comme un
signe envoyé d’un autre monde, celui des
ombres et des pensées occultes, celui de leur
fils égaré. Et quand celui-ci décide, dans les
semaines qui suivent, de ne plus exercer ni
médecine ni magie, les parents pensent avoir
été entendus.
Depuis, ils examinent toujours, le cœur
battant, les bandes vidéo de leurs caméras
de surveillance. Aucune image bizarre ne
s’y est plus jamais invitée. Mais quand ils se
promènent dans leur jardin, ils ne peuvent
s’empêcher de penser qu’ils ne sont peutêtre pas les seuls à l’habiter.
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