identite et appartenances multiples : les savoirs de la litterature
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identite et appartenances multiples : les savoirs de la litterature
Laurence B OUDREAULT Université Laval, Département des Littératures IDENTITE ET APPARTENANCES MULTIPLES : LES SAVOIRS DE LA LITTERATURE INTRODUCTION Dans notre monde actuel, l'importance des réseaux est capitale. Comme le propose notamment le scientifique et philosophe Edgard Morin, le réseau est devenu la figure même de notre modernité, le motif structurant sa complexité. C'est dans cette perspective que nous voudrions aujourd'hui situer notre prise de parole, en soulignant l'attrait et la richesse que peut constituer une francophonie forte, décentrée (multipolaire), qui met en relation des espaces culturels différents. En effet, la francophonie, comme réseau, donne le privilège au locuteur francophone que nous sommes d'habiter le monde en plusieurs endroits et de se sentir, par la langue française que nous partageons, véritablement citoyen du monde. Cela nous ouvre aux différentes cultures qui vivent et investissent cette langue française différemment, la gratifie de leur histoire, de leur mémoire et plus simplement de leurs voix, et ce, du Maroc au Québec, d'Haïti à Madagascar, du Sénégal à la Louisiane, en passant par Alexandrie. Les échanges sont transversaux et féconds ; la tenue de ce colloque en est l'exemple même. Contrairement, donc, à l'ancienne représentation donnant la France comme centre et les autres pays francophones comme satellitaires à son rayonnement culturel et linguistique, la francophonie d'aujourd'hui, et spécifiquement dans sa dimension littéraire, démontre comment chaque espace francophone repense et refaçonne constamment la langue française en accord avec les réalités socioculturelles qui sont les siennes et avec le projet identitaire qu'il développe. La langue française se trouve ainsi traversée de tous ces horizons ; une mais plurielle, appartenant à tous mais n'étant le monopole d'aucun. Bien sûr, parler de la langue française demeure toujours un peu abstrait, et il est pour cela essentiel d'en revenir aux locuteurs pour comprendre son caractère vivant (dynamique) et se faire une idée des enjeux identitaires qu'elle cristallise. Ainsi, pour illustrer les tensions, mais aussi la fertilité potentielle de cette situation spécifique, nous avons choisi deux livres. Non qu’ils soient, en soi, emblématiques d'un certain pays ou d'une certaine culture, mais au contraire, parce qu'ils montrent comment le francophone (en l'occurrence) est un être culturellement métis, et que son identité est ce qu'Amin Maalouf, dans son livre Les identités meurtrières (Maalouf ; 1998) appelle une « identité composite », c'est-à-dire une identité faite de plusieurs appartenances. Nous fonderons notre argumentation sur le roman de Fatou Diome, Le ventre de l'Atlantique (2002), puis, sur celui de Daniel Biyaoula L'impasse (1996), pour étudier la manière dont ces écritures mettent en échec une conception identitaire exclusive et figée, selon laquelle il existerait un noyau dur de l'identité, invariable dans le temps. Les romans développent, en effet, par les figures de migrants qu'ils mettent en scène et les stratégies énonciatives qu'ils élaborent, tout un discours implicite (parfois métadiscursif) sur ce que Ricoeur appelle l'ipséité de l'être, c'est-à-dire le caractère évolutif, changeant, non-définitif de l'identité. Il s'agira donc de réfléchir à l'interculturalité à travers le phénomène d'immigration Sud-Nord évoqué par les romans, phénomène qui, par ailleurs, est devenu un topos de la littérature africaine signifiant bien à la fois les tares d'une modernité violente et les méandres identitaires d'une conscience déchirée. FATOU DIOME, LE VENTRE DE L'ATLANTIQUE Roman largement autobiographique, Le ventre de l'Atlantique relate les aléas de l'immigration en France à travers l'histoire de Salie, jeune femme sénégalaise partie étudier en France, laissant derrière elle, notamment, son jeune frère Madické qui, lui, rêve d'aller la rejoindre en Europe pour devenir footballeur professionnel et enfin jouir de la richesse qu'il s'imagine automatique dès l'arrivée en France (il reproche d'ailleurs à sa sœur de ne pas faire assez d'efforts pour le faire venir). De son côté, Salie tente de lui expliquer les mirages de l'immigration, bien cruels avec les rêves d'enfance, et le fait que la vie des immigrés africains en France est bien loin de correspondre à l'image idyllique que s'en font souvent ceux restés au pays (et que continuent d'entretenir, par ailleurs, les immigrés eux-mêmes par de pieux mensonges). Salie se trouve à être la narratrice de sa propre histoire, menant le récit au "je", nous racontant à la fois sa vie en France (et son désenchantement), ses souvenirs du Sénégal (notamment son enfance, mais aussi toute la vie sociale, les mœurs et les croyances de son lieu natal), et finalement ses rapports avec ses proches, marqués par l'incompréhension. Nous apprenons donc que Salie est une enfant illégitime et que, en raison de la tradition, elle n'aurait jamais dû naître. C'est sa grand-mère qui est intervenue en sa faveur et l'a, en quelque sorte, sauvée en acceptant de l'élever. Mais étant native d'une petite communauté insulaire (l’île de Niodor, au large du Sénégal), Salie a rapidement et durablement été stigmatisée comme étrangère et comme « bâtarde ». Elle raconte à ce propos : « Insulaires géographiques, certains l'étaient aussi dans leur tête et reprochaient à ma mère d'avoir importé ce nom étranger dans le village : aucun des ancêtres fondateurs ne s'appelaient ainsi. Les plus modérés se consolaient en déclarant dans un rire sarcastique : « Heureusement pour nous, c'est une fille, elle ne risque pas de propager son nom chez nous » (p.88). C'est l'école qui, en fait, lui permettra (d'abord), de reprendre confiance en elle (par l'acquisition de connaissance), puis, enfin, de s'extirper de ce milieu en partant étudier en France. Mais là-bas aussi, le regard de l'Autre est lourd à porter. Femme de ménage et nounou, Salie cumule les petits boulots pour survivre, tout en tentant d'échapper aux stéréotypes qui la guettent. Elle fera de plus l'expérience de l'impossible retour au pays natal, dans l'avant-goût que lui en donne ses brefs passages au Sénégal pendant les vacances d'été. La narratrice rapporte en ces termes ses rapports avec sa famille dans une scène concernant l'organisation d'une fête : Elles savaient que je n'aurais pas voulu y aller et je savais qu'elles n'auraient pas voulu que je vienne. C'était un accord tacite. Ma présence les dérange. Depuis longtemps elles me considèrent comme une feignante qui ne sait rien faire de ses dix doigts à part tourner les pages d'un livre […] Mon stylo continuait de tracer ce chemin que j'avais emprunté pour les quitter. Chaque cahier rempli, chaque livre lu, chaque dictionnaire consulté est une brique supplémentaire sur le mur qui se dresse entre elles et moi (p. 196). Le personnage de Salie souffre donc manifestement de la structure de la société traditionnelle— dont elle dit que les liens sont si étouffants qu'on ne peut songer qu'à les rompre (p. 197)— et de devoir toujours se justifier de sa trajectoire singulière (inusitée par rapport à la norme de son milieu). Sa difficulté à vivre vient du fait qu'elle doit en permanence gérer les images fausses, ou en tout cas simplistes, qu'on lui renvoie d'elle-même : d'une part, l'immigrante en détresse et fardeau pour la nation française, et, d'autre part, femme impie et égoïste qui a abandonné les siens pour le pays des Blancs. Or, cet arbitrage, la narratrice (qui semble se confondre ici avec l'auteur) choisit de le faire par l'écriture, en consignant ses expériences dans un journal, élisant le territoire imaginaire comme seule terre d'exil. Ce que l'on peut voir se dessiner à travers cette histoire, et particulièrement à travers le personnage de Salie, c'est cette difficulté d'être l'Autre partout, et de parvenir, malgré le foisonnement de discours hostiles, à une juste image de soi, c'est-àdire à une auto-représentation capable de fédérer ses multiples appartenances, évitant ainsi l'écartèlement de l'être. Dans cette perspective, Le Ventre de l'Atlantique se révèle être l’illustration romanesque, et prosaïque, de ce que d'autres ont pensé et formulé de manière plus théorique concernant la notion d'identité. Nous avons précédemment évoqué les propositions d'Amin Maalouf et de Paul Ricoeur qui (parmi d'autres) donnent à comprendre l'identité comme un système ouvert, comme un ensemble qui se construit et se transforme tout au long de l'existence. Ils insistent également sur le fait qu'en dépit des appartenances multiples, l'identité se vit comme un tout. Et c'est exactement ce qu'incarne le personnage de Salie. Elle ne veut pas choisir, elle est tout cela à la fois, une revendication tous azimuts pour la liberté de se définir, de penser par soi-même : d'être pleinement cause de soi. Ainsi, le roman, s'il peut paraître inoffensif, contribue à déracialiser le débat en montrant que le rejet, la haine de l'Autre, n'a souvent rien à voir avec sa couleur, ni même avec sa différence culturelle, mais seulement avec sa Différence, point. Le personnage de Salie, en effet, était d'abord étrangère en son propre pays, dans sa propre famille ; le racisme vécu en France n'a fait que s'ajouter à son expérience d'enfance. Et il y a donc, pour elle, quelque chose de l'ordre de la continuité dans son aventure migratoire, car en tous lieux elle se trouve exilée et considérée comme étrangère. C'est pour cette raison que la quête identitaire, la quête de soi de Salie, traverse tous ces espaces (africains, européens) et se revendique de chacun d'eux, malgré l'opinion générale et contre toute logique d'exclusion. Ce qu'elle travaille à construire, dans sa résistance aux dogmatismes occidentaux et africains, c'est une conception d'elle-même pacifique, capable d'articuler la complexité de ses appartenances et de donner voix à son originalité. DANIEL BIYAOULA, L'IMPASSE Nous verrons maintenant que Daniel Biyaoula aussi, dans L'impasse, traite de la problématique identitaire liée à l'immigration, mais sur un mode beaucoup plus tragique cette fois. En effet, le personnage principal, Joseph est originaire de Brazzaville. Il vit en France depuis plus de 15 ans. Il est ouvrier dans une société de pneumatiques, et il n'est encore jamais retourné là-bas, à Brazzaville, entre autres parce qu'il appréhende fortement sa réaction face à ses proches, et la leur face à lui. C'est sa copine, Sabine, qui le convainc de faire le voyage. Il part, donc, mais comme il l'anticipait, cela se passe très mal. Dès son arrivée, il sent qu'un fossé immense et incompressible le sépare de ceux qu'il a depuis longtemps quittés. Sa famille lui reproche de ne pas correspondre à l'image qu'on se fait d'un Parisien en Afrique, que sa tenue, autant que son discours, ne conviennent pas et ternissent l'image de toute la famille. En somme, ils lui reprochent d'avoir changé, et de ne pas se comporter selon leurs attentes. Joseph, lui veut bien éviter la confrontation en essayant de se conformer, mais il comprend rapidement qu'il doit pour cela renier une partie de lui-même, oublier, effacer de sa mémoire toutes ses expériences européennes qui font désormais partie de lui. Or, ce dépècement de la mémoire (et de la pensée) est impossible, et le dialogue avec ses proches demeure en conséquence précaire : L'un ou l'autre lance de temps en temps un mot, une phrase. Ah ! oui, je le sens que c'est dur d'ouvrir un dialogue. On est comme des souris qui n'ont jamais vécu ensemble, qu'on met dans la même cage, qui se demandent si elles sont de la même espèce ou pas. On dirait que chacun de mes frères et de mes amis cherche en lui ce qu'il peut bien dire, comment on peut rompre le mur qu'il y a entre nous. Je le sens bien qu'il existe, ce mur. Il est invisible. Mail il est là, tout immense. […] leur attitude à tous, elle me fait sentir qu'il y a comme qui dirait un précipice entre nous (p.64). Comme chez Diome, la métaphore du mur vient illustrer l'incommunicabilité et la distance caractérisant le rapport aux autres. Joseph, lui, vit cette incapacité à s'affirmer parmi les siens comme une humiliation, une lâcheté de sa part, et revient de son voyage extrêmement troublé par ce retour au pays finalement vécu comme une aliénation. Cette première partie du roman (qui correspond à l'expérience de Brazza) est suivie du récit de son retour en France, tout aussi malheureux. Car il constate alors que dans l'un ou l'autre des univers, il ne peut être lui-même, et que les deux logiques de ces espaces pourtant différents (l'Afrique et la France) concourent toutes deux à le nier comme individu. Il éprouve donc l'impossibilité existentielle de la posture qui est la sienne et cela le fait basculer dans la folie. Après un séjour à l'hôpital psychiatrique, il en vient à considérer que, de toute façon, la vie est une « comédie acide » (p. 303) où chacun fabrique la vérité qui l'arrange. Et il choisit donc, sur les conseils du Docteur Malfoi (dit, ironiquement, spécialiste en « psychologie africaine ») de jouer le jeu, d'être volontairement la caricature de lui-même, d'endosser et d'incarner tous les clichés qu'il détestait jadis. Il pense trouver dans cette aliénation (qu'il sait pertinemment être un leurre) une certaine paix de l'âme, une posture plus réaliste qui lui permette de jouir un peu de la vie en attendant qu'elle finisse. On voit donc l'omniprésence de l'ironie caractérisant la plume de Biyaoula, où la narration sabre constamment dans le discours qu'elle élabore. La distance énonciative, qui traduit une attitude critique vis-à-vis des différents discours (y compris celui de l'instance narrative), crée une tension dialectique qui au départ admet, ou espère, le dialogue, mais qui finalement se rompt et tourne à vide parmi les clichés des discours sur les Africains. Ainsi ce qui était chez Diome une ironie proche de celle des écrivains du 18è (ironie de situation, de démonstration, qui infère un certain humour), devient, chez Biyaoula une ironie plus proche de la Nausée, (une ironie existentielle), qui, dans un premier temps permet une mise à distance (provoquant parfois même le rire), mais qui ultimement frôle la schizophrénie. Biyaoula développe donc le danger d'aliénation. (danger d'aliénation que l'on retrouvait aussi chez Diome, mais de façon implicite). Il est ici réellement question des illusions identitaires, dans ce qu'elles représentent comme souffrance individuelle, et le monologue intérieur de Joseph donne accès à cette expérience de l'exil, qui n'est pas vécue ici comme un manque, mais plutôt comme un trop plein, un trop plein de discours, de devoirs, d'attentes, que n'arrive plus à gérer l'instance consciente, peu à peu débordée par ce flot discursif extérieur qui l'expulse du « moi ». Le discours de l'autre sur soi est ainsi véritablement vécu comme une violence, voire comme une mort programmée. On observera donc qu'en lui-même, le discours du roman est une tentative "dialogisante", puisque le long soliloque de Joseph refuse d'abord consciemment les écueils de la confrontation en choisissant la voie dialectique. Mais sa tentative de réconciliation échoue, car l'exercice de synthèse qu'il avait entamé ne trouve aucun espace concret de réalisation et il n'existe pour le personnage de Joseph, que des non-choix qui, dans leur imparable succession, le mettent dans une situation de disjonction permanente avec le réel, d'où la folie qui aura raison de lui. SYNTHESE Pour synthétiser un peu, on voit donc que les deux auteurs, Fatou Diome et Daniel Biyaoula, écrivent de manière à dénoncer (ou à déconstruire et à rendre inopérante) la manipulation des notions de pureté, d'authenticité et de racine, associées à la conception de l'identité. Ils insistent sur le drame social, mais aussi personnel, existentiel, résultant d'une conception essentialiste de l'identité. Et c'est précisément par la mise en scène d'"individu", dans le sens moderne du terme, réfléchissant à la codification des échanges intersubjectifs et refusant cette rigidité des esprits qui le nie comme sujet autonome pensant, que les romans lèvent le voile sur ces ordres aliénants du discours. Les personnages se trouvent en fait confrontés à des mondes qui se disputent leur allégeance. Je cite à ce propos Ambroise Kom qui, dans un de ses articles intitulé Il n'y a pas de retour heureux (Mots Pluriels, no 20), dit ceci : "l'intellectuel ou même l'immigré africain […] se trouve alors coincé entre 2 exigences toutes aussi exclusives l'une que l'autre". Les romans posent avec force la question de la consubtantialité de l'autre dans l'être africain et partagent une même volonté de réfléchir sans complaisance à l'idée que l'Autre, qu'il soit voisin ou lointain, me co-détermine déjà, ne serait-ce que dans la conscience que j'ai de son existence. CONCLUSION Nous voudrions conclure en disant que les littératures francophones ont peut-être la particularité de cristalliser, un peu plus fortement encore que les autres, les problématiques identitaires liées à la langue, à l'histoire et à la migration. L'état actuel du monde et de la francophonie se retrouve, en effet, sous une forme réfractée dans les littératures dites "émergentes". Nous sommes bien conscients que le roman n'est pas la réalité, mais s'il nous est apparu pertinent de convoquer le texte littéraire pour aborder la question de la transmission et de l'échange interculturel, c'est que, justement, l'identité est affaire de représentation et de symbolisme. Et qu'en ce sens, la fiction est un espace expérimental dans lequel (et à travers lequel) on peut à la fois transmettre ce qui est (la tradition, l'héritage historique, la mémoire collective, les normes sociales, etc), mais également inventer ce qui n'est pas encore, c'est-à-dire de nouvelles façons d'être au monde, de penser la complexité et les exigences de son époque. L'espace littéraire est fondamentalement un espace de transition, de transgression, où l'imagination (l'invention—c'est-àdire la capacité à faire advenir par l'ordre du discours ce qui n'est pas encore—) s'entend comme une modalité tout à fait sérieuse de l'évolution humaine. Et c'est en définitive cet esprit de mouvement, que Jacques Attali évoque si bien dans son livre L'homme nomade, que nous aimerions souligner en disant que la transmission infère toujours une part de transformation, et que c'est précisément au travers de cette traversée des savoirs et des cultures que surgit notre avenir commun. C'est une conception du lien identitaire beaucoup plus exigeante, car la position du sujet est toujours à reconsidérer à l'aune des expériences nouvelles et des rencontres, mais c'est aussi une conception qui offre l'avantage de ne pas confiner l'homme à son imparfait réel.