Le Retour au désert : un drame messin et algérien1

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Le Retour au désert : un drame messin et algérien1
Le Retour au désert : un drame messin et algérien1
Catherine BRUN
Université Paris III – Sorbonne Nouvelle
Tantôt présenté comme un drame shakespearien, foisonnant, baroque, dans
la lignée du Conte d’hiver que venait de traduire B.-M. Koltès, tantôt comme
une caricature comique de la bourgeoisie provinciale française, Le Retour au
désert a souvent été perçu hors contexte, telle une œuvre suspendue – œuvre
du retour, certes, au désert des origines, mais œuvre parabolique avant tout.
Koltès semble d’ailleurs inviter, sinon à une relégation du biographique, du
moins à une distanciation du politique. La position, proustienne, est chez lui
de principe : les « idées » n’ont pas leur place dans ses pièces. Aux prises de
position dogmatiques, il préfère les « choix émotionnels » 2 et les « souvenirs ». Ce serait la tentation de la quarantaine : « tout d’un coup, parler de son
passé »3 .
Pour Koltès, qui n’est « jamais-encore » 4 allé en Algérie, ces souvenirs
sont, au moment où il conçoit la pièce, en 1986 5, à trente-huit ans, ceux d’une
enfance messine. En 1958, il a dix ans. Son père, depuis plusieurs années offi cier en Petite Kabylie, demande à revenir en France 6. Devenu professeur dans
1. Une première version de ce texte a été publiée dans le volume Voix de Koltès (C. Bident,
R. Salado, C. Triau éds, Séguier, coll. « Carnets Séguier », mars 2004, pp. 85-105) sous le titre
« Le Retour au désert : un drame algérien ? ».
2. Bernard-Marie K OLTÈS, Une part de ma vie, Minuit, 1999, p. 35.
3. « Juste avant la nuit », entretien avec Lucien Attoun (22 novembre 1988), Théâtre / Public, n° 136-137, juillet-octobre 1997, p. 38.
4. J’emprunte l’expression à Christophe BIDENT , B.-M. Koltès, Généalogies, Farrago,
2001.
5. Cf. l’entretien de Jacqueline Maillan avec Danielle Mathieu, Acteurs, n° 61-62-63, 3e trimestre 1988, p. 66.
6. Cf. l’entretien de B.-M. Koltès avec Michel Genson paru dans Le Républicain lorrain le
27 octobre 1988 et repris dans Une part de ma vie, op. cit., p. 115.
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des écoles militaires, « pratiquement forcé à prendre sa retraite » , il donne sa
démission de l’armée en 1960. Trente ans plus tard, Bernard-Marie Koltès le
dit à Lucien Attoun : ce retour, précédé de quelques autres – le père rentre
d’Algérie comme il a « débarqué [...] en revenant d’Indochine » 8 – « perturbe
beaucoup les choses » 9. D’un côté « une femme [...] rougissante d’émotion,
avec trois marmots dans les bras » ; de l’autre un officier qui, pour reprendre
une périphrase de Koltès, a « eu des expériences » dont aucun de ceux qui sont
restés ne peuvent mesurer, alors, ce qu’elles ont dû être. Après l’absence, les
malentendus. La compréhension viendra « beaucoup plus tard. Trop tard ». Le
père demeure un inconnu, « exclu définitivement du monde ordinaire » 10 , et
ce qu’il a vécu au front, en Indochine comme en Algérie, informulé.
À Metz, donc, Koltès fréquente un établissement jésuite et bourgeois, le collège Saint-Clément, « au cœur du quartier arabe » de Pontiffroy 11. Ce quartier,
son frère François l’évoquera dans Petit homme tu pleures, avec ses « groupes
d’Arabes [qui] se réchauff[ent] les pieds en les frappant sur le trottoir ». Dans
ce quartier, « on ne se promène pas » 12 . Koltès le rappelle : « Comme à l’époque
on faisait sauter les cafés arabes, le quartier était fliqué jusqu’à l’os. On nous
conduisait littéralement jusqu’à la porte du collège » 13. La nuit du 23 au 24
juillet 1961 est « sanglante ». Après les événements du Trianon, les parachutistes s’attaquent au quartier. Koltès a treize ans. Il n’oubliera pas : « tout cela se
passait quand même d’une manière étrange : l’Algérie semblait ne pas exister et
pourtant les cafés explosaient et on jetait les Arabes dans les fleuves » 14 . En
septembre, Massu est rappelé d’Algérie pour prendre les fonctions de gouverneur militaire de la ville. Il devient dans le même temps commandant de la 6e
Région Militaire et Inspecteur désigné de la zone de défense n°3. « L’arrivée du
général Massu[,] quand on a treize ans... Vous vous en souvenez ! » 15. Son frère
François s’en souviendra aussi. C’est sur son évocation que s’ouvre la fiction
dont il est l’auteur, Petit homme tu pleures :
Les paras défilaient dans la ville, sous les balcons. Le peuple applaudissait comme
si le pays, tout à coup, retrouvait ses marques. Ils étaient revenus, fiers vainqueurs
et perdants hargneux, encore tout empreints d’Alger et de ses ruelles, de la peur
sublime, des supplices inavouables, du goût du sang amer sur les lèvres et des
douleurs innombrables plein la bouche. La frappe de leur pas cadencé octroyait à
son chant, d’une seule voix, sans musique et sans tambours, une puissance que
rien ne pouvait arrêter. [...]
7.
8.
9.
10.
11.
12.
13.
14.
15.
« Juste avant la nuit », entretien avec Lucien Attoun, op. cit., p. 29.
Ibid.
Ibid., p. 34.
François KOLTÈS , Petit homme tu pleures, Galaade éditions, 2008, p. 74.
Une part de ma vie, op. cit., p. 115.
Bernard-Marie K OLTÈS, Le retour au désert, Minuit, 1988/2006, p. 72.
« Juste avant la nuit », op. cit., p. 28.
Une part de ma vie, op. cit., p. 115.
« Juste avant la nuit », op. cit., p. 23.
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Les enfants, sur la terrasse[,] regardaient défiler sur l’avenue, quatre étages plus
bas, les soldats de Massu en chaussures à lanières. [13]
Le Retour porte la trace de cette fascination et de ces parades. Le « militaire » – incarné dans la pièce par « Le grand parachutiste noir » – est présenté
comme un être « extraordinaire » (25), hors du commun, « le cœur et les pou mons [d’un] monde » dont les bourgeois seraient les « intestins » (55), le bras
armé de la terre, directement issu du ciel, principe érectile et phallique en
même temps que figure de l’innocence, de l’héroïsme et du martyre. Le grand
parachutiste noir est aussi celui qui « ne sait plus ce qu’il doit garder[,] qui est
l’étranger[,] qui donne les ordres » (57). Comment ne pas voir dans cet amou reux de « la France de Dunkerque à Brazzaville » (57), le frère d’armes, le ju meau, le double de ce père trahi par ceux qui l’avaient envoyé au front ? Car la
formule « la France de Dunkerque à Brazzaville », d’abord prononcée par le
général de Gaulle le 30 janvier 1944 à Brazzaville, sera reprise, avec diverses
variantes : le ministre de l’Intérieur François Mitterrand, le 12 novembre
1954, parle devant l’Assemblée nationale d’« une seule nation[,] des Flandres
jusqu’au Congo » 16 , avant que le général de Gaulle n’évoque, lors de son allocution du 29 août 1958 à la radio d’Alger, « la France de Dunkerque à Tamanrasset » 17 . Une telle collusion est de nature à confirmer la scission, fustigée
par Bernard-Marie Koltès, entre « les politiciens », seuls « responsables », et
les « militaires qui ont fait la guerre »18 .
À Metz, le quartier Pontiffroy devient un ghetto arabe. C’est dans cette
« violence-là, à laquelle un enfant est sensible et à laquelle il ne comprend
rien » que Koltès origine « tout » son parcours – « tout » 19 .
De manière plus ponctuelle et anecdotique, Le Retour doit à Metz, ville
plus tard fustigée pour sa « banalité consternante »20 , son onomastique : Plan tières, Queuleu, Borny, Serpenoise, Rozérieulles, Sablon sont des toponymes
messins avant de devenir des noms de personnages. Jamais prononcé, le nom
de la « ville de province, à l’Est de la France » (9) où s’inscrit la fable est donc
incessamment signifié, avec son fleuve, son canal (39), sa garnison (46), sa
préfecture (30). C’est dans cette « bonne grosse ville » (51), « calme, tran quille » (56, 62), « pleine de gens qui meurent étouffés sous les
oreillers » (59), fils et filles de mineurs ou de bourgeois (76), dans cette « ville
pourrie [qui] ferait faire une dépression nerveuse à une montagne » (77) que
le drame s’enracine.
16. « l’Algérie, c’est la France [...] Des Flandres jusqu’au Congo, [...] la loi [...] est [...] française ; c’est celle que vous votez parce qu’il n’y a qu’un seul Parlement et qu’une seule nation
dans les territoires d'outre-mer comme dans les départements d’Algérie comme dans la métropole. »
17. Dans son allocution du 16 septembre 1959, le général évoque en outre le « peuple français » qui, en cas de « Francisation complète » des Algériens, « s’étendrait, dès lors, effectivement, de Dunkerque à Tamanrasset ».
18. « Juste avant la nuit », entretien avec Lucien Attoun, op. cit., p. 29.
19. « Entre douze et seize ans, les impressions sont décisives ; je crois que c’est là que tout se
décide. Tout » (Une part de ma vie, op. cit., p. 116.
20. « Juste avant la nuit », entretien avec Lucien Attoun, op. cit., p. 28.

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