Claro - CosmoZ - Marc Villemain

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Claro - CosmoZ - Marc Villemain
Le Magazine des Livres, n° 27 – Novembre / décembre 2010
CosmoZ, Claro
Actes Sud
Le verbe des commencements
Par Marc Villemain
Autant
accepter d’emblée l’échec d’une herméneutique
traditionnelle pour un tel livre : il faut savoir modestie garder. Si
la chose était même possible, cela nécessiterait un appareil
critique et esthétique absolument incompatible avec le format
ordinaire d’un journal ou d’un magazine – fût-il aussi libre que
celui du Magazine des Livres. En écho à cette œuvre, donc,
cette philologie impossible, maladroite, une philologie de fuite,
de parcelle et d’esquive. Disant cela, je me protège très
certainement des foudres diafoiresques, mais ce que je veux
dire, surtout, à celui qui lira cet article, au lecteur qui aurait la
chance de n’avoir pas encore pénétré dans CosmoZ, c’est qu’il peut se préparer à une aventure
peu commune, probablement sans grand équivalent en France.
Aventure qui est d’ailleurs tout autant littéraire que poétique et métaphysique, ce qui achève
de la rendre infiniment touchante et personnelle. Car je peux bien le dire : j’appréhendais
l’excès de forme, l’implacable structure, l’excès de jeu et le génie froid ; je redoutais que la
matière fût travaillée par une trop grande appétence conceptuelle, qu’elle fît entendre trop fort
la petite musique, parfois exagérément cérébrale, des avant-gardes – ce moment où la
sympathie réfléchie pour le moderne bascule dans l’affectation moderniste. Je commettais une
erreur, et j’ai plaisir à la reconnaître. Aussi ai-je été en tous points ébloui, et touché, par
CosmoZ, jusqu’à l’état, exsangue, où le livre m’a laissé, ce moment de vide terminal qui vient
après les mille éruptions métaphoriques, les accumulations sonores et les rudes saillies, les
éboulements successifs de sens que provoquent cette longue errance à travers l’histoire et le
saisissement devant une langue qui ne résiste à aucune torsion.
Il faut, pour cela, se laisser aller un peu. Vouloir être débordé, bousculé, joué par l’écrivain,
quitte à ne pas toujours bien comprendre ce qu’il fait de nous, à ne pas distinguer autant qu’on
le voudrait sa panoplie et ses outils – comme, au fond, les humains sont le jouet de l’ombre
qui appelle. L’intellection seule ne suffit pas à comprendre CosmoZ, du moins à en apprécier
l’infini des recoins, sa poésie nourricière, le lointain noyau de folie intime où le livre s’en va
presser, brasser les sensations. Alors seulement j’ai pu suivre Dorothy et les siens sur ces
voies de brique jaune qui mènent aux extrémités du monde et de l’existence – ce monde qui
n’est pas en crise, mais qui est la crise, la tornade même. Claro avait donc le génie nécessaire
pour (ré)animer les personnages du Magicien d’Oz, leur donner une incarnation qui fût à la
fois incroyablement fidèle et renouvelée ; recommencée, à l’instar de ce monde dont on ne
saura donc jamais, précisément, comment il commence, mais dont on peut bien deviner ce qui
le terminera. Même s’il est dit que « la légende ne sait pas comment finit le monde, tout
comme elle ignore la façon dont il a commencé. La légende ne sait que relever la jupe et
confier au caniveau l’image de ses plis intimes. » L’impression que me donne CosmoZ, s’il
me fallait la résumer (chose impossible), ce serait d’enfoncer la tête dans une existence qui
n’en est pas tout à fait une (puisqu’on ne saurait ainsi qualifier ce qui se révèle aussi incertain
dans ses fondements qu’inepte dans sa trajectoire). Mais c’est notre existence. Notre existence
d’hommes dans un monde où « la colère de Dieu n’est qu’une allumette. » On a parlé d’antiutopie, d’anti-féerie, et il y a de cela bien sûr, même si le préfixe est un tantinet militant.
Cosmoz m’apparaît plutôt comme une déambulation, joueuse mais atterrée, dans les
décombres du réel. Moyennant quoi, ça grince, ça racle, ça frotte aux entournures, et le rire,
carnassier, vibre au son d’une langue gourmande et cannibale ; enfin la dérision s’ajoute et se
conjugue au malaise – car après tout, ce monde est un monde de mort. Mais il faut bien rêver
– peut-on, d’ailleurs, seulement s’en empêcher – : « oui, il y avait un monde, un autre monde
(…) dans lequel les gestes ne laissaient pas de trace appuyée, au sein duquel les pensées
n’engendraient pas nécessairement des actes. »
Il est difficile de ne pas accoler le nom de Claro à ceux de Pynchon, Gass, Vollmann et
quelques autres, à la gloire desquels le moins que l’on puisse est que ses travaux de traduction
ont ardemment contribué. Moyennant quoi, il est naturel que ces lourdes références
contaminent jusqu’à l’accueil fait à ses propres romans. Sans doute s’agit-il de suggérer qu’on
ne traduit pas impunément la grande aventure américaine, ce qui va sans dire. Pourtant,
l’image qui s’est spontanément imposée à moi fut d’abord celle d’une éprouvette où
s'amoncelaient, s’accouplaient, tragiques et gais, le Jonathan Safran Foer de Tout est illuminé,
le Swift des Voyages, le Rushdie des Versets, le Guimarães Rosa de Diadorim, pour ne rien
dire d’un certain penchant shakespearien pour l’apocalypse, une certaine tentation cosmique.
Autant de références dont certaines surprendront peut-être jusqu’à Claro lui-même, mais peu
importe. Car Claro est un créateur d’univers. C’est d’autant plus remarquable qu’il part d’un
univers existant, engendré du très libre cerveau de Frank Baum, en 1900, à l’embouchure du
siècle donc – et dans ce seul fait on ne peut s’empêcher de voir, peut-être de chercher, un
sens. Claro se montre aussi attentif aux grandes masses temporelles et spatiales où l’on
résume d’ordinaire l’Histoire qu’il est précis dans ce qu’il dit de sa matière même, du périple
chaque fois recommencé de l’humain. Il manie avec autant de lyrisme et de précision le gros
réel pansu des faiseurs de monde que la misère charnue des tranchées de la Grande Guerre
(« après ça elle ne vit plus que des hommes mâchés, régurgités, fracturés, calcinés, des
visages aux reliefs aberrants, n’entendit plus que des voix fendues par le milieu, à peine
retenues aux cordes vocales par des fibres de cri »), excellant à faire parler la petite voix des
désanimés et à exhausser leurs murmures. Ceux d’Oscar Crow, par exemple, qui n’a
seulement plus la mémoire de lui-même. Ainsi, tenant son journal (bouleversant), dans sa
cellule d’hôpital psychiatrique, il a cette phrase, si belle, et qui, si elle n’est pas la plus
symptomatique du style de Claro, n’en est pas moins, pour moi, comme un concentré du
secret esprit qui anime cette invraisemblable et remarquable fresque : « Je vais aller
m’asseoir sur ce banc et je verrai bien qui l’emportera, du vent ou de moi. »
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