bergson et machado

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bergson et machado
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BERGSON ET MACHADO
Jean-Robert ROUGER
Lycée Audouin-Dubreuil, St-Jean-d’Angely
Antonio Machado appartient, avec un philosophe comme Unamuno et des
écrivains comme Valle-Inclán ou Azorín, à ce que l’on a pris l’habitude d’appeler
« la génération de quatre-vingt-dix-huit ». Il est né à Séville en 1875. C’est à
Collioure, fuyant le franquisme, aux derniers jours de la République espagnole,
qu’il devait mourir.
Un des traits marquants de ce groupe d’intellectuels fut la volonté de dire le
sens de la vie. Ils proclamèrent alors « un retour à la sensibilité » (una vuelta a la
sencillez). Ils voulurent exprimer les résonances que les choses provoquent en nous.
Parmi les œuvres de Machado on peut retenir Solitudes, galeries et autres
poèmes (1907), Champs de Castille (1912). Ce sera, du reste, une justification,
rétroactive pour une part, de son œuvre. L’opinion, qu’un culte parfois idolâtre a
inspirée, selon laquelle il est la plus haute figure de la poésie espagnole, est
discutable. La tendance critique actuelle s’emploie à réviser le mythe. À le comparer
avec des contemporains comme Rilke, Pound, ou le surréalisme, ses créations
paraissent parfois plus proches du tableautin de mœurs rurales du XIXe siècle que de
ce qu’explorèrent les mouvements d’avant-garde. La valeur de sa poésie est d’avoir
approfondi l’expérience d’intériorisation du temps. Ses tentatives philosophiques
fragmentaires sont également discutables : pas de système cohérent, nul exposé
rigoureux. Toutefois ses postulats théoriques, provenant de la lecture d’Héraclite et
de Parménide, de Kant et de Bergson, dépassent l’exercice d’un dilettante en ceci
qu’elles annoncent les futurs aspects de son esthétique.
L’étude présentée ici, qui se propose de confronter la poétique de Machado
et la philosophie de Bergson, peut se justifier à partir du problème suivant. La
poésie est depuis l’origine motivée par l’union intime des mots et des choses. Or la
pensée de Bergson veut également que le langage et la vie ne soient pas séparables.
Elle entend renverser le sens des opérations habituelles de l’esprit et le replacer dans
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le mouvement de la vie. La poétique de Machado se propose justement le même
but : inverser la tendance ancienne des dispositifs rhétoriques figés et retourner au
contact du flux vital. Il s’agit donc de se situer au-delà du cliché qui oppose la
métaphore et le concept et de montrer en quoi la tentative de Machado s’inscrit dans
le droit fil de la pensée bergsonienne et pour quelles raisons cet effort a pu prétendre
mener au coeur de la durée.
1. ÉLÉMENTS BIOGRAPHIQUES. MACHADO ASSISTE AUX COURS DE
BERGSON AU COLLÈGE DE FRANCE (1910-1911)
C’est au poète lui-même que nous devons le témoignage de la profonde
influence que Bergson exerça sur son œuvre. Dans un bref essai de 1914, Sur
Bergson (Sobre Bergson), il écrit ceci : « Henri Bergson est le philosophe définitif
du XIXe siècle »1. La raison pour laquelle Machado fait de Bergson un penseur du
XIXe siècle tient à la perspective romantique et spiritualiste choisie, au terme de
laquelle le philosophe français est compris comme celui qui a clairement formulé
l’opposition au cartésianisme et à l’intellectualisme antérieurs. Il précise alors sa
propre compréhension du bergsonisme : « L’être pensant se transforme (se trueca)
en un être sensible, volontaire, actif »2. Il lit et cite L’Évolution créatrice3 . Il
indique dans quelles conditions il connut la pensée du philosophe : « Au cours de
1910-1911 j’assistai aux leçons d’Henri Bergson »4. Il revint à Soria en septembre
1911. Daté de 1913, le Poème d’un jour (Poema de un día), tentative de restitution
de toutes choses dans le domaine temporel, signale par deux fois la présence sur la
table du poète (sobre mi mesa) des Donnés immédiates de la conscience5. D’autres
documents autobiographiques mis à jour6 témoignent de l’intérêt très direct de
Machado pour la philosophie : « Mes études de philosophie ont été très tardives
(1915-1917) ». Cette donnée se réfère aux études qu’il dut faire à titre universitaire
et au terme desquelles il obtint la licence à Madrid en 19167. Ce dernier point passe
donc sous silence les conférences de Bergson de 1910-1911 auxquelles il avait
assisté.
Les réactions premières de Machado devant le bergsonisme sont les
suivantes. D’une part il s’alerte de ce que Bergson maintienne l’opposition, à ses
yeux trop flagrante, entre l’intelligence et la vie. C’est rencontrer Bergson sur son
1. Los complementarios, éd. Cátedra, 1980, p. 117. Egalement sur ce point, Projet de discours de
réception à l’Académie de la langue, in Poésies, 1973, Gallimard, p. 449. (C’est cette édition française
qui sera dorénavant citée dans le présent essai.)
2. Ibid. , p. 118
3. Ibid. , p. 119. (Passage de l’Évolution créatrice cité par Machado, p. 313, P.U.F. , 1966)
4. Ibid., p. 117
5. Poésies, p. 186. Poesias completas, Espasa Calpe, 1966, p. 139. (Cette édition espagnole,
conjointement citée avec l’édition française, sera dorénavant signalée P.C.)
6. F. Vega Diaz, A propósito de unos documentos autobiográficos de Antonio Machado (notamment
Carta a Federico Onis, juin 1932), Papeles de son armadans, ano XIV, Tomo LIV, 1969, Madrid, p. 165216.
7. Los complementarios, p. 168
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propre terrain en lui reprochant, malgré sa critique de l’intelligence analytique, de
mener cette critique encore du point de vue de l’intelligence. Il se demande alors
comment l’intelligence – il semble à ce moment-là ne pas tenir vraiment compte de
la thèse de la conversion de l’intelligence à la durée – pourrait venir coïncider avec
« la fluidité permanente » (el fluir constante) du devenir8. Une fois séparée de la
vie, dont elle est une des créations, comment l’intelligence pourrait-elle se mettre au
service de la vie ? (sea precisamente... una creación puesta al servicio de lo real, de
la vida misma)9. D’autre part, à ses yeux, le bergsonisme souffre également du
défaut contraire. Si l’intuition s’apparente d’une certaine façon à l’instinct, ne seraitelle pas alors l’apologie d’un « aveugle courant vital » (la ciega corriente vital)10, –
irrationalisme au profit de la vie brute ? Selon Machado l’intelligence est comprise
comme ancilla vitae, mais à condition que, tout en se soumettant à la vie, elle lui
impose ses normes11.
Ces points de divergence témoignent sans doute d’une lecture
incomplètement informée de Bergson. Ultérieurement, toutefois, ils transparaîtront
dans la « pensée poétique » (el pensamiento poetico ou el pensar poetico), dans la
mesure où c’est justement entre l’intelligence analytique et l’aveuglement
émotionnel que, selon Machado, se situera la solution. Sous l’artifice stylistique, le
poète maintiendra la nécessité d’une métaphysique. L’intelligence ne disparaît pas
pour autant qu’elle cesse de soutenir les distinctions spatio-temporelles de l’être.
L’intuition de la durée, transposée sur le mode poétique, n’est pas détruite. En deux
temps, à travers les personnages apocryphes d’Abel Martin (1926) et Juan de
Mairena (1936)12, conçus comme des penseurs-poètes, Machado développera une
métaphysique de la coïncidence entre les émotions mémorisées et l’essence
constamment apparaissante de la continuité vitale. Ce contact réalise l’être comme
unité substantielle retrouvée.
2. VUE RÉTROSPECTIVE ET INDIRECTE DE LA VIE. VISON INTUITIVE ET
DIRECTE DE LA VIE. RETOURNEMENT DE L’INTELLIGENCE ET
RETOURNEMENT DU RETOURNEMENT
Un des points de départ de la pensée poétique de Machado est
incontestablement l’intuition bergsonienne de la durée. Rappelons que pour
Bergson, l’intelligence analytique échoue lorsqu’elle prétend reconstruire après
coup la logique des choses. Ce qui intéresse avant tout l’intelligence, c’est, en
différents points de l’espace, la perspective d’une action sur la matière. Lorsqu’elle
prétend comprendre les choses, la conscience, la plupart du temps, surajoute à la
genèse une représentation immobile dans un cadre spatial. Elle échoue à rendre
compte de l’être qui est la vie dans l’acte même d’être ; la vie se faisant, créant et
8. Ibid. , p. 119
9. Ibid. , p. 119
10. Ibid. , p. 121.
11. Ibid. , p. 120-121.
12. Poésies, p. 323-372. P.C., p. 228-266.
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portant toujours plus avant sa continuité. L’intelligence, partant de ce qu’elle a
séparé, devient rétrospectivement synthétique. Par cette opération elle se donne le
« tout fait » (qui est immobile)13 : mouvement arrêté et vie naturée. L’intersection
entre conscience est vie est alors manquée. Pourtant, il est impossible de recomposer
le mouvement14 puisque les images restent des instantanés séparés les uns des
autres. Ces images n’opèrent pas entre elles d’intégrations qualitatives15. La
conscience, retirée de la vie, transforme les images en symboles géométriques.
Pourtant les images sont génétiquement liées entre elles. Elles sont autre chose que
des apparences séparées et solidifiées. C’est sans contours définis qu’elles se
succèdent réellement, car la réalité est fluide. Or cette réalité ne se donne pas telle
dans ses apparences spatiales.
Corrélativement, les moyens dont l’intelligence se sert, concepts et, de
manière plus générale, mots et lettres, manquent eux aussi de la souplesse capable
de restituer la vie. Les lettres sont des points immobiles séparés par des espaces et
les mots ont déjà un sens objectivement fixé16. Par conséquent tout langage, y
compris le langage poétique, achoppera à rendre compte du réel. Nous verrons plus
loin la solution que le poète de Soria apporta à une difficulté dont il eut
immédiatement conscience. L’œuvre de langage peut n’être alors qu’un pont
suspendu en l’air, un écrit éternel mais vide de vie. Ceci parce que le langage « est
adhérent à la chose signifiée »17. Lorsqu’il s’efforce d’être fluide, il ne peut effacer,
dans le passage d’une chose à une autre, d’un vers à un autre, l’impression de heurt.
La solution consisterait à créer un langage par lequel la conscience saisirait
intimement la vie. Ceci n’est réalisable que si l’organisation interne de ce langage,
son modus operandi, reproduit la poésie de ce qui se passe, de ce qui devient : à
cette condition la vie s’épanouirait du contact ultime que la conscience créatrice
réaliserait avec elle18. Ce langage, contrairement au langage ordinaire figé qui
inverse les rapports entre vivre et créer, réaliserait du même coup la continuité de la
vie, en la portant du plan de la création biologique au plan de la création spirituelle.
En retour, la vie serait mise à jour comme étant le courant fécondant le poème. Mais
il est vrai que le poème, une fois fait, tombe dans le temps comme une chose
apparemment morte. D’un autre côté, il est absorbé dans le devenir : seul un lecteur
exigeant, partant des mots, devra être capable de remonter jusqu’à l’essence de la
vie qui lui apparaîtra alors comme la cause génératrice19 de la création. Ajoutons
que le poète ne peut embrasser l’ensemble de la vie. S’il ne peut embrasser
l’ensemble de la vie, il parvient toutefois à insérer, à titre d’émotions, des moments
du langage révélateurs de ces émotions, mais révélateurs aussi de l’intuition plus
13. Bergson, La pensée et le mouvant, 1985, p. 76.
14. Bergson, L’évolution créatrice, p. 307.
15. La pensée et le mouvant, p. 215.
16. Ibid. , p. 198-204.
17. L’évolution créatrice, P. 162.
18. Pierre Trotignon, L’idée de vie chez Bergson et la critique de la métaphysique, P.U.F. , 1968,
p. 244.
19. Évolution créatrice, Introduction, p. XI.
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vaste qui provient du fond de la vie créatrice. Il opère ainsi un élargissement de
l’intuition contenue dans une œuvre particulière vers l’élan créateur de la vie qu’elle
réfracte.
Si ces conditions étaient satisfaites, l’obstacle de la discontinuité graphique
tomberait-il ? Non, car selon Bergson, l’émotion vécue, choisissant le véhicule du
langage20, n’est pas restituée dans son rapport intime à nous-mêmes. Tout langage
se trouve-t-il dès lors impuissant ? Nous verrons plus loin par quel moyen Machado
prétendit vaincre cette difficulté.
Tant en ce qui concerne le domaine de la connaissance que pour ce qui relève
de la création artistique, Bergson propose alors à la conscience de retrouver le sens
de la vie. La conscience analytique, en tant que rétrospection géométrique et
unification après-coup, s’est placée à contre-courant de la vie. Ce premier
retournement est une torsion qui doit à son tour être retournée. Un retournement du
retournement lui fera retrouver sa provenance et sa direction en la replaçant dans le
contre-courant de la vie21. C’est dans l’attention concentrée en elle même que la
conscience renouera le dialogue avec le flux vivant qui la traverse. Nous pourrions
alors schématiser ainsi la conversion de la connaissance.
Retournement de la conscience. Retournement du retournement.
Vue analytique et rétrospective. Vision directe et intuitive.
Contre courant géométrique. Courant vital.
Temps spatialisé. Temps intime.
L’intelligence s’oppose à sa source. L’intelligence retrouve sa source.
Courant de la vie.
La conversion de la conscience à la durée est le point de départ de la
réflexion de Machado sur la poétique. Transportée dans ce domaine, la conversion
précise des modalités stylistiques propres à introduire le mouvement et la vie
(infundir vida)22. Ces modalités stylistiques s’opposent aux procédés figés dans
l’artificialisme d’une certaine poésie baroque. Le poème s’ordonnera en se
subordonnant au critère du renversement commandé par la philosophie. En même
temps, l’art de fabriquer un poème est l’art de dissimuler le critère philosophique
qui en a fixé la visée. Faire entrer une visée philosophique à l’intérieur d’une
poétique n’est pas obligatoirement écrire des poèmes philosophiques. C’est donner à
l’intention philosophique antérieure des instruments stylistiques appropriés. Le fait
de transposer une certaine intuition de l’être en style n’est pas non plus –
déguisement aidant – transformer la vérité en fausseté. Ce n’est pas non plus, par
un rapport de similitude, chercher à dire dans un genre différent de ce que le
philosophe a, dans son discours argumentatif, déjà dit. C’est essayer de faire ce que
sans doute Bergson aurait jugé impossible : réconcilier le langage avec les images.
20. Bergson, Le rire, p. 99.
21. L’évolution créatrice, p. 238.
22. Machado, Poesía y prosa, Tomo III, Espasa Calpe, 1989, p. 1314.
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Tentative nécessaire pour que la conscience renoue avec la sensibilité. L’avènement
d’un langage pénétré de la vie remplace un système de signes qui ne colle pas à la
vie et n’est qu’un ordre artificiel surajouté. La réalisation d’un tel projet récupère les
images, les émotions et les souvenirs, en les détachant de la technologie rhétorique
et symbolique dans laquelle persiste l’artifice figé en recette. Il ne s’agit donc pas,
comme le disait Bergson, de déplorer la défectuosité générale du langage, mais de
se confronter à la complication envahissante et codée de la poétique du passé, en
faisant retour à une expression directe et simple : gageure sans doute, car le
rétablissement de l’intuition sans détour exige bientôt la mise sur pied de nouveaux
moyens langagiers appropriés. L’attitude nouvelle « d’être-au-monde-et-aulangage » appelle la technicité de nouveaux procédés qui permettraient de restituer à
la durée la réalité phénoménale vécue et de refaire par conséquent le motif indivisé
du temps. Partant des images séparées, le poète, à l’instar du mouvement de la vie
imprimé dans nos émotions, resserrera, entraînera ces images en s’efforçant de
réaliser à dessein, continuité et unité.
3. UNE MÉTAPHYSIQUE DE POÈTE. SES MOMENTS SUCCESSIFS.
COMPRÉHENSION DES RAPPORTS ENTRE POÉSIE ET PHILOSOPHIE. LA
POÉSIE EST-ELLE LE SENSORIUM DE LA PHILOSOPHIE ?
Il n’est pas aisé de comprendre pourquoi un poète estime nécessaire de lier
son registre d’écriture aux termes d’une philosophie. On peut craindre que le
résultat n’en soit pas forcément amélioré. Cependant, Machado ne veut pas faire de
poésie philosophique, c’est à dire une métaphysique rimée et mise en sonnets. Il
n’entend pas non plus user d’une thématique tenue traditionnellement pour
philosophique : parler de la mort, de la liberté ou de l’infini. Il n’a pas pour but de
partir d’une pensée préalable et de la mettre poétiquement en forme. Il ne choisit pas
plus de concevoir une poétique dans le but de faire concurrence à la philosophie. Il
ne prétend pas rivaliser avec la philosophie et ne s’en prend pas à elle. Il sait que
poésie et philosophie s’assignent des buts divergents, reflet de la scission de notre
esprit. Sa pensée poétique revendique la faculté de saisir l’hétérogénéité de l’être –
un être qui diffère constamment de lui-même, étant entraîné dans le flux vital. La
capacité poétique de restituer l’intuition de l’être doit être homogène et comme
renfermée dans les éléments stylistiques choisis. Ce qui est espéré, c’est la saisie, à
l’état naissant, de la continuité émotive, toile de fond sans laquelle l’idée de la durée
ne se concevrait pas. Cette métaphysique ne doit pas rester trop en retrait. Elle doit
venir au plan de l’expression. Mais mise au premier plan, elle vaudrait pour l’œuvre
elle-même. La perspective choisie par Machado a été de faire en sorte que la pensée
poétique soit implicite par le style, et non pas « écrite entre les lignes ». Certes,
Machado n’accorde à la philosophie que le statut d’une théorie, mais il s’agit d’une
théorie qui se confond avec le dessein pratique de l’œuvre poétique.
L’orientation initiale d’une poésie qui veut se tourner vers la vie et
directement l’exprimer, rend compte du devenir des choses entraînées dans un « flux
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vital » (el flujo vital)23 avec lequel elles se confondent. L’autre tâche, corrélative à
la précédente, est de donner expression à la temporalité fuyante de ce qui naît et
devient.
Avec les sensations, n’est donné aucun substrat ontologique homogène, fixe
et permanent. Les états vécus de la conscience ne se succèdent pas de manière
causale24. Par conséquent, la conscience se trompe en projetant des formes idéales
(dibujo o contorno)25 à la recherche d’une objectivité immobile. S’étant éloignée de
sa source, la conscience doit changer de direction et venir coïncider avec la diversité
et l’ensemble des apparences26. Elle effectuera ainsi son retour (camino de
vuelta)27 ; retour à elle-même et à sa propre intimité. Intimité oubliée par
l’extériorisation spatiale de l’analyse de la matière. La conscience revient alors à
son propre mode et à son caractère premier qui est mutabilité interne et restitution
du courant vital qui la régit. En conséquence, il s’agit, par rapport à la pensée
logique (affirmatrice ou négatrice), de comprendre que l’être réel n’est pas un être
distinct. Ayant été « déréalisé » (desrealizado)28 par la pensée, il s’agit maintenant
de le requalifier de son contenu sensible oublié29. Ce qui est par ailleurs attendu,
c’est la suppression du vide entre l’être et son autre, la pensée. La conscience est
« spontanéité » (espontaneidad)30 et intégratrice de toute réalité vécue. Elle se
confond avec l’impulsion même de la vie qu’elle épouse étroitement. Elle n’est plus
la représentation d’un fait objectif, elle est tendance vers sa propre unité intérieure
qui est son acte profond par lequel elle trouve l’unité de la vie31. Mais Abel Martin,
l’hétéronyme de Machado, fait alors remarquer qu’une telle logique poétique se
confondrait avec l’animalité et l’instinct : une conscience en état de fusion avec la
vie serait certes une conscience intégrale mais ne serait pas moins rigide32que
l’objectivation spatio-temporelle de l’être. Comme le signale Bergson33, l’intuition
de la vie par la conscience suppose un élargissement de celle-là par celle-ci, et non
par une fusion aveugle. Pour Machado, la différence est la suivante : l’intuition de la
vie par la conscience n’est pas pure perception sensible mais disposition esthétique
dont la forme expressive réfléchit et favorise l’impression vécue de la réalité.
L’invention poétique, plus élevée que la vie immédiate qu’elle fera resurgir, est
néanmoins enveloppée dans le courant vital qui l’a faite naître.
23. Los complementarios, p. 120
24. Ibid, p. 153.
25. Poésies, p. 340. P.C. , p. 241.
26. Ibid.
27. Ibid, p. 344. P.C. , p. 245.
28. Ibid., p. 345. P.C., p. 246.
29. Ibid., p. 345. P.C., p. 245.
30. Ibid., p. 343. P.C., p. 243.
31. L’évolution créatrice, p. 137.
32. Poésies, p. 346. P.C., p. 246. La création des hétéronymes, Abel Martin d’abord et Juan de
Mairena ensuite, fut pour Machado moins l’occasion d’utiliser des masques ou des miroirs que de
comprendre le sens de son expérience poétique. L’intention de l’auteur n’est donc pas de multiplier son
image ou de se complaire dans le mystère et l’opacité. Ces hétéronymes incarnent le point de vue
métaphysique et disent en quoi la poésie ne peut s’en affranchir .
33. L’évolution créatrice, p. 178.
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Telles sont les positions d’Abel Martin, le premier hétéronyme créé par
Machado.
C’est Juan de Mairena, second hétéronyme de Machado, qui affirme la
nécessité, pour le poète, d’une métaphysique. La métaphysique attendue doit être à
la fois implicite à l’intérieur de l’oeuvre (mais non poétiquement explicitée), et
explicite à l’extérieur de l’oeuvre (sans en être le discours préliminaire obligé). La
métaphysique explicitée en dehors de l’oeuvre n’est pas un art poétique, un
ensemble de règles pour écrire, mais une conviction réfléchie vers ce à quoi l’oeuvre
doit tendre : l’expérience de ce monde.
« Tout poète – dit Juan de Mairena – suppose une métaphysique, peut-être
même chaque poème devrait avoir la sienne – implicite –, cela est certain –
nullement explicite– , et le poète a le devoir de l’exposer, à part, en concepts
clairs. »34
Si la poésie est seule capable d’atteindre « l’essentielle hétérogénéité de
l’être... de la substance unique, en repos (quieta) et en perpétuel changement »35,
c’est la philosophie qui commande la première. Mais elle s’arrête là où commence
la captation des émotions par le sensorium poétique dont elle est dépourvue. L’être
comme vie se diffuse dans la multiplicité du divers, selon les états successifs de la
substance qui le métamorphosent. La thèse de l’hétérogénéité de l’être, d’un être
différant constamment de lui-même, « qui est par soi » (que se es)36 en tant qu’il
n’est que par cette incessante phénoménalité, est mise en place. Cette thèse est,
selon Machado, une réplique nécessaire à l’être des Eléates. En appliquant l’article
l’(tó) au verbe être (êinai), Parménide a engendré une substance vide car aucune
expérience vécue dans la pluralité phénoménale ne lui correspond. Alors que du
côté de l’être le flux continu des apparences est compris comme l’irréalité de l’être,
du côté de la conscience l’être se réalise : la pensée poétique, sollicitée par la
vibration d’une émotion, est la réception en elle de la « somme » (suma) des
apparitions de l’être. C’est donc la conscience qui surmonte la continuelle
« altérité » (otredad) de l’être. Ce n’est pas que la conscience soit, à la manière de
Leibniz, une monade exprimant les changements provoqués par la vie active des
autres monades, mais elle est (en) chaque point des états de la vie lui apparaissant.
Certes, on a fait remarquer37 combien cette métaphysique de poète était
assaisonnée d’un certain humour « pince-sans-rire », et combien son exposition
semblait parfois être constituée d’un simulacre d’examen philosophique. Cette
métaphysique s’avance masquée et semble être défendue par des faussaires. Si elle
est assortie d’un besoin de mystification, cela ne va pas jusqu’à la supercherie.
34. Poésies, p. 364. P.C., p. 259.
35. Ibid., p. 366. P.C., p. 261.
36. Ibid., p.366. P.C. p. 261.
37. Xavier Tilliette, Antonio Machado, poète philosophe, Revue de littérature comparée, janviermars 1962, p. 44. Pablo A. de Cobos, Humor y pensamiento de Antonio Machado en la metafísica
poética, Madrid, 1963. Tuñon de Lara, Antonio Machado, poeta del pueblo, Barcelona, 1981, p. 182.
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Machado trouve ici l’occasion d’un ironique dédoublement entre le philosophe et le
poète. Apparemment le problème rencontré n’est pas celui de la rivalité entre la
poésie et la philosophie. Mais puisque « l’entendement n’a jamais chanté »38, la
philosophie, qui montre « l’impératif » de « l’essentialité » poétique39 ne peut la
réaliser car il lui manque l’émotion du temps. Besoin et répudiation de la
philosophie sont alors endossés par les hétéronymes qui occupent par intérim
l’intervalle entre les deux disciplines et, dans cette position difficile, font l’effort
pénible d’essayer de réunir, pour la nouvelle poésie en question, essentialité et
temporalité40.
C’est assurément l’arrière-plan de ce tourment métaphysique de la poésie que
tente d’exorciser cet excédent d’humour. La revendication de l’autonomie
esthétique de l’œuvre poétique ne peut se faire aux dépens de son hôte, la
philosophie, ce qui rend du même coup illusoire une telle autonomie. La poésie ne
peut être autonome dans son contenu essentiel, mais elle le sera néanmoins dans son
apparence esthétique. Toutefois cette apparence est déterminée à la source par l’idée
philosophique. On mesure toute la difficulté de cette autonomie-dépendance. La
philosophie n’a pas ici une fonction ancillaire, et l’opération de restriction à laquelle
se livre Machado à son égard est un hommage reconnaissant.
Ces deux nécessités fortes, nécessité de l’idée philosophique et autonomie de
l’apparence esthétique constituent une situation de fait où ni un accord ni une
désunion ne sont envisageables. Le fait que nous ayons affaire à un langage non
sérieux ou à un examen en partie simulé ne veut pas dire que la difficulté est privée
de sérieux et de force. Il faut donc passer par cette rhétorique où l’on se demande à
chaque instant s’il s’agit d’invalider la métaphysique — mais par une sorte de
dénégation —, ou, ce qui revient au même, de la vider de tout contenu ontologique
tout en affirmant sa nécessité de principe.
La question de savoir si la poésie peut être le sensorium de la philosophie
n’entame en rien la nécessité orthothétique de celle-ci qui est le recherche insigne de
la vérité. Pour Machado, ce qui est en jeu, c’est de savoir si on peut réactiver de
manière plus originaire (par un langage poétique donné) l’idée bergsonienne de la
durée. Si la philosophie s’est purifiée de toute ombre sensible, la poésie ne seraitelle pas le meilleur moyen pour la faire revenir à l’endroit où elle commence ?
Ainsi, oubliée par la philosophie, la sensibilité perdue se reformerait, serait restituée
et serait désormais partageable au même titre que la vérité. Au terme d’une
trajectoire qui irait de la philosophie à la poésie, par le moyen de celle-ci, l’homme
pourrait véritablement reprendre son bien, l’être qui est vie. De sorte que la
conversion de l’intelligence à la durée n’est finalement réalisable que dans
l’expression poétique.
38. Poésies, p. 442. P.C., p. 21.
39. Ibid.
40. Ibid., p. 441. P.C., p. 21.
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Voulant unir la raison et le sentiment (razón sencilla), cette métaphysique
indique que la forme lyrique recherchée doit capter l’émotion vécue de l’intensité
vitale. La lucidité nécessaire à la création, précise que le poète partant de l’émotion,
s’éclairera de la fécondité originelle dont elle est issue41. Dès lors la tâche du poète
est la suivante :
1 — Transposer la fondation métaphysique sur le plan poétique.
2 — Comprendre que cette opération n’atteint son but que si la transposition
est en même temps une transmutation : la pensée redevient émotion pour autant que
l’intuition est donnée par les marques expresses de l’instrument poétique.
L’intuition, devenue esthétique, est alors la fonction complémentaire de la
conscience. Partie de la sensation, moment inférieur, la conscience y revient en la
reprenant à l’intérieur d’un moi s’étendant cette fois à la totalité de la vie.
S’agit-il de comprendre la poésie comme la philosophie « en seconde
écriture » ? Non, nous l’avons précisé plus haut. Redisons ici l’intention de
Machado. Celle-ci a été non pas de faire une imitation poétique de l’œuvre de
Bergson, mais de restituer – si l’on peut dire – le bergsonisme à lui-même. A partir
de la lecture des Données immédiates de la conscience interprétant la vie psychique
que sont les sentiments et les sensations, le poète s’est efforcé de retrouver la pensée
de Bergson in nuce, sur le mode et avec le filtre esthétique. Il a essayé de revenir au
point de départ du philosophe français, l’immédiateté des phénomènes venant au
contact des émotions en les provoquant. La transposition esthétique doit donc
accomplir l’être intuitionné en le (re)saisissant dans les figures et le rythme du
poème. Le dessein (l’idée philosophique) est donné avec le dessin (les conditions
stylistiques). Le but de l’opération poétique est de présenter l’expression émotive de
la vie et du temps42.
Si cette opération n’était pas accomplie, l’idée de la durée bergsonienne
resterait juste mais ne toucherait pas le but dont elle parle. C’est que l’être qui est
vie est toujours lié à son origine qui, sans l’affectation esthétique, resterait la selva
obscura de nos impressions. Or l’esthétique réalise le passage entre les perceptions
premières et la mémoire. Notre mémoire est moins un rappel d’une impression
passée que, à partir de cette impression passée, la pressentiment de la réalité comme
durée. La poésie est donc cette expression remémorante du tout en sa diversité
vécue.
D’Abel Martin à Juan de Mairena, la métaphysique de Machado s’est
radicalisée. Mairena expose la thèse selon laquelle « le réel est une apparence
infinie, une constante et inépuisable possibilité de paraître »43. Mais la question qui
se pose est la suivante. Si l’être n’est qu’apparence et possibilité de paraître, une
métaphysique est-elle possible ? Oui, selon l’auteur, car ce n’est pas le non-être qui
41. Poésies, p. 364. P.C., p. 259.
42. Ibid., p.361. P.C., p. 257.
43. Ibid., p. 365. P.C., p. 260.
L’Enseignement philosophique - 46e Année - Numéro 5
— 60 —
résulte de cette thèse mais la disparition de l’idée d’un être fini et homogène. La
disparition de cette idée réalise une véritable « déproblématisation de l’être »44 par
le maintien de la conscience au niveau des perceptions sensibles lorsque les
émotions sont au contact des phénomènes de la vie, ou lorsqu’elles touchent à
nouveau les souvenirs du passé45. Abandonnant d’un côté la fiction de l’être, la
pensée poétique de Mairena vise d’un autre côté à détruire le lyrisme sentimental
comme posture dans laquelle la création est séparée des choses. L’exaltation
romantique et le pathos sonore sont déconsidérés. L’hétérogénéité des multiples
contenus de la conscience exige du poète de ne plus centrer son activité sur la
psychologie superficielle d’un moi comme lieu privé, « petit coin » (riconcito) de
soi, et sur les emphatiques conséquences qui le plus souvent en découlent.
On peut alors soutenir l’idée selon laquelle le questionnement de l’être chez
Machado, sa déproblématisation finale et la métaphysique comme mé-ontologie qui
en résulte, est commandée par le souci de comprendre et de régler les rapports entre
la création poétique et le temps. Il nous semble avoir découvert les trois moments
suivants. Primo. Simple appareil enregistreur, la conscience ne pourrait se dégager
de l’obscurité des impressions. Secundo. La pensée poétique est la conversion
esthétique nécessaire et la poésie est le langage adéquat d’accueil et de
remémoration de la durée vécue comme émotion du temps. Tertio. Le poème,
aboutissement de la vie et du temps, s’affirme finalement comme s’il était hors du
temps, en tant qu’oeuvre intemporelle et en tant que cette œuvre traduit une idée
éternelle, celle du flux vital. (Ce dernier aspect sera traité dans la partie 5 du présent
essai).
4- LA TRANSPOSITION POÉTIQUE. SES MOYENS STYLISTIQUES. LA
DISSIMULATION DE LA MÉTAPHYSIQUE DU POÈTE
Par la force des choses, la poésie est rattachée à la particularité d’une langue,
le castillan, aux vocables qui l’incarnent. En même temps, dans la préoccupation de
la langue, Machado ne cesse de lutter contre l’héritage exaspéré et épuisé d’une
certaine tradition poétique qui a entraîné la langue à la dérive, loin de l’expression
directe des choses. La percée métaphysique que, dans le sillage de Bergson,
Machado avait initiée, se trouve soumise à la pression de la langue, celle des maîtres
du passé, celle des contemporains. Les sources originales de la tradition sont
interrogées. L’inspiration tend à se réduire à la Castille rurale.
Demandons-nous si ce dernier aspect permet l’amplitude ou le rétrécissement
de l’intuition. Comme Proust en a tracé les réseaux dans son œuvre, nous savons
que l’intuition du temps est, en nous, liée à la gravure de la mémoire des lieux. Mais
ce n’est pas au fond des lieux qu’est inscrite la multiplicité des états vécus de
l’existence. C’est alors que la pensée de l’hétérogénéité de l’être, reliée à l’idée de la
44. Ibid.
45. Ibid., p. 354. P.C., p. 251.
L’Enseignement philosophique - 46e Année - Numéro 5
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sensibilité d’un peuple, se crispe sur le mode identitaire. L’intuition de la durée se
change en l’intuition des « racines » de la nation et de sa « pureté » intime46.
Si notre comparaison a sa nécessité, reste à la montrer au niveau stylistique
en tant que traduction esthétique de la conversion de la conscience à la durée. Pour
que l’intuition bergsonienne soit transposable à la poésie, Machado a dû ajouter une
détermination de son cru : il est esthétiquement possible, partant du fond intuitionné
de la vie, de retrouver ce monde d’images d’où l’intuition était d’ailleurs issue. Il a
pensé qu’il était possible, une fois comprise la racine ontologique de la vie, de la
replacer dans la singularité sensible du vécu. L’intuition du temps est alors restituée
au mouvement des images. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre les
deux penseurs-poètes que sont Abel Martin et Juan de Mairena47. Pour éviter le
piège de l’objectivation arrêtée, il faut, dans le dynamisme du poème, dissocier les
images de tout ce qui pourrait rappeler un quelconque arrêt du mouvement. La
difficulté est grande. On peut espérer la tourner en suivant non les images mais les
affections qu’elles ont laissé dans la mémoire. Cette intériorité est le fond vécu de la
vie qui vivifiera le poème.
Le dynamisme du poème doit donc soumettre les moyens langagiers à
l’impression de fluidité recherchée. Or le poème, ainsi que toute forme de parole,
présente le désavantage de juxtaposer des images verbales, non de les fondre
véritablement les unes dans les autres. Il restitue ce que la vie a déjà fait48 alors
qu’il faut saisir sous les images ce qui les engendre. Le poème achoppe à
retranscrire la fluidité de la vie du fait même de l’existence séparée des lettres et des
mots49. Les lettres et les mots sont des points entre lesquels la vie s’arrête et chute.
Certes, tout lecteur s’applique à refaire le passage et, transitivement, à reconstituer
l’unité. De plus, comme le signale Machado après Bergson, on risque de ne pas
pouvoir exprimer l’universel qualitatif de la durée50 car les mots ont déjà une
signification fixée par l’usage en vocables objectifs51. Quels sont alors les moyens
proposés par le poète pour tourner ces difficultés ?
a — Nous connaissons la solution mallarméenne d’Un coup de dé. Totalité
dispersée sur plusieurs pages52, le poème revendique un dispositif spatial dont le but
est d’abolir l’unité de l’espace. Ce dispositif visuel progresse, du début à la fin, en
46. Que l’on compare par exemple deux poèmes de la même année (1913) : Poème d’un jour répond
tout à fait au flux du temps, à son dynamisme vital. Par contre, De mon recoin est basé sur une image
immobile de la Castille, – certes diversement écrite (variopinta) mais figée. Ce « localisme », ce
« castillanisme », ce « casticisme » ne répondent plus au programme métaphysique de Machado et font
commerce des thèmes et images traditionnels et stéréotypés. Rappelons la réactivation vigoureuse de
cette position dans les essais publiés par Unamuno de 1895 à 1911, parus en volume sous le titre En
torno al Casticismo, essais auxquels Machado a été manifestement sensible.
47. Sur ce point, J.-P. Bernard, Estudào sobre los apócrifos de Antonio Machado. Institut d’Études
Hispaniques de la Sorbonne, 1957.
48. Matière et mémoire, p. 139.
49. L’évolution créatrice, p. 159.
50. Poésies, p. 344. P.C., p. 244.
51. Ibid., p. 345.P.C., p. 245.
52. Mallarmé, Igitur, Divagations, Un coup de dé, 1994, p. 411- 429.
L’Enseignement philosophique - 46e Année - Numéro 5
— 62 —
se déplaçant vers la droite en « donnant de la bande »53. De plus, les mots et les
espaces entre les mots sont déployés sur le blanc de la page dans l’inégalité et le
déséquilibre. Mallarmé y réalise son idée métaphysique de l’anéantissement du réel.
Cette esthétique de l’éparpillement est celle de la négation de la réalité, non de sa
fluidité. Pour Machado, il ne s’agit pas de disloquer et de disperser le réel, il s’agit
de retrouver l’unité profonde de la vie et donc de réunir les vocables. L’élan de la
vie sera exprimé par l’élan du poème. Ce dernier aura recours au procédé
d’enjambement54 afin de produire, d’un vers à l’autre, un effet d’enchaînement et
d’entraînement à la manière de Jorge Manrique et de ses inimitables Coplas, ou bien
encore à la façon fortement dynamique d’Alexandre Blok et de son poème Les
Douzes. Pris chez Machado, voici un exemple.
« Certes il importe
que dans la vie mauvaise et courte
que nous menons
libres ou esclaves nous soyons ;
mais si nous allons
vers la mer,
ce sera bien toujours pareil.
Oh ! ces petites villes ! Réflexions,
lectures et annotations,
finissent vite en ce qu’elles sont :
bâillements de Salomon. »55
Poème d’un jour.
Après l’enjambement qui a pour but de reproduire la puissance génératrice
des choses dans le courant du temps56, le poète mentionne aussi le procédé de
l’allitération57 dont la principale utilité est de réactiver l’élan du poème,
contrairement à la rime qui, simplement homophone, présente le défaut de donner
une impression de pause et de chute. En outre, le recours à l’assonance58 est
recommandé : la continuité du temps ne se rime pas. De ces trois procédés doit
résulter une certaine syntaxe capable de porter le flux vital au plan de l’expression ;
b — Puisque l’idée métaphysique ne doit pas être explicite, la création
poétique aménagera sa présence mais la dissimulera sous l’artifice lyrique. Le
poème doit « maquiller » (disfrazar) l’idée (le dessein général de la durée) sous les
images. Le matériel des mots est au premier plan. Il est implicite mais en même
temps révélé par le style utilisé.
53. Mallarmé, Correspondance, IX, p. 172, Lettre à André Gide, 1897.
54. Antonio Quiles, Métrica española, Barcelona, 1986, p. 83.
55. Poésies, p. 183. P.C., p. 139.
56. Los complementarios, p. 159.
57. Ibid., p. 157.
58. Ibid., p. 104. Pour plus de précisions, cf. Poesàa y prosa, tome III, p. 1365- 1371.
L’Enseignement philosophique - 46e Année - Numéro 5
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c— Machado prend alors position contre l’héritage baroque et le
symbolisme. La métaphorisation excessive de la poésie chez Calderón, chez
Góngora surtout59, ne permet pas l’intuition directe du temps : elle n’est qu’une
symbolisation d’idées. Les images du baroque « décorent les concepts » (decoran
conceptos) et sont ostensiblement recherchées et exhibées. Il faut ici faire la
distinction entre l’habillage métaphorique d’un concept et ce que Machado appelle
la dissimulation de la métaphysique du poète. Celle-ci n’est pas exprimée sous la
forme de multiples concepts métaphorisés, prêts à l’avance, et que le poète extrait
de sa resserre, mais par l’idée de vie comme fond de toute chose ; idée immanente
aux images les plus immédiates, qui n’ont rien de commun avec un déguisement
apprêté, mais qui, transcrites telles quelles, dans leur nudité, dévoilent cette idée.
On pourra faire ici un parallèle entre la réflexion de Bergson sur le
symbolisme mathématique du temps spatialisé et la symbolisation baroque
aboutissant selon Machado à un simple objet verbal sans vie. Nous pouvons ici
reprendre le schéma proposé plus haut (deuxième partie). A l’instar de Bergson, et
en admettant la nécessité de la mutation esthétique, Machado propose d’appliquer
l’idée de conversion à l’art poétique. Le lyrisme qui a tourné le dos à la vie, doit
prendre, pour la retrouver, le « sens inverse » (sentido inverso), ou – expression
synonyme – le « chemin du retour » (camino de vuelta)60.
Déqualification de l’être requalification de l’être
Pensée logique pensée sensible
magasin de symbole images immédiates
métaphorisation excessive assonance, enjambement, allitération
absence d’intuition intuition de la vie
concepts et ornement émotions et sensations
flux vital
5- L’OXYMORE FINAL : LA REPRÉSENTATION IMMOBILE DE LA MOBILITÉ.
LA DURÉE SAISIE DANS L’INSTANT. L’ÉTERNITÉ DE L’ŒUVRE
Le poème achevé est immobile. Il est divisé en strophes, en vers. Il restitue la
vie, mais la typographie est sans mouvement. Sa matière faite de mots est cependant
revivifiée par le lecteur. Toutefois, la restitution de la durée ne s’affranchit que
difficilement de l’espace de la page et des articulations syntaxiques. Ce que Bergson
dit de l’impossibilité du langage à exprimer la durée61 doit s’appliquer à l’entreprise
de Machado. Celui-ci a justement parié de vaincre la difficulté. Le poète accepte
pleinement l’argumentation bergsonienne, mais, dans le domaine poétique, il pense
qu’elle s’applique non pas au langage en général mais à une certaine rhétorique et
poétique du passé. Il faut ici distinguer deux problèmes. Celui de la séparation des
59. Poésies, p. 358. P.C., p. 255. “ la sèche et aride tropologie gongorine ”.
60. Los complementarios, p. 244.
61. L’évolution créatrice, p. 159.
L’Enseignement philosophique - 46e Année - Numéro 5
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mots et des images, et celui de l’immobilité de l’œuvre achevée. Les solutions
espérées par le poète sont les suivantes.
a — L’image est pour lui plus que l’instant punctiforme, et bien plus qu’une
métaphore usée. L’image est l’instant vécu accompagné de l’émotion qui lui est
corrélative : au moment de la lecture, l’image est le sentiment de la vie. Elle est le
sentiment de la vie parce que l’énergie spontanée de notre existence trouve dans
l’image son écho. Le poème n’est donc pas suspendu dans le vide insensible de la
page, inhibé par le blanc, disqualifié par les conditions typographiques. Au
contraire, chaque image est saisie par l’énergie de l’être qui est vie et qui ne s’en
sépare pas, comme chaque partie de la matière est la réalité de la nature62. Par
conséquent le transit entre les moments du poème est assuré. De plus, dans l’acte de
lire, l’image rencontrée vient d’une image passée et, cédant à l’image suivante, elle
est entraînée au-delà de sa position par l’idée qui anime l’ensemble.
b — Quelle compréhension philosophique de l’œuvre d’art découle de ce qui
précède ? L’idée bergsonienne de l’être comme vie appelait – ce dont Machado prit
rapidement conscience – un pendant esthétique relatif à la conversion de
l’intelligence à l’intuition63. La poésie, et elle seule, permet de réunir le fond
naturant des choses et l’émotion subjective dans le motif de l’image. C’est donc
dans l’instant64, au moment où paraît l’image, que le fond se présente. La poésie
réalise la simultanéité entr’expressive entre l’image et la vie. L’image est la pointe
instantanée où le moi retrouve l’unité éternelle des choses. Plutôt que d’être
comprise comme vêtement d’images d’une métaphysique préalable, la greffe du
sensorium poétique essaie de prolonger, c’est-à-dire de mener à terme l’effort
bergsonien de coïncider avec la durée. C’est pour placer la vie dans l’intimité de
nous-mêmes qu’œuvre la poésie.
En même temps, accueillant la vie, elle l’accroît d’une œuvre qui la
parachève. L’éternisation, l’intemporalité de l’œuvre est de prime abord
contradictoire avec l’idée de flux vital : le temps est finalement le temps vécu
idéalisé dans l’œuvre et devenu intemporel. Mais si l’œuvre est intemporelle, c’est
précisément pour sauver le flux du temps de l’anéantissement du temps.
L’anamnèse poétique permet à la fois d’exprimer le passager et l’éphémère et de
fixer cette expérience sans repos en une objectivité finale. Cette forme finale n’est
pas synonyme de fixité. Elle doit (re) donner la conscience totale de la vie comme
de ce qui persiste dans ce qui change. Le passage de l’œuvre hors du temps n’est pas
la suppression de la vie interne à l’œuvre, et qui lui est substantielle, mais la chance
que la prospérité accordera au sens vital du processus créateur. Selon la condition
précédente, le temps est devenu ce qu’il est. Il est devenu la vue de notre mémoire,
62. Poésies, p. 345. P.C., p. 245.
63. Los complementarios, p. 120- 122.
64. On trouvera cette idée chez G. Bachelard, depuis L’intuition de l’instant, Gonthier, 1932, jusqu’à
Le droit de rêver, P.U.F., 1970, p. 244. Dans ce dernier texte, Bachelard parle de la poésie comme d’une
« métaphysique de l’instantané ».
L’Enseignement philosophique - 46e Année - Numéro 5
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dans cette anamnèse qui, comme devenir immobile, l’intériorise dans notre
conscience.
« Le lyrisme, par exemple, sans renoncer à sa prétention à l’intemporel, doit
nous donner la sensation esthétique de la fluidité du temps. C’est précisément le
flux du temps, un des motifs lyriques, que la poésie essaie de sauver du temps, que
la poésie prétend intemporaliser »65.
Sauvegarder le flux du temps : toute œuvre, dont la valeur s’exerce au-delà
des bornes du temps qui l’a vue naître, se sauve de l’engloutissement du temps, et
d’autant plus qu’est imprégnée en elle l’impulsion continue de la vie dont elle est
d’ailleurs le résultat et qu’elle s’est efforcée de rejoindre.
« ¿ Quál es la verdad ? ¿ El ráo
que fluye y pasa
donde el barco y el barquero
son también ondas del agua ? »66
L’intuition devait, selon Bergson, remplacer l’inadéquate intelligence
représentative. Mais, selon Machado, sans instrument sensible approprié, l’intuition
est dans l’incapacité d’atteindre son but. La poésie n’est rien d’autre que la vie ellemême, mais réunifiée.
« Tout dans l’aujourd’hui d’hier, l’Encore
que dans ses heures épanouies
chante et conte le temps
se fond en une seule mélodie »67.
Certes le philosophe nous délivre tout aussi fortement l’idée de l’obscurité de
la monstration nue des sensations immédiates. Mais elle ne nous délivre pas de
l’intérêt maintenu en nous en direction d’une sensibilité authentique réclamant un
sensorium poétique spécifique et capable de nous redonner le monde sensible et
affectif. La poésie n’est pas la présence fantomatique de mots mais l’étape où la vie
confie ses figures jusqu’alors enfoncées dans la substance du réel ou aliénées dans
la représentation. A chaque moment, nous attendons de la poésie qu’elle découvre à
la sensibilité de notre vie singulière, nourrie d’attente, les racines ontologiques du
temps.
65. Poesia y prosa, tomo III, p. 1312.
66. P.C., p. 209 (Poème ne se trouvant pas dans l’édition française utilisée dans cet essai).
67. P.C., p. 278.
L’Enseignement philosophique - 46e Année - Numéro 5