Autour du handicap mental, des souffrances à contenir entre

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Autour du handicap mental, des souffrances à contenir entre équipes,
enfant et famille
par Denis MELLIER
| érès | Dialogue
2006/4 - n° 174
ISSN 0242-8962 | ISBN 2-7492-0627-1 | pages 49 à 61
Pour citer cet article :
— Mellier D., Autour du handicap mental, des souffrances à contenir entre équipes, enfant et famille, Dialogue 2006/
4, n° 174, p. 49-61.
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DENIS MELLIER
Les équipes ont des difficultés à contenir les souffrances peu représentables
qui sont portées par les personnes dont elles ont la charge et par leur famille
comme dans le secteur de la déficience mentale.
Quand une personne demande un soin, quand elle pleure ou se met en colère,
la verbalisation et l’expression émotionnelle sont des indicateurs précieux de
compréhension de ses besoins ou de sa souffrance. Les professionnels sont
par contre plus démunis quand il n’y a aucune demande explicite d’aide ou
de soin, voire quand la personne semble résister même à l’idée que l’on se
préoccupe d’elle (Mellier, 2005). Tout se passe comme si le professionnel
devait anticiper ses besoins, comme s’il devait imaginer la propre souffrance
personnelle, singulière, de la personne accueillie. On peut percevoir ici les
risques de confusions que cela entraîne. Ce risque se trouve bien sûr accentué en fonction des difficultés identificatoires que suscitent les personnes
accueillies. Ce qui est le cas avec certains sujets porteurs de handicap du côté
de la déficience mentale.
La déficience intellectuelle moyenne et profonde est la source de vécus complexes entre l’enfant, sa famille puis plus tard avec les soignants ou éducateurs. Le déni dont elle peut être l’objet contamine d’autant plus les relations
entre adultes que le déficit s’accompagne de troubles psychiques secondaires,
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« associés » selon la désignation classique. Dans les institutions d’accueil,
ces « troubles associés » prennent parfois le pas sur la préoccupation directe
pour le déficit, non pas parce que l’équipe ne s’occupe pas du déficit et de ses
conséquences, mais parce qu’elle est démunie devant le surgissement et l’impact de certains troubles qui renvoient souvent à des souffrances qui passent
par l’agir, ou des comportements de type psychotiques ou autistiques.
Dans cet article nous analyserons comment les équipes ont de la peine à travailler avec de telles souffrances diffuses. Un exemple nous permettra de
montrer comment le travail se réalise ainsi au sein des alliances entre équipe
et familles.
Des équipes entre activisme ou immobilisme
Le fonctionnement collectif d’une équipe arrive difficilement à prendre en
compte ces souffrances primitives car elles sont diffuses et peu visibles et
elles apportent insécurité et tensions dans les groupes et institutions. Les
équipes « s’installent » alors dans un fonctionnement qui laisse peu de place
à la singularité du temps psychique d’un sujet accueilli (Houzel, 1992). Leur
fonctionnement tend ainsi à osciller entre activisme et immobilisme.
Paul Fustier (1999) a particulièrement mis l’accent sur l’image que renvoie
la personne handicapée, surtout en cas de handicap lourd. En s’appuyant sur
les travaux de Racamier sur « l’idée du moi », il montre comment cette personne devient « étrange » pour le professionnel, en mettant en difficulté sa
propre identité, son contact même avec elle.
« L’identification primaire est en défaut, on est en difficulté pour reconnaître
l’autre comme étant de la même souche ou de la même espèce que soi. Ainsi
l’idée du moi normalement “muette” dans les relations humaines parce
qu’elle va de soi, se trouve démutisée, défaillante, mise en défaut 1. »
Cette « défaillance de l’idée du moi » devient ainsi un véritable (dés)organisateur institutionnel. Pour se protéger de cette difficile humanisation, il distingue deux voies défensives dans les équipes :
– l’activisme : « L’institution peut s’enfermer dans des procédures défensives
dont l’objectif serait d’annuler de façon maniaque la violence du fantasme ;
on songe aux établissements hyperdynamiques où se multiplient activités et
ateliers comme s’il s’agissait absolument d’agiter les usagers pour qu’ils
“produisent” et retrouvent là figure humaine 2 » ;
– ou le repli : « À l’inverse, d’autres institutions, “accablées” par la violence
du fantasme, fonctionnent selon des modalités de gardiennage, assurant seulement au “troupeau” sécurité et satisfaction de besoins élémentaires 3. »
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Ces deux issues peuvent être interprétées comme des difficultés du travail de
contenance. Ce qui est psychiquement à contenir, au sens où l’entend Bion,
c’est cette expérience brute d’une différence, d’un écart incommensurable
entre soi et l’autre. L’identification à l’autre, à sa propre singularité, à son
propre ressenti est rendue difficile, voire impossible. Les phénomènes de
groupe ou les réactions collectives des équipes accentuent ces difficultés : le
temps psychique de l’autre est nié. L’activisme dénote une difficulté à penser
au temps psychique, l’équipe tend à réagir à une sorte d’immédiateté des
besoins, à une urgence peu localisable. Le repli au contraire s’accompagne
d’une sorte d’immobilité du temps psychique. Cela se traduirait par une difficulté au niveau collectif à penser le temps singulier d’un sujet autrement
que dans ses deux extrêmes, l’immuable ou l’immédiat.
Cela fait écho à certaines difficultés entre parents et enfants. Certaines
familles sont dans l’hyperstimulation comme si le handicap ne pouvait pas
être reconnu, d’autres dans la réduction de la personne à un « objet » à soigner. On touche ici la question du fantasme sur le handicap et de sa modalité
défensive.
Dans la famille, Albert Ciccone a ainsi montré que le handicap s’accompagne
de fantasme quant à sa transmission, pour servir de protection et pour pouvoir aussi subjectiver ce qui apparaît comme « une expérience brutale de l’altérité 4. » L’écrasement de la temporalité correspond a des fantasmes de
transmission sur le mode des identifications adhésives ou projectives pathologiques, le sujet se collant à ce qu’il trouve ou à ce qui est projeté sur lui. À
l’occasion de ce handicap, l’entourage tend à transférer sur ce sujet le
« monstrueux » de la généalogie et ce qui reste en souffrance dans la famille.
Dans ce cas l’immuable n’a ainsi « pas d’âge », il renvoie à un destin senti
comme inéluctable alors que l’immédiat renvoie à une impossibilité de penser l’histoire singulière du sujet.
Ceci peut être dû directement à l’existence de souffrances à la naissance. Si
elles ont accompagné une détérioration des capacités physiques de l’enfant,
elles rendent également fragile pour le sujet un « retour » sur son passé.
Simone Korff-Sausse (1997) montre très bien dans la thérapie d’enfant handicapé comment il est pour lui difficile de « faire le deuil de son handicap »,
c’est-à-dire de pouvoir élaborer cette rencontre initiale traumatique avec les
autres et la vie psychique.
De telles défenses correspondent également à ce que ces sujets ont dû mettre
en place pour vivre les expériences qu’ils rencontrent. Attitudes figées, comportements très instables, difficultés de verbalisation et d’expression des
émotions, c’est au niveau non verbal que se « traduisent » ces souffrances,
plus sources de tensions ou de malaise que de demandes précises. Jocelyne
Roux-Levrat (2000) a ainsi montré toute l’importance d’une attention très clinique à l’enfant, pour faire face à de telles tendances désorganisatrices de la
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psyché. Cette attention devient pour lui un véritable appui pour permettre le
temps d’une « attente psychique », d’un temps partagé et vécu avec un autre.
Les équipes ont directement à faire face à l’image du handicap, à l’accueil
des souffrances présentes chez l’enfant, ainsi qu’à celles issues des familles.
Le professionnel doit ainsi élaborer une position qui permette de penser ces
différences et ce qui peut se partager entre ces différentes sources de souffrances. Les situations issues de la pratique tendent par contre « naturellement » à amalgamer ces différences, l’équipe se retrouvant dans une place
fantasmatique de « parent substitutif » des enfants. Michel Soulé (1972) a
depuis longtemps indiqué comment le fantasme « on adopte un enfant » était
fondateur de toute situation professionnelle avec eux. Cette position permet
un fonctionnement d’équipe, mais laisse peu de marges au changement car la
temporalité propre des sujets accueillis est niée au bénéfice d’un fonctionnement collectif uniforme.
Pour analyser plus en détail cette difficulté, nous avons repris des données
issues d’un groupes d’analyse de la pratique (GAP) car ce dispositif praticien
permet le développement d’un travail sur les souffrances et anxiétés ressenties par les professionnels. Ce groupe mensuel (de 3 h) a duré plus de neuf
ans et nous en avons assuré la conduite les six dernières années. Il a réuni des
éducateurs, volontaires, d’un internat pour des enfants ou adolescents déficients mentaux accueillis en institut médico-pédagogique (IMP) ou à l’institut
médico-professionnel (IMPRO). Dans ce cadre, nous étudierons plus précisément les séances où a été évoquée la situation de Jimmy, un enfant « insupportable » de par son comportement 5.
Cet enfant n’exprime pas de souffrances, il semble bien plutôt narguer les
adultes. Ses parents n’ont pour lui aucune demande de soin et les éducateurs,
qui souffrent explicitement de cette situation, semblent dans une impasse. On
ne peut avoir directement accès à la souffrance de cet enfant, tant il est provocant, voire violent, c’est l’hypothèse que nous soutiendrons. Son comportement résulterait de souffrances enfouies, primitives, où il ne fait plus de
distinction entre lui et les autres et c’est cette même « in-distinction », cette
confusion, qui contaminerait aussi les relations de l’équipe avec les parents,
ainsi que le secteur de soin, et qui pousse l’équipe à réagir, à agir dans l’urgence.
Nous distinguerons, pour la démonstration, deux niveaux de contenance de la
souffrance de cet enfant ; elles correspondent à deux périodes du groupe
d’analyse de la pratique :
– à un premier niveau, Jimmy apparaît comme un enfant qui « pousse à
bout » ses éducatrices. Elles ne savent plus quelles attitudes avoir avec lui.
L’enfant n’exprime pas directement de souffrances, il met plutôt son entourage « en souffrance », ses parents n’expriment pas de demande. Nous
sommes dans une problématique de substitution éducateur/parent ;
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– à un second niveau, ce qui est contenu renvoie à la distinction professionnels/parents. Jimmy est de nouveau décrit comme insupportable, mais en se
positionnant un peu en décalage par rapport aux parents, l’équipe arrive à
mieux contenir ces souffrances et à soutenir alors les parents du côté d’une
démarche thérapeutique.
Un premier niveau de contenance
Le premier niveau de contenance concerne plus directement la relation éducative, directe, avec l’enfant. Il touche la place de « parent imaginaire » de
l’éducateur.
Jimmy, « du 40 au lieu du 34 »
ou une relation exclusive insupportable.
a) Jimmy est le premier enfant dont me parle le groupe d’éducateurs. Pour
résumer ce qui est dit, je dirais que c’est un enfant qui pousse à bout. Il vient
d’avoir 12 ans, les éducateurs en avait déjà parlé au psychologue qui m’a précédé, il les avait orienté vers une aide extérieur (AEMO ou pédopsychiatrie).
Jimmy est insupportable, il n’écoute rien, fait le contraire de ce que l’on
demande de faire, il les provoque : « C’est pas lui qui a peur de nous, c’est
nous. » Il dit qu’il veut aller chez lui. Sa référente dit qu’elle s’enferme parfois dans le bureau pour ne pas s’énerver contre lui. À l’école, cela semble
pourtant aller mais il est infernal chez lui. Elles disent qu’en août dernier où
il était dans sa famille, il ne serait sorti que deux fois de chez lui pour aller
dans une grande surface.
Il est depuis trois ans à l’internat, il y a eu des prises en charge proposées pour
lui mais elles ont toutes été arrêtées, comme dernièrement une thérapie familiale avec le psychologue : « Jimmy ne voulait plus y aller. » L’éducatrice de
référence dit que dans son projet éducatif personnalisé, il n’y a plus de plaisir, mais que du « cadrage ».
J’apprends qu’il n’aurait pas été désiré, que la mère a un frère qui va au CAT
(centre d’aide par le travail) voisin et qui est décrit comme violent ; elle aurait
été elle-même en psychiatrie. Jimmy a une sœur qui se développe bien par
ailleurs – les parents feraient-ils plus attention à elle ?
Je suis cependant « soufflé » par certaines réactions éducatives : une éducatrice explique que Jimmy lui dit qu’il ne viendra pas lundi :
– « Pas chiche », lui répond-elle,
– « Si », réplique Jimmy
– « Si tu viens, je mange ton dessert », dit-elle.
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Le lundi, il était là, elle a mangé son dessert. L’équipe a de la peine à résister
aux provocations de Jimmy.
Le discours est implicitement très critique vis-à-vis de la famille, il n’aurait
pas de limite chez lui : « On lui achète une montre, il la casse, sa mère dit que
ce n’est pas grave et lui en achète une autre ». Sa mère achèterait des habits
disproportionnés : « du 40 au lieu du 34 », par contraste, les éducatrices indiquent comment elles ont offert à Jimmy un pull à sa taille, comme cadeau de
Noël.
Des points de vue un peu divergents se font jour : une autre éducatrice
indique qu’il a bougé, qu’il va mieux depuis quatre ans ; à côté de cela, dans
une activité il apparaît calme ; lors d’une sortie d’exploration le soir dans la
forêt il a eu peur, il donné la main a son éducatrice et a fait dans sa culotte,
etc. Le directeur aurait sinon pris en grippe Jimmy.
Cette séance a dû permettre un travail de différenciation autour de Jimmy
entre ce qui est de l’ordre du quotidien et ce qui est de l’ordre du soin, sans
renchérir sur la vision très négative que les éducateurs portent sur la famille.
Des éducatrices m’ont remercié en partant, et le mois suivant, l’une d’entre
elles a dit : « Ça nous a rassuré. »
b) Deux mois après, en mars, une éducatrice parle tout de suite de lui dans le
groupe. Il y a eu un entretien avec sa famille où il a été convenu qu’il rentrerait chez lui le jeudi soir, mais il a fait une « crise nerveuse » le jour même,
l’après-midi.
La semaine précédente, il était allé un jour à l’hôpital, il avait mal au ventre,
on avait peur d’une appendicite, mais il n’y avait rien.
Le médecin psychiatre doit régulièrement le voir en entretien. Une éducatrice
semble désabusée par rapport aux parents : ils ne reconnaîtraient pas les difficultés de leur enfant et « n’écoutent » pas ce qu’on leur dit. Son éducatrice
de référence est enceinte, elle va en fait partir en congé maternité (et elle
changera de service à son retour).
c) En juin, en faisant le point des différentes situations abordées pendant l’année, j’apprends qu’il va chez ses parents le jeudi soir et le week-end et que,
malgré les résistances de la famille, ils ont réussi à obtenir une nouvelle rencontre avec les parents pour envisager un séjour d’observation d’une semaine
en pédopsychiatrie. La famille ne voudrait pas entendre parler de psychiatrie.
Sur le groupe d’enfants de l’internat, il « casserait » tout. Visiblement, se
pose toujours la question de ses limites. Pourtant en explorant plus cette
situation deux autres éducatrices, moins directement concernées, signalent
qu’il a des moments plus calmes quand il est dans des activités en petit
groupe, en musique ou à l’escalade.
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d) En octobre, une autre éducatrice parle spontanément de lui. J’apprends
qu’il a séjourné en pédopsychiatrie avant l’été, mais « qu’il est pareil
qu’avant ». Nous reparlons de la problématique familiale, pour différentes
raisons qui nous échappent, il semble que pèse sur lui l’idée qu’il ne peut pas
changer. Nous nous attardons sur son attitude à l’escalade où il apparaît
comme plus tranquille. L’éducatrice concernée nous décrit comment elle
reste très près de lui, suivant tous ses gestes sans trop interférer pourtant sur
ses initiatives. Par contre, il ne faut pas qu’un autre enfant vienne s’immiscer
entre eux ou même un autre adulte. Il apparaît que la présence d’un tiers est
difficile à supporter. Ils ne peuvent pas être deux en même temps pour s’occuper de lui, on en arrive à dire que Jimmy « divise autour de lui ».
La réception de souffrances primitives
ou les limites personnelles des professionnels
Il y a un très grand énervement avec cet enfant mais on sent qu’existe de
manière sous-jacente un attachement très fort, notamment pour celle qui va
s’arrêter à l’occasion de son congé maternité. Les parents sont très vivement
critiqués, la mère paraît tout à fait incompétente, le père peu consistant,
comme si tout reposait sur eux seuls. Même le directeur et le psychiatre n’arriveraient à les aider. Pour certain, cet enfant n’a pas sa place ici, « il finira à
X. » (le nom de l’hôpital psychiatrique de la région).
La souffrance de Jimmy était d’abord difficilement pensable. Il n’exprime
pas d’angoisse, mais répand autour de lui des tensions. Tout se passe comme
si l’équipe et la famille se rejetaient réciproquement la faute. Il y a une sorte
d’impossibilité institutionnelle entre famille et équipe pour s’entendre et penser ensemble un trouble de Jimmy.
En arrière-fond, on peut penser aux lourds dénis qui pèsent sur Jimmy, sa
place dans la famille, ce que sa déficience a cristallisé au niveau intergénérationnel, dénis en partie partagés symétriquement par l’institution qui l’accueille comme le souligne Francine André-Fustier :
« Il est toujours difficile, pour les soignants de l’enfant, de penser le déni du
psychisme de l’enfant comme un mécanisme de défense groupal familial et
de prendre en compte la souffrance familiale ainsi exprimée. Les soignants
réagissent à ce déni (violent certes d’un point de vue individuel) le plus souvent par une réponse paradoxale qui attaque les parents en les disqualifiant
ou en les évinçant, ce qui renforce le lien fusionnel et les mécanismes de
défense qui s’y attachent. Ainsi à vouloir protéger l’enfant contre les parents,
on aboutit à un renforcement du lien fusionnel et non pas à l’élaboration psychique d’une séparation visant l’individuation 6. »
Une sorte de symbiose pathologique semble s’être installée dans la famille.
On aurait pu penser que le placement aurait dénoué cette situation mais ce qui
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est dit indique plutôt la reproduction d’un tel état avec les éducatrices qui
l’ont en charge à l’internat. S’occupant du repas, de la toilette, du coucher, de
tout le quotidien le soir et le matin, ces deux éducatrices sont dans un rapport
beaucoup plus « fusionnel » avec lui que celles qui le voient plus ponctuellement lors d’un temps hebdomadaire centré sur une activité qu’il peut investir. Une sorte de corps à corps semble s’être installé entre lui et ces deux
éducatrices plus privilégiées. La dimension éducative, un minimum de respect des autres et des consignes quotidiennes, n’arrive plus à être maintenue.
Les éducatrices sont débordées par une relation trop exclusive, qui ne laisse
pas de place à l’ombre d’un tiers.
Un second niveau de contenance
Le second niveau de contenance a des implications sur les alliances entre
éducateurs et parents et l’introduction d’un tiers, la psychiatrie.
Jimmy, « une bouteille à la mère »
ou un effort de différenciation
Trois ans après la première séance, la composition du groupe d’éducateurs a
changé : les deux éducatrices qui avaient plus parlé de Jimmy ont été remplacées (une est partie de l’institution l’autre a changé de service), un autre
éducateur est parti, la composition des groupes d’enfants a elle aussi changée.
a) Lors d’une séance en février, un participant désire parler de Jimmy. Cet
éducateur n’était pas encore dans l’institution lors de la première année du
groupe d’analyse de la pratique.
Jimmy est actuellement de nouveau insupportable, provocant, sans cesse à
transgresser les interdits. Aucune communication « normale » ne semble possible. On rappelle que ses prises en charges précédentes ont toutes été interrompues. Après son hospitalisation en pédopsychiatrie il y a plus de deux ans,
aucun travail n’a été maintenu.
Ce participant semble indiquer qu’il pourrait « mieux » le « contenir », mais
la situation est plus difficile pour ses deux collègues femmes qui sont ici :
l’une se dit excédée, elle a pourtant habituellement une très grande tolérance
avec les enfants et beaucoup de sensibilité (en relisant mes notes je m’aperçois que c’est celle qui l’avait précédemment en activité musique). On parle
des parents, de leur impossibilité à demander un soin, de l’ambivalence de la
mère, de « l’inexistence » du père. La situation est bien connue par le psychiatre qui a en charge les enfants. Une sorte de désespoir les habite : que
faire ? Quelle est la demande ? Je ne vois pas d’issue.
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Je souligne l’intérêt de continuer, de garder leur identité d’équipe car Jimmy
divise, il induit des problèmes de confusion : on ne peut que se résigner à ne
pas pouvoir désirer un changement pour lui, accepter ces différences entre
eux et maintenir une cohésion de réflexion.
Après le groupe, je ressens un sentiment d’insatisfaction. Je n’avais pas
choisi cette fois d’orienter plus la discussion sur la compréhension de la problématique de Jimmy, de son histoire liée à sa place dans sa famille, de l’attitude de ses parents, etc. Deux ans plus tôt, nous en avions souvent parlé, ces
éléments étaient dans la tête de plusieurs participants, notamment des deux
collègues femmes qui avaient maintenant des difficultés à le supporter. Le
risque me semblait être une division entre eux. J’ai soutenu une attitude
« basse » par rapport à l’équipe – maintenir une constance d’attitude avec
Jimmy – tout en éprouvant un certain désespoir.
b) Deux mois après, en avril, le même participant demande de reparler de
Jimmy. Ce week-end il a lancé une bouteille de la fenêtre de sa maison sur
une voiture dans la rue, cela aurait pu être grave, il était seul avec sa mère. Je
comprends que dans l’institution ils s’évertuent à essayer de lui montrer la
dangerosité de son acte, ils sont prêts à le punir comme chaque fois qu’un
enfant est agressif, dépasse les limites autorisées ou crée un incident.
Je souligne paradoxalement que son geste, chez ses parents, peut être un
signe, positif, un appel pour ses parents. La formule « une bouteille à la
mèr(e) » résume cette idée. Ses parents ne peuvent plus s’installer dans le
déni du fonctionnement de Jimmy. Ils n’ont jamais soutenu l’idée d’une prise
en charge thérapeutique pour lui alors que cela a été tenté par l’institution.
Par contre, il s’agit bien de garder cette inquiétude pour Jimmy et d’aider
éventuellement ses parents à sentir et à partager cette inquiétude (sousentendu, au lieu « d’en rajouter » du côté punition dans un registre uniquement éducatif).
Une discussion s’en est suivie sur leurs relations avec le secteur de pédopsychiatrie : il est souvent fait appel à lui pour des enfants plus régressés ou en
cas d’urgence pour les enfants difficiles, mais dans une sorte de punition.
Tout se passe comme s’il y avait finalement un doute implicite sur l’utilité
d’un tel soin.
c) Le mois suivant, en mai, une nouvelle éducatrice du groupe parle de lui,
elle n’en peut plus. Elle se sent complètement vampirisée par Jimmy. Dans
ses contacts corporels, au lieu de la serrer il « la broie » ; elle dit qu’il peut
être violent, une fois il lui a « sauté à la gorge » en passant derrière elle.
Dans la discussion, il apparaît qu’il est « spécialement » insupportable avec
elle, de même qu’il essaie chaque fois de s’accaparer les stagiaires qui passent sur le groupe. Nous faisons l’hypothèse qu’il cherche à reproduire avec
elle la relation « exclusive » qu’il doit avoir avec sa mère, le père semblant
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peu présent auprès de lui. Ceci contredit l’idée, que je sens implicite chez les
éducateurs, qu’il n’aurait pas assez d’affection chez lui.
Il est prévu qu’il aille faire un séjour dans le service de pédopsychiatrie. Le
médecin de l’établissement est en contact avec la famille mais elle est toujours très peu coopérante. Ce séjour ne semble pouvoir se faire que sur l’idée
d’une « punition », terme que Jimmy se plaît à reprendre ; c’est parce que
l’établissement ne peut le supporter qu’il est envoyé là-bas.
Nous reparlons de l’idée du soin, de la difficulté particulière de cette famille
d’accepter un tel soin, cette difficulté pouvant être mise sur le compte de la
peur d’une répétition intergénérationnelle, des personnes de la famille ont eu
affaire avec la psychiatrie.
d) Quelques mois plus tard, en février de l’année suivante, j’ai incidemment
des nouvelles très positives de Jimmy : un travail a pu se faire sur plusieurs
mois avec le secteur psychiatrique, les parents ont participé à ce soin et
Jimmy semble transformé, il est plus calme et peut maintenant exprimer ses
angoisses.
Une redéfinition des alliances
Dans la première période, le passage en psychiatrie est vécu comme un déchirement, pour l’équipe comme pour les parents. Jimmy le vit comme une
« punition » et les adultes ne sont pas loin de vivre la même chose. Il va en
psychiatrie parce qu’on ne peut plus le supporter. C’est le signe d’un échec
pour tout le monde. On pourrait dire que la souffrance de Jimmy circule des
uns aux autres sans qu’elle puisse être nommée et pensée, il y a une certaine
indifférenciation entre l’équipe éducative, la famille et l’enfant. « Le
soin thérapeutique » ne peut pas se détacher de « l’éducatif », en ce sens l’institution a une réaction en miroir avec celle de la famille. Au déni familial de
tout soin psychiatrique répond l’idée, comme l’a exprimée une éducatrice,
qu’il « finira en psychiatrie ». Jimmy n’aurait pas une place légitime dans sa
famille mais aussi dans l’institution éducative.
Dans cette seconde période le groupe d’analyse de la pratique va permettre
aux professionnels de prendre du recul par rapport aux parents.
Les éducateurs mettent d’abord l’animateur en difficulté en amenant la situation « sans issue » de Jimmy : « c’est toujours pareil », sous-entendu, on en
a déjà parlé, il a été en psychiatrie, mais son comportement ne change pas.
L’animateur sort d’ailleurs très déprimé de cette séance en février. Le temps
est immuable, tout se passe comme si on ne pouvait plus penser à la singularité du temps psychique pour Jimmy. Il entraîne les adultes dans des comportements répétitifs. Les éducateurs ont ensuite comme réflexe (en miroir
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des parents) de vouloir punir Jimmy pour l’acte dangereux qu’il a réalisé
chez lui.
Cependant, suite au déroulement de ces séances, il semble bien qu’un écart
et un partage arrivent à se penser entre professionnels et parents. Les éducateurs sont dans l’impuissance à contenir Jimmy, comme ses parents le sont,
mais ils peuvent par contre soutenir une inquiétude, et envisager une vraie
demande de soin pour cet enfant.
L’équipe arrive d’abord à garder son unité attaquée par les agissements de
l’enfant, puis elle se rend compte ensuite à quel point pourrait se reproduire
en son sein les relations de Jimmy envers sa famille. Les éducateurs peuvent
alors « porter » plus collectivement la souffrance de Jimmy et aider sans
ambiguïté la famille à se diriger de manière constructive vers le soin. L’écart
entre l’équipe et la famille devient pensable et source d’échanges.
Place des parents et place des éducateurs
Pour résumer, on pourrait dire que dans sa vie imaginaire, l’équipe était le
parent (la première année les éducatrices indiquaient d’ailleurs comment
elles savaient mieux offrir un cadeau de Noël à Jimmy que ses parents). Un
premier niveau de contenance de la souffrance s’effectue ainsi, sans que soit
remis en cause l’alliance tacite parents-éducateurs (l’institution se substitue
aux parents).
Un processus de différenciation s’opère plus nettement ensuite quand
l’équipe arrive à résister à la division et quand elle prend conscience qu’elle
peut agir envers l’enfant dans une sorte de reproduction de l’environnement
familial. Un second niveau de contenance de la souffrance repose sur une
redéfinition de l’alliance parent-éducateur, les éducateurs ne peuvent remplacer les parents. Ce travail s’accompagne d’une prise de conscience des
limites entre l’éducatif et le soin thérapeutique.
Les deux temps de ce travail pointent seulement à quel point pour un professionnel sont intimement liés dans la clinique son rapport direct avec l’enfant
et ses relations, souvent indirectes, avec son parent. Ces deux temps cristallisent cependant les deux directions du travail d’élaboration. L’ordre d’apparition des problèmes indique la nécessité première de l’existence d’un lien
intime, réel, entre professionnel et enfant. Ceci conditionne tout travail ultérieur avec l’enfant et sa famille.
Jimmy est un « enfant symptôme » de cette institution, vraisemblablement
car il était plus actif que d’autres dans sa manière de mettre en tension sa
situation de « déficient ». Il montre la difficulté pour cette institution à contenir des souffrances non dites, agies, et à faire la part des choses entre la place
de la famille, celle de l’éducatif et celle du thérapeutique. Cet exemple touche
ainsi « l’infrastructure imaginaire » (Fustier, 1997) d’une institution, son
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organisation fantasmatique et le fantasme d’être un meilleur parent que les
parents. Même si le professionnalisme s’est considérablement développé,
collectivement les équipes peuvent continuer à porter de telles représentations inconscientes de leurs places (Mellier, 2000).
Prise dans une place de « parent imaginaire » la pensée de l’équipe se développe d’abord en miroir de celle de la famille. L’équipe ne peut accéder à une
temporalité plus singulière qui permettrait d’éviter les deux pôles opposés
fréquemment observés en institution que sont l’immobilisme ou l’activisme.
« Casser » le miroir, « tuer l’enfant imaginaire », ces processus bien connus
dans la clinique individuelle sont aussi pertinents pour penser les rapports
enfants-famille-institution.
Denis Mellier
Psychologue clinicien,
Maître de conférences,
Directeur de recherche, CRPPC, Université Lyon 2
[email protected]
NOTES
1. P. Fustier 1999, p. 99-100.
2. Ibid., p. 95.
3. Ibid.
4. A. Ciccone, 1997, p. 154.
5. Je remercie tout particulièrement les professionnels avec qui j’ai eu le plaisir de travailler.
Je leur demanderai beaucoup de bienveillance. Dans ces exemples très succincts, j’ai préféré
garder l’anonymat des personnes et des lieux car il s’agit d’une illustration très partielle de
processus qui peuvent être présents également dans d’autres lieux ou pratiques.
6. F. André-Fustier, 2002, p. 22.
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Autour du handicap mental, des souffrances à contenir
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RÉSUMÉ
Le handicap mental d’un enfant est la source de diverses souffrances très primitives. L’auteur
développe l’hypothèse qu’une équipe doit contenir ces souffrances diffuses et peu représentables, qui entraînent tensions, insécurité et malaise dans l’entourage. Les équipes sont ainsi
prises dans des positions de symbiose pathologique avec l’enfant et oscilleraient entre chronicité et activisme. Un exemple à propos « d’un enfant insupportable » montre que l’intervention clinique peut arriver à contenir ces souffrances et à modifier les alliances inconscientes
éducateur-famille.
MOTS-CLÉS
Vie imaginaire des équipes, fonction contenante, déficience intellectuelle, alliances inconscientes, famille.