Claude Miller: ``La télé a embourgeoisé l`inspiration`

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Claude Miller: ``La télé a embourgeoisé l`inspiration`
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Entretien
Claude Miller: ''La télé a embourgeoisé l'inspiration''
Propos recueillis par Christophe Carrière, mis à jour le 29/07/2008 - publié le 29/07/2008
Malgré le succès d'Un secret (1,7 million de spectateurs) et ses quarante ans de carrière, Claude
Miller, à l'honneur jusqu'au 2 août du festival de Nîmes (un Réalisateur dans la ville) s'inquiète de
l'uniformisation du 7e art. Enthousiaste et lucide, ce membre du Club des 13 brosse avec ses
comparses un portrait sévère de la production française (Le milieu n'est plus un pont mais une
faille, Stock).
Vous qui faites du cinéma depuis une quarantaine d'années, vous appartenez au Club des 13, qui dresse un bilan
plutôt sévère de la production actuelle. N'avez-vous pas l'impression que ce milieu n'en finit pas de râler et de se
plaindre?
Ce n'est pas faux ! Mais le Club des 13 ne se plaint pas. Nous voulons réformer, c'est différent. De quoi aurait-on à se
plaindre ? Pascale Ferran a reçu un césar, mon film a attiré 1,7 million de spectateurs, Jacques Audiard est considéré comme
l'un des plus grands metteurs en scène français. Nous disons seulement que le système recèle des failles dangereuses. Et que
ces dysfonctionnements sont responsables de la médiocrité ambiante du cinéma français actuel.
Vous parlez de médiocrité, mais l'année 2008 semble paradoxalement prolifique : il y a le succès phénoménal de
Bienvenue chez les Ch'tis!, les oscars de La Môme, une palme d'or pour Entre les murs...
Certes. Mais, parmi ces trois films, deux n'entreront pas dans l'histoire du cinéma - je vous laisse deviner lesquels... Et puis il
s'agit d'une addition de cas particuliers. Ce que défend le Club des 13, c'est une approche plus globale du problème. La malice
mercantile est une chose, l'art en est une autre. On peut concilier les deux, à condition que les décideurs soient un peu
passionnés. Comme à l'époque de Truffaut et des autres: les investisseurs étaient alors des aventuriers. Ils n'avaient pas
forcément bon goût ! Mais ils n'étaient pas non plus des apparatchiks des grands médias ou des experts-comptables, plus
soucieux de l'avenir de leur entreprise que de celui du cinéma...
Dans ce cas, que penser des nouveaux investisseurs du secteur, tels Orange ou d'autres opérateurs Internet?
Du bien. En tout cas, pour l'instant. J'ai l'impression que les décideurs de ces supports-là sont moins condamnés au consensus.
Espérons qu'ils conserveront ce libre arbitre - contrairement à ces escouades de programmateurs et d'acquéreurs qui ont peur
de leur chef, de leur ministre et de leur ombre. Ce sont eux qui créent la télévision qu'on a. Avec ses bons et ses mauvais
côtés, mais qui est contraire à l'évolution d'un art.
Le Club des 13 remet en question le fonds de soutien [subsides prélevés sur les entrées, reversés
automatiquement au producteur pour son film suivant] perçu par les chaînes de télévision coproductrices. Au
regard de la tempête que traverse France Télévisions, vous n'avez pas choisi le meilleur moment pour contester
cet état de fait...
Peut-être. Mais, à la base, la loi stipule qu'une chaîne de télé doit reverser un pourcentage de ses bénéfices à la création
cinématographique. Au nom de quoi devrait-elle empocher cet argent, avec en plus les intérêts si le film marche bien en salles
? Quant à la tempête que vous évoquez, je trouve plutôt moral le principe d'une diminution, voire d'une suppression de la
publicité sur les chaînes publiques. Maintenant, s'il existe un manque à gagner de 200 à 300 millions d'euros que l'Etat refuse
de combler, il y a effectivement tout lieu de s'inquiéter.
A la suite des propositions lancées par le Club des 13 pour réformer la politique du cinéma français, Véronique
Cayla [directrice du CNC] et Christine Albanel [ministre de la Culture] ont mandaté une commission. Où en estelle ?
Le Club des 13 est partie prenante de cette commission, à laquelle participent également des syndicats de producteurs et de
réalisateurs. Idéalement, elle devrait remettre un rapport proposant des décisions concrètes en avril 2009. Aujourd'hui, la
politique du cinéma se résume essentiellement à la gestion du fonds de soutien. Malgré l'énorme succès de Bienvenue chez les
Ch'tis! - cette hirondelle qui ne fait pas le printemps - il apparaît que les films d'auteur populaires ont de plus en plus de mal à
se monter financièrement. Il y a diverses explications à cela, mais la plus évidente résulte du mariage contrenature du cinéma
et de la télévision. On paie aujourd'hui la rançon d'un système qui nous a longtemps profité: l'obligation d'investissement des
chaînes de télé. Lesquelles privilégient des oeuvres formatées pour maintenir leur Audimat.
Pourtant, tous vos derniers films ont été en partie financés par France Télévisions...
Effectivement, je n'ai pas à me plaindre. Sauf qu'il est question non pas de ma personne, mais de l'intérêt général. Doté d'un
casting de rêve et soutenu par un grand groupe comme UGC, Un secret partait avec de bonnes chances d'être produit.
D'ailleurs, le film aurait tout aussi bien pu se monter avec un autre réalisateur de ma génération ou de ma réputation - et avec
autant de succès. Cela dit, au début, France 3 ne voulait pas entendre parler du projet. Les gens de la chaîne trouvaient le
scénario trop compliqué. Il a fallu toute la force de frappe d'UGC pour les convaincre. Avec La Petite Lili, ça a été encore plus
difficile. La Mouette, dont s'inspirait le scénario, n'était pas à leurs yeux une oeuvre à succès ! Anton Tchekhov, ce n'est pas
très "Sofica friendly" [une Sofica est une société anonyme de financement audiovisuel] ! On a démarré le tournage sans avoir
bouclé le financement, en espérant que France Télévisions et d'autres investiraient en voyant les premières images.
Heureusement, c'est ce qui s'est passé. En attendant, on a vécu sur des emprunts bancaires, des escomptes très dangereux
pour le producteur, etc.
Un secret a attiré 1,7 million de spectateurs. Vous n'avez dû avoir aucun mal à enchaîner avec un nouveau longmétrage...
Pourtant, le titre - Je suis heureux que ma mère soit vivante - n'est pas très évident. Le sujet ne l'est guère plus : comment un
garçon de 20 ans, abandonné à 4 ans, cherche et retrouve sa mère avant de tenter de l'assassiner... L'histoire est tirée d'un
fait divers dont Emmanuel Carrère avait fait le récit dans un hebdomadaire. J'ai écrit le scénario avec mon fils, Nathan, et on a
réalisé le film ensemble. Effectivement, on n'a pas eu besoin de mettre le pied dans la porte. J'ai même été très bien accueilli.
C'est la règle: un succès vous donne le droit d'enchaîner avec un ou deux longs-métrages.
Revenons-en au système. Le bilan 2007 des investissements de France Télévisions est plutôt riche et varié...
Je parle non pas de quantité ni même de qualité, mais d'une certaine forme de cinéma. Je m'explique: l'an dernier, trois studios
américains ont financé des longs-métrages devenus les chouchous des cinéphiles français. Il y a eu There Will Be Blood, de Paul
Thomas Anderson, où, à la fin, un type éclate à coups de quille de bowling la tête de son partenaire; Sweeney Todd. Le
diabolique barbier de Flat Street, de Tim Burton, une comédie musicale saignante sans aucun tube; No Country for Old Men,
des frères Coen, un western contemporain. Ne nous faisons pas d'illusions: aucun des trois responsables du cinéma pour les
chaînes de télévision actuels, à savoir Pierre Héros [France 2], Daniel Goudineau [France 3] et Laurent Storch [TF 1], n'aurait
accepté un de ces scénarios. Et aucun producteur français ne se serait aventuré dans le financement de tels projets.
Encore faudrait-il que des scénaristes français écrivent de pareils scripts...
Mais si aujourd'hui, vous présentiez à ces mêmes chaînes les scénarios que Jean-Claude Carrière écrivait pour Luis Buñuel,
ceux que Bertrand Blier pondait dans les années 1970, ou encore les Truffaut et Chabrol des années 1960, vous seriez viré à
coups de pied dans le derrière! L'embourgeoisement de l'inspiration que nous connaissons aujourd'hui, nous le devons au
formatage télé. Cela ne veut pas dire que les films d'auteur intelligents n'existent plus. Cela veut dire qu'on baigne dans le
politiquement correct, dans le consensuel. Moi-même, je ne représente pas le sommet de l'audace! C'est pour changer cela que
nous voulons un fonds de soutien automatique destiné aux auteurs. Pour qu'ils écrivent sans que l'on bride leur inspiration par
des commentaires défaitistes, du style : "Mais, pour ce genre de sujets, on ne trouvera jamais l'argent."
Parmi les propositions pour alimenter le fonds de soutien, le Club des 13 imagine-t-il de prélever une partie des
bénéfices dégagés par la vente de confiseries à l'entrée des salles ?
On dit que le chiffre d'affaires de ce secteur dépasse celui de l'exploitation des films!
Beaucoup d'exploitants déclarent qu'ils fermeraient boutique s'ils devaient se passer de ce revenu...
C'est vrai, cette proposition les rend furieux. Pourtant, le pourcentage évoqué est minime - moins de 1 %! S'il n'y avait pas nos
films, que vendraient-ils? Qu'ils se fassent confiseurs, si c'est plus rentable!
Votre livre d'entretiens avec Claire Vassé s'intitule Serrer sa chance [Stock]. Un bon résumé de votre mode de
fonctionnement?
L'expression est de Francis Bacon. Elle me va bien. Je voulais faire du cinéma, et des opportunités se sont présentées à moi.
Par exemple, la proposition de Garde à vue fut un coup de bol énorme. A l'époque, je n'avais que deux films à mon actif : La
Meilleure Façon de marcher, un succès d'estime, et Dites-lui que je l'aime, un échec noir qui m'a valu trois ans de galère sans
pouvoir financer mes scénarios. Et, subitement, un producteur de longs-métrages très commerciaux, Georges Dancigers, me
contacte pour ce projet. Je n'étais pas le premier qu'il appelait : Costa-Gavras ou Yves Boisset avaient déjà décliné. Moi, j'ai
bossé comme un chien pour que le film soit le mieux possible. C'est ça, serrer sa chance.
Vous êtes l'un des rares auteurs réalisateurs français à accepter des commandes...
Et avec un bonheur sans égal, quand elles sont de cet ordre! Le bouquin m'avait enthousiasmé, Michel Audiard signait les
dialogues, Michel Serrault avait donné son accord... Au départ, Yves Montand devait lui donner la réplique, mais il est parti sur
Le Choix des armes. Du coup, Lino Ventura l'a remplacé. D'une certaine manière, Un secret est également une commande : à
l'origine du projet, on trouve Yves Marmion, qui avait acheté les droits du roman de Philippe Grimbert.
Le destin a donc voulu que vous abordiez pour la première fois un sujet très personnel - votre rapport à la judéité
- à travers un film de commande...
Le sujet ne s'est jamais présenté auparavant. Et je n'allais pas le chercher moi-même. Mon père avait un état d'esprit assez
proche de celui du jeune garçon d'Un secret: pour lui, parler de la Shoah, c'était attirer l'attention des antisémites. En plus, il
était marxiste, communiste, laïque à l'extrême. En revanche, de mon côté, mes premiers poèmes d'ado concernaient non pas
ma jolie maman, mais des mecs en pyjama rayé. C'était à se pendre! J'étais hanté par le témoignage qu'avait écrit mon oncle,
survivant de Buchenwald (Le Laminoir, de Serge Miller, J'ai lu), sans pouvoir en discuter avec ma famille. Et quand je suis
finalement arrivé en âge de raconter ça, je n'en avais plus envie.
La réponse de France Télévisions à Claude Miller
mis à jour le 08/08/2008 à 12:05 - publié le 08/08/2008
Dans un entretien accordé à L'Express, publié dans l'édition du 29 juillet 2008, le réalisateur Claude
Miller accuse notamment les patrons de France Télévisions d'être plus ''soucieux de l'avenir de leur
entreprise que de celui du cinéma.'' La réponse de Pierre Héros, directeur général de France 2
Cinéma, et Daniel Goudineau, directeur général de France 3 Cinéma.
Le diagnostic de M. Claude Miller est sans appel: la télévision "embourgeoise" l'inspiration des cinéastes et privilégie les oeuvres
formatées au détriment des oeuvres d'art novatrices.
Deux preuves sont invoquées à l'appui de cette déclaration, thème récurrent des discussions du Café du commerce des
cinéastes et cinéphiles purs et durs.
1) Si nous avions été américains les responsables du cinéma pour les chaînes de télévision françaises que nous sommes
n'auraient jamais été capables de financer trois films que Claude Miller considère comme des chefs d'oeuvre de cinéma
atypique pour cinéphiles exigeants: There Will Be Blood, Sweeney Todd, No country for Old Men. Ah bon !
2) Si nous avions été décideurs dans les années 60-70 nous aurions "viré à coup de pieds dans le derrière" les Bunùel, Blier,
Truffaut, Chabrol que nous aurions jugés "pas politiquement corrects, pas consensuels", critères qui, parait-il, guident tous nos
choix.
Difficiles pour nous d'imaginer ce que nous aurions décidé si nous avions été dans la peau de décideurs américains ou de
décideurs des années 60-70! Et si nous avions été Joseph Staline, aurions-nous aussi refusé de financer Le Cuirassé
Potemkine? Que répondre à ce genre de critique?
Plutôt que ces hypothèses hautement problématiques nous aurions aimé que Claude Miller nous dise quels films novateurs et
importants nous avons refusé de financer au cours des années récentes. Certainement pas ses films à lui, que nous avons tous
co-produits (pour leur qualité - et certainement pas en raison de la prétendue "force de frappe d'UGC" dont l'évocation, assez
comique dans ce contexte, surprendra autant les dirigeants d'UGC que ceux de France Télévisions), ni les films de Jacques
Audiard que nous nous arrachons tous. Pour ne pas nous limiter aux amis de Claude Miller du Club des 13 mentionnons
aussi Indigènes de Rachid Bouchareb, La graine et le mulet de Abdellatif Kechiche ou Persépolis de Marjane Satrapi, tous films
qui ne sont pas, à nos yeux, des symboles évidents de l'embourgeoisement du cinéma français !
Nous ne prétendons pas avoir la compétence de Claude Miller qui, apparemment, sait quels films l'histoire retiendra mais, pour
le présent, les indices sont clairs, nombreux et convergents.
Bon an, mal an il est rare que les films co-produits par France Télévisions ne représentent pas la majorité des films français
choisis en compétition à Cannes et ne remportent pas la majorité des César choisis par les professionnels du cinéma. Sont-ils
eux aussi complètement embourgeoisés?
Cette année nous avons eu tout à la fois la Palme d'Or avec Entre les Murs de Laurent Cantet et le César du Meilleur Film
avec La graine et le mulet de Abdellatif Kechiche.
On comprend alors pourquoi Claude Miller n'invoque aucun exemple précis de choix manifestant notre aveuglement " d'experts
comptables plus soucieux de l'avenir de leur entreprise que de celui du cinéma": il n'a tout simplement rien de concret à nous
reprocher. Il a d'ailleurs été pendant plusieurs années membres du conseil d'administration de France 3 Cinéma et personne ne
se souvient de l'avoir jamais entendu émettre la moindre réserve sur la ligne éditoriale suivie par cette filiale.
Nous attendions mieux de la part d'un réalisateur de la pointure de Claude Miller, nous qui essayons de concilier à longueur
d'année l'aide aux grands seniors (comme Claude Miller) afin qu'ils puissent poursuivre leur oeuvre et l'aide aux jeunes talents
qui peuvent contribuer au renouvellement du cinéma français. Nous avons besoin d'autres pistes de réflexion sur la création et
la production que ces généralités usées.
Par cette interview Claude Miller a montré que l'on pouvait être un grand réalisateur et un piètre théoricien du cinéma. Qu'il
continue donc à nous faire des films et nous les examinerons avec intérêt à France Télévisions car nous ne sommes pas
rancuniers. Claude Miller le sait d'ailleurs très bien puisque sa fausse véhémence est soigneusement calculée: il n'hésite pas à
lancer des anathèmes méprisants contre les "apparatchiks" du service public alors qu'il se montre beaucoup plus prudent - et
bienveillant vis à vis de groupes comme UGC ou Orange - dont il loue le libre-arbitre !
Il y a des mains que l'on peut mordre et d'autres qu'il vaut mieux lécher.
Pierre Héros, directeur général de France 2 Cinéma
Daniel Goudineau, directeur général de France 3 Cinéma

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