l`actualite litteraire

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l`actualite litteraire
L'ACTUALITE LITTERAIRE
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ALGERIE LITTERATURE / ACTION
HUMOUR
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"Une immense faculté
de rire de soi"
Entretien
avec Mohamed Fellag
Il n'a rien à envier aux sociologues, politologues et autres
anthropologues qui se creusent l'esprit pour comprendre les
sociétés. Pour lui, l'humour est un révélateur, et une thérapie
qui soigne tous ceux que l'Algérie rend malades par ses
contradictions. Il est étonnant de le voir rire et faire rire sur
une situation qui devrait inspirer l'affliction et le malaise.
Mais l'humour est l'habit du drame, aime-t-il répéter. Il s'est
produit, dernièrement, au Théâtre international de langue
française. Il s'agit de Mohamed Saïd Fellag.
conseillé de rester en Tunisie, parce
qu'il était difficile de travailler dans
ces conditions. Je me suis donc
retrouvé exilé sans l'avoir choisi.
Mais la Tunisie a été plus un
tremplin de travail qu'un tremplin
d'exil.
Algérie Littérature/Action — Dans
quelles circonstances avez-vous
quitté l'Algérie et qu'avez-vous réalisé pendant cette absence?
Mohamed Fellag — Je vais toujours de l'avant dans la création ; je
continue à inventer mon univers
personnel et à apprendre. J'ai quitté
l'Algérie en 1994, au moment où
j'ai eu un contrat de quelques mois
en Tunisie. Pendant que j'étais làbas, je devais revenir en Algérie,
parce que j'étais en même temps directeur du théâtre de Bejaïa. C'était
le fameux Ramadhan 1994 où
Alloula a été tué et bien d'autres,
que Dieu ait leur âme. On m'a
A L / A — Est-ce que les
Tunisiens
comprennent
votre
langue?
M. F. — Ils comprennent très
bien; le message passe très bien
aussi. Eux-mêmes sont étonnés de
comprendre aussi bien la langue
que les non-dits de mes spectacles.
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L'ACTUALITE LITTERAIRE
A L / A — Comment avez-vous
atterri en France, ensuite?
M. F. — La France a été vraiment un choix d'exil. A Tunis, je
n'étais pas très loin de chez moi et
je voulais y rester en attendant le
retour au calme en Algérie. Je
pensais que la Tunisie me
permettrait d'être plus réceptif à
tout ce qui venait du pays. En fait,
je me sens plus proche de l'Algérie
en France qu'en Tunisie.
M. F. — Depuis un an. Jusqu'en
1996, je jouais mes spectacles en
kabyle ou en arabe. De plus en plus,
mon spectacle a glissé vers le
français tout seul par la nature des
choses. Au départ, des Français
amis d'Algériens venaient par
curiosité. Ensuite, les "Beurs" s'y
sont intéressés aussi. Plus les gens
ne comprenaient pas le kabyle et
l'arabe, plus je glissais vers le
français.
A L / A — Pourquoi?
M. F. — Tout simplement, parce
qu'il y a des centaines de milliers
d'Algériens en France et qu'il y a
une langue et une culture qui nous
sont familières. Comme c'est parti
pour durer, je me suis dit : autant
s'exiler dans un pays d'exil. En
plus, c'est un immense pays de
théâtre et d'art. La Tunisie
commençait à devenir trop petite et
limitée, alors qu'en France on
n'arrête pas de découvrir. J'avais
besoin d'apprendre.
A L / A — Peut-on aisément
valser entre plusieurs langues sans
trahir ce qu'on voulait dire avec sa
langue d'origine?
M. F. — J'ai toujours refusé,
catégoriquement, de traduire mes
textes qui sont le mélange de trois
langues. J'arabise des mots kabyles,
je francise des mots arabes, j'arabise
des mots français, je les kabylise. Je
suis dans l'esprit des gens de chez
nous qui inventent des mots et des
expressions qui n'ont jamais existé,
mais que tout le monde comprend.
Moi, j'invente, je m'amuse avec les
mots. J'avais peur de ne jamais pouvoir rendre en français la richesse
de notre langage et de nos
émotions. La pensée algérienne
n'est jamais linéaire, car les gens
parlent de cent choses à la fois.
Nous pouvons passer d'un sujet
grave à une blague en un dixième
de seconde. J'avais peur de trahir
tout cela par la traduction. Petit à
petit, je suis arrivé à faire mon
spectacle en français, mais en
gardant cette folie du langage.
D'ailleurs, les gens disent : Fellag
A L / A - Avez-vous eu des difficultés d'installation en France?
M. F. — J'étais un peu privilégié
par le fait qu'il y ait un immense
public en France qui me
connaissait. J'ai eu la chance de
remplir les salles très vite, ce qui
m'a facilité l'accès. Je rends grâce
surtout aux associations qui ont fait
appel à moi dans plusieurs villes de
France.
A L / A — Le public français
s'intéresse-t-il à votre travail?
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joue en français, mais on dirait de
l'arabe.
A L / A — Qu'est-ce qui vous
plaît chez le public?
M. F. — Ce qui me fait plaisir,
c'est que le public est magnifiquement intelligent et arrive à capter
mon message et à savoir que dans
toute cette violence qui se dégage
sur scène, il y a, avant tout, l'amour
des gens, de l'Algérie. En tant
qu'artiste, je suis obligé de dire les
choses. Mais lorsque je parle des
défauts du pays, je le fais avec
l'espoir que tout cela change. Les
gens le comprennent très bien,
sinon je n'aurais pas réussi pendant
dix ans.
A L / A — Vous arrive-t-il
d'exploiter des histoires qui vous
sont
racontées
par
vos
admirateurs?
M. F. — Ces histoires sont rarement exploitables, mais il
m'arrive de prendre un mot dans la
rue et de le développer. Ce mot
devient ensuite trois pages. Mon
processus de création est fait dans
l'esprit des gens de la rue, même si
je ne raconte pas leurs histoires,
avec leurs mots, leurs anecdotes. Je
me base sur l'esprit de l'humour
dans les usines, les bureaux et les
cafés. J'ai essayé de faire des
recherches pour retrouver cette
formidable et immense faculté de
rire de soi. Le peuple est très extraverti, riche en histoires, en signes
sociologiques et psychologiques.
Je peux inventer une histoire sur
quelqu'un que j'ai vu passer dans la
rue et cette histoire lui ressemblera,
parce que je l'ai senti. C'est presque
épidermique; je capte les émotions
des gens et leurs regards. Je m'y investis avec douleur et angoisse. Les
jeunes qui sont collés aux murs
d'Alger sont mes frères et mes copains. Je les raconte avec beaucoup
de tendresse et d'amour. J'essaie
d'inventer
des
histoires
qui
ressemblent aux émotions que j'ai
eues pour pouvoir défendre leurs
regards et dire qu'ils ont une vie
intérieure,
des
rêves,
des
frustrations, des espoirs, une
énergie.
A L / A — Le Gone du chaâba
est un nouveau film où vous jouez
le rôle principal. Comment avezvous vécu cette expérience?
M. F. — Je n'ai pas tourné de
film depuis dix ans. J'avais juré de
ne plus faire de cinéma, parce que
c'est dur et qu'on n'est jamais maître
de ce qu'on dit ou ce qu'on fait. Il y
a un an, le réalisateur Christophe
Ruggia m'a contacté pour me soumettre sa proposition. J'avais refusé,
mais il m'a convaincu, parce qu'il
est formidablement intelligent et
d'une humanité extraordinaire et je
ne le regrette pas. Dans Le Gone du
chaâba, mon personnage est tragique, violent, dur, fermé sur luimême. J'ai joué ce personnage,
parce que je suis comédien avant
tout. Depuis dix ans, je fais du One
Man Show dans le rire. Après dix
ans de spectacles comiques, j'ai
beaucoup aimé le fait de jouer un
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personnage
complètement
à
l'opposé de ce que je fais
habituellement sur scène. Les
comédiens adorent jouer des
personnages qui ne leur ressemblent
pas. J'ai investi ce personnage avec
beaucoup de force, j'ai fait des
recherches sur les vieux immigrés
d'avant, leur attitude, leur solitude
dans un univers qui ne leur est pas
familier.
A L / A — Quelle est la part de
l'Algérie dans votre vie et votre travail?
M. F. — Malgré tous les drames
et cette mort presque inédite dont
nous prenons acte aujourd'hui,
malgré cette tragédie terrifiante, je
considère que l'Algérie est l'un des
rares pays arabes et musulmans qui
posent des problèmes politiques essentiels. C'est un pays où la question de la culture se pose dans la
violence aussi. La preuve, c'est que
beaucoup d'hommes de culture ont
été assassinés. On a formé des gens
en Algérie qui posent des problèmes
très forts, qui dérangent la société et
la font réagir. Il y a des pays qui
semblent plus calmes, mais qui sont
peut-être plus pernicieux que le
nôtre. J'ai réalisé des sketches sur
les abus du pouvoir, sur la police,
les militaires, je les ai joués en
Algérie plus de quatre cents fois et
je n'ai jamais eu de problème.
Aujourd'hui, mes spectacles passent
au Centre culturel algérien de Paris,
qui
est
une
institution
gouvernementale, ce qui est
inimaginable
pour
certains
Français. Cette capacité des
Algériens à encaisser un discours
contradictoire, même très violent,
prouve que nous avançons.
Propos recueillis
par Adel Gastel
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