une interview de Michel Chandeigne par Éric Naulleau, Le Matricule

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une interview de Michel Chandeigne par Éric Naulleau, Le Matricule
revue de presse editions chandeigne et librairie portugaise
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« Le chercheur de météorites »
(Entrevue de Michel Chandeigne réalisée par Éric Naulleau, Le Matricule des Anges, n° 30, mars-mai 2000
Sous un beau soleil hivernal, la rue Tournefort, à mi-pente de la très parisienne montagne Sainte-Geneviève, aurait
presque des airs provinciaux – le calme et les vieilles pierres d’Uzès reviennent à la mémoire du passant. Au numéro
10, s’ouvre l’atelier-librairie-maison d’édition de Michel Chandeigne qui s’y est installé en 1986 après avoir
vainement prospecté les locaux de l’est de la capitale [...]. L’idée consistait simplement au départ à réunir en un
même lieu tout ce qu’il aimait : Lisbonne, l’édition et la typographie. Mais le beau succès de ce qui était à l’origine
conçu comme « un petit coin librairie portugaise » et la découverte d’un « extraordinaire fonds inédit ou mal édité de
récits de voyage écrits entre le xIve et le xvIIe siècles » donnèrent une toute autre dimension à l’entreprise. L’éditeur
hisse la grand-voile de l’enthousiasme (« il ne s’agissait pas seulement de relations aventureuses, mais de la
découverte d’un monde, et d’un monde vierge, d’un monde avant le saccage, la destruction et le désespoir »). La
direction pour les éditions Autrement de trois ouvrages sur Lisbonne, les Découvertes et Goa satisfait aux besoins
alimentaires immédiat et le destin s’en mêle : « J’ai retrouvé une de mes anciennes élèves, Anne Lima, dont je
connaissais déjà les qualités. Je lui ai proposé de s’associer avec moi pour créer les “éditions
Chandeigne” (l’appellation “Michel Chandeigne” étant réservée aux productions de l’atelier de typographie) et nous
avons créé la Magellane, une collection de voyages historiques ; Péninsules, une collection dédiée aux trois religions
historiques du monde ibérique ; et la Lusitane, une collection intermédiaire consacrée au monde lusophone où l’on
peut trouver aussi bien Les Maia d’Eça de Queiroz, le chef d’œuvre de la littérature portugaise, que des livres de
synthèse sur le Brésil et l’Afrique lusophone. » Les ouvrages nés de cette collaboration mêlent les plaisirs
intellectuels de textes aussi rares que fondamentaux (les Voyages de Vasco de Gama, La Destruction des Indes de
Bartolomé de Las Casas, Les Portugais au Tibet , etc.) à ceux des sens : qualité du papier, élégance des couvertures,
soin de la composition (« je m’efforce d’appliquer à l’ordinateur les principes stricts de la typographie
traditionnelle »).
Notre homme a des airs d’oiseau nocturne ébouriffé qu’on aurait tiré du lit à une heure indue (« Du temps où j’avais
un atelier de typographie en Bourgogne, j’ai trouvé mon rythme naturel : travailler la nuit, me coucher à cinq heures
du matin »). Il affiche des goûts et dégoûts très sûrs, mais aussi un solide sens de l’amitié (« Avec Michel Polac, nous
nous sommes aussitôt flairés comme appartenant à la même espèce d’ours, comme dans le film de Jean-Jacques
Annaud »), et quelques convictions existentielles : « D’après les statistiques, je suis maintenant plus proche de la date
de ma mort que de celle de ma naissance. Je n’ai que 43 ans, mais j’ai déjà le sentiment d’avoir franchi le col et de
redescendre lentement dans la vallée. » L’œil pétille en évoquant le Naufrage des Portugais, histoire de marée de
poivre et de diamants sur les côtes basques au début du xviie siècle, qu’il fera paraître à l’occasion du Salon du Livre,
dont l’invité d’honneur est précisément le Portugal.
Oiseau de nuit, certes, mais aussi oiseau rare. Il déclare posséder le plus petit atelier de typographie au monde (4,25
mètres carrés), se proclame « le dernier des Mohicans » en raison de sa triple activité (« ce qui était autrefois la
norme ») et, plus inattendu encore, fait référence sur son CV à ses compétences en minéralogie et en paléontologie :
il a déjà vingt-sept découvertes de chutes météoritiques à son actif ! Activité qui vaut métaphoriquement pour son
travail de dénicheur de textes comme tombés du ciel, et qui seraient restés engloutis au fond de l’Atlantique sans la
tranquille obstination du veilleur de Sainte-Geneviève.
Quel est le rythme de votre production ?
Je fais un livre par an en typographie. Quant à la maison d’édition, le nombre de livres varie selon notre humeur,
celle des auteurs et notre disponibilité. L’idée est la suivante : nous n’avons pas de patron, nous n’avons pas
d’employé, nous essayons de tout faire nous-mêmes, de tout maîtriser, de la composition à la correction, en passant
par les relations avec les journalistes et la comptabilité. Nous considérons que l’édition est un métier, et non pas un
travail, ce qui implique un engagement total et un certain rapport au temps. Nous faisons donc de 4 à 10 livres par an,
avec des cas de figure très variables : un livre comme le Voyage de Pyrard de Laval, qui compte plus d’un millier de
pages, a demandé par exemple des années de préparation. Mais il s’agit avant tout de préserver notre liberté :
personnellement, ce qui me plaît le plus, c’est de faire de longues marches dans la montagne ou le désert, ou encore
de séjourner à Lisbonne. Il y a des années où je pars longuement pour ces trois destinations, si bien que la « machine
éditoriale » tourne au ralenti. Cela n’est possible que parce qu’il s’agit d’une petite structure, capable au besoin de
faire le hérisson pour un temps – ce qui serait impensable si nous avions trois employés à chargé et une attachée de
presse.
Vous allez même plus loin dans cette volonté d’indépendance ou d’autarcie, puisque vous êtes imprimeur-éditeur-libraire, ainsi que « c’était la norme
autrefois », selon vos propres termes. Vous pensez que c’est une formule qui devrait se généraliser ?
Je ne suis pas sûr que tout le monde ait la capacité ou la volonté de gagner cette indépendance. Il faut savoir que pour
créer ce qui n’était d’abord qu’un petit atelier de typographie, j’ai vécu quatre années en nomade – je n’avais pas de
logement, vivais ici ou là hébergé par des amis. Et j’ai gardé de ces années une certaine manière de vivre [...], avec
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très peu de besoins matériels. Aujourd’hui encore, je ne possède guère qu’un vélo !
Comment s’est passée la rencontre avec le Portugal ?
Par hasard. J’ai été envoyé en tant que coopérant à Lisbonne en 1982, où j’ai enseigné la biologie dans un lycée. Et
là, j’ai avant tout découvert une ville selon mon goût et une langue qui m’a fascinée, d’abord parce que je la trouve
un peu incompréhensible et que j’ai toujours eu du mal à la parler – je me débrouille mieux avec le portugais du
Brésil. Et puis Pessoa. Un grand choc à la lecture, un des derniers que j’ai éprouvés. Essentiellement sa poésie, les
œuvres d’Álvaro de Campos, Bureau de Tabac et, surtout, l’Ode maritime.
En tant que traducteur, vous avez gardé ce goût exclusif pour la poésie...
À vrai dire, je traduis tous ces poètes portugais – Pessoa, Eugénio de Andrade, Nuno Júdice, Sophia de Mello
Breyner,Al Berto, António Ramos Rosa – pour ne pas oublier la langue. J’ai une mémoire catastrophique et, si je ne
pratique pas le portugais d’une manière ou d’une autre, tout ce que j’ai acquis disparaît d’une manière terrifiante.
C’est donc une forme de thérapie en même temps qu’une manière de garder contact avec la poésie, c’est-à-dire la
littérature qui m’a formé. Rimbaud, Baudelaire, Trakl, Char puis Michaux ont bouleversé ma vie dans le passé. La
traduction me permet de prolonger et parfois de renouveler ces émotions premières qui se sont malheureusement
estompées. Je vois aussi dans la traduction un moyen d’affiner ma connaissance du français, car on oublie aussi sa
propre langue.
Vous dites avoir découvert en Lisbonne « une ville selon votre goût ». Qu’est-ce que vous entendez par là ?
J’ai découvert une vraie ville, c’est-à-dire dont on n’avait pas expulsé les pauvres vers les banlieues, une ville où les
vieux quartiers avaient conservé leur substance populaire de même que toutes les activités qui lui sont liées :
tavernes, bistros et artisans. Mais Lisbonne, c’est aussi une topographie invraisemblable, labyrinthique, une
succession de quartiers où l’on passe sans transition de la casbah d’Alger au Belleville d’autrefois. Une ville qui
garde son âme pour un ensemble de raisons très diverses : le fait que les riches, depuis le grand tremblement de terre,
aient longtemps préféré vivre en périphérie (et plus récemment sur la côte d’Estoril, car on peut enfin y garer sa
bagnole) ; un demi-siècle de salazarisme qui, en stérilisant le pays, avait aussi gelé la spéculation immobilière ; une
politique municipale intelligente, commencée du temps de Jorge Sampaio, qui donnait une aide au logement aux
familles modestes qui désiraient rester dans leurs demeures rénovées, etc. Il faut ajouter un climat doux et
chaleureux, une beauté intrinsèque de la ville : les maisons de diverses couleurs, les azulejos, le pavement des
trottoirs (de véritables mosaïques), partout des jardins luxuriants, des impasses et des passages secrets. tout ceci
procure au promeneur un plaisir sensuel unique au monde... Sensuel, mais aussi un peu nostalgique, car on pense à
Paris, Londres, Berlin ou Rome telles qu’elles devaient respirer avant guerre. Et puis n’oublions pas la bica, le
meilleur café d’Europe que tous les cafetiers mettent un point d’honneur à vous servir sans mégoter sur la qualité.
En quoi votre rencontre avec Pessoa a-t-elle été décisive ?
C’est le genre d’expérience que tout le monde fait à des âges différents. Un de ces rares auteurs dont la lecture vous
change, change votre vie, votre rapport intellectuel et physique au monde. Le traduire, même partiellement, marque
une vie, façonne à votre insu les pensées qui vous habitent et la langue que l’on parle.
Lorsque vous parlez de l’édition, vous insistez souvent sur la différence entre métier et travail...
Je veux dire que je n’ai jamais le sentiment de travailler. Ou plus précisément, j’ai le sentiment d’être sur un navire et
de traverser la Manche ou l’Atlantique : il faut bien tirer sur les voiles, exécuter telle ou telle manœuvre pour que le
bâtiment avance. Je ne pense pas qu’un navigateur ait le sentiment de « travailler » ou qu’on lui impose une tâche
fatigante et aliénante, alors qu’il n’arrête pas une seconde. Pour moi, l‘édition est avant tout une éthique et un mode
de vie. La seule chose vraiment fatigante dans un métier, c’est le travail mal fait. Sinon il n’y a que de beaux métiers.
Une des tristesses de nos sociétés, c’est que les gens n’exercent plus un métier, mais font un travail et y sont souvent
malheureux. C’est le cas de plus en plus dans l’imprimerie, par exemple, et les résultats sont catastrophiques.
Quelle est la principale différence entre l’époque où vous avez créé votre maison d’édition et l’époque actuelle ?
La principale différence, c’est que je n’aurais sans doute plus la force mentale et physique pour créer une maison
d’édition aujourd’hui. Mais par ailleurs je note que, même s’il ne faut se faire guère d’illusion sur la corruption et la
médiocrité du fonctionnement de nos sociétés libérales, celles-ci restent malgré tout assez démocratiques en
permettant, à tous ceux qui en ont la volonté, de vivre à leur marge. J’ai une maison d’édition, une librairie et le
sentiment d’agir à peu près à ma guise, et j’en suis heureux. D’autres éditeurs sont dans ce cas, mais avec une vraie
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réussite : je pense à Maurice Nadeau, à P. O. L, à Corti et bien d’autres dont la présence fait chaud au cœur.
Et pour ce qui concerne la situation portugaise en France ?
En ce domaine, tout a changé, notamment parce que le Portugal possède des institutions culturelles très puissantes –
privées et publiques. Lorsque je suis parti pour le Portugal en 1982, il y avait trois ou quatre livres traduits dans les
rayonnages des librairies. Il y a eu, depuis, environ 300 nouvelles traductions publiées, dont la plupart sont toujours
disponibles. L’aide systématique accordée par ces institutions, sous forme de subvention à la traduction ou d’achats
de livres, a permis à nombre d’éditeurs de se lancer dans l’aventure sans prendre trop de risques. L’extraordinaire
succès de Pessoa en France a puissament contribué à sortir la littérature portugaise de son ghetto. Ajoutez à ceci
l’intérêt justifié que portent les Français à Lisbonne – et pas seulement les intellectuels –, et vous comprendrez
pourquoi de nombreux classiques portugais sont maintenant traduits en français, ainsi que la plupart des
contemporains, Saramago et Lobo Antunes étant aujourd’hui les deux romanciers les plus connus.
Comment vous voyez votre avenir ?
Préserver notre indépendance. Surtout ne pas grossir : j’ai vu tellement d’éditeurs perdre leur âme ou disparaître en
suivant la logique du système qui consiste à produire toujours plus... Et puis malgré tout, les livres ne sont pas tout
dans ma vie – je ne suis pas certain d’avoir un rapport à la littérature aussi fort qu’à la nature : j’aimerais surtout
marcher encore longuement sur des sentiers de montagnes, faire découvrir ce plaisir à mon fils quand il sera en âge...
Je ne crois pas aux éditeurs qui proclament que l’édition est leur « passion ». Il faut réserver ce terme à d’autres
domaines, et encore. Pas de gros mots donc ! C’est un métier, j’insiste, c’est déjà énorme, non ?
Propos recueillis par Eric Naulleau.
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