Le choc de deux ignorances
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Le choc de deux ignorances
CLAUDE LEBRUN De la rédaction Le choc de deux ignorances* a télévision est une fenêtre sur le monde, et si nous regardons par cette fenêtre le monde arabe, nous ne voyons que pauvreté désolante, intégrisme incompréhensible, populations vengeresses et villes en ruines, le tout coloré par les visées politiques de nos pays et par nos peurs intimes. « Réductionniste » est le mot qui est revenu le plus souvent dans la bouche de nos interlocuteurs pour qualifier notre perception d’Occidentaux vis-à-vis le monde arabe actuel. Que contemple cet œil ? La photo de la couverture vous a certainement interpellé. Elle a une sacrée force de frappe émotive et a provoqué de nombreuses discussions au sein de notre équipe. Elle est, sans contredit, polémique au moment où la France est secouée par un débat complexe sur la laïcité dont le port religieux du voile à l’école est le symbole. C’est sans parler des millions de femmes en tutelle sous la burka. Cette photo vous a-t-elle heurté, vous inquiète-t-elle ou au contraire évoque-t-elle pour vous du mystère et de la beauté ? Suscite-t-elle de la joie ou vous met-elle carrément en colère ? On doit cette photographie à l’artiste Tshi. Et comme c’est le privilège des artistes de détourner les sens et de briser les habitudes de perception acquises, nous avons choisi de vous l’offrir dans toute son ambiguïté. Pour nous, elle représente les profondeurs de l’Autre, un autre qui toujours se dérobe et nous échappe, incontrôlable, un autre que non seulement nous regardons mais qui, lui aussi, comme dans la fable de l’arroseur arrosé, nous regarde. Que contemple cet œil unique et jeune ? Eux et Nous « Nous », Occidentaux ! Et vus par « Eux », Arabes, nous devenons soudain vulnérables. Il s’est écrit bien des choses sur la dynamique du Eux et du Nous en temps de crise, car cette dynamique, quand elle est hors de contrôle, conduit à maintes formes d’aberrations humaines. Comment fabrique-t-on un ennemi ? se demandait le philosophe américain Sam Ken, dans son livre Faces of the ennemi : Reflections of the hostile imagination (Harper and Row, San Franscisco, 1986), en observant la lointaine guerre au Vietnam. Que le visage soit jaune, blanc, brun, rouge ou noir, le processus de fabrication d’un ennemi reste le même. « Les intellectuels et les penseurs arabes sont maintenant pleinement conscients que RÉSEAU / HIVER 2004 tout l’avenir repose dans la connaissance mutuelle de l’autre », dira Mme R’Kia Laroui, l’une de nos invités interviewés. Une histoire élargie Notre orientation dans ce dossier sur le monde arabe a été de ne pas explorer le fondamentalisme religieux ou l’extrémisme politique, deux thèmes amplement couverts par les médias et principale lunette à travers laquelle nous regardons le monde arabe. Plutôt, nous avons choisi de mettre à contribution les chercheurs d’origine arabe de l’Université du Québec de même que les spécialistes de cette civilisation aux visages multiples, pour nous aider à mettre en perspective nos idées toutes faites, recadrer nos visions restreintes et nous rappeler l’histoire élargie de cette civilisation. *** Aussi dans ce numéro, des réflexions du sculpteur Roger Langevin sur le besoin de créer et sur le pouvoir de la beauté. Il nous parle, entre autres, des effets de la création sur la psychologie des communautés et des peuples. De même, vous découvrirez un point de vue fort intéressant sur les services secrets américains issu de recherches à la Chaire Raoul-Dandurand. Bonne lecture. Paule Lebrun Rédactrice en chef * Le choc de deux ignorances est une expression de l’intellectuel palestino-américain Édouard Said et elle a été citée par Mme R’Kia Laroui lors de son entrevue avec notre journaliste. TSHI Tshi, de son nom de plume, est originaire du Maroc. C’est un amoureux de la culture arabe de son enfance, autant de ses manifestations intellectuelles et artistiques que de son art de vivre au quotidien. Au moment où vous lisez ces lignes, notre photographe erre d’oasis en oasis dans les déserts du Maroc. De jardins en souks dans les villes attenantes au désert, c’est avec une caravane d’artistes qu’il présente aux Berbères, aux Bédouins, aux Sahraouis et aux hommes bleus une exposition itinérante d’œuvres artistiques (calligraphie, photos, mots dits, musique), et ce pour la troisième année consécutive. Tshi a collaboré régulièrement aux magazines Voir et Mirror. Il est depuis quelques années le photographe attitré du Devoir pendant le Festival de jazz de Montréal. Cette galerie de portraits arabes à saveur quasi anthropologique, que nous vous présentons aujourd’hui, fait partie de sa collection personnelle. 5