le bien et le mal existent-ils encore ? conference pour l`arc enghien

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le bien et le mal existent-ils encore ? conference pour l`arc enghien
LE BIEN ET LE MAL EXISTENT-ILS ENCORE ?
CONFERENCE POUR L’ARC ENGHIEN 13/09/2016
BENOIT LOBET DOYEN D’ENGHIEN-SILLY
Mesdames et Messieurs,
Je suis heureux de pouvoir inaugurer vos conférences de l’ARC en traitant une
question qui est à fois simple et redoutable : le bien et le mal existent-ils encore ? On
voit bien l’urgence de la question : nous vivons dans un monde où certains tuent
sans vergogne en pensant faire le bien, où il n’est pas rare de dire cyniquement que
le mensonge est légitime pourvu qu’il fasse progresser une bonne cause, et ainsi de
suite. Le bien et le mal seraient-ils donc relatifs à la nos désirs, à nous vouloirs ?
Serait-ce nous qui dirions, selon que cela nous convient, que telle attitude est bonne
ou mauvaise ? Très vite, d’autres questions se greffent sur la première : est-on
toujours coupable de commettre le mal ? Ne doit-on pas avoir de l’indulgence pour
les coupables ? Si l’on est chrétien, en particulier (songeons au débat vigoureux,
pour ne pas dire violent, qui a entouré l’accueil de Michèle Martin par les Sœurs
Clarisses de Malonne), n’est-ce pas la miséricorde qui doit toujours primer, et surtout
en cette année jubilaire déclarée sainte et « de la miséricorde » par le pape
François ?
1. Pour mettre de l’ordre dans toutes ces questions, je voudrais d’abord rappeler
ce qu’est et ce que n’est pas la foi chrétienne. Elle est un salut, et non pas
une morale. La structure même de l’Alliance, structure fondatrice de la
Révélation juive dans le Premier Testament, commence par la proclamation
d’un salut : le peuple était esclave, le voilà libre. Lorsque Dieu se donne à
connaître dans l’Histoire des hommes, lorsqu’il se « révèle », il se révèle
comme un libérateur et c’est ensuite seulement qu’il donne sa Loi dans le
désert. Le don magnifique de la Torah vient après celui de l’Exode, et pour
que le Peuple puisse garder la liberté qui lui a été offerte par pure grâce : « Si
le Seigneur s’est attaché à vous et s’il vous a choisis, ce n’est pas que vous
soyez le plus nombreux de tous les peuples, car vous êtes le moindre de tous
les peuples. Mais si le Seigneur, d’une main forte, vous a rachetés de la
maison de servitude, de la main de Pharaon roi d’Egypte, c’est que le
Seigneur vous aime et tient le serment fait à vos pères. » (Dt 7, 7-8) Ce qui est
premier, c’est bien un amour inconditionnel de la part d’un Dieu d’abord
libérant, comme Jésus aussi le présentera en parlant de son Père et de la
miséricorde de son Père, qui est première, absolue, totale – voyez Lc 15 et la
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parabole dite « du Fils prodigue » que nous entendions proclamer dimanche
dernier. C’est nous, les chrétiens, qui avons bien souvent perverti cette
présentation du message biblique par un besoin rassurant de « faire de la
morale », en inversant la séquence. C’est nous qui voulons faire passer pour
vrai l’adage : « Si tu es sage, tu auras une image », alors que la Bible nous
raconte toujours l’inverse : même si nous sommes méchants, Dieu nous
sauve – y compris de notre méchanceté – et nous restitue l’image de lui que
nous sommes depuis la création. Prêcher l’évangile, annoncer la Bonne
Nouvelle, c’est inlassablement rappeler cela, comme prêtre, comme
« missionnaire de la miséricorde », comme pasteur, comme responsable de
paroisses, etc. C’est faire montre d’une bienveillance a priori qui ne pourra
jamais égaler cette du Père en sa bienveillance extraordinaire, ineffable, en
son amour de rahamîm, d’entrailles maternelles.
2. Cela signifie-t-il, du coup, que bien et mal sont des notions qui ont disparu ?
Cette question relève d’une science qui n’est pas propre aux chrétiens, mais
nécessaire à toute la société, et qu’on appelle « l’éthique ». Je voudrais en
relever plusieurs aspects :
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D’abord, sa nécessité. Un monde sans éthique serait purement et
simplement invivable. Imaginons, par exemple, que l’interdit du meurtre
n’existe pas. Nous serions immédiatement plongés dans une société de
violence, où la vie ne serait pas possible ! Imaginons pareillement que
l’interdit du mensonge n’existe pas : nous ne pourrions plus faire confiance
à personne. Etc.
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Ensuite, ses origines. D’où viennent les notions de bien et de mal ? D’un
fonds commun à toutes les civilisations, d’abord. Que l’on prenne la Torah
juive, résumée dans les « Dix commandements » ou les réflexions de la
philosophie grecque antique, tout cela va dans le même sens : des valeurs
existent, qu’il faut respecter si l’on veut survivre ensemble. Qu’est-ce
qu’une valeur ? C’est « ce qui vaut mieux » : la vie, en général, vaut mieux
que la mort, la santé vaut mieux que la maladie, la vérité vaut mieux que le
mensonge, la justice vaut mieux que l’injustice, l’égalité des êtres humains
entre eux vaut mieux que la domination tyrannique des uns sur les autres,
etc. Ces valeurs s’expriment donc, et toujours imparfaitement, dans des
codes de loi que j’ai déjà cités, auxquels je pourrais, par exemple, ajouter
la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948, et son article
premier : « Tous les êtres humains naissent et demeurent égaux en dignité
et en droit. » Où l’on voit bien, par parenthèse, que ces codes indiquant
des valeurs ne sont pas simplement des constats, mais des souhaits :
l’éthique n’est pas simplement descriptive (ce serait alors de la sociologie)
mais prescriptive : elle croit pouvoir et devoir dire ce qu’il faut éviter et ce
qu’il faut faire, et elle croit que ces prescriptions ont une portée universelle.
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Ces valeurs sont néanmoins toujours soumises à la discussion (le
philosophe allemand Jürgen Habermas a beaucoup insisté sur ce point) :
inlassablement, nous devons discuter les uns avec les autres, surtout si
nous ne sommes pas d’accord entre nous, pour voir quel socle minimal de
valeurs nous devons préserver ensemble afin que la société fonctionne.
C’est quelquefois très complexe : la vie, avons-nous convenu, vaut
toujours mieux que la mort. Certes, mais… faut-il sauver toujours la vie à
tout prix ? La vérité vaut mieux que le mensonge. Certes, mais… il y
quelquefois la nécessité du secret (professionnel, par exemple). Et ainsi de
suite. On peut donc dire que, si toutes les valeurs morales sont
nécessaires pour préserver la vie commune, aucune n’est absolument
absolue et qu’il y a un jeu nécessaire de négociations pour rejoindre
ensemble un horizon commun de l’éthique. Horizon commun de l’éthique,
« droit naturel », « loi naturelle », « bien et mal » : c’est la même chose.
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Cela étant dit, il me semble du coup important de ne pas baptiser « mal »
ce qui est « bien », ou « bien » ce qui est « mal », mais de dire que
certaines personnes ne sont pas toujours coupables de distinguer le bien
ou de l’accomplir : c’est le rôle de la conscience morale individuelle que de
chercher et d’accomplir le bien, comme la Tradition théologique de l’Eglise
catholique le répète constamment, par exemple au chapitre 16 de la
Constitution pastorale Gaudium et spes du Concile Vatican II : « Au fond
de sa conscience, l’homme découvre l’existence d’une loi qu’il ne s’est pas
donnée à lui-même, mais à laquelle il est tenu d’obéir. Cette voix, qui ne
cesse de la presser d’aimer et d’accomplir le bien et d’éviter le mal, au
moment opportun résonne dans l’intimité de son cœur : Fais ceci, évite
cela. C’est une loi écrite par Dieu au cœur de l’homme. Sa dignité est de
lui obéir, et c’est elle qui le jugera. » On voit bien que, pour la foi
chrétienne, nous ne serons pas jugés sur l’obéissance à des lois, mais à
notre conscience droite et éclairée qui seule juge, non du bien et du mal,
mais de notre culpabilité. Pour dire les choses autrement, on n’est pas
toujours coupable de commettre ce qui reste un mal « en soi ». Ce n’est
pas parce qu’un bien est difficile à accomplir qu’il faut dire qu’il n’est pas un
bien (la vérité, le respect de la vie) ou parce qu’un mal est difficile à éviter
qu’il faut dire que c’est devenu un bien (idem), sinon, la vie commune
risque d’en être profondément altérée.
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Là se pose le problème des rapports entre éthique et politique, entre loi
morale et loi civile. Saint Thomas d’Aquin prétend, dans la Summa, que la
loi civile est nécessairement ordinatio rationis, « mise en œuvre de la
raison », de la « loi naturelle ». On le comprend : pour rendre un vrai
service à la société, la loi civile doit respecter et promouvoir l’éthique. C’est
ainsi qu’on ne saurait être d’accord, par exemple, avec des lois, même
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démocratiquement votées, qui prôneraient le racisme. Et que la question
se pose, aux yeux de l’Eglise catholique, pour des lois qui non seulement
« dépénalisent »
l’avortement,
mais
voudraient
aujourd’hui
le
« décriminaliser » - c’est-à-dire faire de lui un bien, alors qu’il s’agit
toujours d’attenter à la vie d’un être humain, même en devenir. On pourrait
multiplier les exemples.
Résumons-nous.
La foi chrétienne n’est pas une morale, mais un salut : à tous, elle annonce la
richesse de l’amour de Dieu, que Jésus nous a annoncée de la façon la plus
dramatique et la plus exemplaire, en donnant sa vie, pour montrer comment et
combien Dieu aime l’humanité. Toute l’humanité. L’annonce de la foi est là, dans
l’annonce de cette miséricorde qui est constitutive de son contenu. Une paroisse, un
ensemble de paroisse, un doyenné, tout cela n’a de sens que pour finalement
annoncer la miséricorde de Dieu, son « amour d’entrailles » qui s’adresse à tous.
Mais précisément cet amour qui s’adresse à tous s’adresse aussi à la conscience
morale de tous, à la possibilité, voire à la nécessité pour chacun d’y répondre : parce
que je suis aimé, je peux essayer de mieux agir, pour que le bien commun s’en
trouve agrandi. Là est spécifiquement la place de l’éthique, la nécessité d’affirmer
que tout ne se vaut pas (ce serait éliminer la valeur de la valeur, si l’on disait que tout
se vaut), le débat sur les valeurs, l’affirmation d’un « bien » et d’un « mal » qui à la
fois existent, pré-existent même, mais sont toujours à construire dans le dialogue
avec tous, entre chrétiens, entre citoyens, entre êtres humains. Je vous remercie.
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