Retour sur Bandung Omar Benderra

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Retour sur Bandung Omar Benderra
Retour sur Bandung1
Omar Benderra
La Conférence de Bandung aura été le signal de la résurrection politique des pays colonisés, l’irruption des Damnés
de la Terre. Dans un contexte de guerres de libération et de confrontation entre les deux blocs du socialisme « réel »
et occidental, la réunion de peuples désireux de faire entendre leur voix dans le concert des nations témoignait ni plus
ni moins que de leur volonté d’émancipation.
Bandung et l’Algérie
Bandung est un marqueur historique indiscutable – dans la reconnaissance internationale de la révolution algérienne
et donc dans le processus, encore inachevé aujourd’hui, de reconquête de leur dignité citoyenne. À Bandung, le
soutien des pays de ce qu’on appelait alors le tiers-monde à la cause défendue par le FLN consacrait le caractère
universel des revendications du peuple algérien que la propagande colonialiste représentait comme une pure
conspiration nassérienne d’inspiration communiste. La diplomatie de la révolution algérienne se constituait ainsi sur
des principes fondamentaux : le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, l’égalité entre les nations et la solidarité
entre les peuples, une diplomatie aujourd’hui révolue ou révoquée à laquelle contribua efficacement Frantz Fanon.
Pour le psychiatre et le politique, la désaliénation de l’homme et son affranchissement du joug colonial participaient
au même mouvement libérateur. C’est « l’esprit de Bandung », en tant que prise de conscience d’une destinée
commune, qui donnera naissance à la notion, en métamorphose permanente, de tiers-monde et à des alliances
politiques pour la défense d’intérêts communs.
Le retour de la politique de la canonnière
Le monde a évidemment beaucoup changé depuis 1955, le souffle émancipateur des peuples du Sud semble être
retombé, le soleil des indépendances a réduit en cendres bien des illusions. Comme le pressentait avec acuité Fanon,
les régimes qui ont succédé aux colons se sont souvent avérés impotents, liberticides et corrompus. Sur un plan plus
large, la mondialisation spéculative, synonyme d’exploitation et de misère, est l’ordre du jour global d’un libéralisme
qui croit s’être débarrassé des idéaux de justice et d’équité avec la dislocation du communisme bureaucratique. Le
Mouvement des non-alignés qui proclame sa filiation avec Bandung, mais reste tributaire de la guerre froide,
apparait ainsi comme le fruit de contingences politiques. De fait, la disparition du bloc de l’Est a fortement
comprimé les marges de manœuvre des pays du Sud et laissé les mains libres à l’unilatéralisme américain soutenu
par ses vassaux de l’OTAN. Comme les rapports de force, la géopolitique contemporaine évolue cependant très vite :
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Extrait d’une présentation au colloque Bandung 60 ans après celui organisé par la Fondation Frantz Fanon, 27 juin
2014.
l’hégémonisme impérial privé de son adversaire traditionnel a cru pouvoir renouer avec la politique de la canonnière.
Le dernier terrain propice aux guerres coloniales asymétriques est l’Afrique. Après la forfaiture de l’ingérence
humanitaire en Libye, la guerre éternelle contre le terrorisme islamiste, commandité comme ailleurs par les alliés
saoudiens et qatariens de l’Occident, est le prétexte aux interventions néocoloniales. En perte de vitesse et confronté
à l’irrésistible ascension de la Chine et des pays émergents, l’Occident n’a plus pour avantage comparatif que ses
capacités d’agression. C’est bien le djihadisme inspiré par l’obscurantisme wahhabite qui justifie la création de
commandements opérationnels et de bases militaires pour superviser l’Afrique, continent le plus riche en ressources
en raréfaction dont les ex-métropoles, déstabilisées par la pression chinoise, souhaitent conserver le contrôle.
La solidarité renouvelée des peuples
Il s’agit aujourd’hui pour les peuples de découvrir de nouvelles voies et d’inventer d’autres types de relations
fondées sur les libertés, le droit et la démocratie. La bipolarité Est/Ouest construite sur l’équilibre de la terreur a
accouché d’une unipolarité arrogante et belliqueuse, convaincue de la supériorité ontologique de ses « valeurs ».
Entre marché dérégulé et suprématisme civilisationnel, l’Occident martèle inlassablement qu’il n’existe pas
d’alternative à l’ultralibéralisme nourri par l’idéologie néoconservatrice. Les moyens de propagande n’arrivent plus
cependant à masquer le caractère oppressif, liberticide et gaspilleur d’une hégémonie prédatrice.
La convergence des luttes au Sud et au Nord
Les premières victimes du dumping social européen sont les populations immigrées originaires du Maghreb et
d’Afrique subsaharienne. Par un effet de retournement de l’histoire, les démocraties occidentales réacclimatent les
méthodes de gestion coloniales sur leur propre territoire pour contrôler des populations stigmatisées, largement
exclues et reléguées dans des périphéries urbaines ghettoïsées. L’exclusion raciale se superpose à l’exploitation de
classe. Ces damnés de la terre délocalisés, longtemps passifs et silencieux prennent progressivement conscience de
leur état en refusant la fatalité de la relégation politique et de la ségrégation économique. Certes, le chemin est encore
long pour remettre à l’ordre du jour un nouveau Bandung que beaucoup espèrent. À l’image des gouvernances
africaines, les régimes arabes, à l’exception notable de la Tunisie, forment un continuum de dictatures militaires ou
de monarchies soutenues par les puissances impérialistes. Ces pouvoirs ineptes et corrompus sont parfaitement
capables d’écraser leurs peuples, mais sont impuissants face au grand jeu géopolitique de redécoupage du MoyenOrient sur des bases confessionnelles et ethniques. La crise syrienne et les fragmentations irakiennes n’ont d’autre
finalité que d’assurer la pérennité hégémonique d’Israël en diluant la question palestinienne dans le creuset absurde
des guerres de religion. À la différence de la plupart des peuples d’Amérique du Sud et d’Asie, l’Afrique et le monde
arabe ne sont pas vraiment sortis de la longue nuit coloniale.