In the Real Life - Les Editions de la Reine

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In the Real Life - Les Editions de la Reine
In the Real Life
Roman contemporain sur fond de romance
amicale
Chapitre 1 :
La pluie martelait la vitre de la fenêtre par laquelle une jeune fille aux longs
cheveux auburn observait la grande cour de l’établissement scolaire. Celle-ci était vide à
cette heure de la journée, les quelques rares élèves qui avaient la chance d’en avoir déjà
terminé avec les cours se pressaient de rentrer chez eux. Ils courraient sous l’averse qui
avait débuté peu après la fin de la pause déjeuner. L’assistant d’éducation chargé de
surveiller la sortie avait hâte de pouvoir aller se mettre à l’abri. Une fois les retardataires
dehors, il referma la grille et retourna à l’intérieur, suivi par deux yeux verts qui
l’accompagnèrent jusqu’à ce qu’il eût disparu de leur angle de vue.
Angela reporta alors son attention à l’intérieur de la salle de classe et plus
particulièrement sur le tableau noir où le professeur écrivait l’énoncé des exercices à
résoudre. Elle poussa un léger soupir. Cette heure de mathématiques lui paraissait d’une
longueur inhabituelle, peut-être parce qu’il s’agissait de la dernière et que la jeune fille
voulait plus que tout en avoir terminé avec ces formalités. La perspective de rentrer
chez elle ne l’enchantait pas spécialement, mais elle souhaitait continuer la rédaction de
l’histoire qu’elle venait de commencer, un récit qui lui tenait vraiment à cœur.
Passionnée depuis l’enfance par la littérature, Angela avait toujours été fascinée
par les romans. Les mondes décrits étaient bien plus vivables que celui dans lequel elle
évoluait depuis maintenant quinze ans. La lycéenne dévorait tous les livres qui lui
tombaient sous la main. Une fois plongée dans l’un d’eux, il était souvent difficile de
l’en faire sortir et elle pouvait perdre totalement la notion du temps, ce qui pouvait poser
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quelques problèmes en période scolaire. Cela ne l’empêchait pas de s’y noyer à la
première occasion. Un jour, elle avait décidé de tenter sa chance en tant qu’auteure et
avait fini par trouver le jeu amusant.
La jeune fille releva la tête en direction du tableau situé en face des quatre
colonnes de cinq tables. Toutes les chaises n’étaient pas occupées. Les meilleurs d’entre
eux s’installaient en général au premier rang, tandis que les plus turbulents se mêlaient
aux paresseux pour exercer leurs talents de distraction. Les deux groupes ainsi formés
avaient toujours existé. Cependant, Angela ne faisait partie d’aucun d’eux. N’étant ni
assez intelligente pour appartenir au premier, ni assez populaire pour espérer être
acceptée dans le second, elle avait pris son parti d’en constituer un à elle toute seule.
Bien sûr, ce rejet la faisait souffrir, mais l’habitude avait fait son œuvre dans son
cœur. Elle se consolait en s’échappant dans les mondes créés par des auteurs à
l’imagination débordante. La solitude avait été présente dans sa vie depuis une éternité
et était même devenue une amie. La lycéenne n’avait jamais rien connu d’autre de toute
façon. Pourtant, en observant son entourage, Angela sentait qu’elle passait à côté du
véritable bonheur.
La voix du professeur la tira de ses pensées. Celui-ci lui demandait de venir au
tableau pour présenter sa solution. La jeune fille se rendit tout à coup compte qu’elle
n’avait même pas essayé de résoudre l’exercice. Néanmoins, elle se leva, rejoignit
l’enseignant qui lui tendit la craie et l’invita à exposer sa méthode. La panique l’envahit,
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elle n’avait aucune idée sur la manière dont il fallait s’y prendre. Les élèves pouffaient
de rire dans leurs mains.
« C’est facile, il te suffit d’appliquer la technique que j’ai expliquée tout à
l’heure. »
Angela promena son regard sur la classe, cherchant un peu d’aide, voire le début
d’une solution, mais ne rencontra que des sourires moqueurs. Décidément, elle ne
pouvait vraiment compter sur personne. Ils profitaient tous de son désarroi pour
l’enfoncer et rire de ses difficultés. Elle se retourna vers l'énoncé et le relut. Au moment
où la craie se posait sur le tableau, la sonnerie retentit, mettant fin à son supplice.
Angela resta debout pendant que les autres élèves rangeaient déjà leurs affaires.
« Essayez de terminer ces exercices pour demain. Nous commencerons le
prochain cours par la correction. Je compte sur toi pour me trouver la solution de ce
problème. Tu l’expliqueras à la classe. »
Cette phrase, il l’avait prononcée à la jeune fille qui n’avait toujours pas bougé.
Elle retourna à sa place et nota rapidement les données de l’énoncé avant de quitter la
salle. Ce travail de dernière minute allait probablement lui gâcher la soirée. Les
mathématiques n’avaient jamais été sa matière de prédilection, bien au contraire. Ce
manque d’intérêt venait sans doute du fait qu’elle n’y comprenait rien. Les subtilités des
formules et des développements lui échappaient complètement. Combien de temps lui
faudrait-il pour ce devoir imprévu ?
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En traversant les couloirs, elle rencontra quelques élèves qui se précipitaient vers
la sortie pour prendre leur bus. La station se trouvait à deux pas du lycée. N’aimant pas
la foule, Angela préférait attendre un peu avant de rejoindre l’abri. Grâce à la régularité
de passage des véhicules, elle pouvait en espérer un qui ne serait pas trop plein et ainsi
avoir une place assise. Son trajet était relativement court, mais lui permettrait
néanmoins d’avancer dans le roman du moment. Actuellement, elle suivait l’histoire
d’un héros légendaire possédant une épée aux pouvoirs particuliers.
En arrivant à son arrêt, elle s’aperçut avec soulagement qu’il ne restait que très
peu de voyageurs. L’averse les avait incités à prendre le premier bus qui s’était présenté.
Elle n’avait aucune envie de devoir supporter leurs regards moqueurs et leurs sourires
en coin. Quelques gouttes de pluie dégoulinaient le long de son visage. Angela ferma
les yeux et se rappela le cours de Mathématiques.
Un bruit de moteur la tira de ses pensées et elle sortit son abonnement de sa poche
pour le montrer au chauffeur. Comme prévu, le véhicule était pratiquement vide. La
jeune fille s’installa sur un siège et s'empara de son roman dans lequel elle se plongea
entièrement, tout en jetant des coups d’œil par la fenêtre afin de ne pas manquer sa
station. La durée du trajet variait entre vingt et vingt-cinq minutes, selon l’abondance de
la circulation.
Un peu plus tard, elle marchait en direction de son immeuble, situé à deux cents
mètres de là. Il ne lui fallut que quelques minutes pour entrer par l’escalier principal et
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rejoindre son étage. Elle aperçut son frère, installé sur le canapé du salon, devant un jeu
vidéo et avança tout doucement dans le couloir. Le bruit de ses pas était bien loin de
surpasser le vacarme produit par la console. Elle put ainsi rapidement rejoindre la
sécurité de sa chambre.
Cette pièce était son havre de paix. Un endroit où rien ne pouvait l’atteindre. Elle
l’avait aménagé en fonction de ses goûts. Dans un coin trônait son lit, poussé contre le
mur. Elle aimait s’y blottir la nuit. L’obscurité l'avait toujours rendue anxieuse ; cette
absence de lumière était comme une angoisse : la peur du vide. Elle ne fermait jamais
ses volets, pour laisser un minimum de clarté entrer par la fenêtre, située juste à côté de
sa table de chevet. Pendant ses périodes d'insomnie, elle collait son dos à la paroi, ayant
de ce fait une vue d’ensemble sur ce qui l'entourait.
De l’autre côté se trouvaient la penderie et la commode. Elles étaient recouvertes
d’un tas de vêtements pêle-mêle. La couleur dominante de la chambre était le parme.
Des peluches trainaient un peu partout et des affiches montrant des petits chats
parsemaient les lieux. L’endroit n’était pas bien grand et le désordre qui y régnait
accentuait encore cet état de fait. Le tapis posé au milieu de la pièce était encombré de
livres, de papiers à dessin et de crayons. Un ordinateur portable était placé sur la table
de travail avec, juste à côté, un modem. Cet appareil lui permettait d’aller sur Internet.
Elle ne s’en servait que pour effectuer des recherches ou accéder au site sur lequel ses
récits étaient publiés. Sa famille ignorait sa passion pour l’écriture et ne se doutait pas
du succès qu’elle rencontrait. Ses histoires plaisaient beaucoup.
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Angela se baissa et ramassa le petit carnet dans lequel elle consignait ses idées et
le feuilleta en allant s’installer sur son lit. Elle ne prenait même pas la peine de le
refaire. À quoi bon ? La couette et sa parure seraient de toute façon dans cet état après
qu’elle se fût couchée. Elle jeta un œil vers son sac, négligemment placé sur le sol. Les
questions de mathématiques ne seraient pas faciles à résoudre.
En soupirant, elle se leva, attrapa son cahier et s’avança vers son bureau. La jeune
fille s’assit et regarda les données qu’elle avait notées. L’exercice consistait à
déterminer la fonction d’une droite à partir de deux points. Elle tenta de se souvenir des
explications du professeur, mais ne se rappela de rien. Oubliant momentanément son
devoir, elle posa le doigt sur le bouton de démarrage de l’ordinateur qui s’alluma dans
un bip caractéristique. Il ne fallut que quelques minutes pour que la machine soit
opérationnelle.
Elle ouvrit immédiatement son moteur de recherche, en même temps que sa
messagerie. Un courrier attira aussitôt son attention. Celui-ci venait du site sur lequel
elle publiait : un nouveau commentaire avait été posté. Angela cliqua sur le lien, arriva
directement sur la page et la parcourut. Un sourire se dessina sur son visage. Elle avait
été particulièrement inventive sur la fin de ce chapitre, en mettant en danger son
personnage principal qui se retrouvait de nouveau entre les mains de son pire ennemi.
Le lecteur semblait être très inquiet pour lui.
Elle repensa à ce qu’elle avait prévu pour la suite des événements, mais, pour
l’instant, son devoir de mathématiques avait la priorité. La jeune fille s’apprêtait à taper
le titre de la leçon dans la case adéquate pour trouver des informations sur la façon de
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résoudre son exercice, quand elle remarqua un élément. La page qu’elle avait ouverte
pour prendre connaissance du commentaire contenait une rubrique de discussion
instantanée et, justement, plusieurs membres étaient connectés.
Machinalement, Angela cliqua sur le lien permettant d’y accéder et arriva
directement sur un salon. Les bonjours et les mots de bienvenue fusèrent. Après avoir
salué à son tour, elle resta silencieuse, sans comprendre le pourquoi de son geste. La
lycéenne n’avait pas l’habitude de surfer et encore moins de parler à des personnes sur
Internet. Pourtant, ceux qui étaient présents à ce moment avaient un point commun avec
elle. Chacun d’eux était un auteur ou un amateur de fictions. Certains pseudonymes lui
semblaient familiers. En effet, Angela ne se contentait pas de publier ses propres récits.
Elle parcourait souvent le site à la recherche de bonnes histoires à lire. Certaines
l’avaient même émue jusqu’aux larmes.
« Comment vas-tu, lui demanda-t-on ?
— Bien, répondit-elle, plus par habitude que par réelle conviction.
— Sois la bienvenue parmi nous. Tu as un très joli pseudonyme : Angie. Ça vient
d’où ?
— Merci, c’est une contraction de mon prénom. Le tien n’est pas mal non plus.
— PetiteFleur, cela n’a rien d’original. C’est la première fois que tu te connectes ?
— Oui, j’étais sur Internet pour trouver des informations, j’ai un devoir de maths
que je n’arrive pas à faire.
— Sur quelle notion porte ton exercice ?
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— Nous travaillons sur les fonctions, mais je dois avouer que je n’y comprends
pas grand-chose. Le pire, c’est que je devrai présenter ma solution devant toute la classe
demain matin.
— Pourquoi ?
— J’ai été interrogée juste avant la fin du cours, mais je n’ai pas su répondre.
— Donc tu es bonne pour un nouvel essai…
— C’est à peu près ça… »
PetiteFleur resta silencieuse un moment pendant que plusieurs conversations entre
les autres membres continuaient. Angela était sur le point de se retirer pour se plonger
dans ses recherches.
« Je peux t’aider, si tu le désires. Donne-moi l’énoncé de ton exercice.
— Il s’agit de déterminer la fonction d’une droite grâce à deux de ses points… »
Angela lut avec attention les explications que lui donnait son interlocutrice,
comprenant enfin les différentes formules qu’elle avait notées pendant le cours.
Effectivement, vu sous cet angle, l’énoncé lui sembla soudain beaucoup plus simple.
Avec l’aide de PetiteFleur, elle parvint même à résoudre le premier exercice. Se prenant
au jeu, la jeune fille tenta le deuxième toute seule en détaillant les étapes qu’elle suivait
directement sur Internet. Malgré quelques petites erreurs vite rectifiées, elle obtint
rapidement la solution. Et c’est sans aucune intervention qu’elle put arriver à la fin de la
troisième et dernière question.
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Chapitre 2
Le bruit d’une main frappant délicatement à la porte attira son attention. Angela se
retourna et vit son père passer la tête par l’ouverture. Il souriait en murmurant :
« Le repas est prêt, ma puce. Nous n’attendons plus que toi.
— J’arrive ! Donne-moi une minute ! Je dois juste terminer un exercice. »
Il quitta la chambre, en laissant la jeune fille seule. De tous les membres de sa
famille, son père était le seul qui la comprenait. D’humeur toujours calme et raisonnée,
il était le pilier plus ou moins solide de ce foyer au bord de l’explosion. Sa mère, au
contraire, était nerveuse et souvent fatiguée. Cela était dû aux longs trajets qu’elle
devait effectuer pour se rendre à son travail. Son frère, quant à lui, n’avait qu’un seul
intérêt dans la vie : les jeux vidéo sur lesquels il passait quasiment tout son temps.
« Je te remercie pour ton aide, PetiteFleur. Je dois aller manger. Seras-tu encore
présente à mon retour ?
— Probablement ! Bon appétit et à tout à l’heure !
— À plus tard ! »
Elle éteignit l’écran de son ordinateur et sortit de sa chambre pour rejoindre la
cuisine. Pour y parvenir, la lycéenne était obligée de passer par le salon qui se trouvait à
droite de la porte d’entrée lorsque l’on arrivait du fond de l’appartement, juste en face
de la salle de bains. En y pénétrant, elle s’aperçut que son frère avait lâché sa manette
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pour la troquer contre une console portative, il mangeait en fixant l’écran. Cependant,
Stéphane la gratifia d’un regard sombre, au moment où elle s’assit à ses côtés. Il avait
les yeux bruns et les cheveux noirs, comme leur mère. Angela, quant à elle, ressemblait
plus à son père. Au moment où elle avançait son assiette pour se servir, il lui demanda :
« Comment s’est déroulée ta journée de cours ?
— Plutôt bien, répondit-elle en commençant à manger. Pour une fois, j’ai compris
mes exercices de Mathématiques. »
Le chef de famille sourit. Lui non plus n’avait jamais apprécié cette matière et il
savait que sa fille y rencontrait de grosses difficultés. Tous deux partageaient la même
passion pour la littérature et la langue française. Cependant, elle ne lui avait jamais parlé
de ses écrits. La peur de le décevoir peut-être. En tout cas, elle conservait ses textes
dans un dossier de son ordinateur qu’elle avait pris soin de dissimuler en lui donnant un
nom qui n’incitait pas à l’exploration. De cette manière, elle était sûre que personne ne
pouvait tomber dessus par hasard.
Le reste du repas se déroula sans qu’une seule autre parole ne fût prononcée. Le
journal télévisé venait de commencer et l’attention de ses parents se focalisa sur le poste
allumé. Angela se concentra sur son assiette. Entendre les mauvaises nouvelles à table
avait largement tendance à lui couper l’appétit. Cependant, aucun d’eux ne lui
demandait son avis à ce propos. Elle se perdit dans ses pensées. Finalement, le devoir
supplémentaire avait pris moins de temps que prévu. Elle allait pouvoir consacrer sa
soirée à autre chose.
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Le repas n’avait rien de très réjouissant. Le menu ne variait que très rarement. Et
celui de ce jeudi n’était en rien différent de ceux qui l’avaient précédé : un morceau de
rôti de bœuf, accompagné de pommes de terre et de carottes, toutes deux cuites à la
vapeur. Tout était décidé à l’avance. La vie s’écoulait comme s’il s’agissait d’une
histoire qui avait déjà été écrite. Aucune surprise ! Elle s'empara de sa fourchette et
commença à manger, sans grande conviction. Ses goûts n’étaient pas très développés et
elle avait tendance à faire passer les aliments détestés avec une gorgée de sa boisson.
Stéphane, lui, avait terminé son assiette en quatrième vitesse. Il n’était pas du
genre à s’éterniser à table et avait tôt fait de rejoindre le salon, sans doute pour
reprendre la partie là où elle s’était arrêtée. Son père et sa mère ne s’étaient même pas
occupés de savoir si leur fils avait fait ses devoirs. Scolarisé dans un lycée
professionnel, il n’avait que très peu de travail à faire à domicile et Angela le
soupçonnait de ne jamais tenir compte des demandes de ses professeurs. Leurs parents
ne lui faisaient pas de remarque, étant donné que ses notes étaient loin d’être
catastrophiques. Elle trouvait cette absence de réaction un peu injuste. Pour obtenir les
mêmes résultats que lui, la jeune fille devait passer des heures devant ses livres et,
malgré tous ses efforts, sa mère ne semblait jamais satisfaite.
Son frère faisait partie des premiers de sa classe, avec une moyenne tournant
autour des douze. Il estimait ne pas avoir à donner plus de son temps. La vraie raison de
ce manque de travail concernait surtout la façon dont le voyaient ses camarades, il ne
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voulait pas être mis de côté par les garçons de son âge. La lycéenne comprenait
parfaitement sa réaction, même si elle n’avait pas du tout la même façon de penser.
Elle releva la tête et posa les yeux sur l’écran de la télévision. Le journal avait
cédé sa place aux prévisions météorologiques. Selon le présentateur, les averses seraient
de nouveau au rendez-vous le lendemain et il conseillait aux usagers de ne pas sortir
sans emporter un parapluie. Ce simple fait fut suffisant pour déclencher un début de
dispute entre les deux adultes.
« Encore de la pluie, ça ne va pas faciliter la circulation, commença sa mère, sur
un ton qui laissait percevoir sa mauvaise humeur.
— Ça ne roulait pas si mal, aujourd’hui, tu sais, répondit son père d’une voix
douce. Essaye de voir les choses du bon côté, pour une fois.
— De toute façon, tu trouves toujours le moyen de me contredire.
— Ne dis pas ça, mon ange. Je cherche juste à te faire comprendre que ce temps
est normal à cette époque de l’année. Nous sommes au printemps.
— Qu’est-ce que ça change ? »
Angela sentit poindre l’orage et termina rapidement son repas avant de se lever et
de s’esquiver discrètement. Elle ne supportait plus ses crises qui pouvaient débuter pour
toutes sortes de raisons, qu’elles soient futiles ou importantes. La jeune fille entra dans
le salon, avec les sons de la dispute dans les oreilles. Son père avait également
commencé à hausser le ton, énervé de devoir toujours faire attention à ce qu’il disait.
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« Ce n’est pas toi qui conduis le train. Tu n’auras même pas le temps d’être
mouillée. Je te rappelle que je travaille à l’extérieur. Ce serait plus à moi de me
plaindre !
— Tu ne passes pas trois heures dans les transports, toi. C’est long, surtout quand
tout est ralenti à cause de cette pluie. Tu préfèrerais sans doute qu’elle soit plus forte et
te mette au chômage technique.
— Là, tu n’es pas juste ! Cette situation n’arrive que très rarement. »
La lycéenne venait de quitter le salon pour rejoindre sa chambre. Les voix
commençaient à s’atténuer, mais parvenaient encore jusqu’à elle. C’était souvent
comme ça, sa mère trouvait toujours une bonne raison pour passer ses nerfs sur sa fille
ou sur son mari. Stéphane était le seul qui arrivait à échapper à ses crises de colère.
Peut-être parce qu’il s’arrangeait pour ne pas être présent dans ces moments-là. Les jeux
vidéo étaient sans doute sa façon à lui de se sortir de tout ça. De la même façon, elle
trouvait refuge dans les livres, en entrant dans les univers de ses personnages préférés.
Le thème de prédilection de sa mère tournait autour des longs trajets que celle-ci
devait effectuer pour aller travailler. Angela s’était souvent demandé pourquoi ses
parents s’étaient installés à cet endroit. D’après ce qu’elle savait, à l’époque son père
cherchait un emploi. Alors, pourquoi s’imposer ses interminables heures dans les
transports en commun ? Quand son frère et elle étaient tous les deux à l'école
élémentaire, ils étaient gardés par leurs grands-parents maternels qui habitaient à
proximité. Ils restaient très présents dans leur vie, mais ne passaient plus leurs journées
avec eux.
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En traversant le couloir, Angela jeta un œil aux différents portraits qui
« égayaient » les murs. La règle était de sourire sur ceux-ci, histoire de sauvegarder les
apparences. Une histoire de « paraitre », tout devait sembler normal. Aux yeux des gens,
ils devaient ressembler à une famille modèle. Les quelques rares amis qui entraient dans
l’appartement avaient ainsi une fausse vision de ce qui s’y déroulait réellement. Seuls
les voisins n’étaient pas dupes ; ils assistaient aux nombreuses disputes depuis chez eux.
Elle ne jeta qu’un rapide coup d’œil sur les photos, les connaissant par cœur. Les
activités de chaque membre de cette famille y étaient présentées. Son père était le
gardien de l’immeuble et avait été immortalisé devant le parterre de fleurs dont il
s’occupait. C’était une des facettes de son emploi qu’il appréciait particulièrement : le
jardinage. Après avoir terminé ses études, il avait été engagé dans une boite d’importexport en tant que comptable. Ce travail ne lui convenait guère. Après avoir été licencié,
suite à la faillite de son entreprise, il avait passé beaucoup de temps à donner un coup de
main pour l’entretien des locaux et était devenu ami avec l’ancien concierge.
Lorsque ce dernier avait pris sa retraite, il lui avait tout naturellement conseillé de
postuler. Sa demande fut aussitôt mise en haut de la pile, car le candidat avait l’avantage
d’habiter l’immeuble en question et d’avoir reçu de chaudes recommandations. Son
embauche fut rapidement conclue au grand désarroi de sa femme qui n’y voyait pas que
du positif.
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En effet, le salaire était nettement inférieur à ce qu’il gagnait en tant qu’employé
de bureau. Cela l’obligeait à continuer un travail qui ne lui plaisait pas. Elle tenait son
mari pour responsable. Pourtant, ce dernier l’avait souvent encouragée à chercher une
autre place, mais elle avait toujours refusé, prétextant qu’elle ne pourrait pas trouver de
poste avec un tel salaire. Son boulot n’avait visiblement rien de très amusant, mais était
très bien payé. Et elle aurait pu subvenir seule aux besoins de la famille.
Arrivée au bout du couloir, un détail sauta aux yeux de la jeune lycéenne : la porte
de sa chambre était légèrement entrouverte et de la lumière filtrait par les interstices. En
y repensant, le salon était extrêmement silencieux, cela n’annonçait rien de bon. Elle
accéléra le pas, saisie d’une crainte et entra dans la pièce avec fracas. Il était là, assis
devant son écran, tapotant sur les touches du clavier. Qu’était-il en train de faire ?
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Chapitre 3 :
Angela claqua la porte avec violence et s’avança vers son frère. Ce n’était pas la
première fois qu’il se mêlait de ses affaires. Le choc attira l’attention de Stéphane qui se
retourna et la fixa, un sourire en coin.
« Tu n’imagines pas tout ce qu’on peut trouver lorsque l’on s’y connait un
minimum en informatique. Ne prétendais-tu pas tout à l’heure avoir travaillé sur un
exercice de Mathématiques. Ce n’est pas bien de mentir. Je vois sur ton ordinateur que
tu es restée une bonne heure sur un « chat ». C’est une drôle de façon de faire ses
devoirs ?
— Peut-être, mais, moi, au moins, je les fais. Je ne pense pas que tu puisses en
dire autant.
— Je préfère consacrer le temps que je passe ici à des activités plus divertissantes.
Mes résultats me le permettent. C’est pas ton cas ! »
Il avait dit ces mots en ricanant.
« Sors de ma chambre, immédiatement ! Tu n’as rien à y faire !
— Mon ordinateur est en panne et j’ai besoin d’aller sur Internet.
— S’il fonctionne mal, c’est parce que tu fais n’importe quoi avec. Sors d’ici ! »
Elle l’attrapa par le bras pour l'obliger à se lever, mais Stéphane utilisa son autre
main pour lui mettre une gifle retentissante. La surprise empêcha la jeune fille de réagir,
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mais elle n’avait pu retenir un cri qui résonna dans tout l’appartement. Des bruits de pas
se firent aussitôt entendre dans le couloir. Angela, qui avait posé ses doigts sur sa joue
endolorie, ferma les yeux. Elle savait pertinemment à qui appartenait cette démarche et
aussi que cette personne ne serait probablement pas de son côté. Cela avait toujours été
comme ça. Peu importait ce qu’il s’était passé, elle avait tort. La porte s’ouvrit à la
volée sur le visage de leur mère qui se fit sa propre opinion sur la situation au premier
regard.
« Que se passe-t-il, ici ? »
Angela voulut expliquer le problème, mais n’en eut pas le temps. Son frère en
profita pour attirer l’attention et faire pencher la balance à son avantage.
« Elle refuse de me prêter son ordinateur pour un travail que je dois rendre
demain. J’en ai vraiment besoin. »
La jeune fille abaissa sa main, révélant ainsi la marque rouge que son frère avait
laissée sur sa joue.
« Il m’a frappée, alors que je lui demandais de sortir. Son ordinateur est plus
puissant que le mien.
— Sois moins possessive, lui dit sa mère. Tu peux bien le lui prêter pour ce soir !
— Mais j’en ai besoin…
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— Elle est restée dessus plusieurs heures déjà, surenchérit Stéphane. Elle discutait
au lieu de faire son travail.
— C’est faux, j’ai réalisé mon devoir de maths avec une amie qui m’a expliqué ce
que je ne comprenais pas !
— À d’autres ! Internet, ça déconcentre… »
Enervée et n’ayant pas la patience d’attendre, la mère s’empara de l’ordinateur, le
débrancha et se dirigea vers la porte.
« Tu devras t’en passer pour ce soir, ça t’apprendra à vivre ! »
Elle sortit, en emportant l’appareil, et fut aussitôt suivie par Stéphane qui adressa
un sourire triomphant à sa sœur. Une fois de plus, il avait obtenu gain de cause. Angela
alla s’asseoir sur son lit et serra son oreiller contre sa poitrine. Des larmes coulèrent
doucement sur ses joues. Pourquoi était-elle seule contre tous ? Peu importaient les
circonstances et les raisons de ses actions, la jeune fille avait toujours tort. L’unique
personne qui était de son côté, son père, n’avait pas le courage de se dresser contre sa
femme. Il avait pris le parti, de nombreuses années auparavant, de courber l’échine et de
laisser tout le venin qu’elle pouvait déverser glisser sur lui. Sa carapace avait été
construite comme un élément imperméable.
Quelques minutes plus tard, la lumière s’éteignit. Sa mère avait sans doute jugé
bon de couper l’électricité dans sa chambre. Angela se retrouva dans le noir complet
jusqu’à ce que ses yeux s’habituent à l’obscurité. Elle se leva et s’approcha de la
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fenêtre. À l’extérieur, l’éclairage public apportait un peu de clarté aux rues, mais était
beaucoup trop bas pour lui être d’un quelconque secours. La priver de son ordinateur
n’était pas suffisant, elle devait aussi être dans l’incapacité de s’occuper. Dehors, la
pluie s’était remise à tomber et les gouttes glissaient le long de la vitre. La journée
s’était terminée telle qu’elle avait commencé, sur une note de désespoir.
Les rues étaient désertes à cette heure avancée. L’averse avait dissuadé les
promeneurs les plus téméraires de quitter leur confort. Une bonne raison avait dû être
nécessaire aux rares passants pour affronter ce temps, comme un chien à faire sortir ou
un événement qui n’avait pu être reporté. Angela scrutait à travers sa fenêtre pour
chercher ce qui pouvait donner un peu d’animation à sa morne soirée. Au bout de vingt
minutes d’observation, elle se rendit à l’évidence : la meilleure chose à faire était d’aller
directement dormir afin de laisser les heures s’écouler plus vite.
Seulement, une fois couchée, elle eut du mal à trouver le sommeil. L’absence de
son ordinateur ne lui avait pas permis de retourner sur la discussion pour avertir de son
incapacité à tenir son engagement. Qu’avait pu penser sa nouvelle amie ? La jeune fille
n’avait pas l’habitude de ce genre de situation et ignorait quelle pourrait être la réaction
de PetiteFleur. Angela finit néanmoins par s’endormir au bout de ce qui lui sembla être
une éternité, mais sa nuit fut peuplée de rêves désagréables.
Angela avait une dizaine d’années et rangeait ses affaires dans son sac pour
rentrer chez elle. La salle de classe était vide. Elle était souvent la dernière à quitter
l’école pour éviter de faire le trajet du retour en compagnie d’un ou de plusieurs de ses
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camarades. En sortant de l’établissement, elle se dirigea sur la droite et prit le chemin
habituel. Au bout de la rue, le trottoir était inexistant et forçait parfois les usagers à
marcher sur le bitume. Une des maisons avait été construite de façon à empiéter sur
l’espace dédié aux piétons. Derrière cette demeure se trouvait une large cour. La petite
fille n’aimait pas cet endroit, ce trajet l’angoissait. Elle s’avança lentement, s’attendant
à une difficulté, comme dans un rêve récurrent. Pourtant au-delà de ce passage
s’étendait la place du village où tout était visible. Elle détestait ne pas voir ce qui
pouvait lui tomber dessus et c’était probablement pour cette raison qu’elle n’appréciait
pas cette rue.
Plus que quelques pas pour retrouver la sérénité, quelques secondes pour respirer
de nouveau tranquillement. Elle regarda droit devant elle et s’avança. Elle aperçut une
silhouette familière au loin : celle de Stéphane, son frère. C’est à ce moment précis
qu’ils arrivèrent. Quatre garçons de sa classe, pas forcément les plus chahuteurs,
s’étaient rassemblés autour d’elle en riant. Ils se mirent à la bousculer un peu. Prise de
panique, Angela chercha quelqu’un qui pourrait l’emmener loin de cet endroit,
quelqu’un pour lui tendre la main. Elle leva la tête et aperçut de nouveau son frangin.
Sa bouche s’arrondit dans un appel, mais un sourire se dessina sur le visage fraternel.
Elle comprit aussitôt qu’il ne ferait rien pour lui venir en aide. Pire encore, la situation
semblait l’amuser…
Les pas d’une personne marchant à proximité la réveillèrent. En ouvrant les yeux,
elle vit le regard moqueur de Stéphane qui s’était accroupi à côté de son lit.
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« Je crois que tu vas être en retard en cours ! »
Angela jeta un œil sur son réveil, mais l’affichage digital clignotait. La jeune fille
se rappela que, la veille, le courant avait été coupé dans sa chambre. Il devait avoir été
remis récemment. Cet élément ajouté à ses difficultés pour trouver le sommeil pouvait
facilement expliquer son lever tardif. Elle avait du mal à sortir de ce rêve qui était le
souvenir d’un événement ayant vraiment eu lieu. Avec le recul, elle savait que les
garçons ne lui auraient rien fait. Ils souhaitaient probablement l’effrayer. Cela s’était
avéré très efficace. Pourtant, elle leur avait pardonné depuis longtemps, ainsi qu’à son
frère, mais le visage que celui-ci avait affiché ce jour-là ne parvenait pas à s’effacer de
sa mémoire. Et à ce moment précis, Stéphane avait la même expression, le même
sourire moqueur qui signifiait que les malheurs de sa sœur l’amusaient beaucoup.
« Tu ferais mieux de te dépêcher ! »
Il éclata de rire et quitta la chambre sans un regard en arrière. Angela qui n’avait
pas réussi à sortir de l’atmosphère de son cauchemar observa autour d’elle. Son
ordinateur portable avait repris sa place au milieu de son bureau. Stéphane avait dû le
ramener, cela expliquait sa présence près de son lit à cette heure matinale. Envahie d’un
doute, la jeune fille se leva et s’approcha de son espace de travail. Son cours de
mathématiques était encore ouvert à la page où elle avait écrit les résultats des exercices
que sa nouvelle amie l’avait aidé à résoudre.
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Nouvelle amie ? L’était-elle toujours après ce qu’il s’était passé la veille.
L’ordinateur gardait en mémoire la liste des sites régulièrement fréquentés. Elle ignorait
ce que son frère avait fait pendant la période où il avait manipulé la machine. Avec lui,
le pire était à craindre. Dans tous les cas, ce n’était pas le problème le plus urgent.
Angela regarda sa montre qui lui indiqua que, même en enclenchant la vitesse
supérieure, elle ne pourrait assister à la première heure. Le mieux était de se débrouiller
pour arriver pendant les cinq minutes de pause qui séparait les deux premiers cours de la
matinée. Elle se dirigea vers la salle de bain pour prendre sa douche. L’appartement
était calme. Sa mère était probablement déjà partie à son travail et son père devait
s’occuper de ses tâches quotidiennes. Quelques sons provenant du salon lui apprirent
que son frère comptait rester une partie de sa journée devant sa console.
Une fois habillée, elle rangea ses affaires dans son sac et sortit de l’habitation
pour se rendre à l’arrêt de bus. Ce dernier passait régulièrement, la jeune fille n’avait
donc pas besoin de vérifier les horaires. De plus, elle souhaitait s’éloigner rapidement
de Stéphane. Pendant les quelques minutes de marche, ses pensées la ramenèrent à son
rêve. Ce n’était pas la première fois qu’elle le faisait. Angela plaça ses écouteurs sur ses
oreilles et alluma son lecteur de musiques pour essayer de se changer les idées. Le
morceau qui résonna dans sa tête lui arracha un léger sourire.
Le bus arriva rapidement et la laissa devant son lycée. Elle prit son temps pour
rejoindre sa salle de classe un peu avant la sonnerie. Cette dernière retentit au moment
où la jeune fille parvint dans le couloir. Elle vit le professeur de langue française quitter
la pièce et partir dans la direction opposée. Celui-ci n’aurait pas hésité à lui poser des
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questions sur une absence qui serait difficile à justifier. Aucun de ses camarades ne
remarqua son entrée, elle s’installa à sa place habituelle et sortit ses affaires. Parmi les
élèves régnait un léger brouhaha. Ils profitaient de l’interclasse pour discuter
joyeusement.
L’arrivée du professeur de mathématiques mit fin aux conversations. En effet,
celui-ci avait réclamé le silence en claquant violemment la porte. Il semblait de
mauvaise humeur et effaça rapidement la leçon de littérature encore visible sur le
tableau noir.
« Interrogation surprise ! »
L’enseignant attrapa une craie et inscrivit rapidement au tableau les données de
plusieurs exercices.
« Je vous note les coordonnées de différents couples de points. À vous d’en
déterminer la fonction. Au travail ! »
Dans un léger murmure de protestation, les étudiants sortirent une feuille de
classeur et se mirent au travail. Personne n’osa donner son avis sur le changement de
programme. La mauvaise humeur du professeur était visible et avait même découragé
les plus téméraires d’émettre la moindre remarque. Le silence s’installa dans la salle.
Chacun était concentré sur sa propre copie. Une tentative de triche pourrait s’avérer
préjudiciable en cas de découverte. L’enseignant était réputé pour laisser une certaine
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liberté à ses élèves pendant les heures de cours. Cependant, tous les lycéens
connaissaient les limites à ne surtout pas dépasser avec lui. De carrure moyenne, mais
de petite taille, il pouvait montrer une grande autorité, n’hésitant pas à sanctionner
durement les comportements inadaptés.
Angela repensa à sa conversation avec PetiteFleur et se concentra sur ce que sa
nouvelle amie lui avait expliqué. Elle regarda les données inscrites au tableau et
commença à appliquer la méthode enfin comprise la veille. Un sourire s’afficha sur son
visage ; l’exercice lui semblait facile. En suivant les différentes étapes, les solutions
s’imposèrent rapidement à son esprit. Ainsi, une demi-heure après le début du cours,
elle fut la première à rendre sa copie. Le professeur s’en empara, s’attendant à une
absence de réponses. Mais, contrairement à ce qu’il avait imaginé, la page était remplie
de calculs que l’enseignant se mit à examiner avec attention. À la fin de sa lecture, il fit
signe à la lycéenne qui avait regagné sa place en silence de venir le voir.
« Peux-tu m’expliquer comment tu as obtenu ce résultat ? »
En disant ces mots, il avait montré une donnée sur la feuille. Dans la classe,
l’attention des autres élèves avait été attirée par ce qu’il se passait sur l’estrade. Le
professeur se rendit vite compte que la raison de cet intérêt n’avait rien d’amical. Au
contraire, les motivations de certains reposaient sur le désir de se moquer d’une de leurs
camarades. L’enseignant n’ignorait pas les difficultés d’Angela pour s’intégrer dans ce
groupe et il ne voulait pas lui en rajouter.
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« Retourne à la ta place et occupe-toi pendant que les autres terminent. Reviens
me voir à la fin du cours. »
La lycéenne alla se réinstaller sur sa chaise, un peu inquiète par cette demande.
Ses réponses étaient-elles toutes fausses ? Pourtant, cela n’aurait pas dû l’étonner ! Peutêtre pensait-il qu’elle avait copié. De son côté, l’enseignant s’interrogeait également.
Tous les résultats étaient corrects, à part une ou deux erreurs de calcul. La veille encore,
elle ne semblait pas comprendre l’exercice. Loin de s’attendre à une tentative de
tricherie, il connaissait suffisamment la jeune fille pour savoir que ce n’était pas son
genre. Mais, méfiant de nature, il voulait obtenir une confirmation de la bouche de
l’adolescente.
Petit à petit, les autres élèves se mirent à rendre leurs copies. À la sonnerie,
certains travaillaient encore. Ils se levèrent et posèrent leurs feuilles sur le bureau du
professeur avant de quitter la classe. Timidement, Angela s’approcha de l’enseignant
qui rangeait les papiers dans une pochette, sauf un. Son visage s’était adouci. Il porta
son attention sur la jeune fille.
« Alors, explique-moi ta démarche de résolution ! »
La lycéenne commença à détailler la méthode qu’elle avait suivie. Le professeur
la laissa parler sans l’interrompre. Quand elle eut terminé, il lui sourit.
« C’est tout à fait ça ! Je pensais que tu n’avais pas compris.
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— Une de mes amies a pris le temps de m’expliquer les choses. En fait, c’était
simple.
— Tout est toujours plus facile à partir du moment où nous avons saisi le concept.
Les mathématiques reposent sur une certaine logique. Tu as de la chance d’avoir une
telle amie. C’est tout ce que je voulais savoir, je vous rendrais les interrogations
corrigées cet après-midi. »
Sur ces mots, il quitta la classe. Angela regagna sa place. Elle repensa à
PetiteFleur qui avait montré beaucoup de patience pour lui expliquer la méthode, alors
qu’elles ne se connaissaient que depuis quelques minutes. C’était l’heure de la pause du
matin, mais elle ne voulait pas se retrouver confrontée aux questions des autres. Quand
la sonnerie retentit, la jeune fille prit un livre dans son sac et l’ouvrit pour simuler une
occupation. Les élèves entrèrent en lui jetant des regards obliques. Visiblement, ils
souhaitaient savoir ce qu’il s’était passé, mais l’arrivée du professeur suivant les
empêcha de satisfaire leur curiosité.
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Chapitre 4 :
Dans le bus qui la ramenait chez elle, Angela repensa à sa journée. Pendant
l’heure de midi, la jeune fille avait tenté d’échapper aux questions de ses camarades sur
les raisons de sa conversation avec le professeur de Mathématiques. Elle avait préféré
fuir plutôt que de supporter leurs interrogations. Après tout, cela ne les regardait pas.
Être le centre d’attention d’un groupe ne lui plaisait pas. De plus, elle savait
pertinemment que leur but n’était pas de l’aider, mais de l’enfoncer davantage. Au bout
d’un moment, ils avaient renoncé. Puis était arrivée l’heure du second cours de
Mathématiques. Le professeur leur avait rendu leurs copies. À la vue de sa note, elle
n’en avait pas cru ses yeux. L’enseignant avait même précisé qu’il s’agissait de la
meilleure interrogation de la classe. Tous les visages s’étaient tournés vers elle : les uns
montrant de la surprise, d’autres de la méfiance ou encore de la jalousie.
Elle posa son regard sur la vitre sans vraiment voir le paysage. Ses pensées
s’envolèrent vers la personne qui l’avait aidée la veille. Angela avait promis de revenir,
mais n’avait pu le faire par la faute de Stéphane. Comment pourrait-elle expliquer la
situation sans avoir l’air de se plaindre ? Après tout, sa vie n’était pas pire qu’une autre.
Elle ne manquait de rien, vivait dans un bâtiment chauffé, ne souffrait ni de la faim ni
de la soif et n’avait jamais été battue. Sa douleur n’avait rien de physique, elle était
morale.
L’approche du véhicule la tira de ses pensées. Elle prit son temps pour regagner
son immeuble. En entrant dans l’appartement, le silence ambiant l’avertit qu’elle était la
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première. Le salon était vide et la télévision éteinte. Au moins, elle n’aurait pas droit
aux moqueries de son frère concernant son arrivée tardive au lycée. Les assistants
d’éducation avaient certainement déjà informé ses parents de son absence au premier
cours de la journée. Angela s’attendait donc à une sévère réprimande de la part de sa
mère.
Elle fit le tour des différentes pièces pour s’assurer que Stéphane ne se cachait pas
dans un coin. Il était effectivement absent, ce qui n’était pas inhabituel pour un
vendredi. Il passait en général la totalité de ses weekends chez l’un ou l’autre de ses
potes à s'amuser aux jeux vidéo, en ligne ou entre eux. Soulagée de ne pas avoir à se
justifier, elle prit une gaufre dans le placard et une cannette de soda dans le réfrigérateur
afin d’aller s’enfermer dans sa chambre. Son sac atterrit sur son lit. Les devoirs
pouvaient attendre. Elle s’assit devant son ordinateur et s’assura qu'il était bien branché
avant de l’allumer.
Au moment où tous les programmes de démarrage furent lancés, une icône attira
aussitôt son attention. Celle-ci avait été placée au milieu du bureau pour être vue.
Angela avait pour habitude de ne pas utiliser de raccourcis, préférant de loin se
contenter de la présence de son fond d’écran, avec le personnage dont elle écrivait les
aventures. Elle ouvrit le document et lut le mot qu'avait laissé son frère.
« Tes occupations sont très intéressantes. Tes amis semblent te trouver
sympathique. Enfin du moins, c’était le cas avant mon intervention… »
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Angela sentit son cœur se serrer. Elle s’attendait à ce que Stéphane lui prépare un
mauvais coup, mais pas à une telle attaque. En quittant sa chambre pour aller manger, la
lycéenne avait négligé de se déconnecter du site sur lequel se trouvait le salon de
discussion. Son frère avait donc pu accéder à la conversation sous son pseudonyme.
Qu’avait-il bien pu leur dire ? Elle sentit que le rythme des battements de son cœur avait
accéléré. Après tout, il était capable de tout, y compris d’avoir fait en sorte de ruiner sa
réputation. Oserait-elle à nouveau se présenter devant les autres membres ?
Accepteraient-ils de croire sa version ? Rien ne les y obligeait après tout.
Machinalement, elle avait ouvert son navigateur et accédé au site en question. La
petite flèche de son curseur avait glissé sur le bouton de connexion au salon de
discussion. Son doigt était prêt à cliquer pour y entrer, mais au dernier moment, elle
changea d’avis. Dans la liste des personnes présentes, le pseudonyme de PetiteFleur
apparaissait en bonne place. Qu’avait bien pu leur dire son frère ? Il était capable du
pire et Angela n’était pas sûre d’avoir envie de savoir jusqu’où était allée sa
méchanceté.
Renonçant à discuter, elle ouvrit le document qui contenait son texte en cours
d’écriture et se mit à taper. Cependant, la lycéenne n’était pas aussi efficace qu’elle
l’aurait souhaité. Elle avait du mal à rester concentrée sur son histoire et se surprenait à
rafraichir son navigateur pour regarder les présences sur la conversation instantanée, se
demandant ce que les membres étaient en train de se dire. Sa curiosité était intense, mais
la peur la paralysait, elle ne pouvait se résoudre à se montrer, craignant un rejet.
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L’arrivée d’un mail attira son attention, il la prévenait de la réception d’un
message privé sur le site. En se rendant sur la page de son profil, elle s’aperçut que
PetiteFleur lui avait écrit. Les battements de son cœur se firent plus rapides et elle posa
la main sur la souris qui était placée juste à ses côtés. La flèche du curseur glissa
lentement jusqu’au titre de l’envoi. Celui-ci ne comptait qu’un seul mot : « coucou ».
Deux secondes furent suffisantes pour l’ouverture du texte. Éprouvant une certaine
anxiété, mélangée à de l’impatience, la jeune fille commença sa lecture.
« Bonjour Angie,
Je t’écris ce petit message, car je ne t’ai pas vue sur la discussion ce soir. Ton
frère nous a dit que tu ne pourrais pas te reconnecter, mais il est resté très évasif sur les
raisons.
Je me demandais juste si tu avais pu te débrouiller avec les exercices que tu devais
résoudre. Nous n’avons pas vraiment eu l’occasion d’en reparler. Je serais très heureuse
que l’on puisse papoter à nouveau.
Si nous ne pouvons pas nous revoir, je te souhaite une très bonne soirée.
Bisous.
Ton amie, si tu le désires. »
Le texte n’en disait pas plus. Angela se mit à réfléchir. Que pouvait bien avoir
raconté Stéphane ? Le ton de ce message ne montrait ni colère ni déception. PetiteFleur
souhaitait même devenir son amie. Sa crainte de se représenter sur le site était-elle
justifiée ? Son frère avait-il juste tenté de lui faire peur ? La lycéenne avait parfois des
difficultés à comprendre son ainé. Il semblait souvent chercher à lui faire du mal.
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Pourquoi se serait-il contenté de l'effrayer ? Non, il devait y avoir autre chose, une
raison cachée qui finirait pas être connue, tôt ou tard !
La jeune fille regarda l’heure sur l’écran de son ordinateur : il était dix-huit heures
quarante-cinq. Ses parents ne tarderaient pas à rentrer. Elle se leva et se rendit dans la
cuisine. Les jours de semaine, sa mère s’occupait de tout afin de laisser à Angela et
Stéphane assez de temps pour leur travail scolaire. Cette décision avait été prise par son
père lorsque Stéphane était entré au collège et n’avait jamais été modifiée, même si le
garçon n’avait jamais montré un grand amour pour les devoirs. À partir du vendredi
soir, tout était différent, leur participation aux tâches ménagères simples, comme les
préparations de repas et le rangement, était amplement désirée, voire imposée.
Cependant, Stéphane parvenait souvent à y échapper. Cette fois, il avait prétexté
avoir un travail de groupe à rendre le lundi suivant, afin de pouvoir aller chez l’un ou
l’autre de ses amis où il passait son temps sur un jeu vidéo ou à traîner devant la
télévision. La seule qui croyait à ses histoires était leur mère qui ne pouvait admettre
que son fils bien-aimé puisse lui mentir. Angela ne disait rien, elle avait bien essayé de
lui ouvrir les yeux, mais ses quelques tentatives n’avaient fait que lui causer des ennuis.
Il était plus raisonnable de laisser les choses se faire. Angela devait donc souvent faire
le travail de son frère.
Le moment où elle sortit de sa chambre coïncida avec l’entrée de son père dans
l’appartement. Aussitôt, il lui adressa un sourire bienveillant qu’elle lui rendit. Une
certaine complicité les liait, même si, l’un comme l’autre, ils n’étaient pas très bavards.
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Les paroles n’étaient pas nécessaires entre eux. Ils allèrent ensemble dans la cuisine.
Chaque vendredi soir, le chef de famille prenait plaisir à aider sa fille dans la
préparation du repas. C’était leur moment de partage.
« Ta mère a appelé cet après-midi. Elle voudrait que tu fasses un Hachis
Parmentier avec une salade. Tu penses y arriver ?
— Bien sûr, sourit-elle. Comme d’habitude. Et puis, c’est toi qui m’as appris à le
faire. C’est un plat que je réussis à tous les coups. Je peux me débrouiller seule si tu es
fatigué.
— Non, je vais t’aider. Ça ira plus vite comme ça ! »
Arrivée dans la cuisine, Angela se lava les mains et se mit à prendre les
ingrédients nécessaires au repas. Elle pela des pommes de terre, puis les glissa dans une
casserole d’eau bouillante. Pendant la cuisson, la lycéenne prépara la viande qu’elle
mélangea avec des oignons émincés et des tomates coupées en dés. Son père, quant à
lui, s'occupa de la salade.
Quand la mère rentra de son travail, le plat était en train de gratiner dans le four et
la salade attendait sur la table où les assiettes et couverts avaient déjà été installés.
Stéphane avait téléphoné pour prévenir qu’il avait été invité à dormir chez son ami. Cet
appel n’était pas inhabituel. Cela se déroulait de cette manière presque tous les
vendredis. Le garçon passerait sans doute la nuit accroché à une manette d’une console
quelconque à hurler sur les personnages d’un jeu vidéo.
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Quelques minutes plus tard, la famille était réunie autour de la table et mangeait
en regardant les informations. Le silence s’était installé avec les voix de la télévision en
fond sonore. Angela échangeait des sourires complices avec son père. Pendant la
préparation du repas, ils avaient pu discuter sans crainte d’être entendus ou interrompus.
La jeune fille n’aurait renoncé à ces moments pour rien au monde, car ils représentaient
ces petits riens qui peuvent embellir une journée morne. Pourtant, leurs sujets de
conversation n’étaient pas vraiment palpitants : les cours, les professeurs, les autres
élèves… son frère… Mais la lycéenne avait alors son père pour elle seule et avait toute
son attention, ce qui signifiait énormément pour elle.
À la fin du repas, elle se leva et débarrassa la table afin de commencer la vaisselle.
Le chef de famille fit un geste pour aider sa fille, mais sa femme l’arrêta.
« Laisse-la faire ! Elle est assez grande pour s’en occuper. »
Vaincu, il la suivit dans le salon, laissant la jeune fille seule dans la cuisine. Elle
se mit à l’ouvrage sans tarder, en repensant aux derniers événements. Le son de la
télévision lui parvint, ils allaient certainement regarder un film et se coucher. Angela
débarrassa la table et commença à tout nettoyer. Ses réflexions la ramenèrent vers sa
conversation avec PetiteFleur. La lycéenne devait au moins la remercier, car grâce à son
aide, elle avait obtenu la meilleure note de la classe. Pourtant, l’idée de se connecter lui
faisait peur. Elle ignorait ce qu’avait dit son frère en son nom et redoutait les
conséquences de ses paroles. Il était devenu un maître dans l’art de la faire passer pour
une personne antipathique.
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Après avoir rangé tout ce qui avait servi, elle nettoya l’évier les plans de travail et
la table. Une fois la cuisine impeccable, Angela regagna sa chambre, et ce, au moment
où le film commençait. Sa mère s’était plongée dans ses mots croisés en regardant
l’écran d’un œil distrait. Concentrée sur ses réflexions, elle ne vit pas sa fille traverser le
salon en direction du couloir. Son père, quant à lui, leva le nez de son roman et lui
adressa un sourire bienveillant.
« Tu as terminé ?
— Oui, tout est rangé.
— Merci, ma puce ! »
Après un signe de tête, elle quitta la pièce, regagna sa chambre et referma la porte,
puis s’assit devant l’écran de son ordinateur. Sur le site, le nombre de personnes
connectées avait augmenté. Angela remarqua aussitôt que PetiteFleur était présente
parmi elles. Prenant son courage à deux mains, l’adolescente se décida à les rejoindre.
Si Stéphane avait réussi à la dénigrer, elle le saurait rapidement et serait fixée. La
discussion s’ouvrit alors. Elle adressa un bonjour général et reçut beaucoup de réponses.
« Salut Angie, je suis contente de te revoir.
— Je suis revenue te remercier, PetiteFleur. Grâce à toi, je vais pouvoir augmenter
ma moyenne.
— Comment ça ?
— Notre professeur nous a concocté une interrogation surprise.
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— Tu as pu réutiliser la méthode ?
— Oui, tes explications ont été précieuses et j’ai pu résoudre les exercices. Si je
n’avais pas fait quelques erreurs de calcul, j’aurais eu le maximum.
— Je suis contente d’avoir pu t’aider, mais que s’est-il passé hier ?
— Je n’ai pas pu revenir, mon frère avait besoin de mon ordinateur pour un
travail. »
Bien sûr, elle n’ignorait pas que Stéphane avait utilisé l’appareil pour une tout
autre raison.
« Je peux savoir ce qu’il vous a raconté ?
— Au début, rien. Il était là, mais ne parlait pas. Ce silence m’a intriguée, alors
j’ai commencé à te demander si tu allais bien, pensant que c’était toi. Il s’est présenté
comme étant ton frère et a posé des questions sur toi. »
Angela pensa aussitôt que son frère cherchait des éléments pour lui jouer un tour à
sa façon.
« Lesquelles ?
— Comment t’avions-nous connu, ce qu’on racontait… ce genre de choses. Il y a
un problème avec sa venue ?
— Non, aucun. Enfin, je ne crois pas. Qu’a-t-il fait ensuite ?
— Rien, il est resté un peu et est soudainement parti, en disant que tu ne pourrais
pas revenir. »
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Angela n’ajouta rien, trop heureuse de savoir qu’il n’avait pas eu le temps de
raconter des bêtises sur son compte. Son départ devait coïncider avec le moment où elle
l’avait découvert dans sa chambre. Au moins, il n’y était pas retourné. Ses projets
avaient sans doute plus d’attrait que la possibilité de gâcher encore la vie de sa sœur.
« Angie ?
— Oui, PetiteFleur ?
— Tu sembles inquiète de ce qu’il aurait pu nous dire. Tu veux en parler ?
— Non, ça va. Mon frère a la mauvaise habitude de me faire des blagues, ce n’est
rien.
— D’accord, je ne te force pas. Je suis là si tu as besoin. »
Toute seule dans sa chambre, Angela sourit à l’écran de son ordinateur.
Finalement, Stéphane n’avait pas fait beaucoup de mal sur le site. Pourtant, une idée qui
lui traversa soudain l’esprit fit revenir sa mine soucieuse. S’il n’avait rien dit, pourquoi
lui avait-il laissé ce message ? Était-ce un avertissement ? Lui préparait-il un de ces
coups dont il avait le secret ?
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Chapitre 5 :
Il était neuf heures trente quand Angela se réveilla le lendemain matin. Elle avait
passé une mauvaise nuit. Une fois encore, son frère avait investi ses rêves. Ce n’était
pas la première fois, ni la dernière. À chaque dispute, cela se déroulait de la même
façon : elle se retrouvait face à lui et leur discussion se terminait en véritable conflit. Ce
cauchemar ne dérogea pas à la règle.
La jeune fille se trouvait dans sa chambre lorsque Stéphane y avait fait irruption
en lui réclamant un objet. Elle l’avait regardé en lui demandant ce qu’il voulait. Sa
réponse lui parvint au milieu des cris qu’il poussait. Visiblement, la raison de sa colère
reposait sur la disparition d’un bloc de papier. Afin de calmer l'énervement du garçon,
elle attrapa un des siens et le lui tendit, pensant qu’il souhaitait en avoir un. Mais son
agitation croissante lui fit comprendre que cela ne lui suffisait pas. En effet, en
observant la liasse, il s’était aperçu que la plupart des pages étaient recouvertes de
dessins.
Angela éprouvait une sensation angoissante. Elle s’était disputée avec son frère
pour un bloc de feuilles. Pourquoi faisait-il un cirque pour quelque chose qui ne devait
valoir que deux ou trois euros, alors qu’il obtenait ce qu’il voulait de leurs parents ? Sa
passion pour les ordinateurs et les jeux vidéo avait englouti une bonne partie des
économies de la famille. Leur mère ne lui refusait rien. Ses propres loisirs ne
demandaient que l’usage d’un traitement de texte sur un appareil portable, payé avec
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son argent de poche et quelques feuilles de papier sur lesquelles ses œuvres étaient
réalisées.
La tête encore pleine des images de ce rêve, elle partit prendre sa douche, histoire
d’en chasser les derniers souvenirs. L’eau chaude finit de la réveiller et elle se sentit
d’attaque pour entamer cette journée. Il était à peine dix heures et Angela ne serait pas
dérangée avant deux bonnes heures. Ses parents avaient l’habitude de rester au lit
jusqu’à onze heures. L’après-midi par contre, ce serait un autre problème, le travail ne
manquerait pas. La jeune fille regagna sa chambre et s’assit devant son ordinateur
qu’elle alluma.
Elle disposait donc de deux heures et pouvait choisir ses occupations. La veille,
l'adolescente avait passé plusieurs heures à discuter avec les membres du site et s’était
fait de nouveaux amis. PetiteFleur lui avait alors parlé d’un forum sur lequel elle était
inscrite. Il avait été créé par un de ses camarades et traitait de fictions et de musique.
Curieuse, Angela avait été voir et avait ainsi agrandi la liste des adhérents. Sur la boîte
de conversation, elle avait rencontré d’autres personnes, dont le fondateur. Leur accueil
lui avait fait chaud au cœur. Sur invitation de plusieurs membres, elle avait été poster le
premier chapitre de son histoire. Au préalable, la lycéenne avait dû se présenter dans la
partie adéquate et avait reçu un nombre conséquent de messages de bienvenue.
Voilà pourquoi, dès l’ouverture de son navigateur, elle s’était directement
connectée pour se rendre sur l’espace dédié à la discussion instantanée. Pressée de
continuer les échanges de la veille, Angela n’avait pas pris la peine de regarder qui était
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présent et se retrouva en compagnie d’un seul membre dont le pseudonyme lui était
inconnu, mais la couleur de celui-ci la marqua. Sur le site existaient des groupes, chacun
d’eux était représenté par une nuance différente : rouge pour les administrateurs, bleu
pour les modérateurs, vert pour les correcteurs et orange pour les graphistes.
D’après la teinte de son pseudonyme, Malik faisait partie du staff. À l’arrivée de
la jeune fille, il l’avait directement saluée avec un « coucou » enjoué. Malgré la petite
boule qu’elle avait dans l’estomac d’être placée face à une des personnes importantes du
forum, Angela lui avait rendu son bonjour. C’est alors qu’il lui avait posé la question,
celle qui arrivait toujours, celle qui n’attendait pas forcément une réponse et que
beaucoup prononçaient juste par pure habitude :
« Comment vas-tu ? »
La lycéenne n’avait pas su quoi répondre sur le moment, puis ses doigts s’étaient
mis à taper et quelques mots étaient apparus sur son écran :
« Ça peut aller ! »
La réaction de son interlocuteur ne se fit pas attendre, comme s’il avait la capacité
de lire entre les lignes.
« Tu es sûre ? »
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Angela sentit tout d’un coup son cœur se serrer. Visiblement, sa réponse lui
importait. Il n’avait pas posé sa question par habitude ou simplement pour paraître poli.
Elle décida de lui écrire sans vraiment entrer dans les détails, après tout il s’agissait d’un
parfait inconnu.
« Disons que j’ai eu des jours meilleurs. Je crois que je suis encore perturbée par
le rêve que j’ai fait cette nuit. »
La jeune fille était surprise par ce qu’elle venait de taper. Pourquoi avait-elle
choisi de révéler ce que sa propre famille ignorait. Son interlocuteur semblait vraiment
être à l’écoute.
« De quoi as-tu rêvé ?
— Je me disputais avec mon frère pour une raison stupide.
— Ah bon ? Quelle était-elle ?
— Un bloc de feuilles qu’il m’accusait de lui avoir volé. J’ai voulu lui en prêter
un, mais il était rempli de dessins. Cela n’a fait que l’énerver davantage.
— C’est étrange ! Tu as eu des soucis avec lui dernièrement ?
— Nos relations n’ont jamais été au beau fixe, mais je ne tiens pas à t’ennuyer
avec mes histoires de famille. Elles sont souvent inintéressantes.
— Tu ne m’ennuies pas, tu sais.
— Tu viens ici pour t’amuser, pas pour m’écouter raconter mes petits malheurs.
Et puis, je n’ai pas très envie d’en parler. »
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Angela espérait ainsi mettre fin à cette conversation qui prenait une direction qui
ne lui plaisait pas.
« Je n’insiste pas, mais je suis disponible si tu changes d’avis.
— Merci !
— De rien ! C’est la première fois que je vois ton pseudonyme, tu es nouvelle ?
— Oui, je me suis inscrite hier soir, j’avais rencontré PetiteFleur sur un autre site
et nous avons sympathisé. Comme j’écris aussi des histoires, elle m'a conseillé ce
forum.
— Ah ! Quel genre d’histoires ?
— C’est de l’héroïque fantastique. J’ai publié le premier chapitre d’une de mes
fictions ici.
— J’irai jeter un œil à l’occasion. Parle-moi un peu de toi et pose-moi toutes les
questions que tu veux, j’y répondrai.
— Toutes ?
— Oui. »
Il accompagnait souvent ses phrases d’une petite émoticône constituée de deux
accents circonflexes. Ce symbole représentait les yeux d’un visage souriant.
« C’est difficile pour moi, mais, tu sais, je pourrais te poser des questions
indiscrètes.
— C’est un risque que je suis prêt à prendre ! »
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Un léger silence s’installa, Malik ne disait plus rien. Angela hésitait. Devait-elle le
prendre au mot ? Au bout de quelques minutes, il recommença à parler.
« Excuse-moi, j’étais parti pour lire ta présentation et je t’ai laissé un message.
— Ah ? J’irai le voir tout à l’heure !
— Tu es fan d’un jeu vidéo et tu écris dessus ?
— Oui, mais je suis surtout fan du personnage principal. Il a un petit côté naïf,
même si c’est un héros, et ça le rend attachant. D’ailleurs, l’image que j’ai mise sur mon
avatar, c’est lui !
— D’accord, il est plutôt mignon. »
L'adolescente sourit. Comment ne pas voir l’attrait de ce jeune chevalier au grand
cœur qui partait dans une longue quête pour sauver sa princesse ? Une question traversa
son esprit. Malik, était-ce un pseudonyme masculin ou féminin ? Elle avait tout
naturellement pensé s’adresser à une autre fille, mais était-ce la réalité. Angela décida
de s’en assurer. Après avoir accédé au profil du membre, elle se mit à lire ses
caractéristiques. Son erreur lui sauta aux yeux. Malik était un garçon. Selon sa date de
naissance, il était âgé de vingt-deux ans. Elle revint à la discussion.
« Excuse-moi pour le temps de réponse.
— Ce n’est pas grave, tu n’as pas à t’excuser.
— C’est vide !
— Le samedi matin, c’est fréquent ! Les membres ont leur vie et ils ont des
occupations.
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— C’est dommage, parce que je ne serai pas disponible cet après-midi.
— Ah ! Tu as des projets ?
— Pas spécialement, je dois aider ma mère pour le ménage. Ce qui, entre nous,
n’est pas très plaisant.
— Je comprends, tu te rends utile, c’est bien.
— Autant prendre les bonnes habitudes dès le départ. Et toi ? Quels sont tes
projets ?
— Je dois terminer de rédiger un rapport.
— Tu travailles ?
— Non, je suis encore étudiant. »
Son prénom résonna alors dans l’appartement. Ses parents venaient sûrement de
se lever et le travail allait commencer. Elle devait quitter la conversation.
« Je te laisse, ma mère m’appelle. Sans doute pour la préparation du repas.
Normalement, c’est au tour de mon frère, mais il s’arrange toujours pour être absent.
— J’imagine que son geste est calculé.
— Évidemment, il sait que je suis là pour prendre à sa place.
— Prendre ?
— C’est une façon de parler, j’espère qu’on se reverra.
— Sûrement, passe un bon après-midi.
— Toi aussi et bon courage pour ton rapport. »
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Malik la remercia et ils se quittèrent sur ces mots. Angela éteignit son ordinateur
et sortit de sa chambre. Elle retrouva sa mère dans la cuisine qui avait pris un paquet de
pâtes.
« Je t’ai préparé un peu d’argent, va à la boulangerie et ramène le pain !
— As-tu besoin d’autre chose ?
— Non, ton père et moi irons faire les courses pendant que tu t’occuperas de
ranger l’appartement. »
Décidément, elle n’avait pas tort, la journée risquait de s’avérer longue. Sans
ajouter un mot, la jeune fille prit l’argent et se dirigea vers l’entrée. Juste avant de
quitter l’atmosphère pesante du lieu, elle entendit sa mère lui demander de ramener le
courrier. Comme d’habitude, cette dernière était de mauvaise humeur, mais la lycéenne
avait choisi de ne pas se laisser envahir par cet état. Pour elle, le weekend avait bien
débuté.
Dehors, le soleil brillait. Angela leva la tête pour observer le ciel et sourit. Les
températures commençaient déjà à remonter. Le mois d’avril touchait à sa fin et le
printemps montrait enfin le bout de son nez. Seulement quelques minutes étaient
nécessaires pour atteindre la rue commerçante, mais elle prit son temps pour y arriver,
afin de profiter un maximum de ce moment de liberté. Au moins, à ce moment-là,
personne n’était sur son dos pour lui demander de réaliser différents travaux. Ce n’est
pas que les tâches ménagères la rebutaient, mais elle n’appréciait pas de recevoir des
ordres au moindre de ses gestes.
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Angela entra dans la boutique et acheta son pain. La boulangère lui adressa un
sourire chaleureux que la jeune fille lui rendit avec joie. Elle aimait beaucoup venir dans
cet endroit, car les clients y étaient toujours bien accueillis. Après avoir payé et échangé
quelques mots, elle revint sur ses pas. Cependant, à peine avait-elle passé le seuil qu’un
reproche lui arriva dans les oreilles.
« Tu en as mis du temps !
— Il y avait du monde.
— Et le courrier ?
— Il n’y en avait pas. »
Sa mère avait haussé les épaules dans un geste qui signifiait qu’elle ne la croyait
qu’à moitié. Le repas semblait être prêt et tout le monde était installé. Elle déposa le
pain sur la table et fila se laver les mains. Puis, la lycéenne s’assit et se servit avant de
commencer à manger en silence. Une fois les assiettes vides, les parents se levèrent et
enfilèrent leurs manteaux, puis sortirent de l’appartement.
« Je te laisse t’occuper de la cuisine et du salon. »
Angela se leva et rassembla tout ce qui était à laver et se mit en devoir de briquer
la pièce. Elle plaça les écouteurs de son lecteur de musique dans ses oreilles. Cela
rendrait le travail moins monotone. De plus, restée seule, elle pouvait s’organiser
comme bon lui semblait. La lycéenne s’activa.
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Trois heures plus tard, au retour de ses parents, elle avait déjà bien avancé. À
peine arrivée, sa mère fit un tour d’inspection. Son visage n’exprimait aucune émotion
et Angela craignait qu’elle lui demande de recommencer. Pourtant, aucun reproche ne
sortit de sa bouche. Un seul regard vers son père lui fit comprendre que ce dernier avait
dû intervenir pour assouplir les exigences de sa femme. Il s’approcha d’elle avec un
sourire.
« Je vais m’occuper du reste, ne t’inquiète pas. »
La jeune fille le remercia et regagna rapidement sa chambre. Elle se rassit devant
son bureau et ralluma son ordinateur, en se demandant si Malik était toujours présent.
Cette fois, Angela avait pris le temps de regarder le nom des personnes connectées
avant de se rendre sur la conversation. Celui qu’elle avait rencontré dans la matinée
n’était plus là. Au moment de son arrivée, la discussion battait son plein et tournait
autour d’un manga dont elle n’avait jamais entendu parler.
PetiteFleur fut la première à saluer la nouvelle venue.
« Tu as fait une grande impression à l’un de nos administrateurs !
— Malik ?
— Oui, je me suis connectée après ton départ. Je lui ai dit que c’était moi qui
t’avais amené. Il m’a répondu que j’avais bien fait et que tu étais quelqu’un de
sympathique.
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— Nous avons un peu parlé, c’est vrai. Je le trouve très gentil.
— Tu verras, c’est quelqu’un d’adorable. »
Angela sourit intérieurement, elle espérait revoir ce garçon. Le courant semblait
bien passer entre eux.
« Tu penses qu’il reviendra ?
— Sans aucun doute, mais je crois qu’en ce moment, il travaille sur un rapport.
— Oui, il m’en a parlé.
— Il reviendra peut-être ce soir… »
Quelques coups frappés à la porte de sa chambre attirèrent l’attention de la jeune
fille. C’était son père. Il entra et s’assit sur le lit. Angela se tourna vers lui et attendit de
connaitre la raison de sa visite.
« Je crois que tu as deviné que ta mère était de mauvaise humeur.
— Oui, je m’en étais rendu compte. Tu sais pourquoi ?
— Elle a eu un problème à son travail, hier. J’ai réussi à la convaincre de sortir un
peu pour se calmer. Elle est partie chez une de ses amies. Je voulais cuisiner un plat
spécial pour le repas de ce soir. Je dois aller acheter quelques ingrédients et un petit
quelque chose en plus. Puis-je te demander de terminer le rangement et de m’aider à
tout préparer ?
— Bien sûr !
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— J’ai appelé ton frère, il sera présent et ne devrait pas tarder. Je lui ai dit de te
donner un coup de main. Pour une fois, il peut bien faire un effort. »
Angela sourit imperceptiblement. Si Stéphane savait que ses deux parents seraient
absents, il ne se presserait pas de rentrer, surtout si sa participation était requise. À
moins que la possibilité d’être seul avec sa sœur ne lui donne de mauvaises idées.
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Chapitre 6 :
Après le départ du chef de famille, Angela était revenue à son ordinateur.
« Excuse-moi, PetiteFleur, mais mon père me demande de l’aider à préparer un
petit repas de fête, je vais devoir te laisser.
— D’accord ! On se reverra plus tard, dans ce cas, passe une bonne soirée !
— Merci, toi aussi ! »
Il ne fallut que quelques secondes à la lycéenne pour tout fermer et éteindre la
machine. En se levant pour quitter la pièce, elle tomba nez à nez avec Stéphane qui
s’était infiltré en silence. À voir son visage, Angela comprit rapidement qu’il n’était pas
là pour l’aider, mais pour lui compliquer la tâche.
« Toujours en pleine discussion avec tes nouveaux amis ? Ça ne durera pas. Dès
qu’ils auront appris à te connaître, ils prendront la poudre d’escampette.
— Tu me connais depuis ma naissance et tu es encore là ! »
Stéphane se mit à rire :
« Ma petite sœur se rebelle ! Qui te l’a soufflée, celle-là ?
— Personne, je suis capable de me défendre seule !
— Ah oui ? Depuis quand ? »
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Angela regarda son frère. Celui-ci riait et se moquait d’elle. Il était très
certainement fier de lui sur ce coup-là. Persuadée que continuer à répondre ne ferait
qu’envenimer la situation, elle décida de ne pas relever sa dernière remarque et de
quitter la pièce. Son ordinateur éteint, il ne pouvait pas y accéder, n’en connaissant pas
le mot de passe. Mais c’était sans compter sur son désir de poursuivre dans cette voie. Il
la retint par le bras avec une certaine violence. Angela se retourna, un peu inquiète.
« Tu veux partir comme ça ? Nous n’avons pas fini notre conversation. »
Il avait prononcé ses paroles en serrant les dents, ce qui avait eu pour conséquence
d’augmenter les craintes de la jeune fille. L’appel de son père avait dû fortement le
contrarier, mais il n’avait pas pu échapper à sa demande. Sa main tenait fermement le
bras de sa sœur, mais elle se relâcha au moment où il plongea son regard dans le sien, y
lisant la peur. Des rougeurs en forme de doigts apparurent.
« Pourquoi as-tu fait ça ?
— C’est de ta faute ! »
Il quitta la chambre et alla s’enfermer dans la sienne. Angela le regarda partir sans
bouger. Visiblement, il ne faudrait pas grand-chose pour que sa colère éclate. Elle ne
comprenait que trop bien ce qui avait dû arriver. Devoir passer une soirée en famille ne
l'enchantait pas beaucoup. Surtout si pour cela, il avait eu à annuler un projet. Pourtant,
sa sœur n’en était pas responsable.
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La jeune fille se demanda si elle ne devait pas aller le voir, mais la crainte de
provoquer un autre élan de mauvaise humeur la retint. Après tout, il était capable de
gérer ses états d'âme et le travail l’attendait. Un coup d’œil à son réveil lui apprit que
l’heure avançait. Ils avaient l’habitude de manger aux environs de dix-neuf heures trente
et il restait encore quelques tâches à accomplir. Pourtant, elle ne pouvait s’empêcher de
penser à Stéphane. Son énervement était visible et pouvait gâcher la soirée. Elle décida
d’en parler à son père, sans mentionner la brutalité de son frère.
Une heure plus tard, la porte de l’appartement s’ouvrit pour laisser entrer le chef
de famille qui rejoignit sa fille dans la cuisine. Il avait un bouquet de roses entre les
mains. Elle était occupée à préparer la table pour le repas et avait même posé un grand
vase au centre de celle-ci.
« Je vois que tu avais deviné mes intentions.
— Tu lui offres toujours des fleurs. Je sais que c’est une date importante pour
vous deux.
— J’ignorais que tu connaissais ce détail.
— Je suis juste observatrice. »
Angela s’avança vers son père et prit le bouquet qu’elle plaça dans le récipient
rempli d’eau.
« Qu’as-tu prévu pour le repas ? Je pense qu’il est temps de commencer à
préparer.
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— Tout est dans ce sac. Ton frère est rentré ?
— Oui, mais il s’est enfermé dans sa chambre.
— Il s’est passé quelque chose entre vous ?
— Non, je crois juste que ce changement de programme l’a un peu contrarié.
— Je vais lui parler. Tu peux commencer ? »
La lycéenne acquiesça et le regarda se rendre dans la chambre de son fils. Puis,
elle se stimula afin d’offrir à sa famille un plat d’exception. La cuisine était une activité
qui lui plaisait. Ses pensées se tournèrent vers Malik. C’était la première fois qu’elle
discutait avec quelqu’un comme lui. Elle avait la sensation étrange de le connaitre
depuis toujours. Comme si leur rencontre n’était pas le fruit du hasard. Pourtant, celle-ci
avait été causée par un coup de tête. Elle avait déjà bien entamé les préparatifs quand
une voix la tira sa rêverie.
« Me voilà !
— Comment s’est passé votre conversation ?
— Ton frère avait des projets pour ce soir et n’a pas apprécié que je lui demande
de les annuler. Nous avons fait un compromis. Il pourra rejoindre ses amis en deuxième
partie de soirée, mais pour cela, il va devoir faire un effort et venir nous donner un coup
de main. »
Juste à ce moment, l’intéressé fit son apparition.
« Jusqu’à quand dois-je rester ?
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— Je te demande juste de prendre le repas avec nous, avait répondu leur père.
Après tu pourras faire ce que bon te semble, à condition bien sûr que tu nous aides.
— D’accord, que veux-tu que je fasse ? »
Pendant que Stéphane et son père s’occupaient de la préparation de la salade de
fruits, prévue pour le dessert, Angela réalisa le plat principal : des tomates farcies,
accompagnées de riz. Il s‘agissait du mets préféré de leur mère. Celle-ci rentra au
moment précis où la sonnerie qui signalait la fin de la cuisson retentit. Le chef de
famille se précipita pour accueillir sa femme, mais les cris de celle-ci se firent entendre.
Apparemment, son humeur était loin de s’être améliorée.
« C’est donc pour ça que tu as tant insisté pour que je sorte ?
— Si nous avions tout préparé sous tes yeux, cela n’aurait plus été une surprise.
— Je ne t’ai rien demandé.
— Je pensais te faire plaisir. Arrête de hurler ! Les enfants on fait des efforts pour
que tout soit prêt à temps ! Stéphane a même changé ses projets pour être présent.
— Oui, tu as tout fait pour lui gâcher son weekend ! »
Angela s’assit et se prit la tête entre les mains. Non seulement ils avaient tous
travaillé pour rien — dans ce genre de cas, leur mère ne voudrait rien écouter et risquait
de passer la soirée enfermée dans sa chambre, en laissant leur père dormir sur le canapé
—, mais les cris qui devaient être entendus tout l’immeuble promettaient également de
faire jaser le lendemain. Elle jeta un coup d’œil à son frère, mais ne fut pas surprise par
la réaction de ce dernier. Il semblait content. Évidemment, la dispute qui opposait
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actuellement leurs parents lui donnerait l'occasion de partir plus tôt. Le chef de famille
n’aurait sans doute plus le cœur à lui demander de rester. La jeune fille trouvait que
Stéphane faisait preuve d’égoïsme.
Dans le salon, les cris augmentaient d’intensité et devenaient presque
incompréhensibles. Les remarques fusaient en tout sens, sans aucun but. Leur mère
cherchait juste à cracher son venin sur celui qui faisait tout pour lui rendre l'existence
plus facile. Ce dernier se reprochait de ne pas pouvoir lui permettre de quitter un emploi
qu’elle n’aimait pas. Pourtant, il n’était en rien responsable. Elle refusait de faire les
démarches pour changer de travail, par peur de perdre son niveau de vie. Angela, quant
à elle, aurait accepté de devoir limiter ses dépenses, mais son frère ne renoncerait pas à
ses jeux vidéo.
Leur père les rejoignit dans la cuisine, la mine sombre. Visiblement, les mots de
sa femme avaient une fois de plus fait mouche. Il s’assit à table et invita les adolescents
à faire de même.
« Elle ne viendra pas manger !
— Tu n’as donc plus besoin de moi, essaya Stéphane.
— Non, tu es libre, répondit-il en baissant la tête. Je ne te retiens pas. »
Le jeune homme ne se le fit pas dire deux fois et sortit rapidement de la cuisine.
Angela s’installa face à son père. Elle n’aimait pas le voir triste.
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« Je crois que nous allons manger en tête-à-tête, ma puce.
— Ne bouge pas, je m’occupe de tout. »
Angela se leva et servit son père. Pendant le repas, celui-ci demeura silencieux,
enfermé dans ses idées noires. La lycéenne ne savait pas comment le distraire. À eux
deux, ils entamèrent à peine ce qui avait été préparé, n’ayant pas beaucoup d’appétit.
« L’avantage, c’est que le plat est déjà prêt pour demain, ajouta-t-elle en souriant.
— Oui, c’est vrai qu’il en reste suffisamment, je vais m’occuper de tout mettre au
frais.
— Non, laisse-moi m’en charger !
— Merci, je crois que je n’ai pas vraiment la tête à faire quoi que ce soit. Je sors
un peu, tu es sûre que tu ne veux pas que je t’aide ? »
La lycéenne sourit et posa sa main sur celle de son père. Puis, elle commença à
débarrasser la table pendant que ce dernier enfilait son imperméable pour sortir de
l’appartement. Quand elle quitta la cuisine, le salon était vide. Elle regagna sa chambre
et s’installa sur son lit. Bien sûr, cette situation était déjà arrivée à plusieurs reprises et
la jeune fille savait ce que le chef de famille était en train de faire. Il devait être dans un
café, devant une bière et, à son retour aux petites heures du jour, il s’écroulerait sur le
canapé.
Quelques larmes se mirent à couler de ses yeux. Que pouvait-elle faire ? Ses
parents avaient des problèmes, c’est vrai. Pourtant, ils s’aimaient, sinon, l’un des deux
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serait déjà parti. Elle savait que la journée du lendemain risquait également d’être
difficile. Sa mère reprocherait sans doute à son mari d’avoir bu, sans tenir compte de
son état.
Elle resta un long moment en serrant son oreiller contre son cœur. Petit à petit, la
nuit s’installa, l’appartement était silencieux. La lycéenne n’avait pas bougé et finit par
s’assoupir. Des bruits de pas dans le couloir la sortirent de sa torpeur. Elle se releva et
entrouvrit la porte de sa chambre. Son père venait de rentrer et marchait sur la pointe
des pieds pour aller dans le salon. Il se coucherait probablement tout habillé et
s’endormirait rapidement, comme à chaque fois dans ces cas-là.
Soulagée de le savoir en sécurité, Angela se faufila dans le corridor avec une
petite couverture. Elle la posa sur lui et repartit aussitôt. De légers ronflements se firent
entendre. Après avoir refermé la porte de sa chambre, elle enfila son pyjama et se mit au
lit. Les larmes coulèrent sur ses joues. Pourquoi sa mère avait-elle réagi de cette façon ?
Elle n’aimait pas voir son père dans cet état. Ses pensées la tinrent éveillée un bon
moment, mais elle finit par s’assoupir.
Un couloir sombre dans lequel la jeune fille marchait à tâtons. Elle suivait le mur
en s’aidant de ses mains. Au loin, une faible lumière semblait provenir des fentes d’une
ouverture. Doucement, elle s’avança dans cette direction. Pas à pas, l’adolescente se
rapprochait et s’éloignait en même temps. Elle se mit alors à courir, mais la distance la
séparant de sa destination augmentait toujours.
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« Je dois atteindre cette porte. Il a besoin de moi. Je dois l’aider ! »
Exténuée, elle se laissa tomber sur le sol dur et froid. Du carrelage, des carrés de
faïence glacés. La jeune fille avait fermé les yeux, mais une clarté grandissante les lui
fit rouvrir. Elle se trouvait juste devant la porte qui était entrebâillée sur l’intérieur
d’un petit bar. Assis à une table ronde, un homme buvait, la tête baissée et le regard
perdu. Elle s’entendit l’appeler, mais il n’eut aucune réaction. Une femme s’approchait
de lui avec une bouteille, prête à lui remplir son verre.
« Non ! Rentre ! Tu ne supportes pas l’alcool ! »
Mais la table et les deux personnes s’éloignèrent. Angela appela, mais la pièce
devenait de plus en plus petite, de plus en plus sombre…
« Nooooooooooooooooooooooooon ! »
Ce cri, elle l’avait poussé réellement. La lycéenne se retrouva assise dans son lit,
en sueur et angoissée. Son père ne buvait que très rarement, uniquement lorsqu’il se
disputait violemment avec sa femme. Elle regarda sa montre qui indiquait qu’il était
huit heures. Son réveil risquait d’être difficile, mais n’aurait pas lieu avant un moment.
Que pouvait-elle faire pour l’aider ? L’adolescente se sentait impuissante et ne
comprenait pas pourquoi cela devait se passer de cette façon.
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Chapitre 7 :
Angela se leva et entrouvrit discrètement sa porte. L’appartement était silencieux.
Elle avança dans le couloir et jeta un œil dans le salon. Son père dormait toujours. Elle
se rendit alors à la salle de bain, puis regagna sa chambre. La jeune fille s’installa
devant son ordinateur et l’alluma. Sur le forum, Malik était connecté et, comme la
veille, il était seul. D’un geste, elle entra sur la conversation et le salua.
Au bout de quelques minutes, il en fit de même.
« Tu as passé une bonne soirée ? PetiteFleur m’a dit que tu avais une fête de
famille.
— La soirée a été un fiasco complet... »
Au souvenir de cette soirée, les larmes commencèrent à couler. Elle se réjouissait
de parler à une personne qui ne pouvait pas la voir pleurer. Son inquiétude était telle
qu’il lui était devenu difficile de contenir le poids de ses émotions. Elle ferma les yeux
pour tenter de retrouver son calme. Une seule question avait été nécessaire pour la faire
replonger dans cet épisode douloureux. Pendant ce temps, l’étudiant avait continué ses
interrogations.
« Comment ça ? Quelque chose s’est mal passé ? »
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Angela se demandait si elle devait répondre, mais son niveau de tolérance avait
atteint sa limite et le besoin d’en parler se faisait sentir.
« Tout est allé de travers : mes parents se sont disputés, mon frère en a profité
pour échapper à cette contrainte sans s’occuper de ce qui arrivait et mon père a été
suffisamment touché pour passer sa soirée à boire.
— Effectivement, ce n’est pas drôle, tout ça.
— Donc la fête a été annulée, le repas que j’ai préparé n’a pas été mangé. J’aurais
dû savoir qu’une réunion de famille n’était pas possible chez moi.
— Ce n’est pas la première fois ?
— Non, même si c’est assez rare.
— Ah ?
— Nous vivons un peu en reclus. On ne reçoit jamais personne et les occasions de
mettre les petits plats dans les grands sont peu fréquentes. Hier, c’était une exception.
Mon père a voulu faire plaisir à ma mère en fêtant leur anniversaire de rencontre. Il
pensait de cette façon l’aider à se décontracter, car, suite à un problème à son travail,
elle était de mauvaise humeur.
— C’est une belle preuve d’amour.
— Oui, mais sa réaction n’a pas été à la hauteur.
— C’est-à-dire ?
— Elle est restée une bonne partie de l’après-midi chez une de ses amies et nous
en avons profité pour tout préparer.
— Une surprise ?
— Oui, mais elle l’a visiblement mal pris et s’est enfermée dans sa chambre. »
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L’arrivée de PetiteFleur dans la conversation fit taire Angie. La nouvelle venue
salua tout le monde.
« Angie, ta soirée ne s’est pas bien passée à ce que je vois, j’en suis désolée.
— Ce n’est pas grave, tu sais. On s’habitue.
— Tout de même, ce ne doit pas être très amusant. »
Angela se tut un instant. Effectivement, les relations dans sa famille n’étaient pas
toujours de tout repos. Elle se demandait parfois pourquoi ses parents s’étaient
rapprochés. Ils ne parlaient jamais de leur jeunesse et ne racontaient pas leur vie avant la
naissance de Stéphane. Les photos de leur mariage étaient rangées au fond d’un tiroir et
ne sortaient pratiquement jamais. La lycéenne les avait déjà regardées, mais n’avait
jamais vraiment osé poser des questions dessus. Sa mère avait tendance à s’irriter pour
un rien.
Elle était restée silencieuse quelques minutes et la conversation avait tourné sur un
autre sujet. PetiteFleur avait commencé à interroger Malik sur son rapport. Celui-ci
avançait bien. L’adolescente se contenta de suivre leur discussion sans intervenir. À un
moment, elle avait cru entendre du bruit et s’était précipitée vers la porte, mais personne
n’était levé. En écoutant plus attentivement, elle se rendit compte que les mouvements
venaient de la chambre parentale. Sa montre indiquait neuf heures trente. Sa mère devait
être réveillée et ne souhaitait pas se montrer.
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Elle savait probablement comment son mari avait occupé sa soirée de la veille et
ne voulait pas avoir à supporter les conséquences de son comportement. Angela
l’entendit faire les cent pas. De retour devant son ordinateur, l’adolescente s'aperçut
qu’elle était restée trop longtemps sans écrire. Le mécanisme de déconnexion
automatique avait fait son œuvre. Elle revint aussitôt en s’excusant.
« Je suis allée voir si mon père était levé. Je crois qu’il aura besoin d’un bon café
à son réveil.
— Tu es aux petits soins avec lui, répondit Malik.
— Je n’aime pas le savoir triste. Quand j’étais enfant, un sourire suffisait à le
dérider. Maintenant, c’est devenu plus difficile.
— Ton implication doit le toucher, tu peux en être sûre. »
Cette fois, un bruit de chute venant de la cuisine attira son attention.
« Cette fois, il est réveillé, je reviens. »
Sans prendre le temps de quitter la conversation, elle se précipita vers la cuisine et
trouva son père debout. Il semblait perdu. La boîte de café était tombée à ses pieds et
s’était ouverte sous le choc.
« Assieds-toi, je vais préparer le petit-déjeuner ! »
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Il releva la tête et regarda sa fille. Son visage était le même à chaque fois : Angela
pouvait y lire la douleur qui lui vrillait les tempes et la culpabilité de s’être laissé aller à
boire plus que de raison.
« Je… Merci ! Pardonne-moi !
— Ce n’est pas de ta faute ! Tu n’avais rien fait de mal. Je comprends que tu
puisses souffrir de sa réaction.
— Non, elle a raison, je lui ai gâché sa vie. Tout est de ma faute ! »
Il se mura alors dans un profond silence. Angela prépara le café et sortit deux
tasses. Elle en remplit une des deux et la tendit à son père.
« Ça te fera du bien ! »
Le chef de famille la prit et but quelques gorgées.
« Ta mère ne peut rien faire avant sa première tasse. Je vais lui en apporter une.
— Attends ! Laisse-moi faire. Je verrai si elle a retrouvé son calme. C’est
préférable.
— Merci, tu dois avoir raison ! »
Elle se leva et versa du café dans une autre tasse avant d’aller frapper à la porte de
la chambre parentale. Un peu inquiète concernant la réaction de l’occupante des lieux,
Angela entra. Assise sur le lit refait, sa mère remplissait une grille de mots croisés. Elle
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ne bougea pas, se contentant de fixer son regard sur sa fille. Visiblement, sa mauvaise
humeur ne s’était pas atténuée. L’adolescente posa la tasse et se dirigea vers le couloir.
« Où est ton père ?
— À la cuisine, il prend son café.
— Encore une belle preuve de courage !
— Tu te trompes, c’est moi qui ai insisté pour venir.
— Pour le couvrir ? Il a bu ? »
Angela ne répondit pas, mais observa sa mère de la colère dans les yeux.
« Tu lui ressembles ! Je lis des reproches dans ton regard, mais tu ne veux pas me
les dire. Quoi qu'il en soit, je t’interdis de me juger, tu ne connais pas toute l’histoire ! »
Dans sa bouche, cette remarque n’avait rien de gentil. La jeune fille sentit son
cœur se serrer et détourna le regard. C’est vrai, elle ne savait presque rien de leur vie,
mais la douleur de son père n’était pas feinte. Il aimait sa femme et faisait des efforts.
Alors, pourquoi ne pas lui montrer un minimum de reconnaissance ?
« Retourne le voir, va ! Occupe-toi de le remettre sur pied. Tu te débrouilles
beaucoup mieux que moi ! »
L’adolescente quitta la pièce et rejoignit son père.
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« Qu’a-t-elle dit ? »
Il comprit en observant son visage que ça s’était mal passé, et ce, malgré les
efforts de la jeune fille pour le cacher. Sa femme avait probablement lancé une de ces
piques dont elle avait le secret. Il baissa la tête.
« Ce n’est rien ! Je m’attendais à ce genre de réaction de sa part.
— Ma puce, ta mère t’aime !
— Je le sais, ne t’en fais pas. Veux-tu manger quelque chose ?
— Non, je vais sortir prendre l’air, j’ai un petit travail à faire.
— Mais nous sommes dimanche.
— Les fleurs ont besoin d’eau même le dimanche. »
Le chef de famille sourit, termina sa tasse de café et se leva pour s’enfermer dans
la salle de bain. Angela s’occupa de nettoyer la tasse et la rangea dans le placard, puis
elle regagna sa chambre. Elle était à peine installée sur sa chaise qu’elle entendit la
porte de l’appartement claquer. Elle se releva et jeta un œil dans le couloir. Aussitôt, sa
mère quitta sa retraite pour se rendre dans la cuisine. Quelques minutes plus tard, elle
perçut le bruit de la télévision.
Angela continua un moment son observation, se demandant si elle devait bouger,
puis retourna devant son ordinateur. Sa session ayant expiré, la jeune fille dut se
reconnecter. Plusieurs membres étaient arrivés entre temps, mais Malik avait disparu.
Quelque peu déçue, elle salua les nouveaux venus et fut interpellée par PetiteFleur.
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« Comment est-ce que ça se passe ?
— Plutôt mal, ils sont bien partis pour s’ignorer toute la journée.
— À ce point-là ?
— Oui, je pense. »
Autour d’eux, les conversations fusaient. Ne désirant pas que ses problèmes
personnels soient connus de tous, elle décida de ne pas trop en dire. Pourtant, ce qui se
passait entre les deux jeunes filles ne semblait pas intéresser les autres.
« Que comptes-tu faire ?
— Attendre que tout rentre dans l'ordre.
— Comment te sens-tu ?
— Un peu désemparée, mais, tu sais, j’ai l’habitude.
— Veux-tu en parler ?
— Non, c’est gentil, mais ce n’est pas une histoire très amusante.
— Je m’en doute. Dans tous les cas, je suis disponible.
— Merci !
— Malik a dit exactement la même chose !
— Comment ça ?
— Il a senti que tu n’étais pas bien. C’est quelqu’un à qui tu peux te confier.
N’hésite pas à lui envoyer un message privé. D’ailleurs, tu en as peut-être reçu un de
lui. Va voir ! Il avait du travail et a dû partir. »
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Effectivement, en actualisant sa page, Angela remarqua qu’elle avait du courrier
sur le forum. Curieuse, elle y accéda et se mit à lire.
« Angie,
Tu vas sans doute trouver ma démarche légèrement déplacée, mais j’ai senti que
ce n’était pas la forme aujourd’hui. Au vu de ce que tu as raconté, tu sembles avoir des
soucis avec ta famille. J’espère que tout s’arrangera.
Néanmoins si tu éprouves le besoin d’en parler, je suis prêt à t’écouter. Je ne suis
plus sur la conversation, mais tu peux me contacter par le biais de ce système. Garder
tout pour toi n’est pas bon et je pense que tu ne dois pas souvent te confier.
Courage,
Malik. »
La jeune fille avait lu et relu ce mot, ne sachant pas quelle suite lui donner.
Comment pourrait-elle de but en blanc, lui parler de son histoire, comme ça, par des
messages envoyés sur un forum ? La chose ne lui semblait pas simple. Il avait raison sur
un point : elle ne se racontait que très rarement. La faute en incombait à l’absence de
véritables amis dans son entourage. Cependant, sa proposition lui faisait chaud au cœur.
Cela signifiait que son intérêt n’était pas feint. Pourtant, l’adolescente ne se sentait pas
prête à lui révéler les détails de sa vie. Elle laissa ses doigts courir sur le clavier.
« Je te remercie de ton soutien. Je ne tiens pas vraiment à en parler. Comme tu
l’as remarqué, ce n’est pas dans mes habitudes de me dévoiler ainsi. Néanmoins, ta
proposition m’a touchée. Et puis, tu sais, j’en ai l’habitude, maintenant. »
66
Son message envoyé, Angela se rendit compte qu’elle était restée vingt bonnes
minutes sur ce texte qui ne devait comporter qu’une quarantaine de mots. Une fois
revenue sur la conversation, la jeune fille présenta ses excuses à son amie.
« Ne t’inquiète pas, je me suis doutée que tu avais dû lui répondre.
— C’était la moindre des choses, puisqu’il s’est donné la peine de m’écrire.
— Tu peux totalement lui faire confiance, c’est quelqu’un qui ne te trahira
jamais. »
La lycéenne ne répondit pas. Elle avait l’impression de savoir que l’étudiant était
digne de confiance. Mieux encore, cette sensation était doucement en train de devenir
une certitude. Elle fut tirée de ses pensées par le bruit de la porte d’entrée. Son père
venait probablement de rentrer. Angela s’excusa auprès de son amie et rejoignit le chef
de famille qui s’était rendu dans la cuisine. Il avait traversé le salon sous le regard lourd
de sa femme et avait préféré se réfugier dans une autre pièce. Inquiète, l’adolescente lui
proposa de lui faire réchauffer les restes de la veille.
« Il est déjà midi et demi, je pense qu’un bon repas nous fera du bien à tous.
— Je ne crois pas que ta mère accepte de passer l’éponge et de manger à la même
table que moi.
— Ça ne coute rien d’essayer ! »
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La jeune fille fit réchauffer le riz et passa le plat principal au four quelques
minutes. Elle profita du temps de cuisson pour mettre la table. Son père n’avait pas
bougé. Quand tout fut fin prêt, elle se rendit dans le salon pour inviter sa mère à les
rejoindre. À son retour, le chef de famille l’interrogea.
« Elle refuse de venir et veut que je lui apporte une assiette.
— Je vois. Comment t’a-t-elle demandé ça ? »
À voir le visage de sa fille, il comprit qu’une fois de plus, son épouse s’était
montrée désagréable, voire agressive.
« Laisse-moi lui porter, tu n’as pas à supporter sa mauvaise humeur.
— Ne t’en fais pas, répondit Angela avec un sourire qui se voulait rassurant. Je
sais qu’elle ne pense pas ce qu’elle dit. »
L’adolescente prit une assiette, la remplit et la porta dans le salon. À son retour,
son visage était encore plus pâle. Elle s’installa à table, après avoir servi son père, et
commença à manger en silence.
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Chapitre 8 :
Le repas s’était déroulé silencieusement, chacun étant perdu dans ses pensées.
Angela n’avait pas osé parler à son père des mots qu’avait employés sa mère, incapable
de les répéter. Alors, elle avait pris le parti de se taire. De son côté, le chef de famille
n’avait pas voulu poser de questions, il craignait de mettre sa fille mal à l’aise.
L’atmosphère était lourde.
La lycéenne repensa à ce que lui avait dit Malik. Peut-être devrait-elle accepter sa
proposition et lui avouer ce qui la rongeait intérieurement. Après tout, il paraissait
vraiment sincère. Pourtant, Angela n’imaginait pas se lancer dans une explication
détaillée de sa situation, surtout si elle devait le faire d’une traite dans un message. Dans
ce cas, autant carrément écrire un roman autobiographique. Et déballer son histoire sur
une conversation à plusieurs ne lui semblait pas possible. Non, vraiment, elle ne pouvait
pas se confier.
L’arrivée de sa mère dans la cuisine la tira de ses pensées. Sans un mot, cette
dernière avait déposé son assiette et ses couverts dans l’évier, s’était servi une tasse de
café et avait regagné le salon. Une voix provenant du téléviseur débitait les nouvelles de
la journée. La jeune fille regarda son père. Il n’avait pas fait un mouvement à l’entrée de
sa femme et avait même baissé les yeux. Angela ne supportait plus de le voir courber
l’échine, alors que la responsabilité de cette dispute ne lui incombait pas. Ce n’était pas
à lui de se remettre en question. Sur son visage, elle pouvait lire de la déception. Il
semblait fatigué de toujours avoir le mauvais rôle.
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« Tu devrais te reposer !
— Je vais d’abord t’aider pour la vaisselle. Je ferai une sieste après.
— Ce n’est pas la peine, je peux me débrouiller. »
En disant ces mots, elle s’était levée et avait commencé à débarrasser la table. Le
chef de famille se mit debout. Sa nuit avait été courte. Il quitta la pièce pour rejoindre sa
chambre, en passant par le salon. L’adolescente retint sa respiration un moment afin de
s’assurer qu’aucun incident ne se produirait dans la salle de séjour. Après quelques
minutes de silence, son inquiétude se calma. Une porte venait de se refermer, elle se mit
à la tâche.
Le rangement de la cuisine lui prit une vingtaine de minutes. Elle regagna ensuite
sa chambre, mais n’eut pas le cœur de retourner sur la conversation. Son absence avait
bien sûr provoqué sa déconnexion. Après un rapide coup d’œil sur la liste des membres
présents, elle s’aperçut que PetiteFleur avait quitté le forum. La lycéenne balaya la pièce
des yeux et s’arrêta sur son sac de cours. Il était peut-être temps de s’intéresser à son
travail scolaire. Après avoir soupiré, elle prit son agenda pour savoir ce qui devait être
fait pour le lendemain. Le professeur de mathématiques avait donné quelques exercices,
en plus de la correction de l’interrogation.
Angela sortit ses affaires et regarda encore une fois la note qui lui avait été
attribuée. Depuis son entrée au lycée, c’était la première fois qu’elle en obtenait une
aussi haute, surtout dans cette matière. Un sourire se dessina sur son visage, mais
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s’effaça presque aussitôt. Le souvenir de PetiteFleur lui expliquant la leçon avait laissé
place au message privé que Malik lui avait envoyé. En repensant à sa réponse,
l’adolescente se demanda si elle n’avait pas été un peu froide avec l’étudiant. Comment
l’avait-il pris ?
Afin de vérifier si le texte avait été ouvert, elle alla sur sa boîte de réception et se
rendit compte que le jeune homme lui avait écrit. Les battements de son cœur
augmentèrent d’intensité. Elle lut alors avec attention les mots qui lui étaient adressés :
« Je comprends tout à fait qu’il ne soit pas facile pour toi d’exprimer tes
sentiments. Surtout que tu ne me connais pas. Néanmoins, je te conseille de parler à
quelqu’un. Le mieux serait de voir avec une personne extérieure à ta famille. Ça lui
permettrait d’avoir un regard objectif. As-tu un ami à qui tu pourrais te confier ? »
Angela réfléchit un instant : elle connaissait la plupart de ses camarades de classe
depuis le collège, certains même depuis l’école maternelle. Pourtant, aucun n’avait
vraiment mérité le terme d’« ami ». Elle n’avait aucun souvenir d’avoir un jour été
acceptée dans un groupe, quel qu’il soit. Sa timidité avait fait d’elle le bouc émissaire,
celle qui ne réagirait pas et qui ne se défendrait pas.
Durant les cinq années d'élémentaire, elle s’était isolée, passant ses récréations au
bord de la cour, loin des garçons qui jouaient au football et des autres filles. La plupart
du temps, tout se déroulait calmement. Au collège, elle avait pris le parti de se mettre
dans un coin pour réviser. À part quelques événements qui l’avaient marquée,
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l’adolescente avait réussi à s’en sortir sans trop de mal. Il lui arrivait parfois de revoir
ces incidents en rêve. Des images qui la poursuivaient et qui avaient tendance à revenir
lorsque le stress était trop important.
Pendant ces quatre derniers jours, Angela avait été servie en ce qui concernait les
situations difficiles et les cauchemars avaient recommencé. Elle espérait que cette phase
ne durerait pas, car, lors de ces périodes, son sommeil était loin d’être réparateur. Il en
résultait souvent un manque d’attention en cours. La fatigue accumulée finirait
probablement par avoir raison de sa résistance et elle pourrait dormir profondément,
mais cela prendrait tout de même un certain temps.
Son regard se posa sur le texte affiché sur son écran. Angela se décida à y
répondre :
« Je suis désolée, j’ai dû te paraitre bien froide dans mon message. Ta sollicitude
me touche et je t’en remercie. Néanmoins, je ne me sens pas capable de te déballer ce
que j’ai sur le cœur de cette façon. Tout cela est difficile à supporter et je suis encore
trop dedans pour pouvoir en parler de manière objective.
Et puis, j’aurais l’impression de me raconter dans une histoire, ce que je me suis
toujours refusée de faire. De plus, par quoi commencer, ma vie est un tel champ de
bataille… De plus, je n’ai jamais vraiment appris à faire confiance… »
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La jeune fille aurait vraiment voulu discuter avec lui, mais à quoi cela servait-il si
elle ne pouvait pas savoir quelles étaient ses réactions ? Après avoir réfléchi quelques
secondes, elle ajouta :
« En ce qui concerne la personne qui n’aurait rien à voir avec ma famille, j’ai
essayé. J’ai déjà eu l’occasion de discuter avec une psychologue, mais je ne faisais que
parler et pleurer, je ne tiens pas à recommencer à monologuer pour balancer mes
difficultés, ça ne m’aide pas ! »
Après avoir cliqué sur « envoyer », elle revint sur son interrogation. À part
quelques erreurs de calcul, les différentes méthodes étaient bonnes, il ne lui fallut que
quelques minutes pour apporter les quelques corrections nécessaires. Ensuite, elle ouvrit
son manuel de mathématiques et lut les énoncés des exercices qu’elle devait résoudre.
Au bout d’une petite demi-heure, le devoir était fait. Elle releva les yeux et regarda son
ordinateur, rien n’avait changé sur l’écran. La lycéenne jeta un œil à son agenda et
s’aperçut que le professeur d’Histoire avait prévu un test le lendemain.
Prenant son courage à deux mains, elle s’empara de la leçon et s’installa
confortablement sur son lit. La tête sur son oreiller, Angela lut ses notes avec attention,
mais le sujet étudié ne piquait pas vraiment son intérêt et elle se surprit à bâiller à
plusieurs reprises. La fatigue accumulée ces deux derniers jours aidant, elle s’endormit
rapidement.
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Lorsqu’elle se réveilla, la pénombre commençait à envahir sa chambre. Un coup
d’œil sur son horloge lui indiqua que l’heure du repas était passée. Elle se leva et sortit
de la pièce sans un regard sur son ordinateur qui s’était mis en veille. Angela traversa le
couloir et arriva dans le salon. Sa mère et son frère étaient installés sur le canapé et
mangeaient des plats chinois. Stéphane lui sourit. Il avait dû aller au restaurant avant de
rentrer.
« Alors, sœurette, de retour chez les gens éveillés.
— Je… Je me suis endormie en étudiant…
— Comme tu n’étais pas là, on a tout mangé. »
Il se leva et l’observa un moment avant d’ajouter :
« Nous allons au cinéma ! Il y a une séance à vingt heures trente. Tu peux
t’occuper de débarrasser tout ça ? Tu seras gentille ! »
Choquée, Angela vit son frère emboiter le pas de leur mère qui avait quitté la
pièce sans prononcer un seul mot. A eux le plaisir et les bons plats, à elle le rangement
et la vaisselle. Stéphane éclata de rire avant de sortir de l’appartement. Ils étaient à
peine partis que le chef de famille fit son apparition dans la cuisine. Il avait le visage las
et le regard fuyant.
« Encore une fois, ils te laissent le mauvais rôle !
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— Ne t’en fais pas ! Ce n’est pas grave ! Je ne raffole pas des plats chinois, tu le
sais !
— Et si nous nous commandions une pizza ?
— C’est une bonne idée ! »
La lycéenne sourit à son père. Ce dernier prit le téléphone et commanda une
grande végétarienne, il connaissait les goûts de sa fille par cœur. Pendant ce temps,
celle-ci avait commencé à ramasser les restes du repas laissés sur la table du salon.
Personne n’avait même pensé à éteindre la télévision. Elle s’empara de la
télécommande et appuya sur le bouton.
« Nous n’avons plus qu’à attendre la livraison.
— Tu veux qu’on fasse quelque chose ?
— Viens t’asseoir près de moi et parlons un peu de toi !
— De moi ?
— Oui, discutons ! À la maison, ce n’est pas toujours facile et tu vis des moments
difficiles. Ça se passe mieux au lycée ? »
Angela regarda son père avec attention. Il devait se sentir responsable de l’attitude
de sa femme. La jeune fille était étonnée de la question. Jusqu’à maintenant, il s’était
toujours contenté de désapprouver. Devait-elle être franche avec lui ? Serait-il capable
d’entendre la vérité ou souhaitait-il seulement se rassurer ? Ses pensées se bousculaient
dans sa tête. Le regard que le patriarche posait sur elle l’intimidait, la forçant à prendre
la parole.
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« Je… Oui, tout va bien, ne t’en fais pas !
— Tu as de bons amis ? Tu n’invites jamais personne et tu es toujours à la
maison.
— Je suis plus utile ici qu’ailleurs.
— À ton âge, tu devrais sortir, t’amuser… Je suis désolé. Si, au moins, je pouvais
lui tenir tête… »
La conversation prenait une tournure que l’adolescente n’aimait pas. La
culpabilité qu’il ressentait était maintenant évidente.
« Je n'apprécie pas les sorties, tu le sais pourtant.
— Oui, tu me ressembles, tu te sens mieux dans ton coin… »
L’arrivée du livreur mit fin à la conversation. Le patriarche se leva et alla ouvrir la
porte d’accès à l’immeuble et se prépara à payer sa commande. La jeune fille profita de
ce laps de temps pour mettre la table. Ils mangèrent la pizza face à face en silence.
Angela préférait que leur discussion ne reparte pas sur ses activités et gardait les yeux
rivés sur son assiette. Son père semblait avoir changé d’idée et avait machinalement
allumé la télévision. L’habitude de dîner en regardant l’appareil était plus forte que le
reste.
Après le repas, elle rangea le tout et fit disparaitre toutes les traces de leur
commande. La nuit était tombée. Angela se rendit compte qu’elle n’avait pas terminé
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d’apprendre sa leçon. Heureusement, le cours n’avait lieu qu’en fin d’après-midi, ce qui
lui donnerait le temps de revoir le lendemain. Il était près de vingt-deux heures
lorsqu’elle se retrouva de nouveau dans sa chambre. Une fois la porte fermée,
l’adolescente se laissa tomber sur le sol et ses larmes coulèrent silencieusement le long
de ses joues. Elle venait d’atteindre ses limites et n’aurait pas pu en supporter
davantage.
Angela resta dans cette position, le temps pour ses yeux de s’assécher d’euxmêmes. La tête appuyée contre le bois, elle attendit le retour de son frère et de sa mère.
Il était aux environs de minuit lorsqu’ils rentrèrent dans l’appartement, sans se soucier
de réveiller les deux autres occupants. Les rires fusèrent, ce qui n’étonna pas la jeune
fille. Stéphane était le seul qui était capable de la dérider et en était conscient. Il en avait
sans doute profité pour lui soutirer un peu d’argent afin d’agrandir sa collection de jeux
vidéo.
La lycéenne écouta leurs allées et venues depuis l’obscurité de sa chambre. Quand
le silence revint, elle se releva et se coucha. Tous les événements qui avaient ébranlé sa
famille durant le weekend se rappelèrent à son souvenir. Elle étouffa les sanglots qui lui
venaient avec son oreiller. Une nouvelle fois, dans le noir profond de la nuit, Angela se
trouva à pleurer en serrant son coussin contre sa poitrine. Cette situation était loin d’être
une première et se reproduirait probablement encore.
Recroquevillée contre le mur, elle resta là à attendre le sommeil, l’esprit
tourmenté par des images de disputes. Le calme ambiant finit tout de même par la
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rassurer et elle s’endormit, les bras autour de ce qui, depuis longtemps maintenant, avait
remplacé l’habituel doudou des enfants.
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Chapitre 9 :
Angela entra dans la salle de restauration de son lycée. Celle-ci était
pratiquement vide. Avaient-ils tous déjà déjeuné ? Comme à son habitude, elle s’avança
vers le self pour prendre son repas. Une fois son plateau garni du plat du jour,
l'adolescente se dirigea vers la table où elle s'asseyait quotidiennement. Étrangement,
cette dernière était occupée, mais elle continua néanmoins son trajet et s’installa devant
un jeune homme d’une vingtaine d’années et une fille de son âge. Chacun d’eux avait le
regard fixé sur celle qui venait de prendre place. De la colère brillait dans leurs yeux et
des mots sortirent de leurs bouches :
« Pourquoi n’as-tu pas répondu ? Nous t’avons accueillie, c’est comme ça que tu
nous remercies ? … »
Angela se releva d’un bond et se retrouva assise sur son lit. Un rêve, ce n’était
qu’un rêve. Mais qui pouvait bien être ces deux personnes ? Était-ce ses deux nouveaux
amis ? Elle observa autour d’elle et aperçut son ordinateur. Celui-ci n’avait pas été
éteint la veille et était resté allumé toute la nuit. La dernière fois qu’elle l’avait utilisé,
c’était pour envoyer un message de Malik en début d’après-midi et elle n’était pas
retournée dessus depuis ce moment.
Convaincue que les images de son songe l'empêcheraient de se rendormir, la
lycéenne se leva et alla s’installer à son bureau. L’écran se ralluma et l’appareil fut
rapidement en état de resservir. Le navigateur Internet était resté ouvert sur le forum, ce
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qui lui permit de voir que l'étudiant lui avait répondu. Son message avait été écrit vers
dix-sept heures, au moment où elle avait dû s’assoupir, vaincue par la fatigue et l’ennui.
L’adolescente prit connaissance de son contenu.
« Il ne faut pas être désolée, tu ne t’es pas montrée froide.
Je sais qu’il n’est pas toujours aisé de parler à des inconnus. Néanmoins, ce qui
est sûr, c'est que tu ne dois pas conserver tout cela en toi.
Je comprends également que tu puisses avoir des difficultés à accorder ta
confiance et je les respecte. Raconter sa vie n’est jamais facile.
Je vois que tu as déjà fait des démarches. C’est une bonne chose. Même si tu n’en
es pas consciente, je pense que cela a dû être bénéfique. Garde courage, la roue finira
par tourner.
Sache que ma proposition tient toujours. Nous trouverons un moyen pour parler si
le système actuel ne te convient pas, ce ne sont pas les outils de communication qui
manquent.
Connais-tu les conversations instantanées ? »
Le jeune homme semblait véritablement désireux de l’aider. Angela se sentit
soudain coupable de ne pas avoir pensé à vérifier ses messages avant d’aller se coucher.
Elle jeta un coup d’œil à sa montre : il était six heures trente. Elle avait encore un peu de
temps pour se préparer et adressa un mot à l’étudiant.
« Pardon de ne te répondre que maintenant, mais des difficultés de dernière
minute ont rendu la journée d’hier un peu chaotique. Merci beaucoup de l’attention que
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tu m’accordes, je commence à penser que tu as raison et que parler de tout ça pourrait
m’être bénéfique.
Par contre, je ne connais pas les conversations instantanées. De quoi s’agit-il au
juste ? D’une autre sorte de salon de discussion ?
Je dois maintenant me rendre à mes cours, mais je serai heureuse de pouvoir
papoter avec toi ce soir.
Encore merci. »
Une fois le texte envoyé, elle éteignit son ordinateur et se rendit à la salle de bain
afin de se préparer. L’appartement était encore silencieux, mais ne tarderait pas à
devenir plus animé. Elle retourna ensuite se cacher dans sa chambre pour y attendre
l’heure de son départ. L'idée de se retrouver face à sa mère ou à Stéphane lui donnait
l’envie de fondre en larmes. Elle devait éviter de leur montrer que les événements la
touchaient profondément, car cela ne ferait qu’empirer la situation.
Angela resta à l’abri jusqu’à ce qu’elle soit sûre d’être seule dans l’appartement.
La porte avait été ouverte et refermée trois fois, pour chacun des autres occupants de
l’habitation. Elle sortit silencieusement de sa chambre et, son sac sur l’épaule, se dirigea
vers l’entrée. Mais, au moment où ses doigts se posèrent sur la poignée, un ricanement
la fit se retourner. Son frère la regardait.
« Essaierais-tu de nous éviter ? Je sais que tu es réveillée depuis longtemps et que
tu as pris ta douche aux aurores. Ça ne te ressemble pas de te lever si tôt ?
— En quoi ça t’intéresse ?
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— Parle-moi autrement ! »
La colère commençait à se voir dans son regard. Il s’avança vers la jeune fille qui
fit un pas en arrière et se retrouva le dos contre la porte. Stéphane posa rapidement sa
main à plat contre le bois juste à côté du visage de sa sœur. Celle-ci se tut et le fixa. Elle
lisait dans ses yeux que toute remarque de sa part pourrait lui attirer de sérieux
problèmes. Après tout, il lui arrivait souvent de laisser libre cours à sa colère et pouvait
devenir violent. C’était ce qui s'était passé trois jours auparavant, quand la lycéenne
avait tenté de lui tenir tête.
Cela avait commencé quelques années plus tôt, au moment où leurs parents
avaient confié la garde de leur fille à son frère. En effet, leur travail ne leur permettait
pas de récupérer les deux enfants à la sortie de l’école. Et c’était tout naturellement
qu’ils avaient chargé Stéphane d'aller chercher sa sœur avant de rentrer. Il venait
d'accéder au collège et semblait pouvoir s'occuper de cette tâche. Malheureusement, il y
avait surtout vu une occasion de pouvoir la tyranniser. Dans la rue ou près de
l’établissement scolaire, tout se passait à merveille, mais cela se corsait à partir du
moment où la porte de l’appartement se refermait.
C’était à cette époque qu’il avait commencé à la frapper régulièrement. Ce
n’étaient que quelques gifles données lorsqu’Angela ne répondait pas positivement à ses
demandes, mais elles pouvaient s’avérer très douloureuses sur les joues d’une petite
fille. Bien sûr, elle n’avait jamais osé en parler à ses parents, de peur des éventuelles
représailles. Il ne fallait pas grand-chose pour attiser son envie de violence.
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Les coups avaient cessé lors de son entrée au lycée. Mais la situation pouvait
toujours déraper. L’adolescente avait appris à se rebeller contre les volontés de son
frère. Pourtant, elle était consciente que, passé un certain point, il pouvait devenir
incontrôlable. Encore une fois, la fuite était la meilleure solution. Elle se baissa et
s’éloigna de lui, ce qui le fit rire.
« C’est bien ce que je dis, tu nous évites. Tu devrais te dépêcher si tu ne veux pas
arriver en retard au bahut. »
Sur ces mots, il ouvrit la porte et disparut dans les escaliers. Angela soupira et
s’appuya contre le mur. Elle n’avait pas spécialement peur de lui, mais savait que ses
accès de colère pouvaient lui faire perdre le contrôle. C’était sans doute sa façon
d’évacuer les problèmes. Après tout, lui se souvenait de l’époque où leurs parents
étaient heureux ensemble. Il avait vécu et compris les événements qui avaient conduit à
la situation d’aujourd’hui.
Plus jeune, Angela portait une grande admiration à son frère. Elle l'apercevait
régulièrement dans la cour de récréation, entouré d’une bande d’autres garçons. Il était
très populaire, contrairement à elle. Pourtant, son regard sur lui avait fini par changer.
Le fameux jour où, surprise par des élèves de sa classe, elle l’avait vu passer son chemin
au lieu de venir l’aider. Depuis, l’adolescente n’attendait plus rien de ce frère qui l’avait
déçue. À son entrée au collège, Stéphane était devenu plus colérique. La présence de sa
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sœur l’empêchait de suivre ses camarades après les cours et il le lui reprochait. Il fut
libéré lorsqu’Angela accéda au lycée et fut déclarée apte à rester seule à leur domicile.
La jeune fille ramassa le sac qu’elle avait fait tomber sans s’en rendre compte et
quitta l’appartement pour rejoindre l’arrêt du bus. Un regard à sa montre lui permit de
comprendre que Stéphane avait réussi à la mettre en retard. Elle risquait de ne pas être
acceptée à son premier cours de la journée. Le professeur de langue française était
intransigeant sur les horaires. Elle décida néanmoins de tenter le coup et courut en
voyant le véhicule au coin de la rue. D’autres personnes attendaient à l’arrêt, ce qui lui
laissa juste le temps de l'atteindre.
Devant la grille de son lycée, Angela se rendit compte que la cloche avait déjà
sonné. Elle se précipita en direction de son bâtiment et monta les escaliers quatre à
quatre. Elle rejoignit la salle de classe en quelques minutes et remarqua avec
soulagement que l’enseignant n’était pas encore arrivé. En poussant un soupir,
l’adolescente s’installa à sa place et sortit son matériel.
Quelques minutes plus tard, un assistant d’éducation vint leur annoncer que leur
premier cours de la journée qui devait durer deux heures n’aurait pas lieu en raison de
l’absence de leur professeur. Il les invita à quitter la classe et, pour ceux qui désiraient
en profiter pour travailler, à aller en salle de permanence. Angela qui se rappela ne pas
avoir eu le temps d’apprendre sa leçon d’histoire s’y rendit. Elle fut la seule à le faire,
les autres préférant sortir et prendre l’air.
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La jeune fille tarda à se mettre à l'ouvrage. Elle repensait à Stéphane et à la colère
qui était visible dans ses yeux le matin même. Une chose n’était pas normale : pourquoi
avait-il renoncé de lui-même à continuer la discussion ? Ce n’était pas dans ses
habitudes. Le jeudi soir, il n’avait pas hésité à la gifler. Quelle était la raison de cette
retenue ? Comprenant qu’elle ne pourrait trouver de réponses à cette question,
l’adolescente prit la décision de la mettre de côté pour s’attarder sur sa leçon.
Lorsque la cloche annonça le début de la pause du matin, elle avait bien avancé et
avait appris suffisamment d’informations et de dates pour obtenir une note correcte. Du
moins, c’est ce que la jeune fille espérait. Sachant que la salle de permanence allait être
fermée, elle sortit et se dirigea vers la cour. Les autres élèves de sa classe étaient
éparpillés en petits groupes et semblaient partis dans des discussions très amusantes.
Elle s’installa dans un coin, à l’abri des regards. Il était à peine dix heures et la fatigue
se faisait déjà sentir.
Le prochain cours était celui de Mathématiques, mais, pour une fois, Angela ne
craignait pas de ne pas comprendre la leçon. Grâce à l’intervention de PetiteFleur, elle
était sûre de pouvoir suivre. La lycéenne regagna la salle quelques minutes avant la
sonnerie officielle pour éviter la cohue dans l’escalier. Elle s’installa à sa place
habituelle et attendit l’arrivée du professeur et des autres élèves.
Ceux-ci ne tardèrent pas à entrer en classe et l'heure commença par la correction
des différents exercices qui avaient été donnés en devoir. Quand l’enseignant questionna
Angela, il put remarquer qu’elle avait réalisé son travail avec sérieux. La jeune fille
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avait réussi à ne pas réitérer les erreurs faites lors de l’interrogation surprise. Il la félicita
et encouragea les autres à fournir les mêmes efforts que leur camarade.
Une partie des élèves n'apprécia pas les paroles de leur professeur et jeta à Angela
des regards où l’énervement se lisait. Ils n’aimaient pas être comparés entre eux, encore
moins à une personne qui n’était pas parvenue à s’intégrer.
Le reste du cours se passa sans incident notable, l’événement finit par être oublié
et les coups d’œil furtifs vers l'adolescente cessèrent au cours de l'heure suivante. À
midi, les élèves se rendirent au restaurant scolaire afin de prendre leur repas. Angela
était en train de ranger ses affaires dans son sac quand elle s’aperçut de la présence
d’une autre fille. Celle-ci s’avança dans sa direction et s’installa sur la chaise située
juste devant la table de la lycéenne.
« Je crois que je ne comprendrais jamais les Mathématiques. Comment as-tu fait
pour y arriver ? »
Non, elle ne rêvait pas. Suzana, une des filles les plus populaires de sa classe, était
bel et bien en train de lui parler. Angela voulut répondre, mais ne put que bredouiller
quelques mots :
« Amie… aidée…
— Je crois que je vais devoir te demander de répéter, je n’ai pas bien compris.
— Une de mes amies m’a appris une méthode efficace.
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— Penses-tu que tu serais capable de me l’expliquer ?
— Je ne sais pas, on peut toujours essayer. »
La jeune fille ressortit son livre de mathématiques pour aider sa camarade, mais
celle-ci l’arrêta.
« Non, pas maintenant. Nous avons toutes les deux besoin de nous détendre, la
journée n’est pas finie. Si tu es libre mercredi après les cours, nous pourrions manger un
morceau et tu pourrais m’expliquer. Avec Éloïse, nous avons décidé de passer l’aprèsmidi ensemble. Nous irons au cinéma ensuite. »
Angela n’en revenait pas. Non seulement Suzana lui demandait de l’aide, mais en
plus elle lui proposait une sortie entre amis. Sans réfléchir davantage, la jeune fille
accepta, se disant que cela lui permettrait de passer du temps loin de la mauvaise
ambiance qui régnait chez elle.
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Chapitre 10 :
Angela avait regardé Suzana quitter la classe et était restée interdite devant son
sac ouvert. Elle n’avait même pas lâché le manuel de Mathématiques. La fille la plus
populaire du lycée lui avait adressé la parole et lui avait demandé son aide. Tout cela
était très étonnant. Reprenant ses esprits, elle termina de ranger ses affaires et sortit de
la salle.
Pendant son heure de repas, l’adolescente avait repensé à la manière dont son
quotidien avait évolué. Tout avait commencé lorsque, sur un coup de tête, elle s’était
connectée sur une conversation instantanée. Une action qui n’était pas dans ses
habitudes. En général, Angela évitait tout contact avec les autres. La peur de se
retrouver rejetée était bien plus forte que son désir de se faire des amis. Pourtant, à ce
moment précis, elle avait eu ce geste d'ouverture. La lycéenne avait rencontré
PetiteFleur qui lui avait expliqué la leçon de Mathématiques, ce qui avait conduit
Suzana à venir la solliciter pour obtenir son aide. Et maintenant, elle allait passer
l’après-midi du mercredi suivant avec elle. La joie avait envahi son cœur. Les
événements commençaient-ils à tourner à son avantage ?
Et que dire de sa rencontre avec Malik ? Elle avait l’impression de le connaitre
depuis toujours. Il dégageait une grande douceur. La jeune fille sentait qu’elle pouvait
lui faire confiance. Mais, dans ce cas, qu’est-ce qui l’empêchait de lui parler de ses
soucis ? Elle ne pouvait l’expliquer. Ces pensées se succédèrent dans sa tête tout le reste
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de la journée. À tel point qu’à l'heure de son cours d’Histoire, elle ne put se concentrer
suffisamment sur son interrogation et ne put répondre à toutes les questions.
Il était seize heures quarante quand elle monta dans le bus qui devait la ramener à
son appartement. Vingt-cinq minutes plus tard, elle ouvrait la porte d’entrée. Tout était
silencieux. Visiblement, elle était la première à rentrer. Sans prendre la peine de passer
par la cuisine, malgré les grondements de son estomac, la jeune fille fila tout droit dans
sa chambre. Elle se précipita vers son bureau. Peut-être que Malik avait déjà répondu au
message envoyé le matin même. Mais il n’y avait rien et le salon de discussion du
forum était désert.
Angela décida de profiter de ce laps de temps pour s’occuper de son travail
scolaire, mais elle s’aperçut qu’elle n’avait rien pour le lendemain. C’était l’occasion
rêvée de continuer l’écriture de sa fiction. Elle sélectionna le document Word et, après
avoir regardé où en était l’histoire, se mit à tapoter sur les touches de son clavier.
Concentrée sur son œuvre, elle n’entendit pas l’ouverture de la porte de l’habitation, ni
celle de sa chambre.
Stéphane était entré et s’était immobilisé derrière sa sœur, l’observant avec
attention. Après quelques minutes, voyant que cette dernière ne s’était pas aperçue de
son arrivée, il s’avança et commença à lire par-dessus son épaule. L’adolescente sentit
alors une présence et s’arrêta d’écrire, puis, lentement, elle se retourna et tomba nez à
nez avec son frère. Celui-ci quitta l’écran des yeux et posa son regard sur le visage
d’Angela.
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« Qu’est-ce que c’est ? Une rédaction ? »
La jeune fille réfléchit un moment, puis referma le fichier après avoir sauvegardé
son travail. Stéphane ne devait pas savoir ce qu’elle cachait même à son père.
« Oui, c’est un travail pour l’école.
— N’espère pas avoir une bonne note avec quelque chose d’aussi nul ! »
Disant ces mots, il s’était assis sur le lit et continuait de fixer intensément sa
sœur, avec dans le regard une lueur qui fit frissonner la lycéenne.
« Qu’est-ce que tu veux ?
— Rien, juste savoir comment tu vas, répondit-il dans un demi-sourire.
— Ou savoir si je compte parler du petit souci de ce matin aux parents ?
— De quel souci parles-tu ? »
Non, ce qui l’amenait dans sa chambre avant le retour n’était pas le désir de
s’assurer de son silence. Après tout, il lui suffisait de nier la chose, leur mère prenant
systématiquement son parti. De plus, elle ne souhaitait pas compliquer la situation de
son père en lui demandant d’intervenir, cela ne ferait que tout aggraver.
« Alors, que veux-tu ? Tu regrettes de t’être laissé aller ?
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— Ce qui s’est passé est entièrement de ta faute, ajouta-t-il en montant légèrement
le ton.
— Ma faute ?
— Oui, tu t’arranges toujours pour me mettre en colère ! »
Stéphane s’était relevé et regardait fixement sa sœur. Celle-ci se redressa et recula
légèrement. Elle n’aimait pas ce qu’elle lisait dans ses yeux. Pourquoi réagissait-il de
cette façon ? Ses accès de colère étaient plus nombreux depuis quelque temps ? Était-ce
dû à l’approche de la fin de l’année ? Après tout, ne devait-il pas passer son
baccalauréat cette année ? Peut-être que la perspective de cette épreuve le stressait un
peu.
Angela ne savait pas quoi faire. S’il venait à perdre le contrôle, elle risquait de le
sentir. Heureusement, la porte de l’appartement s’ouvrit et se referma et les deux
adolescents purent entendre des bruits de pas parcourir rapidement le couloir. Une
minute plus tard, leur père se glissa sans la pièce avec un visage joyeux. En apercevant
leurs expressions, son sourire se figea.
« Que se passe-t-il ici ?
— Rien, répondit Angela en se rasseyant. Nous n’avons pas les mêmes opinions,
c’est tout. »
Le chef de famille observa ses deux enfants, peu convaincu par cette explication.
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« Tu as besoin de nous ?
— Non, j’ai eu ta mère au téléphone et nous allons passer la soirée ensemble. Je
l’invite au restaurant. Vous serez seuls pour le repas. Vous pourrez vous débrouiller ? »
Angela repensa au différend qui opposait ses parents depuis le weekend. Un
rendez-vous en tête à tête ne réglerait pas leurs problèmes, mais pourrait néanmoins
calmer le jeu un certain temps. L’appartement pourrait redevenir tranquille quelques
jours. Elle observa son frère qui voyait déjà l’occasion de s’offrir une soirée à
l’extérieur. La lycéenne se tourna vers son père
« Bien sûr ! J’espère que vous passerez une bonne soirée.
— Je la récupère à la gare et nous irons au restaurant directement. Le temps de me
changer et je suis parti. Nous serons de retour vers onze heures. »
Après avoir souri, il quitta la pièce et se rendit dans sa chambre. Les adolescents
restèrent silencieux à s’observer pendant le temps que mit leur père pour s’habiller. Le
bruit de l’ouverture de la porte les avertit qu’ils étaient de nouveau seuls. Stéphane se
leva et, avant de partir, eut un regard envers sa sœur.
« Je vais rejoindre mes amis, fais en sorte que les parents croient que j’ai passé la
soirée ici.
— Tu n’as pas le droit de sortir en semaine.
— C’est pourquoi je te charge de le leur cacher. Dis-toi que s’ils l’apprennent, ça
te coutera cher. »
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Sur ces mots, il partit. Angela resta seule dans l’appartement. Elle n’avait pas le
choix. Une fois de plus, il utilisait sa sœur comme couverture. Celle-ci savait ce qu’il se
passerait si elle n’était pas à la hauteur. Il était dix-huit heures trente, la soirée ne faisait
que commencer. La jeune fille se rendit à la cuisine et se prépara un petit sandwich avec
ce qu’elle trouva dans le réfrigérateur : du jambon de poulet, quelques feuilles de salade
et des rondelles de tomates entre deux tranches de pain de mie.
La lycéenne plaça le tout sur un plateau, prit une cannette de soda et un verre et
regagna sa chambre. Elle se réinstalla devant son ordinateur, certaine cette fois de
pouvoir agir sans risque d’être surprise. L’adolescente mit un peu de musique et entra
sur la discussion instantanée où plusieurs membres étaient présents. Elle salua tout le
monde et se mêla à la conversation. PetiteFleur était là, mais pas Malik.
« Comment vas-tu, Angie ?
— Bien et toi ?
— Ça va, tu as manqué une personne qui s’est connectée uniquement pour
prendre de tes nouvelles.
— Il n’est pas resté ?
— Non, il avait beaucoup de travail, mais tu peux lui envoyer un message privé.
— C’est dommage, mais je ne veux pas le déranger.
— Ne t’en fais pas pour ça, c’est lui qui a demandé que tu le contactes en cas de
besoin. Et puis, si ça se trouve, il a peut-être déjà fait le premier pas. »
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Angela était un peu déçue d’être arrivée trop tard pour lui parler, elle ressentait le
besoin de discuter, de lui annoncer sa prochaine sortie. En actualisant sa page, la jeune
fille se rendit compte que l’étudiant lui avait effectivement écrit. Elle se rendit sur sa
boîte et lut le petit texte.
« Ne t’inquiète pas pour la réponse. Je sais ce que c’est que d’avoir des imprévus.
Comment vas-tu ?
Je pense aussi que parler pourrait te faire du bien et je suis disponible si tu le
désires. Je te donne mon adresse mail, comme ça nous pourrons nous écrire plus
facilement, sans que j’aie besoin de rester connecté sur le forum.
En ce qui concerne la messagerie instantanée, c’est un logiciel qui permet de
discuter avec tes amis en direct et, effectivement cela fonctionne comme un salon, sauf
que c’est privé. C’est-à-dire que tu ne parles majoritairement qu’à une seule personne.
Mais tu peux aussi en inviter d’autres au sein d’une conversation. Dans ce cas, il s’agit
de groupes.
Si tu désires installer ce système, je t’aiderai et nous pourrons papoter. Je crois
que PetiteFleur t’apprécie beaucoup également et serait toute disposée à discuter avec
toi. »
L’adolescente relut deux fois avant de sourire. Elle venait d’obtenir un moyen
rapide pour entrer en contact avec Malik et il lui avait même proposé de l’aider dans
l’installation du programme dont il lui avait parlé. Pour lui répondre, elle ouvrit un
nouvel onglet et se rendit sur sa boite de réception.
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« J’ai eu des moments difficiles, comme tu as pu t’en rendre compte, mais ça va
mieux. Et toi ?
C’est un système qui pourrait effectivement me convenir. Je pense que le mettre
sur mon ordinateur ne posera pas de problème, si tu peux me donner un lien où je
pourrais le télécharger.
Merci pour ton aide. »
Après avoir cliqué sur « envoyer », elle revint sur le forum et observa les
conversations. PetiteFleur était partie dans une discussion avec plusieurs autres
membres et ne s’aperçut pas du retour d’Angela. Celle-ci commença par lire sans
vraiment s’intégrer, se contentant d’assister. Le thème semblait tourner autour d’une
possible rencontre entre certains lors d’une convention sur l’univers culturel japonais.
L'adolescente n’en avait jamais entendu parler.
En parallèle, elle surveillait également sa boîte de réception. Dès l'apparition d'un
nouveau message, la jeune fille se précipitait sur la page pour vérifier si Malik lui avait
répondu. Le mot de l’étudiant arriva après plusieurs fausses alertes qui, à chaque fois,
avaient fait battre le cœur de la lycéenne un peu plus vite.
Le texte contenait l’adresse d’un site qui lui permettrait de télécharger le
programme de discussion et le pseudonyme sous lequel Malik l’utilisait. Sans attendre,
Angela accéda à la page mentionnée et récupéra les données. Cela ne prit que quelques
minutes et elle commença l’installation. La première étape était une inscription. Elle
choisit d’utiliser le même pseudonyme que sur le forum.
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Une fois, le logiciel prêt, elle chercha comment gérer ses contacts. Le système
semblait assez intuitif et la lycéenne en comprit rapidement le fonctionnement. À l’aide
des éléments transmis sur le mail, elle ajouta Malik à sa liste d’amis. Il ne lui restait plus
qu’à attendre que l’étudiant accepte son invitation. Angela retourna sur le forum et eut
la bonne surprise de le voir connecté.
« Tu n’as pas eu trop de difficultés pour installer le programme, lui demanda-t-il.
— Non, tout s’est passé parfaitement et tout a été fait correctement. J’ai pu
facilement en comprendre le fonctionnement, tu n'as plus qu'à répondre. Mais je croyais
que tu devais travailler.
— Ha, j’ai bien avancé, mais je pense que je vais en rester là pour ce soir. Je vais
voir ça tout de suite. »
PetiteFleur qui les avait vus revenir tous les deux s’intéressa également à leur
dialogue et, comprenant de quoi il s’agissait, elle proposa à Angela de l’ajouter. Celle-ci
accepta volontiers. Un message sur son nouveau logiciel de conversation lui apprit que
Malik venait de se connecter. L’adolescente entra le nom d'utilisateur de son amie avant
de lire ce que lui écrivait le jeune homme.
« Alors, comment vas-tu ?
— Je dois dire que la soirée a bien commencé.
— C’est déjà une très bonne chose. J’ai vu dans les archives de la discussion que
tu étais toute seule chez toi.
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— Oui, mes parents sont partis, ils sont au restaurant. C’est leur façon de tirer un
trait sur leur nouvelle dispute.
— Tu penses que ça ne règlera pas le problème ?
— À chaque fois, cela se passe de cette façon, ils ne font qu’enterrer la cause de
leurs mauvaises relations, ça finira encore par remonter, mais nous aurons néanmoins
une période d’accalmie.
— Je vois, ils ne s’entendent plus.
— Oui, on peut résumer les choses de cette façon. »
Angela avait trouvé naturel de répondre aux questions de l’étudiant et avait
complètement oublié qu’elle était encore connectée sur le forum, bien trop occupé par
sa discussion. PetiteFleur se rappela à elle par un petit message sur le logiciel.
« Tu dois être en pleine conversation avec Malik, alors je ne vais pas t’ennuyer
longtemps. Je voulais juste te souhaiter une bonne nuit. Il commence à se faire tard. À
demain. »
La jeune fille lui avait alors répondu en la remerciant. Ensuite, elle s’était de
nouveau intéressée à son dialogue avec l’étudiant.
« Je croyais que tu avais un frère, il n’est pas là ?
— Il a profité de l’absence de nos parents pour quitter l'appartement en douce.
— En douce ?
— Oui, il n’a pas le droit de sortir pendant la semaine.
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— Quel âge a-t-il ?
— Il a dix-sept ans, deux de plus que moi.
— D’accord, il doit être en terminale et, toi, en seconde, si je ne me trompe pas.
— Non, c’est bien ça. Et toi, tu as quel âge ?
— Tu vois, les questions ne sont pas si difficiles à poser finalement. J’ai vingtdeux ans. »
Angela sourit, elle se rappela avoir mentionné sa difficulté à poser des questions
lors de leur toute première conversation.
« J’imagine que tu lui sers d’alibi, ajouta-t-il.
— Exactement, je dois le couvrir.
— Et tu acceptes ça ?
— Je n’ai pas trop le choix, il est plus âgé que moi et sait tourner toutes les
situations à son avantage. Même si j’en parlais à ma mère, tout me retomberait dessus.
— Comment ça ?
— Pour elle, il n’a aucun défaut et a toujours raison.
— Je vois, ça ne doit pas être facile pour toi. Surtout, si tu trouves que mes
questions deviennent trop personnelles, tu n’as qu’à me le dire. Je ne souhaite pas te
mettre mal à l’aise. »
La dernière phrase de Malik avait fait comprendre à Angela qu’elle avait raison de
lui faire confiance. Il cherchait réellement à l’aider à sa façon, simple, mais délicate. À
ce moment précis, la porte de l’appartement s’ouvrit et des pas résonnèrent dans le
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couloir. La jeune fille se tourna brusquement et regarda sa montre. Il était vingt-deux
heures quinze. Ses parents étaient-ils de retour avec un peu d’avance ? Elle se demanda
comment leur expliquer l’absence de Stéphane.
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Chapitre 11 :
Angela était occupée à discuter avec Malik sur internet, lorsqu’elle avait entendu
des bruits de pas dans le couloir. Sa respiration s’était arrêtée. S’il s’agissait de ses
parents, de retour plus tôt que prévu, elle aurait à donner une explication concernant
l’absence de Stéphane. Heureusement, l’attente fut brève. La porte de sa chambre
s’ouvrit à la volée et son frère apparut dans l’embrasure. La rougeur dans ses yeux
n’était pas bon signe. L’adolescente se demanda s’il n’avait pas consommé de l’alcool.
« Ce n’est que moi, je suis rentré avant eux !
— J’espère que tu n’es pas sorti pour boire !
— Ce ne sont pas tes affaires ce que je fais des miennes !
— Tu devrais aller te coucher, il ne faut pas qu’ils te voient dans cet état. »
Il vacilla légèrement et ne dut de rester debout qu’à la rapide réaction de sa sœur
qui l’avait retenu. La jeune fille le ramena dans sa chambre et l’aida à se mettre au lit.
Stéphane se laissa emmener sans résister. La tête lui tournait. Il s’endormit au moment
où sa joue se posa sur l’oreiller. La lycéenne lui retira ses chaussures et le couvrit avant
de sortir. Il serait plus facile de prétendre qu’il était fatigué afin d’éviter que leur mère
ne pénétrât dans la pièce, plutôt que d’expliquer les raisons de son absence.
Elle revint dans sa chambre, puis se réinstalla devant l’ordinateur. Malik n’avait
rien ajouté à sa dernière phrase.
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« Je suis désolée, mon frère vient de rentrer, j’ai dû l’aider à se mettre au lit. Je
crois qu’il a bu !
— D’accord, il n’a pas été trop difficile à gérer ?
— Non, bizarrement, il était plus doux que d’habitude. Je devrai juste m’assurer
que personne ne le voit dans cet état.
— Tu ne devrais peut-être pas le couvrir sur ce coup-là. Il doit cacher un profond
malaise avec un comportement comme ça.
— Tu as probablement raison, mais je ne pense pas que le dénoncer l’aidera. Et
puis, tu ne sais pas ce qu’il est capable de faire.
— Je vois. Ta situation semble effectivement très délicate. As-tu parfois
l’occasion de sortir avec des amis et de t’amuser ?
— Mes amis ne sont pas nombreux et je n’ai pas beaucoup de distractions, mais
cela devrait changer. Je dois aller au cinéma avec deux filles de ma classe ce mercredi.
— C’est bien, ça te changera les idées. »
Quelques coups frappés à la porte de sa chambre attirèrent son attention. C’était
son père qui venait s'assurer que tout s’était bien passé pendant leur absence.
« Oui, avait répondu la jeune fille. Nous nous sommes débrouillés. Et votre
soirée ?
— Excellente ! Tu devrais te mettre au lit, maintenant. Il est tard et tu as classe
demain.
— J’éteins dans deux petites minutes.
101
— Bonne nuit, ma puce. Je ne vois pas de lumière dans la chambre de ton frère, il
dort déjà ?
— Il était fatigué et s’est couché tôt.
— Dans ce cas, je vais dire à ta mère de le laisser se reposer. Ne tarde pas ! »
La lycéenne lui sourit et le regarda s’en aller avant de s’intéresser de nouveau à sa
conversation. Malik n’avait rien ajouté.
« Je dois te laisser. Mes parents sont rentrés. Je dois éteindre et me coucher.
— D’accord, je ne tarderai pas, moi non plus.
— Merci de m’avoir écoutée.
— Il ne faut pas me remercier. Ce n’est rien.
— Pour moi, c’est beaucoup. Passe une bonne nuit.
— Merci, toi aussi. »
Après ces échanges, Angela se déconnecta du programme et des différents sites,
puis éteignit l’ordinateur. Elle se leva et rejoignit la salle de bain afin de se préparer
pour la nuit. Un quart d’heure plus tard, l’adolescente était couchée dans son lit et se
repassa dans sa tête tous les moments de sa conversation avec l’étudiant. Ces idées
apaisantes lui permirent de s’endormir facilement.
À son réveil, le lendemain matin, elle se sentit reposée. Tout de suite, elle repensa
à Stéphane et à l’état dans lequel il était la veille au soir. La nuit avait-elle été suffisante
pour lui laisser le temps de se ressaisir ? Elle se leva rapidement et se rendit directement
102
dans la cuisine. Ses parents étaient en train de prendre leur petit-déjeuner ensemble,
mais son frère n’était pas là ?
« Stéphane est déjà parti ?
— Non, il est malade et va rester ici aujourd’hui.
— Qu’est-ce qu’il a ?
— Tu devrais le savoir, puis que tu étais avec lui hier soir.
— Que veux-tu dire ?
— N’est-ce pas toi qui as prétendu qu’il s'était couché tôt ?
— Oui, c’est vrai, je crois qu’il avait mal à la tête.
— Voilà, ce n’est pas passé ! Donc, il va se reposer aujourd’hui. »
Après ce dialogue pendant lequel sa mère avait utilisé un ton sec, Angela décida
de commencer par se préparer. Peu de temps après, le bruit de la porte l’avertit qu’un
membre de la famille venait de quitter l’appartement. La jeune fille sortit de la salle de
bain et retourna dans sa chambre. Mais en y entrant, elle eut la surprise d’y trouver son
père. Ce dernier avait l’air soucieux.
« Nous sommes seuls. Ta mère est allée travailler et ton frère dort. Je voudrais
qu’on parle.
— Ça ne peut pas attendre ce soir, je dois partir, j’ai cours dans une heure.
— Ne crois pas que je n’ai pas remarqué que tu étais mal à l’aise ce matin. Ce
n’est pas parce que je ne dis rien que je ne vois rien !
— De quoi parles-tu ?
103
— Hier, déjà, il se passait quelque chose entre ton frère et toi. »
Angela se taisait, ne sachant pas vraiment comment répondre à son père. Ce
dernier avait posé sur sa fille un regard doux.
« Je ne veux pas te forcer à me parler, si tu n’en as pas envie, mais je peux t’aider.
Quel que soit le problème, il existe des solutions.
— Ne t’inquiète pas, tout va bien. Je dois vraiment partir, maintenant.
— Je ne te retiens pas, mais je souhaite continuer cette conversation ce soir. »
L’adolescente acquiesça et attrapa son sac de cours avant de quitter
précipitamment l’appartement. En se dirigeant vers l’arrêt du bus, elle se demanda
comment convaincre son père d'en rester là. Il avait bien sûr raison : sa relation avec son
frère n’était pas spécialement agréable. Sa mère croyait tous les mensonges de Stéphane
et tout lui retombait toujours sur la tête. De plus, en cas de révélations, elle pourrait en
subir les conséquences.
En arrivant devant la grille de son lycée, Angela remarqua qu’elle était attendue.
Suzana était facilement reconnaissable avec son corps élancé et ses longs cheveux
blonds. Elle portait une petite jupe bleue avec un chemisier blanc. Sa tenue s’accordait
bien avec la couleur de ses yeux. À côté d’elle, l’adolescente semblait habillée avec de
vieux vêtements. Son habitude de ne sortir qu’en jean y était pour beaucoup. La jeune
fille s’arrêta à hauteur de sa camarade de classe qui lui sourit.
104
« Je voulais savoir si tu étais toujours d’accord pour demain.
— Oui, je serai là, ne t’en fais pas ! »
Suzana sourit et alla retrouver Éloïse qui l’attendait à quelques mètres de là.
Toutes deux partirent après avoir éclaté de rire. Angela prit la direction des bâtiments
pour rejoindre les salles de cours. L’attitude des deux élèves avait quelque chose
d’étrange, mais la jeune fille ne s’en était pas rendu compte à cause des émotions qui se
bousculaient dans sa tête. Elle s’installa sur chaise et attendit l’arrivée des autres.
La journée se déroula simplement, rien ne vint perturber la monotonie des cours.
L’adolescente voyait les heures s’écouler avec une angoisse grandissante. Elle savait
qu’à son retour, son père insisterait pour avoir cette conversation dont il avait fait
mention le matin même et cette perspective l’effrayait au plus haut point. Le mensonge
n’avait jamais été son fort.
Elle y pensait encore dans le bus. Angela redoutait le moment où elle entrerait
dans l’appartement. Silencieusement, elle traversa le couloir afin d’atteindre rapidement
la tranquillité de sa chambre. Quand elle s'y trouva, un sentiment de sécurité l’envahit,
mais il fut de courte durée. Quelques coups frappés à la porte lui indiquèrent que son
retour n’était pas resté inaperçu. La voix de son père lui parvint :
« Je souhaite juste qu’on discute ! »
105
Elle le laissa entrer et se plaça sur son lit sans rien dire. Il s’empara de la chaise de
bureau et s’assit. Son regard se posa sur sa fille qui s’était recroquevillée contre le mur
en serrant son oreiller contre elle. Ce n’était pas la première fois qu’il la voyait comme
ça. Ce genre de comportement était un signe de stress chez elle. Prenant sa voix la plus
douce pour ne pas augmenter son malaise, il se mit à lui parler :
« Je sais que tes rapports avec ton frère n’ont pas toujours été très faciles, pourtant
tu n’en as jamais rien dit. Pourquoi ? »
La jeune fille ne répondit pas. Comment pouvait-il savoir ? Chaque fois que son
frère s’était comporté de façon violente avec elle, ses parents étaient absents. Il n’avait
jamais pris le risque de leur montrer ce côté de sa personnalité. Elle était la seule à la
connaitre.
« Depuis quelques jours, vous semblez tous les deux réagir différemment,
continua-t-il. Pour Stéphane, je peux le comprendre : la fin de l’année approche et, par
la même occasion, les épreuves du baccalauréat. Vous êtes-vous disputés à ce
propos ? »
Angela écoutait son père qui essayait de trouver une explication à la petite scène
qu’il avait interrompue la veille. Il était bien sûr à des années-lumière d’imaginer les
véritables raisons de leur mésentente. Jusque-là, ils avaient plus ou moins réussi à la
cacher, mais Stéphane avait de plus en plus de mal à se contenir et ses pertes de contrôle
106
devenaient visiblement plus fréquentes. Était-ce réellement dû au stress des examens ?
Néanmoins, l’adolescente trouva là une porte de sortie.
« Oui, effectivement, il est stressé par ses examens. »
Angela n’aimait pas mentir à ses parents, mais elle pensait ne pas avoir le choix à
ce moment-là !
« Il passe son énervement sur toi ?
— Non, c’est une petite dispute sans importance, ce n’est pas grave !
— En es-tu sûre ? Pour moi, c’était plus que ça !
— Je t’assure. Nous nous sommes juste pris la tête pour une raison stupide.
— Alors, dis-moi, pourquoi as-tu aussi peur de me parler ? »
La jeune fille baissa son regard sur ses bras agrippés à son oreiller. Elle desserra
son étreinte et leva les yeux sur son père. Non, décidément, lui avouer la vérité était au
dessus de ses forces.
« Je sais que quelque chose te tracasse. Parle-moi !
— J’ai eu un petit souci au lycée, ce n’est pas important !
— Je ne peux pas te forcer à parler, mais je t’encourage à le faire quand tu seras
prête. »
Il se leva et remit la chaise à sa place.
107
« Je parlerai également à ton frère.
— Attends, j’ai été invitée par une amie demain après-midi. Nous devons aller au
cinéma.
— Une sortie ? Donc, tu ne seras pas là pour déjeuner. C’est noté. »
Le chef de famille sourit à sa fille. Il était content pour elle.
« Tu as mon autorisation, si c’est ce que tu voulais. Je vais en discuter avec ta
mère.
— J’aurais dû t’en parler hier, mais j’ai oublié.
— Ce n’est rien, je te laisse, Stéphane va bientôt rentrer ! »
Il sortit de la chambre en la laissant seule. C’était fini ! Angela était parvenue à
cacher la vérité sur ses relations avec son frère. Mais, à présent, son père allait lui poser
le même genre de questions et ce dernier ne se gênerait pas pour tout inventer. Elle resta
un instant sur son lit à réfléchir. Tout lui révéler aurait pu être la solution à ses
difficultés. Pourtant, elle ne désirait pas le mêler à ça, il avait suffisamment de
problèmes. La jeune fille ne voulait pas être un sujet de discorde entre ses parents.
En effet, ses dires seraient certainement rapportés à sa mère qui prendrait alors la
défense de Stéphane, et ce, qu’il ait raison ou non. Ce qui pouvait provoquer des
désaccords au sein du couple, particulièrement en cas de divergence d’opinions sur ce
point précis. De plus, la vengeance de ce dernier ne se ferait pas attendre très longtemps.
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Dans un cas comme celui-là, arriverait-il à conserver son calme et à ne pas perdre le
contrôle de la situation ?
L’ouverture de la porte d’entrée la tira de ses pensées. Stéphane venait
probablement de rentrer et aurait une discussion avec leur père, ce qui risquait de
l’énerver. Angela se recroquevilla contre le mur, s’attendant à le voir débarquer dans sa
chambre. Elle put facilement imaginer ce qu’il se passait dans l’appartement rien qu’en
écoutant les bruits : les pas de son frère qui allait s’installer devant sa console pour
jouer, la voix du chef de famille lui demandant de lui accorder quelques minutes, en
parlant plus fort pour surpasser le son de la télé.
La conversation dura de longues minutes pendant lesquelles Angela n’avait pas
osé bouger. La situation s’était légèrement envenimée au retour de sa mère. À ce
moment, le ton avait commencé à monter. L’adolescente avait alors serré son oreiller
contre elle. Toute cette agitation était de sa faute. Elle assistait, depuis son lit, à la plus
terrible des disputes de ses parents. Leurs cris s’étaient mis à résonner. Stéphane avait
profité de la confusion et du fait que l’attention du chef de famille avait été attirée
ailleurs pour s’éclipser. La jeune fille avait entendu la porte de sa chambre se refermer.
Dans le salon, par contre, les choses ne semblaient pas s’arranger…
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Chapitre 12 :
Le soleil se couchait sur la ville. La pénombre pénétrait dans la chambre où
Angela attendait, les bras serrant fortement un oreiller et les larmes coulant sur ses
joues. Elle était restée là sans bouger pendant la dispute entre ses parents. Puis, peu à
peu, l’appartement était devenu silencieux après un claquement de porte. L’adolescente
ignorait lequel des deux était parti, même si elle s’en doutait. Dans la plupart des cas,
c’était son père qui jetait l’éponge et s’en allait. La période d’accalmie avait, cette fois,
été de très courte durée.
Au bout d’un temps qui lui avait paru être une éternité, elle entendit le bruit de
talons marchant dans le couloir, puis une voix, celle de sa mère, s’adressa à son frère :
« Le repas est prêt, va chercher ta sœur ! »
Le ton qu’elle avait employé pour dire ces mots ne présageait rien de bon.
Stéphane sortit de sa chambre et se rendit dans la cuisine sans même frapper à sa porte.
Ce n’était pas nécessaire puisqu’elle avait entendu l’appel. Cependant, il aurait voulu lui
causer des ennuis qu’il ne s’y serait pas pris autrement. Angela se leva et le suivit. Le
repas se constituait d’un peu de soupe avec un morceau de pain. La jeune fille mangea
en silence, pensant à son père. Ce dernier avait sans doute été obligé de capituler face à
la volonté de sa femme, comme il le faisait à chaque fois.
110
Pourtant, la trêve avait duré moins longtemps que d’habitude et l’adolescente y
voyait quelque chose d’étrange, comme si tout ne se passait pas comme lors des autres
disputes. La situation avait effectivement évolué et allait prendre une tournure que la
jeune fille était loin d’imaginer. Une fois le potage avalé, elle regagna sa chambre. Il
était vingt heures trente.
Angela était parcourue de tremblements et ne savait pas quoi faire pour se calmer.
Ses yeux se posèrent sur son ordinateur portable et elle repensa à Malik. Peut-être
serait-il présent ? Elle s’assit à son bureau et ouvrit le logiciel de conversation, mais
l’étudiant n’était pas là. L’adolescente se connecta alors sur le forum et trouva
PetiteFleur sur le salon de discussion. Après un rapide bonsoir, elle lui demanda si leur
ami commun s’était montré.
« Je ne l’ai pas encore vu. Tu avais besoin de lui parler ?
— Ce n’est pas grave, ne t’en fais pas.
— Angie, que se passe-t-il ?
— Rien, j’ai eu une journée difficile. Ce n’est pas d’important. »
PetiteFleur resta quelques minutes sans parler.
« Malik devrait arriver dans quelques minutes. Je viens de lui envoyer un message
sur son téléphone. J’attends sa réponse.
— Tu n’aurais pas dû le déranger.
111
— Il m’avait demandé de le prévenir si j’avais de tes nouvelles et je vois que tu ne
vas pas bien. Attends, une réponse est arrivée. »
Angela avait de nouveau les larmes aux yeux. Comment PetiteFleur avait-elle pu
ressentir sa détresse alors qu’elle n’avait rien dit ?
« Il se connecte ! »
L’adolescente s’attendait à voir arriver l’étudiant sur le forum, mais il lui parla
directement sur le logiciel qu’elle avait installé sur ses recommandations.
« Angie, PetiteFleur m’a dit que tu n’allais pas bien. Que se passe-t-il ? »
Devant l’intérêt que le jeune homme lui témoignait, la lycéenne fondit en larmes
et ne put répondre à sa question. Elle mit quelques minutes à se calmer.
« C’est une longue histoire, tu sais. Je suis désolée de te déranger pendant que tu
travailles.
— Tu ne me déranges pas. Raconte-moi tout depuis le début ! »
Lentement, Angela lui raconta tout de son altercation avec son frère jusqu’aux
conséquences qui en avaient découlées.
112
« Maintenant, mon père a quitté l’appartement et a sûrement été boire quelque
part. Mes parents avaient fait la paix, hier. Normalement, ils n’auraient pas dû
recommencer de crise avant deux bonnes semaines.
— Je vois, tu t’inquiètes pour lui, n’est-ce pas ?
— Oui, je sens que cette dispute est plus importante que les autres. Et tout est de
ma faute !
— Pourquoi penses-tu ça ?
— Si j’avais dit la vérité à mon père, peut-être que tout aurait été différent…
— Ça, tu n’en sais rien. La situation aurait pu être bien pire. »
À la lecture de cette phrase, l’adolescente ferma les yeux. Elle ne comprenait pas
pourquoi son ami lui disait cela. Après plusieurs minutes de silence, il continua :
« Angie, tu ne peux rien faire pour ton père. S’il a pris la décision de noyer son
chagrin dans l’alcool, c’est son choix.
— J’ai si peur !
— Je me doute, mais malheureusement, tu n’as aucun contrôle sur la situation.
— Que dois-je faire ?
— Rien de plus que d’habitude. Je crois savoir que tu devais voir des amies
demain, tu m’en as parlé hier.
— Oui, mais je pense que je vais annuler. Je préfère revenir ici au cas où il aurait
besoin de moi.
— Moi, je te conseille pourtant d'y aller. Passe un bon après-midi, ainsi tu seras
plus en mesure de l’aider. »
113
L’adolescente réfléchit un instant, l’étudiant avait raison. Elle ne serait d’aucune
utilité à son père dans l’état d’énervement où elle se trouvait. Néanmoins, elle souhaitait
être là pour lui.
« Il aura sans doute besoin de moi à son retour.
— Je crois me rappeler que tu as vécu la même situation. C’était samedi dernier,
non ?
— Oui, j’avais attendu qu'il soit rentré.
— Vas-tu faire pareil ce soir ? Tes amies comptent sur toi demain !
— C’est vrai, mais je me sens mal.
— Raison de plus pour sortir et t’amuser. Tu as besoin de t’éloigner de tout ça.
Tes parents ont visiblement des problèmes de couple et cela n’a rien à voir avec toi.
— Tu le penses vraiment ? C’est de ma faute s’ils se sont disputés ce soir.
— Oui ! Ils n’ont besoin que d’une bonne excuse ! »
Les paroles de l’étudiant résonnaient dans la tête d’Angela. Son père et sa mère ne
s’entendaient visiblement plus, et ce, depuis maintenant un certain temps. Ce n’était pas
à elle de se rendre coupable de l’échec de leur relation, ils en étaient les seuls et uniques
responsables. Après tout, la jeune fille ne leur avait rien demandé. Devant son silence,
Malik avait repris :
« Je pense que, vu la situation actuelle, tu as tout intérêt à te protéger un
maximum. Visiblement, ton frère ne t’aidera pas à passer ce cap difficile. Il doit être
114
aussi perturbé que toi, mais ne réagit pas de la même façon. Tout cela peut expliquer
son comportement.
— Tu sais, Stéphane a toujours été comme ça, du moins dans mes souvenirs. À
son entrée au collège, il a dû s’occuper de moi.
— Que veux-tu dire ?
— C’est lui qui passait me prendre à la sortie de l’école. Ça a duré longtemps. Il
n’a été libéré de cette obligation qu’au début de cette année.
— Pourquoi ? N’es-tu pas en seconde ? Il a dû te surveiller jusqu’en troisième ?
— Oui, ma mère tenait absolument à ce que mon frère vienne me récupérer au
collège. J’ignore pourquoi. Si ça se trouve, elle n'avait pas confiance en moi. En tout
cas, ça faisait bien rire mes camarades de classe. Je peux t’assurer que j’ai été ravie
d’apprendre qu’il ne continuerait pas au lycée.
— Je comprends. Tu ne me sembles pourtant pas être quelqu’un qui ait besoin
d’autant de précautions.
— C’est ma mère, elle a toujours été contradictoire. Elle m’entourait d’une
surveillance constance, mais ne faisait pas attention à moi lorsque nous étions dans la
même pièce. Je me suis souvent demandé ce qui l’effrayait à ce point. »
En jetant un œil à l’heure sur son ordinateur, Angel s’aperçut qu’il n’était pas loin
de minuit et que son père n’était toujours pas rentré. L’angoisse que la présence de
l’étudiant avait réussi à diminuer reprit de l’ampleur. Elle savait que son ami ne
tarderait pas à la laisser. Peut-être avait-il abandonné son occupation pour lui apporter
son aide et ils discutaient depuis maintenant plus de deux heures.
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« Je voulais te remercier d’être venu pour me parler ce soir. Je crois que ça m’a
fait du bien !
— De rien. Je suis content d’avoir pu te donner du réconfort. As-tu un téléphone
portable ?
— Oui, mais il ne sert pas beaucoup, j’utilise une carte prépayée et, en général,
elle dure un certain temps. J’ai tendance à le laisser sur mon bureau.
— Je vais te donner mon numéro, comme ça, si tu as besoin, tu peux directement
me contacter. »
La jeune fille ne sut quoi répondre. Lorsque l’étudiant lui donna ses coordonnées,
elle les nota et l’en remercia.
« Par contre, je vais devoir te laisser, je me lève tôt.
— Tu commences de bonne heure ?
— J’ai une certaine liberté sur la gestion de mon emploi du temps, mais je dois
terminer un travail important demain matin. »
Malik et Angela restèrent encore un instant à papoter le temps de se souhaiter une
bonne nuit. L’étudiant s’assura que son amie avait bien noté son numéro et lui demanda
de le tenir au courant concernant l’évolution de la situation. Il semblait vraiment
s’inquiéter pour elle, ce qui mit un peu de baume au cœur de l’adolescente. Après avoir
quitté le logiciel, celle-ci revint faire un tour sur le forum, mais ce dernier avait été
déserté par les membres. Il était maintenant minuit et demi.
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La lycéenne se leva et s’approcha de la fenêtre de sa chambre. Elle observa les
rues, comme si son père allait bientôt apparaitre. Il était probablement assis derrière un
bar à se demander ce qui avait bien pu dégénérer à ce point. En poussant un soupir
teinté d’une pincée d’angoisse, elle se prépara à se coucher. Mais, blottie au fond de son
lit, le sommeil semblait la fuir. Un flot de pensées tournait en boucle dans sa tête et elle
ne parvenait pas à calmer les battements de son cœur. L’appartement était silencieux et
Angela guettait le moindre bruit qui pourrait témoigner du retour de son père. À force
d’attendre, elle s’assoupit et fut réveillée le lendemain matin par le son de la radio.
Tout de suite, les incidents de la veille lui revinrent en mémoire, elle se leva
immédiatement et se rendit dans le salon où rien n’avait changé. Non, le chef de famille
n’avait visiblement pas dormi dans cette pièce. Peut-être était-il rentré pendant son
sommeil et avait passé le reste de la nuit dans son lit. Pourtant, un petit pincement dans
son cœur lui disait que ce n’était pas possible. Elle continua son trajet pour atteindre la
cuisine où sa mère prenait son premier café de la journée.
« Où est…, commença-t-elle.
— Ton père ? Je n’en ai aucune idée. Probablement étendu dans la rue après avoir
avalé suffisamment d’alcool pour oublier son adresse ! »
Angela observa la femme qui l’avait mise au monde. Les mots qu’elle venait de
prononcer avaient atteint la jeune fille au plus profond de son cœur. C’était vrai qu’il
avait tendance à noyer son chagrin dans une ou deux bières, mais il n’était pas un
alcoolique pour autant. Ses accusations n’étaient que de la méchanceté gratuite. Sans
117
vouloir en entendre plus, l’adolescente alla aussitôt dans la salle de bains pour se
préparer.
La porte à peine refermée, elle s’effondra sur le sol, secouée par des sanglots.
C’était la première fois que son père ne rentrait pas de la nuit. L’inquiétude avait gagné
la lycéenne. Où pouvait-il être ? Une chose était sûre : jamais il ne manquerait une
journée de travail. À cette heure de la matinée, il devait déjà s’occuper à ses différentes
tâches quotidiennes et serait donc facile à trouver. Armée de cette nouvelle résolution,
Angela sécha ses larmes et se prépara rapidement. Après sa douche, elle fonça dans sa
chambre et repassa dans la cuisine afin de prendre de quoi se faire un léger petit
déjeuner sur la route.
« Tu sembles bien pressée !
— Je dois voir une de mes amies, elle a besoin d’aide pour un cours. Je lui ai
promis d’arriver plus tôt. »
Ce mensonge lui était venu si spontanément qu’elle en fut très étonnée. C’était
seulement son deuxième et cela lui semblait déjà plus facile. Sa mère était toujours
assise à la table devant une tasse de café à laquelle elle ne touchait pas. Ses yeux étaient
à présent fixés sur sa fille. Avec un sourire méprisant, elle l’interrogea :
« Une amie ? Et depuis quand tu as des amies, toi ? »
118
Le regard qui pesait sur elle força l’adolescente à écourter son passage dans cette
pièce. Sans relever la dernière remarque, la lycéenne sortit de la cuisine et alla ranger
ses affaires de cours avant de quitter l’appartement précipitamment. Elle n’avait même
pas vu son frère qui n’était toujours pas levé. Angela dévala l’escalier quatre à quatre et
ouvrit la porte de l’immeuble.
Elle réfléchit à toute vitesse se demandant où pouvait se trouver son père. La
jeune fille fit le tour du bâtiment pour le chercher. Elle pensa qu'il devait s’occuper des
plantes de la résidence. Ses pas la conduisirent alors vers le petit parc dont l’entrée était
interdite aux locataires. Le jardinage était une de ses activités préférées. Elle le repéra
près d’un buisson de roses.
Il était pareil à lui-même, concentré sur sa tâche, mais, de près, sa fatigue était
visible. Angela s’approcha de lui silencieusement afin de pouvoir continuer à
l’observer. En apercevant son visage, elle comprit immédiatement que ces craintes
étaient justifiées. La dispute qui avait eu lieu la veille entre ses parents était bien la plus
grave crise que la famille allait traverser et elle était loin de se douter des conséquences
qui en découleraient.
119
Chapitre 13 :
En apercevant son père dans le parc de leur bâtiment, Angela avait été un peu
rassurée. Au moins, il allait bien et avait déjà repris son travail. Mais, plus elle
s’approchait de lui, plus son inquiétude revenait en force. La fatigue se lisait sur son
visage. Doucement, elle le rejoignit et lui sourit.
« Angie, que viens-tu faire ici ?
— Tu n’es pas rentré cette nuit !
— Non, effectivement, j’ai préféré dormir dans la loge. »
La jeune fille savait parfaitement de quel endroit il parlait. C’était une petite pièce
qui n’excédait pas les quinze mètres carrés et qui lui servait de salle d’accueil pour
recevoir les locataires. Il y faisait des permanences afin d’être disponible pour tous.
Cela entrait dans ses missions en tant que gardien. À l’intérieur, il avait installé un
bureau, des chaises et quelques étagères où il rangeait ses dossiers. Un canapé avait
rejoint le reste du mobilier quelques semaines plus tôt.
« Pourquoi n’es-tu pas revenu ?
— Ta mère était suffisamment énervée, je ne voulais pas en rajouter. »
Le chef de famille observa le visage d’Angela et enleva les gants qu’il portait pour
s’occuper des roses afin de poser sa main sur la joue de sa fille.
120
« Écoute-moi bien : je sais ce que tu te dis en ce moment, je le lis dans tes yeux.
Tu n’es en rien responsable de ce qui est arrivé.
— Si tu n’avais pas cherché à régler le problème entre Stéphane et moi, tu ne
serais pas dans cette situation.
— Non, tu as tort. Je pense que, tôt ou tard, on en serait arrivé là. »
Angela avait baissé la tête et fixait ses pieds, se sentant coupable de cette
situation. Son père releva alors son menton avec sa main pour la forcer à le regarder.
« Tu n’es pas responsable ! Je sais depuis longtemps que tu as des problèmes avec
Stéphane, mais je crois que je ne voulais pas le voir. Mais c’est fini, ça, c'est à mon tour
de m'en mêler.
— Non, ce n'est pas nécessaire…
— Ma puce, tu n’as pas à subir la colère de ton frère et encore moins celle de ta
mère. C’était à moi de te protéger et je compte me rattraper. Tu devrais aller en cours
maintenant, nous reparlerons de tout cela tout à l’heure.
— D’accord.
— Je crois que tu as un rendez-vous avec des amies après les cours. Alors, fais-toi
plaisir et amuse-toi bien.
— Je devrais peut-être rentrer plus tôt si tu as besoin de moi…
— Non, je ne veux pas que tu te prives pour moi. Sors et profites-en ! Tu ne dois
pas te morfondre à cause de ce qu’il se passe entre tes parents. Ce n’est pas à toi de
t’inquiéter de cela. Allez, va ! »
121
Doucement, mais fermement, le chef de famille avait saisi sa fille par le bras et
l’avait emmenée vers l’entrée du parc pour l’encourager à aller prendre son bus. Elle se
laissa conduire et continua machinalement son chemin, même après qu’il l’eut lâchée.
Les paroles de Malik lui revinrent en mémoire. Il lui avait conseillé de ne pas changer
ses projets concernant sa sortie, que son père n’accepterait pas ce sacrifice. Ce dernier
venait de confirmer les dires de l’étudiant.
Ses pensées tournèrent dans sa tête pendant le laps de temps qu’elle mit pour
atteindre sa station. Le véhicule arriva à l’arrêt quasiment au même moment et la jeune
fille y monta sans cesser de réfléchir. Ses gestes furent automatiques quand elle présenta
son abonnement. Ce n’est qu'une fois devant son lycée que ses idées s’éclaircirent un
peu. Autour d’elle, des rires fusaient. Bien sûr, pour la majorité des élèves, la vie était
restée identique. C’était son univers qui était en train de s’écrouler.
Comme à son habitude, elle monta directement dans la salle de classe afin d’y
attendre la sonnerie. Le mercredi était une journée courte : les cours n'avaient lieu que le
matin, ce qui laissait du temps aux étudiants pour s’amuser et vaquer à d’autres
occupations. Angela n’était pas très concentrée. Cela lui valut plusieurs remarques de
ses professeurs. À l’heure de la sortie, Suzana vint vers elle.
« Tu es toujours d’accord pour me donner ce petit coup de main ?
— Bien sûr !
— On peut commencer par ça et manger après. Nous avons encore la tête dans les
cours, ça devrait nous faciliter la tâche. »
122
La lycéenne ne réagit pas à l’argument qui, en temps normal, aurait pu lui paraitre
suspect. Elles descendirent dans le hall de l’établissement scolaire où des tables étaient
mises à la disposition des élèves. Les deux jeunes filles s’installèrent et sortirent leurs
affaires de Mathématiques. Suzana écoutait les explications d’Angela avec attention.
Cette dernière tentait de reproduire avec exactitude la méthode que PetiteFleur lui avait
présentée.
« En fait, une fois que tu as compris le système, c’est très facile. Il suffit
d’appliquer les formules données et le tour est joué.
— Oui, ça parait tout simple, mais est-ce vraiment efficace ?
— Essaye sur un exercice déjà résolu et tu verras ! Par exemple, ceux du contrôlesurprise.
— C’est une bonne idée, car je n’ai pas réussi à le corriger. Je n’arrive pas aux
mêmes solutions que le professeur. »
Suzana sortit la feuille de son classeur et commença à appliquer la méthode sur le
premier exercice. La blonde resta quelques minutes silencieuse pendant qu’elle se
concentrait sur la résolution du problème. Pendant ce temps, Angela avait laissé ses
pensées repartir vers son appartement, se demandant ce que pouvait faire son père à
cette heure de la journée, mais un soupir découragé la fit revenir à la réalité.
« Non, décidément, je ne comprends pas. Je n’arrive toujours pas à la bonne
réponse. Je crois que je suis définitivement nulle en Mathématiques.
123
— Attends, laisse-moi voir ! »
L’adolescente prit la feuille de son amie et commença à regarder en détail la
méthode utilisée. Elle sourit en voyant où se situait le problème.
« Ne te moque pas ! Ce n’est pas de ma faute si je ne comprends pas.
— Je ne me moque pas ! Regarde, tu as juste fait une erreur de calcul. »
Elle posa le papier sur la table et attira l’attention de son amie sur un détail en
particulier.
« Si tu multiplies les deux nombres suivants, tu obtiens ce résultat et pas celui que
tu as noté. En remplaçant le coefficient directeur, tu trouveras la bonne réponse.
— C’était juste ça ?
— Oui, refais-en un autre pour voir ! »
Pendant les vingt minutes qui suivirent, Suzana appliqua la méthode sur les autres
exercices et put obtenir les résultats demandés. La fierté se lisait sur son visage.
« Angela, merci pour tes explications et ta patience.
— Ce n’est rien, on est là aussi pour s’entraider. Maintenant que tu as compris,
nous allons pouvoir manger, j’ai faim. »
124
La jeune fille avait souri à la blonde qui sembla tout à coup légèrement mal à
l’aise. Elle regardait dans la direction de l’entrée. Angela se retourna et vit Éloïse qui
faisait des signes en direction de son amie.
« Attends-moi, un instant, veux-tu ? »
Suzana s’était levée et avait rejoint la nouvelle venue sous le regard de la lycéenne
qui se demandait ce qu’il était en train de se passer. Les deux filles parlaient et le ton
monta rapidement. Toutes les pensées qui avaient envahi l’esprit d’Angela depuis la
veille cédèrent la place à des interrogations. Des détails qui ne lui avaient pas semblé
importants lui sautèrent aux yeux à ce moment précis : les mots échangés, les
comportements…
Les quelques minutes qui passèrent lui parurent interminables. Éloise sortit du hall
et partit en direction de la grille. Suzana fit demi-tour et revint s’asseoir à la table.
« Je dois t’avouer quelque chose. »
Le visage d’Angela se mit à pâlir légèrement devant le manque d’assurance de la
fille la plus populaire du lycée. Tout ça n’annonçait rien de bon.
« Vous n’avez jamais eu l’intention de passer l’après-midi avec moi. Tu voulais
juste de l’aide pour comprendre les exercices.
— Oui, c’est un peu ça…
125
— Ne te fatigue pas davantage, je ne suis pas stupide. Vous avez encore cherché à
vous moquer de moi ! »
La lycéenne s’était levée et avait commencé à ranger son matériel.
« Attends, tu peux venir avec nous, je…
— Non, je sais que ta véritable amie ne m’aime pas. Je ne suis pas du genre à
imposer ma présence à ceux qui ne la désirent pas. Amusez-vous bien ! »
Sur ces dernières phrases, Angela prit la direction de la sortie après avoir récupéré
son sac. Elle ne se sentait pas capable d’ajouter un mot de plus, à cause de l’énorme
boule dans sa gorge. Malgré ses efforts pour ne pas éclater en sanglots, quelques larmes
coulèrent de ses yeux. Suzana ne les vit pas, mais elles n’échappèrent pas au regard
moqueur d’Éloïse qui attendait devant la grille.
La lycéenne en avait oublié son estomac qui gronda. Elle rejoignit sa station de
bus et monta dans le premier qui passa, sans s’occuper du reste. Une fois assise, elle
permit à ses émotions de prendre le dessus et pleura silencieusement. Perturbée par sa
situation familiale, l’adolescente avait baissé sa garde et avait vraiment cru s’être faite
une amie. Maintenant, elle se retrouvait de nouveau isolée, avec sa déception pour seule
compagnie.
En arrivant au pied de son immeuble, elle s’arrêta un instant et repensa à ce que
son père et Malik lui avait dit. Tous deux avaient prétendu qu’une sortie lui ferait du
126
bien. Cette escapade était loin d’être une réussite. En réalité, elle en revenait encore plus
mal. Sans attendre, Angela entra dans son bâtiment et pénétra dans l’appartement. Elle
n’avait fait que quelques pas dans le couloir quand sa mère lui tomba dessus.
« Pourquoi rentres-tu si tard ? Où étais-tu ? »
La jeune fille ne sut que répondre. Elle jeta un œil dans le salon et y vit son frère
installé sur le canapé devant un de ses nombreux jeux vidéo. Stéphane avait tourné la
tête et sourit au moment où il s’était rendu compte que sa sœur était dans une mauvaise
posture.
« Je devais passer l'après-midi avec des amies. J’avais eu l’autorisation…
— De qui ? De ton père ? C’est à moi que tu dois demander ce genre de choses et,
à partir de maintenant, tu ne fais plus rien sans m’en avoir parlé au préalable.
— Mais….
— Il n’y a pas de « mais » qui tient. Tu es privée de sortie pendant deux semaines.
Pour l’instant, tu vas dans ta chambre. Je ne veux plus te voir ! »
Angela qui voyait bien que sa mère se trouvait dans une phase d’énervement
estima qu’il était préférable de ne pas trop se rebeller. Elle partit donc en direction de sa
chambre et y entra. L’adolescente n’eut pas le temps de refermer la porte. Un cliquetis
de clé lui fit comprendre qu’elle venait d’être enfermée. À ce moment, son estomac se
rappela à son souvenir. Visiblement, elle allait devoir sauter un repas.
127
Elle posa son sac sur le sol et s’assit sur son lit. Normalement, l’appartement
aurait dû être vide ou seulement occupé par son frère. Qu’était-il arrivé pour que sa
mère manque le travail ? Décidément, cette dispute était loin de ressembler à celles qui
l’avaient précédée. Il se passait quelque chose que la jeune fille ne comprenait pas et
cela l'angoissait.
Angela regarda autour d’elle et aperçut son téléphone portable posé sur un coin de
son bureau. La veille, elle y avait enregistré le numéro de Malik. La lycéenne s’en
empara et commença à tapoter sur les touches. Son inexpérience lui valut de mettre dix
bonnes minutes pour écrire son message. Pourtant, il ne contenait que quelques mots.
Elle tenait juste à avertir son ami que son après-midi détente avait été annulée. Le texto
envoyé, l’adolescente reposa son téléphone et se coucha sur son lit. Elle sentait les
sanglots monter à nouveau. Au bout du rouleau, la jeune fille laissa les larmes couler le
long de ses joues.
L’arrivée d’un message attira son attention. Elle essuya ses yeux et s’empara de
son mobile. L’étudiant lui demandait des explications concernant l’annulation de sa
sortie. Il lui précisait qu’il était connecté et qu’ils pouvaient parler si elle le désirait.
Sans attendre, Angela se releva, alluma son ordinateur et accéda directement au logiciel
de conversation sur lequel Malik était présent.
« Alors, raconte-moi tout ! Que s’est-il passé avec tes amies ?
— Ce ne sont pas des amies, elles n’en méritent pas le nom.
— Pourquoi ? »
128
Angela raconta alors à l’étudiant la séance de travail suivie par la petite scène qui
lui avait été jouée.
« Tu ne l'as pas laissée s’expliquer ?
— Non, ça m’a suffi, j’ai déjà assez de problèmes ici, sans en rajouter au lycée.
Ma mère vient de m’enfermer dans ma chambre.
— Comment ça ?
— C’est aussi une longue histoire !
— J’ai un peu de temps devant moi, tu peux tout me dire !
— Attends un instant ! »
Un bruit de clé attira l’attention de la lycéenne. Sa mère entra et aperçut
l’ordinateur allumé.
« Tu crois que je t’ai envoyé dans ta chambre pour que tu puisses t’amuser ? »
Elle s’approcha de la machine, la referma avec fermeté et la débrancha pour
l’emporter. Angela tenta sans succès de l’en empêcher.
« Tu ne le mérites pas ! Lâche ça !
— Je n’ai rien fait de mal !
— Ça, c’est toi qui le dis ! Ton père est dans le salon. Va lui dire au revoir ! Il
s’en va ! »
129
Angela posa son regard sur la personne qui se tenait devant elle.
« Comment ça, il s’en va ?
— C’est facile à comprendre, non ? Nous divorçons ! »
130
Chapitre 14 :
Divorce ! Angela observa sa mère sans comprendre les mots que celle-ci
prononçait. Elle ne parvenait pas à saisir le sens de ses paroles.
« Ton père quitte la maison. Il est venu chercher ses affaires et ne vivra plus avec
nous.
— Non, ce n’est pas possible ! Tu ne peux pas le mettre dehors !
— Le mettre dehors ? Premièrement, ce qu’il se passe dans notre couple ne te
regarde pas, ensuite, ce n’est pas à toi de me dire ce que je dois faire ! Va lui dire au
revoir, tout de suite ! »
La lycéenne se précipita dans le salon et alla se jeter dans les bras de celui qu’elle
souhaitait garder à ses côtés, en laissant libre cours à ses larmes. Ce dernier la serra et
lui murmura quelques mots en retenant ses sanglots :
« Je resterai dans la loge en attendant de me trouver un nouvel appartement. Tu y
seras toujours la bienvenue.
— Non, ne pars pas ! »
L’adolescente s’accrochait à son père pour le retenir, mais deux paires de mains
attrapèrent ses bras pour la séparer de la seule personne qui avait essayé de lui apporter
son soutien et l'immobilisèrent le temps qu’il quitte l’appartement. L’esprit embrumé,
Angela observa autour d’elle, cherchant une aide, mais n’en trouva pas dans le regard
131
dégoûté de sa mère. Celle-ci la ramena vers sa chambre. Vaincue par ce dernier choc, la
lycéenne se laissa faire. Ses yeux croisèrent ceux de Stéphane qui, pour une fois,
n’arborait pas de sourire suffisant. Il ne semblait pas saisir ce qui était en train de se
passer.
Quelques minutes plus tard, Angela se retrouva seule et s’assit sur son lit, en
serrant son oreiller. Elle n’arrivait pas à comprendre comment la situation avait pu
dégénérer à ce point. Maintenant, son père avait quitté la maison et ne reviendrait
probablement plus. Il allait être obligé de dormir sur un canapé pendant des jours, voire
des semaines. La jeune fille n’avait qu’une idée : sortir et le rejoindre, mais elle ne
pouvait pas le faire.
L’adolescente regarda autour d’elle et vit son téléphone portable qui était resté sur
un coin de son bureau. C’était son dernier lien avec l’extérieur. Juste avant l’entrée de
sa mère, elle discutait avec lui. Leur conversation avait été brutalement interrompue et
l’étudiant devait se poser des questions. Le texto était sa seule possibilité de l’avertir de
son incapacité à se reconnecter. Elle essuya ses yeux, s’empara de son mobile et se mit à
tapoter sur le clavier.
« J’ai été forcée de te laisser. Je suis désolée. La situation s’est aggravée et je ne
sais pas quand je pourrai te recontacter. »
Le message envoyé, elle se coucha en serrant toujours son oreiller et ferma les
yeux. La réponse ne se fit pas attendre longtemps.
132
« Comment ça, la situation s’est aggravée ? Tu vas bien ? »
De nouveau, ses doigts s’agitèrent sur les touches du téléphone.
« Ça va, ne t’inquiète pas. Je crois que j’ai besoin de temps pour arriver à accepter
la situation : mes parents divorcent. Je ne peux pas revenir sur internet, ma mère m’a
confisqué mon ordinateur, je dois faire en sorte qu’elle ne voit pas le téléphone. »
Angela espérait avoir ainsi rassuré Malik sur son état, sans en être vraiment sûre.
Elle-même ne savait pas vraiment comment elle se sentait. La jeune fille avait des
difficultés à appréhender la vérité. Son père était-il réellement parti ? Elle avait caché le
mobile au cas où sa mère entrerait sans prévenir et attendait une éventuelle réponse.
Cette journée avait mal commencé et risquait de se terminer de la même façon. Seule et
bouleversée par la situation, la lycéenne finit par s’endormir sur son lit, vaincue par le
flot d’émotions qui l’avaient submergée.
À son réveil, Angela observa l’heure sur sa montre : dix-huit heures. Elle se leva
et s’avança vers la porte, mais celle-ci était toujours fermée à clé. De l’autre côté, dans
le couloir, le silence régnait. Le bruit de la télévision ne se faisait même pas entendre.
Cela signifiait-il que Stéphane était sorti ? Et que faisait sa mère ? L’adolescente
repensa à son père et se demanda comment il allait préparer ses repas. La situation lui
paraissait irréaliste. Ce n’était pourtant pas la première fois qu’elle se retrouvait punie
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dans sa chambre. Mais, jamais auparavant, cela ne s’était déroulé de cette façon. Elle
n’avait jamais été enfermée. Les choses avaient changé.
Elle s’assit à son bureau après s’être emparée de son sac de cours, se souvenant
d’un devoir à faire. Au bout d’une trentaine de minutes, un cliquetis de clé se fit
entendre. Elle laissa tomber le stylo et se tourna dans la direction du bruit. Le visage de
son frère apparut à la porte.
« Le repas est prêt, on t’attend ! »
À peine ces mots prononcés, il s’était esquivé. Angela se leva quitta, la chambre
et se dirigea vers la cuisine. L’odeur qui émanait de cette pièce lui rappela qu’elle
n’avait rien mangé de la journée. Sur la table, un seul plat, préparé à la va-vite, mais qui
ferait largement l’affaire pour un estomac vide. Elle s’assit en silence et observa sa mère
du coin de l’œil. Cette dernière avait posé sa tête sur ses mains et commença d’une voix
éteinte :
« Servez-vous ! »
La jeune fille prit les assiettes et commença à les remplir de pâtes recouvertes de
sauce tomate. Puis, elle s'empara d'un morceau de pain et mangea avec appétit. Le repas
se déroula dans le calme le plus absolu : personne ne parlait et la télévision resta éteinte
de manière inhabituelle. L’adolescente ne pouvait s’empêcher de penser à son père et se
posait des questions sur la façon dont il allait se nourrir. Dans la loge se trouvait un petit
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réfrigérateur dans lequel il rangeait quelques boissons l’été, mais qui serait bien
insuffisant pour la vie de tous les jours. Cependant, elle n’osa pas interroger sa mère, de
peur de l’énerver davantage.
Lorsque tout le monde eut fini de manger, celle qui serait désormais la chef de
famille chargea sa fille de débarrasser la table avant de retourner dans sa chambre.
Timidement, celle-ci demanda si elle pouvait récupérer son ordinateur, mais reçut une
réponse négative.
« Je te rappelle que tu as délibérément choisi de te passer de mon accord. Je sais
que t’interdire les sorties n’aura aucune incidence sur toi, alors que te priver de ton
ordinateur sera une punition beaucoup plus efficace.
— Je n’ai jamais voulu faire ça, j’en avais parlé…
— À ton père ?
— Oui, il devait en discuter avec toi. Je suppose que les événements l’en ont
empêché.
— Essaierais-tu de dire que tout est de ma faute ?
— Non, ce n’est pas ça, je…
— Continue comme ça et tu risques de ne plus le revoir, ton précieux appareil. Ça
t’apprendra à profiter de la préférence qu’il te porte.
— Préférence ? »
Angela regarda son interlocutrice sans comprendre. De quelle préférence parlaitelle ? La jeune fille n’avait jamais eu l’impression de recevoir un quelconque traitement
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de faveur de la part de son père. Ils partageaient simplement une passion commune pour
les livres et la littérature et cet intérêt les avait un peu rapprochés, mais leur relation
n’était nullement un frein à celle qu’il avait avec sa femme. Du moins le supposait-elle.
À ce moment précis pourtant, la lycéenne croyait sentir de la jalousie. Elle resta
un instant sans bouger et sans quitter des yeux celle qui l’avait mise au monde. Était-ce
vrai ? Pensait-elle réellement que sa propre fille était une menace pour son couple ?
L’adolescente vit sa mère se lever et prendre la direction du salon, puis se retourner et
lui dire, de la colère dans le regard :
« Range-moi cette cuisine et va te coucher. Tu récupéreras ton appareil demain, si
je n’ai plus rien à te reprocher d’ici là. »
Puis, elle quitta la pièce sans rien ajouter. Angela se retrouva seule et, après un
soupir, se mit au travail. Il ne lui fallut qu’une trentaine de minutes pour terminer de
tout nettoyer et regagna sa chambre silencieusement. Cette fois, personne ne verrouilla
sa porte et elle en fut grandement soulagée. Sur son bureau se trouvait encore le cahier
sur lequel la jeune fille avait commencé son devoir. Le stylo quant à lui était tombé sur
le sol. Elle se baissa pour le ramasser et vit un petit papier plié juste à côté de celui-ci.
La lycéenne s'en empara et le plaça machinalement sur sa table de travail sans le lire,
pensant qu’il ne s’agissait que de notes de cours.
Angela posa les yeux sur son devoir. Il était déjà bien entamé et ne nécessiterait
que quelques ajustements qu’elle n’avait pas le courage de faire. Renonçant à s’asseoir à
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son bureau, l’adolescente s’allongea sur son lit et retrouva son téléphone portable
qu’elle avait laissé sous son oreiller afin de le dissimuler. Le mobile clignotait, un
nouveau texto était arrivé.
« D’accord, je comprends, c’est une situation délicate. Le temps te permettra
effectivement d’accepter tout ça. Courage. »
L’adolescente regarda l’heure d’arrivée du message. Cela faisait un moment
maintenant qu’elle aurait dû répondre. Ses doigts se mirent alors à courir sur les touches
du téléphone. À cause de sa nervosité croissante, elle dut s’y reprendre à deux fois pour
certains mots. Au bout de plusieurs minutes, le texto partit.
« Merci. Je te tiens au courant, dès que je peux retourner sur internet. »
Angela posa le mobile sur le bureau juste au dessus du morceau de papier ramassé
sur le sol, puis prit son pyjama et entra dans la salle de bains afin de se préparer pour la
nuit. En se levant de bonne heure le lendemain, elle pourrait passer voir son père avant
d’aller au lycée. Cette pensée lui remonta un peu le moral, même si l’idée de le savoir
seul dans sa loge, en train de dormir sur un vieux canapé, lui donnait envie de pleurer.
Elle se coucha rapidement, mais le sommeil ne vint pas. Les questions se
bousculaient dans sa tête, mais ne concernaient pas uniquement la relation entre ses
parents. D’autres souvenirs lui étaient revenus en mémoire : ses nombreuses disputes
avec Stéphane et le mauvais tour que lui avaient joué ses camarades de classe. Le
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comportement de son frère avait été le premier sujet à lui ôter toute envie de dormir.
Comment réagissait-il à l’annonce du départ du chef de famille ? Angela ne se rappelait
pas l’avoir vu montrer ses émotions. Était-ce parce que cette situation ne le concernait
pas ?
N’obtenant pas de réponse, la lycéenne avait laissé son esprit la guider vers
d’autres idées, vers son père à qui elle irait parler avant de se rendre en cours. Et là ses
pensées avaient dévié vers ses camarades de classe, deux d’entre eux plus
particulièrement. Comment devrait-elle réagir face aux deux filles qui lui avaient joué
un si mauvais tour ? Bien sûr, aucune des deux n’était responsable des conséquences de
cette sortie. Néanmoins, l’accumulation de tous ces problèmes avait fait de cette journée
une des pires dans la vie de l'adolescente. Et ça, elle aurait du mal à l’oublier…
Silencieusement, les larmes se mirent à couler sur ses joues. Angela ne fit rien
pour freiner leur course et les laissa s’écraser une à une sur l’oreiller qu’elle tenait à
nouveau serré contre son cœur. Elle se coucha sur le lit, le dos calé contre le mur du
fond et les jambes relevées. Il s’agissait de la seule position qui lui permettait de
s’endormir lors de ses trop fréquentes périodes de stress. Elle sentait des tremblements
lui parcourir le corps. De par sa nervosité chronique, ce petit désagrément était régulier,
mais n’atteignait que rarement ce degré. Lentement, sans vraiment s’en apercevoir, la
jeune fille fut gagnée par le sommeil et finit par s’assoupir, repliée sur elle-même, les
joues encore humides.
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Chapitre 15 :
Il était sept heures du matin quand Angela ouvrit les yeux. Sur ses joues, les
larmes de la veille avaient laissé des traces. Elle se leva et s’enferma quelques minutes
dans la salle de bain afin d’effacer les marques de sa mauvaise nuit. La dernière chose à
faire serait de se montrer dans cet état à sa mère qui trouverait encore le moyen de le lui
reprocher. Elle devait paraitre forte pour ne pas envenimer la situation. En sortant, la
jeune fille croisa Stéphane. Celui-ci semblait avoir également mal dormi. Les cernes
sous ses yeux en étaient les preuves. Il s’enferma dans la pièce d’eau, la laissant
interdite derrière la porte.
L’adolescente resta un instant à regarder l’endroit où elle l’avait vu apparaitre.
Après tout, son frère avait des sentiments et était touché par la situation. Elle se surprit à
éprouver de la peine pour lui. Après tout, il se retrouvait dans la même situation que sa
sœur et devait en souffrir presque autant. Lui aussi avait connu les trop fréquentes
disputes de leurs parents, mais celles-ci se terminaient la plupart du temps par une
réconciliation. Malheureusement, cette dernière altercation avait mis fin à un mariage
qui battait de l’aile depuis de nombreuses années.
En retournant dans sa chambre, Angela pensa que, peut-être, cette relation ne
pouvait que finir de cette façon. Depuis longtemps, elle voyait le couple que formaient
ses parents se déchirer toujours davantage. En fait, la lycéenne n'avait pratiquement
vécu que cela, même en comptant sur ses souvenirs les plus lointains. Mais son frère,
plus vieux de deux ans, avait-il connu leurs années de bonheur commun et la raison de
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leur mésentente actuelle ? Ces questions tournaient dans sa tête pendant qu’elle
préparait son sac.
En reprenant son téléphone, la jeune fille tomba sur le morceau de papier trouvé
sous son bureau la veille. Elle s'en empara, le déplia et reconnut l’écriture de Stéphane.
Les lettres étaient petites et asymétriques, comme s’il l’avait griffonné rapidement.
« Soeurette,
J’ai récupéré ton ordinateur. Tu l’avais laissé allumé. J’en ai profité pour regarder
à quoi tu passes tes journées. Je ne savais pas que tu avais des amis. J’ai parlé avec l’un
d’entre eux.
Il semble très inquiet pour toi. Qu’as-tu été lui dire ? J’espère pour toi que tu ne
lui as pas raconté nos petits secrets… »
Angela regarda le bout de papier, sans croire ce qu’elle venait de voir. Même
après ce qu’il s’était passé la veille, Stéphane trouvait encore le moyen de lui rendre la
vie difficile. Quand avait-il écrit ce message ? Avant ou après le départ de leur père ? Et
surtout, quand et comment avait-il pu le déposer sur son bureau ? Elle le relut, le cœur
battant. Son frère avait parlé avec un de ses amis. Se pouvait-il que ce soit Malik ? Que
lui avait-il dit ? L’angoisse revenait toujours plus forte.
Décidée à savoir avec qui il avait discuté et de quoi, l’adolescente sortit dans le
couloir pour interroger l’auteur du petit mot. Elle se rendit dans sa chambre, mais celleci était vide. Peut-être était-il allé prendre son petit déjeuner. Elle se précipita dans la
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cuisine, mais n’y trouva que sa mère qui buvait son café, avant de partir travailler.
Celle-ci leva la tête à l’entrée de sa fille et la dévisagea.
« Tu cherches quelque chose ?
— Je voulais parler à Stéphane.
— Il est parti depuis vingt minutes ! »
Angela jeta un coup d’œil à sa montre. Il était sept heures trente. Stéphane n’avait
pas l’habitude de partir si tôt. Son lycée était à proximité de leur domicile et le jeune
homme s’y rendait à pied. Pourtant ce matin-là, il avait quitté l’appartement aussitôt
après son réveil. Quelle était la raison de ce changement de comportement ?
L’adolescente tourna les talons et se dirigea vers le salon, mais à peine avait-elle posé
un pied dans l’autre pièce qu’une voix ferme la retint :
« Que voulais-tu à ton frère ?
— Rien, répondit la lycéenne en se retournant.
— Ne me mens pas, tu es arrivée ici en courant presque. Si c’est pour ton
ordinateur, il te le rendra ce soir. C’est moi qui lui ai permis de l’emporter avec lui.
— Mon… Ah ! Oui, d’accord. »
La mère sourit devant le trouble évident d'Angela. Elle savait que cette dernière
passait beaucoup de temps sur celui-ci et avait chargé son fils de fouiller un peu ses
dossiers afin d’en apprendre davantage. Et cela, Angela l’ignorait, elle ne pouvait que se
poser des questions sur ce qui avait poussé Stéphane à emporter le portable avec lui.
141
Après tout dans son établissement scolaire, du matériel informatique était mis à la
disposition des élèves dans le cadre des cours.
« Je dois y aller, je voudrais arriver un peu plus tôt.
— Ne raconte pas de mensonges, tu désires juste voir ton père ! Qu'attends-tu ! Je
ne te retiens pas ! Mais, puisque tu la joues comme ça, tu rentreras directement après tes
cours. Si tu tardes, ça ne fera que prolonger ta mise à l’épreuve. »
Au ton employé, la jeune fille sentit que la conversation en resterait là. Prolonger
sa mise à l’épreuve ? Qu’est-ce que cela pouvait vouloir dire ? La veille, elle avait été
privée de sortie, mais la punition avait été remplacée par la confiscation de son
ordinateur que son frère avait récupéré. Le fait de savoir son appareil entre les mains de
Stéphane lui déplaisait énormément. La dernière fois, il avait accédé à la conversation
sur le site de fictions et discuté avec ses nouveaux amis. Cette seule action avait presque
réussi à l’empêcher d’y remettre les pieds. Et maintenant, voilà qu’il prétendait avoir
discuté avec l'un d'eux. Malik, probablement.
Angela poursuivit donc sa route, récupéra ses affaires de cours dans sa chambre et
ouvrit la porte de l’appartement afin de quitter cette atmosphère lourde. Après quelques
minutes, elle se retrouva à l’air libre et prit une grande bouffée d’air frais avant de se
diriger vers l’endroit où elle pensait trouver son père. Comme à son habitude, celui-ci
était occupé à soigner les plantes qui égayaient la résidence. Concentré sur sa tâche, il
ne vit pas arriver sa fille qui s’arrêta un instant pour l’observer.
142
« Tu as toujours eu la main verte ! »
Il se retourna surpris et lui sourit.
« Non, pas toujours, j’ai appris grâce à l’ancien gardien. Il m’a transmis l’amour
des plantes.
— Tout comme tu m’as donné celui des livres !
— C’est un peu ça !
— Tu arrives à te débrouiller pour manger ?
— Ne t’en fais pas, tout va bien de mon côté. Et puis, tu sais, ça ne durera peutêtre pas longtemps.
— Je ne pense pas, elle semble décidée à ne pas te pardonner.
— Oui, mais nous avons traversé beaucoup de crises dans ce genre-là !
— Elle n’avait jamais parlé de divorce auparavant.
— Pas devant vous, non. Mais ce n’est pas la première fois que la question est
soulevée. Quoi qu’il en soit, tu ne dois pas t’en inquiéter. Nous serons toujours présents
pour vous deux, peu importe ce qui arrivera. Maintenant, va au lycée, tu ne dois pas être
en retard par ma faute. Je serai toujours là à ton retour. »
Angela regarda sa montre. Il était effectivement l’heure pour elle d’aller prendre
son bus. La jeune fille prit son père dans ses bras avant de repartir vers l’entrée de la
résidence. Pendant qu’elle marchait vers la station, de nombreuses questions tournaient
dans sa tête. Visiblement, les difficultés que traversaient ses parents étaient plus graves
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que ce qu’ils avaient laissé entendre jusqu’à présent. Cependant, l’adolescente ne
croyait pas que leur relation pourrait survivre à cette dernière dispute.
Lorsqu’elle monta dans le bus, ses pensées n’avaient pas changé et les
interrogations se bousculaient. Qu’est-ce qui avait bien pu se passer dans leur couple ?
Pourquoi sa mère avait-elle autant de reproches à faire ? Que ce soit à son époux ou à sa
fille ! N’étaient-ils pas censés former une famille et s’apporter mutuellement amour et
soutien ? Ce n’était pas vraiment le cas au sein de ce foyer plus que chaotique, chacun
des membres ayant bâti sa vie autour d’un point différent. Néanmoins, des alliances
s’étaient construites et avaient ainsi créé deux groupes : son père et elle contre sa mère
et Stéphane.
Les révélations du chef de famille lui avaient presque fait oublier l’inquiétude
qu’elle avait éprouvée en apprenant que son frère avait peut-être discuté avec Malik et
qu’il était encore en possession de son ordinateur. Sa peur était revenue au moment où
elle avait pénétré dans la salle de classe, vide à cette heure. Angela avait alors senti tout
le poids de la solitude lui tomber dessus en un instant. Que ferait-elle si l'étudiant
décidait de ne plus lui parler après avoir entendu les récriminations de Stéphane ? Celuici avait sans doute profité de ce moment pour donner sa version des faits, probablement
différente de celle de sa sœur.
La jeune fille tournait et retournait ces questions dans sa tête. Que penserait Malik
de tout cela ? Pourrait-il avoir une autre approche après avoir discuté avec un membre
de sa famille ? Après tout, elle lui avait raconté une partie de son histoire, avec sa
144
propre vision des choses. Mais les événements s’étaient-ils réellement déroulés de la
façon dont la lycéenne s’en rappelait ? Elle s’était souvent demandé si ses souvenirs
n’étaient pas altérés par un sentiment d’abandon et de solitude. Après tout, une même
situation pouvait être perçue de manière différente selon le point de vue sous lequel on
l'observait. Stéphane avait sans doute un autre regard.
Pourquoi avait-il ressenti le besoin de parler avec les nouveaux amis qu’elle
s’était fait ? S’agissait-il d’intérêt ou de surveillance ? Angela se demandait quel avait
été le sujet de leur conversation. Le saurait-elle en posant la question à Malik ou
devrait-elle s’adresser directement à Stéphane ? Perdue au milieu de toutes ses
interrogations, l’adolescente ne vit pas Suzana entrer silencieusement dans la classe et
venir s’asseoir à ses côtés. Elle ne s’aperçut de sa présence qu’au moment où celle-ci
prit la parole :
« Tu es en colère et tu as des raisons de l’être. Je te demande juste de m’écouter
quelques minutes. »
La lycéenne redressa la tête, mais ne répondit pas, elle avait le regard vide et ne
comprit pas immédiatement ce que sa camarade de classe essayait de lui dire. Le
problème qui était traité à ce moment avait été mis de côté, n’étant pas le plus
important.
« Tout d'abord, sache que j’ai fait remarquer à Éloïse que son comportement visà-vis de toi n’était pas correct. Je n’ai pas voulu me jouer de toi. La vérité, c’est que je
145
lui avais dit que je devais travailler une heure avec quelqu’un. Donc, ce qui était prévu,
c’est que nous irions manger toutes les trois vers treize heures.
— Mais, en s’apercevant que j’étais la troisième personne, elle s’y est opposée,
c’est bien ça ?
— Oui, tu as deviné.
— Ta copine ne m’aime pas, comme la plupart des gens de cette classe. Je m’y
suis faite à la longue. Alors, si tu ne désires pas être vue à mes côtés, je te conseille de
vite sortir avant que ça ne sonne.
— Je comprends ta rancœur, je t’avoue même que je m’y attendais. Ça m’est égal
que les autres sachent que je parle avec toi. J’ai découvert une chose hier. »
Angela regarda Suzana avec étonnement. Cette dernière semblait nerveuse.
Jusqu’à maintenant, les préoccupations de la jeune fille lui avaient enlevé l’envie de
s’intéresser à ce qu’il se passait autour d’elle. Mais à ce moment précis, l’inquiétude de
l’élève la plus populaire de leur classe lui sauta aux yeux. Elle paraissait vraiment
sincère dans ses propos.
« Lorsque je t’ai demandé de l’aide, je ne pensais pas que tu serais d'accord.
Après tout, personne ne t’a jamais fait de cadeaux ici.
— Tu peux le dire !
— Laisse-moi finir, ajouta Suzana avec douceur. Malgré cela, tu as accepté de
m'apporter ton soutien en prenant sur ton temps libre. De plus, tes explications étaient
simples, claires et précises. C’est la première fois que je comprends quelque chose en
146
Mathématiques. Tu es une personne qui a beaucoup à donner aux autres. Voilà ce que
j’ai appris. »
La lycéenne ne savait pas quoi répondre. Pourtant, à ce moment précis, une image
lui revint en mémoire. Le mardi précédent, la blonde était venue la trouver afin de lui
demander si leur rendez-vous était toujours à l’ordre du jour. Et juste après, elle avait
rejoint son amie qui toutes deux s’étaient esclaffées.
« Si je comprends ce que tu me dis, tu m’apprécies.
— C’est tout à fait ça !
— D’accord, Éloïse n’était pas au courant que je devais t’apporter mon soutien.
J’ai bien saisi ton histoire ?
— Voilà !
— Pourtant, elle t’a vu me parler, il y a deux jours. Comment as-tu justifié la
discussion que nous avons eue ? Je crois que ton explication prend l’eau. »
Le visage de Suzana pâlit légèrement, mais elle n’eut pas le temps d'en dire plus,
car la sonnerie de début des cours venait de retentir.
« D’accord, je vais t'avouer la vérité. Effectivement, je pensais, au départ,
prétexter un rendez-vous de dernière minute ou un ennui afin de te laisser juste après
avoir profité de tes explications. Mais en te voyant faire de ton mieux pour m’aider,
montrer tant de patience avec moi, j’ai eu des remords. À l’arrivée d’Éloïse, j’ai voulu
la convaincre de t’emmener avec nous, mais elle a refusé.
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— Je n’ai pas besoin de ta pitié. Tu peux retourner à tes occupations. Tu as fait ta
bonne action de la journée. »
Du bruit en provenance du couloir avertit les deux élèves que leurs camarades
n’allaient pas tarder à faire leur apparition.
« Retourne à ta place. Tu risques de perdre ta réputation en me parlant.
— Pas question ! Je veux te prouver que j’ai apprécié de passer du temps avec toi
et que je désire être ton amie. »
Suzana se leva et s’installa à la table placée juste à côté de celle d’Angela, au
grand étonnement de celle-ci et des autres étudiants. Éloise était parmi eux et lança aux
deux lycéennes un regard dur. Il était facile de deviner que la situation ne lui plaisait
pas, mais elle ne put intervenir, le professeur de langue française venant de faire son
entrée. Ce dernier commença son cours avant que le problème soit entièrement réglé.
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Chapitre 16 :
La journée débuta par deux heures de langue française au cours desquelles Suzana
et Éloïse échangèrent de nombreux regards. Angela, quant à elle, fit semblant de ne pas
s’apercevoir de leur manège et se concentra sur le discours du professeur. Elle craignait
de se retrouver mêler à une dispute entre deux amies de longue date. À l’heure de la
pause de la matinée, son inquiétude redoubla. Au moment où l'enseignant quitta la
classe, sa voisine de table fut entraînée dans le couloir où une conversation animée
commença. La jeune fille savait qu’elle en était le sujet principal et n’osait porter son
regard dans cette direction.
Les autres élèves n’avaient pas eu le temps de sortir et suivaient à présent la
discussion avec beaucoup d’intérêt. En effet, l’augmentation du volume des paroles
proférées donnait une bonne idée sur l’état d’énervement des deux adolescentes. Le
départ de l’une d’entre elles mit fin à la dispute. Un silence pesant régnait dans la salle
au moment où Suzana revint s’installer à côté d’Angela. Cette dernière n’osait même
pas regarder dans la direction de celle qui venait de rentrer. C’était la première fois
qu’une personne de son âge prenait ainsi sa défense et elle ignorait comment elle devait
réagir.
Pourtant, tout au fond de son cœur, la lycéenne avait compris une chose : la vie
pouvait réserver bien des surprises. Après les différents coups qu’elle avait dû endurer
depuis plusieurs jours, le soutien de sa nouvelle amie lui procura une sensation de
chaleur qui apaisa momentanément son esprit. Néanmoins, Angela se sentait également
149
triste de voir que la relation entre deux de ses camarades risquait de mal se terminer.
Elle se tourna vers sa voisine.
« Vous vous êtes disputées ?
— Elle est juste en colère, répondit Suzana avec un léger sourire sans joie.
— Je ne souhaite pas détruire ce qu’il y entre vous.
— Ne t’inquiète pas, ce n’est pas mon but, non plus. Je compte bien conserver son
amitié. Je pense qu’elle a besoin d’un peu de temps pour te connaitre et t’apprécier,
comme tous les élèves de cette classe. »
Les élèves en question avaient tous les yeux rivés sur les deux jeunes filles. Ils
n’entendirent pas la sonnerie et ne remarquèrent pas non plus l’entrée de l’enseignant,
tant leur étonnement était grand. Mais un toussotement de la part de l’adulte suffit à
ramener tout le monde à la réalité du moment. Angela et Suzana se turent, laissant en
suspens leur conversation. La lycéenne commençait à croire les paroles de sa voisine.
Cette dernière semblait avoir changé d’opinion sur elle. Éloise, quant à elle, ne
réapparut pas de la matinée, causant de l’inquiétude à sa meilleure amie. La blonde se
confia à sa camarade au début de leur heure de table :
« C’est la première fois qu’elle manque les cours comme ça. Cette situation la
touche plus que je ne le pensais.
— Elle a peut-être juste besoin de réfléchir.
— Nous n’avons jamais eu de problème. Nous nous connaissons depuis la
maternelle. J’espère qu’elle comprendra que je n’ai pas cherché à lui faire du mal.
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— Laisse-lui un peu de temps. C’est une fille intelligente.
— Tu as sans doute raison. »
La conversation en était restée là, les deux jeunes filles se rendirent à la salle de
restauration et s’installèrent à la même table. Angela découvrait le plaisir d’avoir de la
compagnie, malgré les nombreux regards qui pesaient sur elle et sa voisine. Cette
dernière n’avait pas l’air de se soucier des autres ? Peut-être était-ce l’habitude d’être
observée ainsi. Son succès devait faire des jaloux. Les heures suivantes s’écoulèrent
lentement. Suzana conserva la place qu’elle avait choisie le matin même.
À la fin de la journée, la blonde récupéra les affaires de l'élève absente, souhaitant
les lui rapporter à son domicile et en profiter pour lui parler dans de bonnes conditions.
Angela quitta la classe avec sa nouvelle amie qui l’accompagna jusqu’à son bus.
Lorsque le véhicule arriva, elles se séparèrent.
Pendant le trajet du retour, la jeune fille repensa à ce qu’il s’était passé. Les aveux
de Suzana, sa dispute avec Éloïse et son attitude face à la situation montraient que ses
paroles étaient sincères. Il semblait à la lycéenne que tout pouvait s’arranger et elle
entra dans l’appartement avec une nuance d’espoir dans le cœur. Après tout, pour tout
problème, une solution existait. Seulement cette approche positive n’allait pas durer
longtemps.
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En passant devant le salon, elle aperçut son frère. Celui-ci l’attendait visiblement
depuis un moment. Il était assis dans un fauteuil avec l’ordinateur fermé sur ses genoux.
Stéphane la regarda d’un air triomphant et lui sourit.
« N’étais-tu pas censée rentrer directement après tes cours ?
— Je ne suis pas en retard !
— D’habitude, tu arrives ici à dix-sept heures quinze et il est déjà vingt-cinq.
— Tu me prends la tête pour dix minutes ?
— Je ne pense pas que notre mère soit de ton avis. Tu n’aimerais pas que je lui
dise ! »
Angela l’observa avec une pointe d’énervement. Il avait raison. Elle savait
pertinemment que sa mère ne laisserait pas passer cette erreur, pas après son
avertissement du matin. Stéphane était capable de vendre la mèche, surtout s’il y avait
une récompense à la clé, comme l’achat d’un des nombreux jeux sortis récemment.
« Elle t’a promis de te rendre ton ordinateur si tu rentrais directement après les
cours. J’hésite à te le donner. Tu ne l'utilises pas à bon escient !
— Que veux-tu dire ?
— Je parle de ce “Malik” avec qui tu “discutes”. Un étudiant ! Beaucoup plus âgé
que toi, en plus ! Je ne te connaissais pas ce côté de caractère. En fait, tu es comme
toutes les filles de ton âge : une trainée ! »
152
Le mot était sorti. L’insulte atteignit l’adolescente en plein cœur. Comment
pouvait-il dire ça ? Elle posa alors ses yeux sur lui, sentant monter en elle une
irrépressible envie de pleurer.
« Et ne compte pas sur lui pour te consoler !
— Sur qui ?
— Ton ami ! J’ai fait en sorte qu’il te laisse tranquille… »
Un nouveau sourire triomphant s’afficha sur le visage de Stéphane et donna un
léger frisson à Angela. Pourquoi se comportait-il comme quelqu’un qui a remporté une
victoire ? L’adolescente n’attendit pas longtemps pour avoir des explications. Son frère
qui s’était levé, s’avança vers elle et commença à lui raconter sa mauvaise action avec
un malin plaisir :
« Tu veux savoir ? Hier soir, j’ai tout simplement discuté avec lui, en lui faisant
croire que je m’inquiétais pour toi. Il est soudainement devenu très bavard.
— Que t’a-t-il dit ?
— Tu sembles inquiète. Aurais-tu parlé de choses personnelles avec lui ?
— Non, je…
— Bien sûr, mais ce n’est pas la peine de le nier. Je lui ai proposé de le
rencontrer. Je voulais voir à quoi il ressemble. J’avais la bonne excuse : te protéger. Ce
matin, je suis parti plus tôt et je l’ai vu devant son université. Malheureusement pour
lui, je n’y suis pas allé seul. »
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Angela écoutait sans bouger, elle avait toujours sa veste sur le dos et son sac sur
l’épaule. Sa respiration et les battements de son cœur avaient accéléré leur cadence.
Qu’avait-il bien pu faire ?
« Qu’as-tu…
— Je vais te le dire ! Avec quelques potes, nous l’avons attendu. Il a été surpris de
nous voir, tu peux me croire. Je lui ai simplement demandé de te laisser tranquille. Je
suis le seul habilité à choisir les mecs que tu peux fréquenter et celui-là ne me plait pas.
C’est un crétin !
— Pourquoi ? Parce qu’il a un avenir, lui ? »
Les larmes aux yeux, la jeune fille ne pouvait plus supporter de voir insulter de
cette manière une personne qui lui avait si spontanément tendu la main. Stéphane l’avait
regardée d’un ai dégouté.
« Aurais-tu des sentiments pour lui ?
— Non, ce n’est qu’un ami.
— Dis plutôt qu’il n’est plus rien. J’ai pu le convaincre d’arrêter de te tourner
autour.
— Comment ? »
Un sourire sadique se dessina sur le visage de son frère au moment où il envoya
son poing droit contre sa main, signalant par là l’usage de la force.
154
« Tu l’as… frappé ?
— Et comment ! Je peux te dire que cela m’a apporté un certain plaisir. Ne t’en
fais pas trop pour lui ! Si un de ses professeurs n’était pas intervenu, il serait en plus
mauvais état encore. »
Les larmes coulèrent sur les joues de l’adolescente et l’inquiétude s’empara d’elle.
L’étudiant avait été frappé par la bande de son frère et son seul crime avait été de se lier
d’amitié avec la sœur de celui-ci. La culpabilité l’envahit soudain. Se réjouissant devant
les réactions qu’il avait provoquées, Stéphane lui tendit son ordinateur.
« Reprends-le. De toute façon, tu n’auras plus tellement l’occasion de lui parler.
Même s’il est assez stupide pour accepter ta compagnie après la correction que je lui ai
mise, tu n’as plus aucun moyen de le contacter.
— Comment as-tu pu ? Tu ne connais pas mes mots de passe.
— La débrouille ! Je vais cependant te donner un conseil : ne t’avise pas de te
lever contre mes volontés, car tu pourrais amèrement le regretter. »
Angela s’empara de son appareil. Juste à ce moment, la porte s’ouvrit. Leur mère
rentrait. La jeune fille essuya ses larmes du revers de sa manche avant de saluer celle
qui venait d’arriver.
« C’est à cette heure que tu te montres ?
155
— Non, rectifia Stéphane, elle était là à l’heure. Je lui ai demandé de sortir pour
poster une lettre pour moi. Je viens juste de lui rendre son ordinateur comme tu me
l’avais demandé.
— Je vois ! »
La jeune fille regarda son frère qui lui adressa un sourire menaçant. Pourquoi
changeait-il de comportement, après l’avoir menacée de tout révéler ? Sans doute afin
d’avoir un nouveau moyen de pression…
« Je n’ai pas le courage de cuisiner ce soir. Je ferai livrer une pizza. Allez dans
vos chambres, j’ai besoin de calme. »
L’adolescente fila aussitôt, son ordinateur serré contre son coeur. Elle désirait
savoir si son frère lui avait dit la vérité, mais prit néanmoins la peine de bien refermer sa
porte avant de s’installer à son bureau. Après quelques minutes nécessaires à la
vérification des branchements et au démarrage, elle se rendit sur tous les endroits où
Malik pouvait être. Stéphane n’avait pas menti, mais ignorait une partie de la réalité. Il
avait effectivement retiré le pseudonyme de l'étudiant dans les contacts du logiciel de
conversation et effacé tous les mails échangés, mais ne connaissait pas l’existence du
forum où ils s’étaient rencontrés.
Elle y alla immédiatement, espérant l’y voir. Le salon de discussion du site était
vide. Inquiète pour le jeune homme, elle lui envoya aussitôt un texto, désirant en
apprendre davantage sur son état de santé. Plus le temps passait et plus son angoisse
156
augmentait. Lorsque PetiteFleur se connecta, Angela lui sauta dessus et lui demanda
directement si elle avait eu des nouvelles de Malik. N’en ayant eu aucune depuis la
veille, la nouvelle venue qui avait perçu de la préoccupation dans le comportement de
son amie l’invita à en parler ailleurs, en privé. C’est là que la lycéenne lui expliqua
tout : la réaction de Stéphane vis-à-vis de l’étudiant et l’expédition qu’il lui avait
racontée.
« J’ignore si c’est vrai ou s’il a juste voulu m’effrayer, mais je pense que c’est
possible.
— Ton frère est violent ?
— Oui, il peut l’être. J’ai déjà reçu des coups de sa part. J’ai l’impression qu’il a
plus de mal à se contenir en ce moment. Je dois parler à Malik pour être sûr qu’il va
bien, mais je ne l’ai plus dans mes contacts et il n’est pas sur le forum.
— Veux-tu que j’essaye de le joindre par téléphone ?
— J’ai son numéro et je lui ai envoyé un message, mais je n’ai pas eu de réponse.
S’il a été frappé par ma faute, je crois que je ne me le pardonnerai jamais.
— Tu ne pouvais pas deviner que ton frère s’en prendrait à lui !
— Je le connais, je sais qu’il peut avoir des réactions extrêmes.
— Ça ne sert à rien de t’angoisser comme cela. Tu as bien dit qu’un professeur
était intervenu. Donc, il a certainement passé un mauvais quart d’heure, mais a dû être
soigné. Attends un peu ! »
Angela se tut un moment, elle se demandait si l’étudiant accepterait encore de lui
parler après ça. Elle resta ainsi, assise sur sa chaise à attendre l’arrivée du jeune homme
157
ou simplement un message de sa part. Son inquiétude augmentait toujours. Vers dixneuf heures, Stéphane vint la chercher pour le repas. Elle le suivit après avoir averti son
amie de son absence temporaire. Sa mère mangeait devant la télévision après s’être
contentée de déposer la pizza sur la table avec une pile d’assiettes et de couverts.
L’adolescente prit une part et s’installa sur une chaise, mais elle n’avait pas d’appétit.
158
Chapitre 17 :
Dans la cuisine, Angela était seule. Son frère et sa mère étaient tous les deux
installés sur le canapé du salon et dégustaient leur pizza directement dans la boîte. Elle
n’avait pas faim, mais se forçait pour ne pas laisser paraitre son anxiété. S'ils
s’apercevaient de sa nervosité, les questions auraient été nombreuses et l’adolescente
pouvait ainsi manquer le passage de Malik. Elle mangea alors sa part, sans appétit.
Au moment où Stéphane entra dans la pièce, elle avait à peine entamé son repas. Il
s’assit en face d’elle, s’empara d’un morceau et le dévora tout en continuant à la fixer.
« Tu n'avaleras pas tout à voir ta tête. Tu t’inquiètes pour ton amoureux ?
— Il n’est pas mon amoureux, mais c’est vrai que je m’inquiète.
— Tu ne devrais pas. On lui a juste fait comprendre qu’il était dans son intérêt de
ne pas s’aventurer sur mon territoire.
— Ton territoire ! Je ne t’appartiens pas ! »
Sans se départir de son sourire, il se servit de nouveau et tout en mâchant :
« Je suis ton frère, je dois veiller sur toi !
— Tu n’as pas le droit de diriger ma vie, je fréquente qui je veux !
— Non, tu es une fille et, en tant que frère aîné, c’est à moi de choisir celui qui
pourra poser la main sur toi.
— D’où sors-tu ces principes vieux de plus de vingt ans ? »
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Il ne répondit pas, laissant sur le carton une seule part de pizza. Il se retourna vers
elle juste avant de quitter la pièce.
« Tu pourras terminer, je pense. Au fait, notre mère te demande de tout ranger ! »
Angela le vit s’éclipser, elle était désemparée. Pourquoi réagissait-il comme ça
brusquement ? Était-ce provoqué par le départ soudain de leur père ? Jamais elle ne
l’avait entendu dire ce genre de choses. Mais il était hors de question de le laisser
diriger sa vie. Au vingtième siècle, elle était capable de prendre seule ses décisions et
n'accepterait certainement pas son intervention dans le choix de l’homme qui partagerait
son existence. De toute façon, le problème ne se posait pas sur le moment. Malik n’était
qu’un ami, la lycéenne ne savait même pas à quoi il ressemblait. Le plus urgent pour le
moment était d’avoir de ses nouvelles.
Elle attrapa la dernière part de pizza et la mangea rapidement avant de ranger les
assiettes et les couverts qui n’avaient pas été utilisés. Cela ne lui prit que quelques
minutes. Ensuite, elle retourna dans sa chambre. Sa peur était d’avoir reçu un message
de Malik disant qu’il ne souhaitait plus lui parler. Après tout, ce serait son droit le plus
strict. Elle se reconnecta donc sur le forum et le logiciel de conversation, sans penser à
consulter son téléphone qui était posé juste à côté de sa main et qui indiquait qu’un
texto était arrivé.
160
PetiteFleur n’était plus présente et il n’y avait aucune trace du jeune homme.
Angela sentit les larmes lui monter aux yeux, même si elle comprenait toutes les raisons
qui pourraient le pousser à s’isoler. Après tout, Stéphane n’était pas quelqu’un de doux
et sa bande d’amis non plus. Ensemble, ils étaient capables du pire. Et si Malik avait été
attaqué par eux, c’était entièrement de sa faute. La logique voulait qu’il s’éloigne de la
cause du problème, afin de se protéger.
Au bout d’un moment, elle s’aperçut que ses pensées l’avaient un instant tenue
hors de la réalité et de ce qu’il se passait sur le net. PetiteFleur était revenue. Aussitôt
l’adolescente l’interrogea sur son ami.
« Il ne t’a pas contactée par texto ?
— Je ne sais pas, je n’ai pas regardé mon portable. »
Angela s’empara aussitôt de son téléphone et remarqua le message laissé par
Malik. Elle le lut.
« Salut Angie, je me doutais que ton frère te parlerait de ça, rassure-toi, je vais
bien. Tu as disparu de ma liste de contacts, mais comme le compte a été supprimé de
ton côté seulement, je ne peux pas te redemander en ami. Je te redonne mon
pseudonyme pour t’aider. Je suis disponible, si tu veux qu’on parle. »
161
La jeune fille poussa un soupir de soulagement. Au moins, Stéphane n’y avait pas
été trop fort. Elle retourna sur le logiciel de conversation et relança une invitation à
Malik. Aussitôt, ce dernier se mit à lui parler.
« Je suis contente de te voir. J’avais peur que tu désires couper les ponts avec moi.
— Ne t’en fais pas, je t’apprécie beaucoup et je ne suis pas du genre à suivre les
ordres du premier venu.
— Que s’est-il passé ?
— Hier soir, ton frère est venu discuter avec moi. Il voulait savoir qui j’étais et
comment on s’était rencontrés. Je dois avouer que je ne me suis pas méfié. Pas même
quand il m’a demandé des infos sur mes études. Ce n’est que lorsque je l’ai vu devant la
faculté que j’ai compris le but de ses questions. Il ne souhaitait pas se renseigner pour
faire la même chose que moi, mais connaitre l'endroit où je me trouverais le lendemain.
— Ses amis étaient avec lui ?
— Pas au début. Il s’est d’abord présenté et m’a demandé de laisser sa sœur
tranquille. J’ai tenté de lui expliquer que je ne te voulais aucun mal, croyant avoir
affaire à un frère un peu trop protecteur.
— Il n’a jamais été protecteur envers moi.
— Je m’en suis rendu compte. Après plusieurs minutes de conversation, voyant
que je n’étais pas disposé à l’écouter, il a fait venir quatre garçons en les sifflant. Je n’ai
pas eu le temps de réagir. Deux d’entre eux m’ont attrapé par les bras et les trois autres
se sont mis à me donner des coups. »
162
Les larmes recommencèrent à couler sur les joues de l’adolescente.
« Je suis désolée. Tout est de ma faute.
— Pas du tout. Il est responsable de ses actes. La seule raison qui m’a empêché
d’aller porter plainte contre lui et ses amis, c’est toi. Je ne veux pas prendre le risque de
te causer des ennuis. J’ai cru comprendre que ça ne se passait pas bien entre vous.
— C’est vrai, mais raconte-moi, qu'est-il arrivé ensuite ?
— Un de mes professeurs a réussi à les faire fuir. Il m'a encouragé à me rendre au
commissariat pour que je dépose une main courante, pensant que la peur des représailles
me retenait. J’ai refusé, je t’ai expliqué pourquoi. Je n’avais reçu que quelques coups,
mais il m'a emmené à l'hôpital. Voilà pourquoi, je n’ai pas pu te répondre avant.
— Qu’ont dit les médecins ?
— Que j’avais eu de la chance. Je n’ai que quelques bleus et une côte fêlée. Rien
de bien méchant.
— Rien de bien méchant ? Et s’ils avaient continué à te frapper ?
— Ça n’a pas été le cas ! En plus, ton frère n’a pas choisi l’endroit le plus désert
pour m’attaquer. Tôt ou tard, quelqu’un serait passé par là. Le professeur m’a dit de
réfléchir et que, si je décidais de porter plainte, il témoignerait en ma faveur.
Maintenant, je vais te poser une question précise et j’aimerais que tu me répondes
sincèrement, s’il te plait.
— Je t’écoute.
— A-t-il déjà été violent avec toi ? »
163
Angela ne répondit pas. Effectivement, Stéphane lui avait déjà donné des coups,
mais jamais au point de lui fêler une côte, mêmes si ses gifles avaient parfois laissé des
traces. Pourtant, elle avait ressenti une peur inhabituelle en sa présence. Comme s’il
était capable de perdre complètement le contrôle de lui-même. Au bout de plusieurs
minutes de ce silence, Malik se remit à écrire :
« Tu es toujours là ?
— Oui, je…
— Ne t’en fais pas, tu n’as pas besoin de répondre à cette question. J’ai compris.
— Tu sais, Stéphane ne m’a jamais blessée. Ce n’étaient que quelques baffes…
— C’est bien ce que je craignais. Si je porte plainte, cela risque de te retomber
dessus et, ça, je ne le souhaite pas.
— Malik, pardonne-moi de t’avoir mêlé à ça.
— Non, au contraire, il faut que cette situation cesse. Ton frère ne peut pas
continuer dans cette voie. J’aimerais lui parler, mais seul, sans sa bande de potes. As-tu
une idée d’un endroit où je pourrais le voir ? J’imagine que vous ne faites pas grandchose tous les deux et que ça paraitrait louche si tu lui demandais de t’accompagner.
— C’est probablement, et puis, tu sais, il se déplace rarement sans ses amis. Le
weekend, ils sont toujours ensemble, ils fréquentent le même lycée.
— C’est le même que le tien ? »
Angela répondit par la négative et donna à son ami le nom de son établissement
scolaire ainsi que celui de son frère, mais, juste à ce moment, la porte de sa chambre
s’ouvrit et le visage de Stéphane apparut dans l’embrasure.
164
« Au fait, je tenais à te faire part d’un changement dans ta vie. Comme je
m’aperçois que tu ne tiens pas compte de mes conseils, je vais te surveiller de près.
— Qu'est-ce que ça signifie ?
— Demain, à la fin des cours, tu m’attends.
— Quoi ? Je ne suis plus une gamine, je peux rentrer seule.
— Ce n’est pas moi qui ai pris cette décision. Il semblerait que notre mère ait
enfin compris ton jeu. En fait, je lui ai parlé de tes fréquentations. Et puis, j’oubliais,
elle veut te voir, maintenant !
— Mais…
— Tu ferais mieux de te dépêcher, elle n’est pas de très bonne humeur. »
Stéphane avait le sourire aux lèvres, il avait sans doute raconté sa version des
faits. L’adolescente se leva et sortit de la chambre en refermant la porte, inquiète à
l’idée de laisser son ordinateur sans surveillance. Son angoisse se dissipa lorsqu’elle
remarqua que son frère la suivait de près. Il ne voulait probablement pas rater une seule
miette de la scène qui allait se dérouler sous ses yeux. Elle entra dans le salon et trouva
sa mère debout, l’attendant. Celle-ci ordonna à sa fille de s’asseoir sur un ton qui
n’annonçait rien de bon.
« J’aimerais que tu m’expliques depuis quand tu dragues des garçons sur
internet ?
— Mais, ce n’est pas…
— Insinuerais-tu que ton frère est un menteur ?
165
— Non, mais c’est juste un ami !
— Un ami, qui a sept ans de plus que toi ? C’est un étudiant en plus ! Tu n’es pas
folle ?
— Qu’est-ce que ça change ? Il est gentil avec moi et m’apporte son soutien !
— Tu es vraiment naïve, ma pauvre fille. Je te défends de lui parler.
— Dans ce cas, ajouta Stéphane, il va falloir prendre des mesures, je suis sûr
qu’elle était encore en train de discuter avec lui juste avant de venir ici, il se fait appeler
Malik.
— Ah oui ? Allons voir. »
La mère se précipita dans le couloir pour rejoindre la chambre d’Angela. Sous les
yeux de ses deux enfants qui l’avaient suivie, elle s’approcha de l’ordinateur, l’ouvrit et
regarda l’écran avec attention.
« C’est l’étudiant ? »
Stéphane répondit immédiatement par l’affirmative. La réaction de celle qui avait
posé la question ne se fit pas attendre, elle tapota sur les touches du clavier avec aisance,
puis elle ferma le programme et débrancha le modem du portable.
« Puisque tu ne sembles pas comprendre les choses, tu n’auras plus accès à
Internet. Du moins, jusqu’à ce que tu sois devenue suffisamment futée pour l’utiliser
correctement.
— Tu ne peux pas faire ça ! Je…
166
— Pas de discussion ! De plus, à partir de maintenant, ton frère t’accompagnera
au lycée puisqu’il semble qu’on ne puisse pas te faire confiance. »
Sur ces mots, elle avait quitté la pièce en emmenant l’appareil qui permettait à
Angela de parler avec les premiers amis qu’elle s’était faits. Avec un sourire
triomphant, Stéphane avait suivi. Juste avant de refermer la porte, sa mère s’était
retournée et l’avait regardé droit dans les yeux.
« Je savais que je finirais par avoir des problèmes semblables avec toi. Je n’ai
jamais voulu avoir de fille. Si ton père n’avait pas insisté pour qu’on te garde, j’aurais
avorté ! »
167
Chapitre 18 :
Restée seule dans sa chambre, Angela entendait encore les mots de sa mère :
« j’aurais avorté ». Ainsi, cette dernière n’avait jamais voulu d’elle. Les larmes
commencèrent à couler le long de ses joues. Tous les efforts qu’elle avait faits pour
obtenir l’amour et la reconnaissance de celle qui l’avait mise au monde avaient été
vains. Maintenant, c’était officiel : elle n’avait été une enfant désirée que pour un de ses
deux parents. Voilà pourquoi leur relation s’était détériorée au fil du temps et pourquoi
son père lui disait fréquemment que ce n’était pas de sa faute.
La jeune fille se jeta sur son lit et commença à pleurer. Jamais elle n’aurait cru
que sa situation pouvait atteindre un tel degré. Avant sa rencontre avec PetiteFleur et
Malik, la littérature était son unique raison de vivre. Ensuite, elle avait découvert
l’amitié et la complicité. Que restait-il de tout cela à présent ? Quelques souvenirs sur
un ordinateur, un numéro enregistré dans son téléphone portable…
Mais, oui ! Angela pouvait encore parler à l’étudiant. Elle n’était pas seule. Tous
ignoraient qu’ils avaient aussi discuté par ce biais. L’adolescente s’empara de l’appareil
et commença à tapoter sur les touches. Sa carte serait très vite vide s’ils utilisaient cette
technique, mais c’est elle qui en faisait l’achat, donc personne ne pourrait le savoir.
« Je n’ai plus accès à internet. Ma mère a coupé la communication en emportant
mon modem. Est-ce à toi qu’elle a parlé juste avant de tout débrancher ? »
168
Juste après avoir envoyé le message, la jeune fille vérifia que l’appareil était bien
en mode silencieux. Les larmes coulaient toujours sur ses joues, mais elle se disait que
parler avec Malik l’aiderait sûrement. La réponse ne tarda pas à arriver.
« Je te propose que nous en discutions de vive voix. Tu n’auras qu’à chuchoter, si
tu es surveillée, mais c’est trop compliqué par texto. Puis-je t’appeler ? »
La demande surprit la lycéenne, mais elle n’avait jamais entendu la voix de son
ami et cette idée ne lui déplaisait. Après lui avoir envoyé un message d’accord,
l’adolescente attendit l’appel. Elle décrocha au moment même où le nom de son
correspondant s’affichait et répondit en murmurant.
« Tu peux parler ?
— Oui, je crois. Ma mère regarde la télévision et Stéphane est devant un de ses
jeux vidéo dans sa chambre. Le bruit de la console portable arrive jusqu’ici, je ne pense
pas qu’il puisse m’entendre.
— D’accord ! Je ne sais pas ce qu’il se passe exactement chez toi, mais la
tournure des événements ne me plait pas. Comment te sens-tu ? »
La question rappela à Angela les raisons de cette discussion et ne put retenir
quelques sanglots. Alors, la jeune fille raconta tout à son ami : la violence de Stéphane à
son égard, le comportement de sa mère qui avait fini par s’expliquer dans les trois
derniers mots que celle-ci lui avait adressés, ainsi que les règles strictes auxquelles elle
devrait se plier dès le lendemain. L’étudiant avait écouté attentivement.
169
« Donc, si je comprends bien, ton frère est chargé de te déposer devant ton lycée
et de t’y récupérer ?
— C’est à peu près ça.
— Mais vos horaires correspondent ?
— Il y a des jours où il ne pourra pas, mais je sais par exemple que le vendredi, il
termine une heure avant moi.
— Donc il aura largement le temps de venir t’attendre.
— Oui, je finis à seize heures trente.
— Que pense ton père de tout ça ?
— Il n’est au courant de rien et me plaindre à lui n’est pas la solution. Cela risque
d’aggraver le souci. Il n’a pas arrêté de me dire que je n’étais pas la cause de leurs
problèmes de couple. Pourtant, il s’avère que je suis leur principal sujet de discorde.
— Non, enlève-toi cette idée de la tête. Les coupables, ce sont tes parents, pas
toi ! Il faut être deux pour avoir un enfant. Ils devaient prendre leurs responsabilités et
aucun d’eux ne l’a fait, c’est tout. Alors, ne culpabilise surtout pas pour ça. »
Angela allait répondre, mais la porte s’ouvrit à la volée et sa mère entra, furieuse.
Derrière elle se tenait Stéphane, tout sourire.
« Raccroche ce téléphone et donne-le-moi immédiatement. Je croyais t’avoir
interdit de parler à ce garçon ! »
170
L’adolescente regarda celle qui venait de faire irruption dans sa chambre et décida
qu’il était plus prudent d’obtempérer. Elle balbutia un « désolé » qui était adressé à son
correspondant avant de raccrocher le téléphone et de s’en séparer.
« Sache que je pourrais facilement avoir son nom et porter plainte contre lui pour
détournement de mineur. Alors, si tu ne veux pas lui causer d’ennuis, je te conseille de
l’oublier. »
Elle sortit après avoir éteint la lumière. Angela se retrouva seule, dans le noir, sur
son lit. Stéphane avait sans doute collé son oreille contre la porte pour surveiller sa sœur
et l’avait entendue discuter. La jeune fille se sentit enveloppée dans un sombre
désespoir. Elle venait de perdre son dernier lien avec Malik et ne pourrait plus parler
avec PetiteFleur. C’était comme si un épais brouillard la submergeait. Chaque fois
qu’elle tentait de se frayer un chemin dans l’obscurité, un obstacle imprévu l’empêchait
de passer.
Angela devait lutter pour avancer, et ce, depuis longtemps. Les combats menés
l’avaient rendue toujours un peu plus forte, mais elle ne se sentait plus prête à continuer.
Toutes ces guerres l’avaient épuisée. Elle se blottit contre le mur, son oreiller entre ses
bras et laissa libre cours à ses larmes. Celles-ci coulèrent pendant plusieurs dizaines de
minutes, mais finirent par se tarir. Petit à petit, la fatigue eut raison de la résistance de la
jeune fille. Elle s’endormit d’un sommeil sans rêves.
171
À son réveil le lendemain, la pluie tombait. Elle se leva et regarda à l'extérieur.
L’eau glissait sur la vitre. L’adolescente posa son doigt sur une goutte et en suivit le
voyage du haut vers le bas. Ses yeux étaient secs, comme vides et sa main pourchassait
ce qui ressemblait beaucoup à une larme. Lorsque celle-ci alla s’écraser sur le bois, elle
se détourna de la fenêtre et commença à se préparer pour sa journée de cours. Stéphane
qui avait entendu du bruit dans la chambre à côté de la sienne, était sorti et observait sa
sœur qui marchait comme un automate, sans s’apercevoir de cette surveillance.
Au bout de vingt minutes, elle était prête à partir, mais dut attendre son frère qui
prit un peu plus de temps pour s'apprêter. Ils quittèrent l’appartement ensemble, sans se
parler. Angela n’acceptait pas le fait de devoir se laisser accompagner par Stéphane,
mais n’avait plus la force de se rebeller. Durant le trajet en bus, elle ne sortit pas son
livre afin de se plonger dans un monde irréel, même les histoires lui semblaient
dorénavant sans intérêt. Elle avait aussi perdu l’envie d’en écrire. À quoi bon de toute
façon, puisque plus personne ne pourrait les lire ?
Devant le lycée, Angela pensait que son frère continuerait simplement sa route,
mais il attendit, ne quittant son poste que lorsqu’elle eut atteint l’entrée du bâtiment
principal. L’adolescente rejoignit sa classe et s’installa à sa place, s’effondrant sur la
table. Elle n’entendit pas la porte s’ouvrir. Suzana arriva et vint s’asseoir à ses côtés.
« Ne t’inquiète pas, j’ai pu régler le problème avec Éloïse, tu ne dois plus t’en
faire pour cela ! »
172
La lycéenne redressa la tête et regarda son amie qui s’aperçut que quelque chose
n’allait pas et s’inquiéta.
« Je t’ai dit que le problème était résolu.
— Ce n’est pas ça, répondit Angela en essuyant les quelques larmes qui s’étaient
remises à couler. Ce ne sont que des problèmes de famille. »
La sonnerie vint interrompre leur conversation. La jeune fille se mura alors dans
un silence que sa voisine ne parvint pas à briser, malgré ses efforts. Pendant la pause du
matin, l’adolescente alla se cacher dans les toilettes pour ne pas à répondre aux
questions de Suzana, mais cette dernière réussit à la coincer au début de l’heure du
repas. Elle l’accompagna au self et la força à raconter ce qui la tracassait. Angela ne
savait pas par où commencer, ni ce qui pouvait être dit.
Elle parla du divorce de ses parents et les mots se mirent à couler en même temps
que ses larmes. Sa voisine de table écoutait, bouleversée devant tout ce que la jeune fille
avait vécu les quelques jours précédents. Elle raconta sa rencontre avec les deux
personnes qui avaient changé sa vision de la vie et comment elles en avaient été
éjectées. Le temps fila à une vitesse incroyable et la lycéenne dut interrompre son récit
pour retourner en cours. Parler lui avait fait du bien et elle se sentit plus calme pendant
les heures de l’après-midi.
Mais à quinze minutes de la fin de la journée, son cœur se remit à battre plus
rapidement. L’idée de retrouver Stéphane lui inspirait une crainte qu’elle n’osait pas
173
s’avouer. Angela savait de quoi il était capable et ne souhaitait pas le voir à l’œuvre. Au
moment où la sonnerie retentit, elle demanda à son amie de l’accompagner jusqu’à la
grille. Devant l’air interrogateur de Suzana, la jeune fille lui expliqua les nouvelles
dispositions prises par sa mère. Se rendant compte de l’angoisse de sa camarade, la
blonde accepta et toutes deux partirent en direction de la sortie après avoir rangé leurs
affaires.
Elles furent les dernières à quitter la classe et marchèrent sous la pluie qui tombait
depuis le début de la matinée. Les abords de la grille étaient déserts. Tous les élèves
s’étaient dépêchés de rentrer pour se mettre à l’abri de l’averse. Angela chercha
Stéphane des yeux, mais ne le vit pas.
« Tu penses qu’il t’a oublié, interrogea Suzana.
— Non, je crois que c’est encore une de ses façons de me rendre la vie difficile. »
Soudain des cris attirèrent l’attention des deux jeunes filles qui portèrent leurs
regards dans la direction du bruit. Non loin d’elles se trouvait une petite cabane qui
servait à l’accueil des visiteurs avant la construction du bâtiment administratif. À
l’intérieur, deux personnes se battaient. Elle reconnut l’un des deux comme étant son
frère, mais l’autre lui était étranger. Grand et élancé, il avait des cheveux bruns qui lui
arrivaient jusqu’à la limite du cou. Elle était trop loin pour discerner la couleur de ses
yeux. Il semblait essayer d’éviter les coups de son adversaire.
« C’est Stéphane ! Se pourrait-il que ce soit… »
174
La seule personne avec qui il aurait pu se battre était l’étudiant qu’elle avait connu
sur le forum. Mais que ferait Malik si loin de sa faculté ? Et surtout pourquoi serait-il
venu devant l'établissement scolaire ? Tout en courant vers l’endroit où se trouvaient les
deux garçons, elle se rappela de la demande du jeune homme. Il avait souhaité parler à
son frère et elle lui avait donné le nom de son lycée ainsi que l’heure de la fin de ses
cours. Et maintenant, Stéphane et son ami étaient en train de se battre dans un petit local
qui aurait dû être fermé à clé.
Angela arriva devant la porte et l’ouvrit en criant à Stéphane d’arrêter. Malik avait
déjà reçu des coups la veille et elle craignait qu’il soit blessé davantage. Son frère
pouvait rapidement devenir incontrôlable. Ce dernier avait levé sa main serrée pour
l’envoyer sur le visage de son adversaire. Sans réfléchir, l’adolescente se plaça entre
Stéphane et l’étudiant. Le poing la toucha directement sur la tempe gauche. Elle sentit à
peine la douleur. L’obscurité l’enveloppa et la lycéenne perdit connaissance. La seule
chose qu’elle entendit fut son prénom, hurlé par Suzana.
175
Chapitre 19 :
Lorsqu’Angela ouvrit les yeux, elle se trouvait à l’infirmerie de son lycée.
Couchée sur un lit de camp, l’adolescente mit un certain temps à se rappeler comment
elle était arrivée là, mais les souvenirs lui revinrent rapidement en mémoire : sa sortie
avec Suzana, la bagarre, son intervention, puis le noir qui l’avait suivie. Dans la pièce se
trouvaient son amie, son père et le jeune homme contre qui Stéphane s’était battu. Seul
ce dernier était absent. Au début, elle ne perçut pas les voix qui parlaient, mais, petit à
petit, ses sens se réveillèrent. Le chef de famille écoutait attentivement l’histoire
racontée par les deux témoins de la scène.
Angela n’arrivait pas à saisir de quoi il était question. Elle n'entendait que certains
termes : faculté, bande, professeur. En se concentrant davantage, les mots se
transformèrent en phrases à peu près compréhensibles. À ce moment-là, la lumière se fit
dans son esprit : l’adversaire de son frère était bien l’étudiant avec qui elle discutait sur
Internet.
« Ma… Malik ? »
En entendant ce nom, tous se tournèrent vers celle qui était allongée et
s’approchèrent du lit. Son père s’assit à ses côtés et posa la main sur son front.
« Comment te sens-tu, ma puce ?
— Ça va, j’ai mal à la tête.
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— Ce n’est pas étonnant, tu sembles avoir reçu un choc à la tempe. As-tu des
nausées ou d’autres choses ?
— Non, je suis juste un peu perdue. Pourquoi sommes-nous ici ? »
L’intervention de Malik lui apporta une réponse à sa question.
« Tu as reçu un coup de poing qui m’était destiné. Après la fuite de ton frère, j’ai
voulu te ramener chez toi, mais ton amie a insisté pour t'emmener à l’infirmerie. Elle a
eu raison. En y réfléchissant, c’était la meilleure solution. L’aide-soignante a appelé ton
père qui est venu aussitôt.
— Stéphane s’est sauvé ?
— Oui, je l’ai vu pâlir quand il a compris que tu étais inconsciente. Je crois que
cet événement lui a fait l’effet d’une douche froide. Il avait besoin de penser à ce tout ce
qui est arrivé depuis quelques jours.
— Même après ce que tu as subi, tu trouves encore le moyen de lui pardonner ?
— Il est comme toi, déstabilisé par la situation que vous vivez. J’en parlais
justement à ton père. Une aide vous serait utile. Il y a des problèmes qu’on ne peut
résoudre seul.
— Pourquoi étiez-vous en train de vous battre ?
— J’aimerais le savoir moi aussi ! Ainsi que les raisons pour lesquelles un
étudiant de vingt-deux ans intervient dans la vie de mes deux enfants. »
C’était son père qui venait d’intervenir et Angela pensa que ses interrogations
étaient très naturelles. Malik se mit à raconter comment il avait connu la jeune fille et
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l’inquiétude qui était née dans son cœur par rapport à ce qu’elle lui disait. Lorsque
Stéphane lui avait parlé sur le logiciel de conversation, sa crainte s’était un peu calmée.
Il présumait que ce dernier cherchait à aider sa sœur. Mais cette première idée s’était
évanouie quand le frère de l'adolescente avait débarqué devant sa faculté avec sa bande.
La confrontation s’était terminée par un passage à tabac dans les règles, heureusement
stoppé par l’intervention d’un professeur.
« Je crois que ses amis ont une très mauvaise influence sur lui. Il ne me semblait
pas être quelqu’un de violent à la base.
— Oui, ça et les jeux vidéo auxquels il reste accroché.
— Je n’ai pas porté plainte pour ne pas vous causer d’ennuis, mais s’il continue,
je devrai le faire. À l’hôpital, ils ont fait un rapport sur mes blessures. Je souhaite
seulement ne pas avoir à en arriver là.
— Je comprends. Maintenant, je voudrais savoir ce qu’il s’est passé
aujourd’hui. »
Et le jeune homme raconta. Inquiet après la scène à laquelle il avait assisté en
direct au téléphone, Malik avait décidé de venir discuter avec Stéphane afin de régler la
situation. Il connaissait le nom du lycée d’Angela et savait vers quelle heure elle
terminant ses cours. Le meilleur moyen d’éviter tout problème était de parler au frère de
son amie à un moment où sa bande ne serait pas avec lui. Il serait alors en dehors de
l’influence de ses amis.
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En arrivant devant l'établissement scolaire, l’étudiant avait attendu, mais n’avait
pas vu Stéphane. La sonnerie avait retenti et de nombreux élèves étaient sortis,
cherchant à rapidement se mettre à l’abri. Ensuite, il avait de nouveau patienté. Un
élément avait alors attiré son attention. Un petit bâtiment à proximité de la grille où un
jeune homme s’était protégé de l’averse. Malik avait aussitôt reconnu celui à qui il
voulait parler et s’était approché de l’endroit. À son entrée, Stéphane avait souri d’une
façon que l’étudiant n’avait pas aimée.
« Tiens, tu es venu pour réclamer la suite de ta correction ?
— Tu sembles bien prétentieux, tes copains ne sont plus là pour me retenir
pendant que tu me frappes. Je pourrais être présent simplement pour te rendre la
monnaie de ta pièce.
— Dans ce cas, vas-y ! Tu y perdrais plus que moi !
— Je ne pense pas. N’oublie pas qu’il y a eu un témoin, hier. Et j’ai le rapport des
urgences. Je ne crains rien, même si je suis plus âgé que toi. »
Stéphane ne s’était pas départi de son sourire.
« Tu es venu jusqu’ici, c’est toi, l’agresseur !
— Je désire te parler, la situation ne peut pas rester comme cela.
— C’est très facile, tu disparais de la vie de ma sœur et tout s'arrêtera là.
— Chercherais-tu à l’enfermer dans un bocal ? Elle a autant le droit d’avoir des
amis que toi !
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— Ça se voit que tu ne la connais pas. C’est une solitaire et elle doit le demeurer.
Je ne veux pas que des types comme toi lui tournent autour.
— Tu devrais la laisser choisir elle-même. Il s’agit de sa vie, pas de la tienne. Tu
ne dois pas prendre les décisions à sa place. Tu as raison sur un point : jusqu’à présent,
elle était seule, mais plus maintenant. C’est une rose sur le point d’éclore. Ne l’empêche
pas d’être heureuse ! »
Les dernières paroles pleines de bon sens de Malik n’avaient pas eu l’effet
escompté. Au lieu d’avoir calmé Stéphane, elles avaient amplifiè sa colère.
« Tu ne sais rien de moi ou de mes motivations et encore moins sur la vie que je
mène ou sur celle de ma sœur. Depuis combien de temps la connais-tu ? Une semaine ?
Je suis son frère, je suis le mieux placé pour m’occuper d’elle.
— Tu vas bientôt prétendre que les coups que tu lui donnes sont justifiés ?
— De quoi parles-tu ?
— J’en sais beaucoup plus que tu ne peux l’imaginer.
— Je me doutais qu’elle ne pourrait s’empêcher de te raconter ce genre de choses.
Ce ne sont que des mensonges !
— Non, elle n’a pas eu besoin de me dire cela. Je suis capable de lire entre les
lignes. Et ta petite intervention d’hier n’a fait que confirmer mes pires craintes. »
Stéphane était alors parti sur un éclat de rire.
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« Ne t’inquiète pas, je ne suis pas assez fou pour laisser des traces de mes actes.
Avec toi, j’ai eu juste moins de scrupules. En une conversation, j’ai fait le tour de tes
capacités. Ta présence ici me donne raison. Pourquoi n’as-tu pas tout simplement porté
plainte ?
— Pour éviter que tu te venges sur elle !
— Voilà, ton véritable but ! Tu veux devenir le héros qui sauve la jolie princesse.
Mais tu te trompes, ma sœur n’a rien d’une princesse. Elle est juste bonne à rester à la
maison… et encore.
— Si tu t’intéressais un peu plus à Angie, tu lui reconnaitrais des qualités que tu
n’imagines même pas. Sais-tu déjà qu’elle écrit et que ses textes ont beaucoup de
succès ? J’en ai lu quelques-uns, ils montrent un certain talent ! »
La colère de Stéphane en était arrivée à un pic. Comment cet étudiant osait-il lui
donner des leçons sur la façon de se comporter ? De quel droit ? Parce qu’il connaissait
mieux que lui les passe-temps de celle qu’il était en train d’attendre.
« Je vois que j’ai touché un point sensible. On dirait que tu l’ignorais.
— Ferme-la ou tu vas le regretter. »
La tension avait monté d’un cran et le lycéen avait commencé à serrer les poings.
Aucun des deux ne s’était aperçu de l’arrivée des deux jeunes filles.
« C’est ta réponse ? La violence ? Il semblerait que ce soit ta seule façon de régler
les problèmes.
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— Je t’interdis de me juger, tu ne sais rien de ma vie !
— J’en sais assez pour comprendre que tu as besoin d’aide et je suis venu te
proposer la mienne… »
Stéphane n’avait pu en supporter plus, il avait serré son poing et l’avait envoyé
directement dans la direction de son adversaire, mais une ombre s’était placée entre lui
et sa cible. Cette dernière s’était écroulée avant qu’il eût pu voir de qui il s’agissait. Le
jeune homme ne se contrôlait pas, la colère l’avait envahi. Il avait juste remarqué qu’il
avait frappé une lycéenne. Le prénom de sa sœur avait retenti dans son cerveau. Son
regard s’était alors posé sur celle qui venait de le hurler, puis sur la forme évanouie sur
le sol. La reconnaitre lui avait causé un violent choc. Cette fois, il était allé beaucoup
trop loin. La panique l’avait envahi.
« Non, ce n’est pas… Non ! Qu’est-ce que j’ai fait ? »
Malik s’était aussitôt agenouillé près de son amie pour prendre son pouls, puis
s’était relevé afin de rassuré le responsable de son était, mais ce dernier avait disparu.
« Je voulais lui dire qu’Angela était simplement évanouie, mais il était parti.
— Mon fils a ce genre de réactions. Je crois savoir où il est allé se cacher. Je ne
connais pas votre véritable prénom, mais je pense pouvoir vous faire confiance. Pouvezvous m’aider à ramener Angela ?
— Je m’appelle Benjamin. Je vous avoue que je serai rassuré de la savoir
rentrée. »
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Suzana regagna, rassurée de savoir que son amie était bien entourée. Malik et le
père de la jeune fille l’aidèrent à se relever. Celle-ci remercia l’aide-soignante pour ses
bons soins et accompagna les deux hommes.
En entrant dans l’appartement silencieux, Angela comprit que son frère était venu
se réfugier dans sa chambre. Elle demanda l’autorisation d’aller le voir. La pièce était
obscure, Stéphane était assis, les jambes repliées et semblait parler tout seul. Il
prononçait des mots sans suite : misérable, frappé, monstre. La jeune fille s’agenouilla à
ses côtés et chercha à attirer son attention en lui prenant la main. Il releva la tête et
regarda sa sœur qui lui adressa un sourire tendre.
« Tout va bien ! »
À ce moment précis, la carapace que Stéphane s’était lentement forgée céda sous
le poids de la culpabilité. Il fondit en larmes.
« Je te demande pardon. Au moment où je t’ai vue sur le sol, sans connaissances,
j’ai compris ce que j’éprouvais pour toi. Je t’ai reproché d’avoir gâché la relation de nos
parents. Je t’en voulais simplement d’être là. Pourtant, tu n’es pas responsable. Je l’ai
compris maintenant. »
À l’extérieur de la pièce, leur père qui avait entrouvert la porte écoutait, les larmes
coulant sur ses joues. Stéphane exprimait ce qu’il éprouvait vraiment : sa colère, sa peur
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et l’amour pour sa sœur dont il n’avait pas conscience. Le chef de famille comprenait
enfin ce qui s’était déroulé sous ses yeux pendant toutes ces années. Sa femme avait
reporté sur Angela tout ce qu’elle reprochait à son époux et parlait à son fils de ce
qu’elle ressentait. Celui-ci avait fini par avoir de la rancœur envers sa sœur et le lui
avait fait payer. L’homme se rendait compte de la vie que ses deux enfants avaient
menée jusqu’à présent et se promit de tout faire pour renverser la situation. Il entra alors
dans la chambre et s’adressa à eux.
« Je suis désolé. Pendant toutes ces années, je n’ai cherché qu’à résoudre mes
problèmes de couple, sans voir à quel point cela vous touchait tous les deux. Tout sera
différent, à présent. À partir d’aujourd’hui vous êtes ma priorité. La société qui
m’emploie m’a débloqué un logement de fonction et je serai en mesure de vous
accueillir. Vous avez le choix. Je ne pourrai pas vous donner le même niveau de vie que
votre mère, mais vous aurez toute l’affection nécessaire. »
Angela se releva et se précipita dans les bras de son père, lui répondant qu’elle
serait heureuse de vivre avec lui, que l’argent n’était pas important. Stéphane, quant à
lui, déclina l’offre. Il ne souhaitait pas abandonner sa mère. La discussion continua
encore un certain temps. Puis, la jeune fille quitta la chambre et se rendit au salon où
Malik s’était isolé afin de les laisser un moment en famille. Elle s’approcha de lui
doucement.
« Je voulais te remercier. Tu n’étais pas obligé de te déplacer. Ce geste me touche
énormément.
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— Je sais qu’on ne se connait pas depuis très longtemps et tu dois penser que je
me mêle de ce qui ne me regarde pas, mais ce que j’ai appris de toi, que ce soit lors de
nos conversations ou par le biais de tes textes, m’a prouvé que tu es une personne qui
mérite qu’on se batte pour elle. Je serais très heureux de garder le contact, mais si tes
parents s’y opposent, je n’insisterai pas. »
Une voix murmura juste derrière eux :
« Je n’y vois aucune objection, tant que je peux garder le contrôle. Angela n’a que
quinze ans. »
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Épilogue
Quelques semaines s’étaient écoulées depuis la rencontre physique d’Angela avec
Malik. Depuis ce moment, la vie de la jeune fille avait bien changé. Elle vivait
dorénavant avec son père, sa mère ne s’étant pas opposée au partage de garde. L’année
scolaire venait de se terminer et, en ce début du mois de juillet, l’adolescente avait pris
le train pour rejoindre la capitale où se déroulait un festival qui avait lieu chaque année.
Depuis le fameux jour où elle s’était interposée entre son frère et l’étudiant, la
jeune fille avait continué ses discussions sur Internet. En fréquentant quotidiennement le
site, elle s’y était fait de nombreux amis et tous s’étaient donné rendez-vous pour
profiter ensemble de ce grand événement. L’adolescente avait facilement obtenu
l’autorisation d'y aller, grâce à la présence de Malik. En effet, ce dernier avait gagné
l’entière confiance de son père, par son intervention dans le conflit qui séparait ses deux
enfants.
Angela était nerveuse, elle n’avait pas revu l’étudiant depuis plus d'un mois. Il
s’agissait en réalité de leur seconde véritable rencontre. Elle attendait le moment de
leurs retrouvailles, mais l’appréhendait en même temps. Le jour où son frère l’avait
frappé suffisamment fort pour l’assommer, le temps leur avait été compté. En effet, le
jeune homme était entré dans l’appartement, mais avait dû le quitter assez rapidement.
La mère de lycéenne n’aurait sans doute pas apprécié de trouver un inconnu chez elle en
rentrant du travail. Ils n’avaient pas vraiment pu se parler à ce moment-là.
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Mais, maintenant, tout serait différent. Il serait présent la journée complète et
s’était même proposé pour ramener l’adolescente après leur sortie pour rassurer son
père. Elle comptait les minutes qui la séparaient encore de son rendez-vous. L’étudiant
avait promis de l’attendre à la gare et de la guider jusqu’au Parc des Expositions où se
tenait le Festival. Celui-ci avait lieu chaque année et avait pour thème principal la
culture japonaise. C’était la première fois qu’elle y allait.
Arrivée à destination, Angela s’aventura sur le quai et chercha son ami. Il était là,
juste devant elle. Ses cheveux bruns étaient légèrement secoués par le vent et un sourire
s’afficha sur son visage. Elle s’approcha de lui. Une lumière brillait au fond de ses yeux
marron. La jeune fille ne savait pas vraiment comment se comporter vis-à-vis de lui.
Malik s’avança et la serra aussitôt dans ses bras.
« Je suis content de te voir ! Comment te portes-tu ? Tu as meilleure mine que la
dernière fois.
— Je crois que je ne me suis jamais sentie aussi bien. Avant que je n’oublie,
Suzana te passe le bonjour.
— C’est chouette, tu pourras également lui remettre le mien. S’est-elle réconciliée
avec son amie, tu m’avais dit que leur relation n’était pas toujours facile.
— Éloïse a fini par comprendre et accepter que Suzana puisse avoir d’autres
camarades. Elles avaient une relation plutôt exclusive, mais tout se passe mieux à
présent.
— Et avec les autres ?
— Ils commencent doucement à m’accepter tel que je suis.
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— C’est une bonne nouvelle. »
Malik et Angela avaient commencé à marcher vers la sortie de la gare afin de
rejoindre le groupe d’amis s’étant déplacé pour l’occasion.
« Et ton frère ? Ça se passe mieux entre vous ? Cela fait un moment que tu ne
m’en as pas parlé.
— Stéphane a décidé de se prendre en mains et il voit régulièrement un
thérapeute. Nos relations se sont améliorées depuis qu’on ne vit plus sous le même toit.
Tu sais que je suis partie pour être avec mon père et qu’il est resté dans l’appartement.
— Oui, j’en avais discuté avec lui, un peu après. Votre mère n’allait pas bien et il
souhaitait l’aider. Selon ses dires, tu avais pris la bonne décision en t’éloignant. Je crois
qu’il a compris beaucoup de choses sur toi et sur sa propre vie.
— J'ignorais que vous étiez encore en contact.
— Il ne m’a parlé qu’une seule fois. Cela s’est passé quelques jours après notre
rencontre. Il m’attendait à l’entrée de la faculté. Nous avons discuté un certain temps. Il
regrette réellement ce qu'il a fait, ses excuses étaient sincères.
— J’ai toujours su que la situation le touchait, ça ne pouvait pas être autrement. Il
avait juste une façon de réagir qui n’était pas adaptée. J’ignorais ce que notre mère lui
disait, comme ce qu’elle me reprochait.
— Lui as-tu pardonné ?
— Je vais la voir régulièrement et nous avons des rapports courtois, mais je crois
qu’elle ne m’aime pas.
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— Non, tu te trompes, elle t’aime, mais refuse de le reconnaitre. Laisse-lui un peu
de temps. Elle finira par comprendre que tu es quelqu’un de bien. »
Angela avait baissé la tête. Elle n’avait jamais su comment réagir face à ce genre
de compliment. Malik s’arrêta et se plaça devant son amie.
« Tu as toujours autant de mal quand on te valorise. Et bien, tu ferais mieux de t’y
habituer. J’ai lu l’histoire que tu as inventée sur ton personnage de jeu préféré et j’ai
beaucoup aimé. Tu es capable de manier le suspens avec élégance sans lasser. Je me
réjouis de savoir ce que tu écris en ce moment.
— Qui t'a dit que je préparais une nouvelle fiction ?
— Ha, je ne peux pas révéler mes sources, répondit-il en souriant, sinon je
n’aurais plus d’informations. De quoi parle ton prochain texte ?
— Demande à tes espions ! »
Elle partit dans un éclat de rire auquel il se joignit aussitôt.
« Bien envoyé, je dois avouer que je ne l’avais pas volé. Dépêchons-nous, les
autres nous attendent.
— Attends ! »
La jeune fille s’était soudainement stoppée, prise d’un stress. Elle avait
complètement oublié que certains membres du forum seraient présents eux aussi.
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« Ne t’en fais pas ! Tout va bien se passer. Je les connais bien pour la plupart et
tous t’apprécient. »
Malik s’approcha, prit la main de l’adolescente et la conduisit vers le lieu de
rendez-vous. Elle fut accueillie comme une amie de longue date qu’ils revoyaient avec
plaisir. La journée commençait bien.
FIN
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