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˜REPÈRES ET TENDANCES
ŒCONJONCTURES
ΠDOSSIER
Œ LIVRES ET IDÉES
FINANCES SOCIALES
MATHIEU MUCHERIE *
45 millions de personnes
sans assurance-maladie
aux États-Unis : oui mais !
Le système américain de sécurité sociale santé repose
sur des assurances privées. On l’accuse souvent de
multiples maux. D’abord d’être trop cher par rapport
au service rendu. Mais surtout de laisser sans couverture
une part importante de la population. Or, est-ce bien
le cas ? Pas vraiment si on regarde les chiffres de plus
près.
45
millions d’Américains sans couverture maladie : il s’agit probablement du chiffre le plus connu
désormais par les Européens à propos
des Etats-Unis. Un chiffre énorme. De
quoi mettre sur la touche tous les
admirateurs du modèle américain, ces
rêveurs définitifs. Et pourtant… il s’agit
d’un mythe.Il ne s’agit pas ici de dire
que le système américain de couverture santé est parfait, il ne l’est pas et
loin s’en faut : il coûte très cher pour
des résultats sanitaires que la plupart
des observateurs s’accordent à trouver
médiocres par rapport aux standards
des pays de l’OCDE. Mais ce qu’on
évite soigneusement de préciser le plus
souvent, lorsque l’on manie l’argument
massue des 45 millions de personnes
en question, c’est à quoi ressemble
concrètement un non-assuré américain.
* Economiste.
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Dans l’imaginaire collectif français, il doit
forcement s’agir d’une personne pauvre
(le fait d’être non assuré est donc lié à
une contrainte et non à un choix), plutôt
âgée (on sait que la quasi-totalité des
dépenses de santé se concentre sur les
derniers temps de l’existence), appartenant à une minorité ethnique dans un
ghetto et si possible très malade.
Dans la réalité, une composante importante sinon majoritaire de ces 45 millions
regroupe des populations jeunes, riches
et en bonne forme physique. Ce n’est pas
politiquement correct mais c’est la seule
conclusion à laquelle on peut parvenir si
l’on examine sérieusement les chiffres ;
chiffres qui ont l’avantage d’être précis,
nombreux et disponibles (les chiffres qui
suivent viennent tous, sauf indications
contraires, du Census Bureau en 2002 et
2003).
JEUNES
U
ne bonne partie des 45 millions
sont jeunes. 50 % des jeunes adultes
sont sans couverture dans l’année qui
suit l’obtention de leur diplôme. Ce sont
les 18-24 ans qui sont le moins assurés.
Le pourcentage d’assurés dans cette
tranche d’âge est de 72 %, contre 83 %
pour les 25-64 ans et 99,2 % pour les
plus de 65 ans.
C’est logique : les plus de 65 ans sont tous
assurés gratuitement par le grand programme social fédéral Medicare (potentiellement du moins car il semble qu’un
très faible pourcentage de la population
ne soit pas inscrit bien que l’affiliation soit
gratuite et obligatoire), pour un coût de
3,2 points du PIB américain en 2006.
Alors que le quart des 25-34 ans n’est pas
couvert, le taux tombe à 18 % pour les
35-44 ans et à 13 % entre 45 et 65 ans.Au
total, la moitié des individus non assurés
ont moins de 35 ans.
Or, la plupart des problèmes de santé se
concentrent dans les dernières années de
vie, et plus précisément dans les dernières semaines et les derniers mois, aux
Etats-Unis comme partout ailleurs. Ainsi,
de 1992 à 1999, alors que les dépenses
moyennes annuelles de santé par habitant
s’élevaient à 7 661 dollars pour les personnes qui n’étaient pas dans leur
45 MILLIONS DE PERSONNES SANS ASSURANCE-MALADIE AUX ÉTATS-UNIS
dernière année de vie, elles étaient de
35 516 dollars pour celles qui vivaient
cette dernière année. Les dépenses au
titre de Medicare et Medicaid ont également tendance à augmenter davantage
dans la dernière année de vie : pour ces
deux programmes, les dépenses sont
5,5 fois plus élevées pendant la dernière
année, alors qu’elles ne le sont « que »
3,1 fois plus pour les autres sources de
financement (Center for Medicare and
Medicaid Services, 2003), (graphique 1).
L’étude de la couverture par tranches
d’âge permet donc déjà de relativiser le
drame américain de la non-assurance car
95 % environ des problèmes de santé
vont se concentrer sur des populations
assurées, à savoir les populations âgées.
C’est un élément du débat (ou plus
exactement, en France, du non-débat)
que l’on trouve rarement dans la littérature consacrée à ce sujet. Et ce n’est
qu’un début, le meilleur reste à venir.
RICHES
S
eulement un cinquième des non-assurés adultes vivent dans des ménages
dont les revenus se situent en dessous
du seuil de pauvreté. Les deux tiers des
non-assurés ont des revenus supérieurs
à 25 000 dollars par an. Un tiers reporte
des revenus supérieurs à 50 000 dollars
par an pour le ménage (Bundorf et Pauly,
2002). On est donc souvent très loin de
l’underclass misérable que l’on s’imagine
a priori : il s’agit de revenus annuels
grosso modo égaux à ceux gagnés par la
classe moyenne française. Et plus de 8 %
de ceux dont les revenus annuels dépassent 75 000 dollars ne sont pas assurés.
Le revenu n’est pas le seul facteur dans la
décision de se couvrir ou de ne pas se
couvrir par une assurance santé.
Beaucoup de personnes qui pourraient
parfaitement s’offrir une couverture santé
décident de rester sans assurances quelques mois et parfois un an ou deux. Une
partie des employés qui ont droit aux
plans sponsorisés par leurs employeurs ne
souscrivent pas, généralement parce qu’ils
ne ressentent pas la nécessité de s’assurer.
Ces employés, dont le nombre est estimé
à un quart environ de l’ensemble des nonassurés, sont le plus souvent jeunes et en
bonne santé.
Pour ces populations, il ne faudrait pas
parler de non-assurance mais plutôt
d’auto-assurance [Levy et DeLeire
(2003) ; Mills et Bhandari (2003)].
Un cas emblématique nous est fourni
avec les travailleurs indépendants, dont le
taux de couverture santé est extrêmement faible. Pour des observateurs inattentifs, cela tendrait à indiquer que ces
travailleurs font partie des basses catégories de la société américaine. Erreur complète, comme nous allons le voir.
Le self-employment représente plus de
10 millions de travailleurs américains, chiffre qui a doublé entre 1970 et 2005. L’on
compte dans cette catégorie de nombreu-
Graphique 1. Sommes reçues par les individus en provenance
des administrations publiques, par tête, à travers les âges
Texte graphique
Source : Lee et Edwards, 2002.
ses personnes aux revenus élevés, même
selon les standards américains : par exemple, des consultants, des traders, des
agents immobiliers, des professions libérales. Pour preuve, les revenus médians des
travailleurs indépendants sont supérieurs
aux revenus médians de l’ensemble
des travailleurs américains. Si la richesse
nette moyenne d’une famille dont le
responsable travaille pour quelqu’un d’autre est de 65 000 dollars par an, s’agissant
des familles où vit un travailleur indépendant la richesse nette moyenne est de
352 300 dollars soit cinq fois plus. La vague
du home working ne relève pas d’une
logique de prolétarisation. Présenter les
travailleurs indépendants comme des forçats rongés par les poux au prétexte qu’ils
sont souvent non assurés, ou utiliser la
croissance de leur effectif comme preuve
de la précarisation de l’emploi, comme le
font parfois les critiques de l’économie
américaine, c’est désinformer.
De façon plus générale, Bundorf et Pauly,
de Wharton, ont publié une étude dans le
Journal of Health Economics qui conclut que
jusqu’à trois quarts des non-assurés américains pourraient s’offrir une assurance
santé sans enfreindre leur contrainte
budgétaire. Ce n’est tout simplement pas
une priorité pour eux1.
RAREMENT
SANS COUVERTURE
TRÈS LONGTEMPS
L
es personnes non assurées représentent un groupe hétérogène et en
perpétuel changement. Si les non-assurés chroniques ou durables peuvent rencontrer des difficultés, les non-assurés
occasionnels ne vivent pas un drame
social ou sanitaire.
1. Un autre centre d’intérêt de Bundorf est la
façon qu’ont les Américains d’utiliser Internet
pour trouver des informations médicales.
Beaucoup d’experts se sont inquiétés d’un possible fossé numérique qui pourrait limiter
l’accès aux informations médicales on-line aux
seules classes aisées. Bundorf et ses collègues
ont montré que ces craintes sont infondées : les
non- assurés, qui ne peuvent pas facilement
poser des questions à un docteur, composent le
groupe social qui utilise le plus les recommandations de soins disponibles sur Internet.
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FINANCES SOCIALES
De nombreuses personnes sont dans
une situation transitoire entre deux assurances, par exemple les personnes qui
quittent une entreprise pour une autre.
La mobilité professionnelle et géographique des Américains est assez forte :
chaque année, 40 millions de personnes
changent de domicile ; des populations
plus jeunes que la moyenne. La statistique officielle ne comptabilisant pas seulement les personnes qui ne sont
assurées à aucun moment de l’année, et
l’organisation du système conduisant de
nombreuses personnes à changer régulièrement d’assurance, une large partie
du phénomène de non-assurance peut
être considérée comme de nature transitoire, frictionnelle.
En effet, les personnes durablement non
assurées sont très rares : seulement 6 %
le sont depuis plus de deux ans (chiffres
du Census). La moitié des non-assurés ne
restent dans cette situation que pendant
moins de quatre mois. On peut dire que
5 millions de personnes (chiffre approximatif) sont dans une situation délicate,
exclues durablement de l’assurance
santé, mais pour un pays de 300 millions
d’âmes cela reste une proportion comparable aux centaines de milliers de
Français qui n’avaient pas accès à la
Sécurité sociale avant la CMU, il y a
moins d’une décennie. Nous y reviendrons.
En attendant, l’exemple de l’assurance
automobile est riche d’enseignement
(Tanner, 2006). L’assurance contre les
accidents automobiles est désormais
obligatoire dans la plupart des pays. Aux
Etats-Unis, cela dépend des Etats ; ce qui
permet d’établir des comparaisons. Dans
les 47 Etats où cette obligation est en
vigueur, on recense tout de même environ 15 % de chauffeurs qui conduisent
sans assurance ; la proportion monte à
plus de 18 % au Texas et à 25-30 % dans
une ville comme Los Angeles. Dans les
trois Etats où l’assurance n’est pas
encore obligatoire, et où il n’y a donc pas
de sanctions, les sondages font apparaître
une proportion d’automobilistes roulant
sans assurance de... 15 % en moyenne.
Autrement dit, malgré le risque de lourdes pénalités (perte de la driving licence,
ce qui équivaut aux Etats-Unis à une
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condamnation à mort, et jusqu’à
5 000 dollars d’amendes), le caractère
contraignant de l’assurance obligatoire
ne change guère le nombre de ceux qui
restent non assurés. Fait troublant : ce
chiffre correspond à la proportion
d’Américains non couverts par une assurance santé. Même dans un Etat comme
Hawaï, où existe depuis longtemps une
loi qui contraint tout employeur à offrir à
ses employés une assurance santé, il y a
encore plus de 10 % de salariés qui n’en
ont pas (Tanner 2006).
De plus, certains « non-assurés » sont éligibles à Medicaid mais ne se sont pas
inscrits ; en effet, l’inscription est liée à un
traitement médical et heureusement le
besoin ne s’en fait pas toujours sentir. Par
ailleurs, une partie importante et sans
cesse croissante des personnes qui
répondent aux enquêtes avouent ne pas
bien savoir quel est leur statut ; la complexité des dispositifs d’assurance joue le
plus souvent dans le sens d’un gonflement
de la catégorie des non-assurés (State
Health Access Data Assistance Center, 2004).
Au total, la forte hétérogénéité des nonassurés et la multiplicité des raisons qui
sous-tendent la non-assurance ont des
implications en termes de politiques
publiques : les décideurs désireux d’étendre la couverture santé ne devraient pas
s’aventurer à chercher des solutions
globales mais plutôt promouvoir une plus
grande diversité de plans de santé
susceptibles de mieux répondre aux préférences des agents.
LA COUVERTURE SANTÉ
NE CESSE DE PROGRESSER
AUX ETATS-UNIS
LES STATISTIQUES
SURESTIMENT LE NOMBRE
DES NON-ASSURÉS
D
e nombreuses personnes officiellement incluses dans le groupe des
non-assurés ont en réalité accès à une
couverture publique. Par exemple, le
nombre de personnes qui reconnaissent
bénéficier de Medicaid dans les enquêtes
est plus petit que le nombre de bénéficiaires réels du programme (tel que
calculé à partir des budgets des administrations). On trouve des éléments intéressants sur ce sujet dans le rapport du
Council of Economic Advisors en 2004
mais aussi dans Uhlmann (2004) et dans
Irvine et Zelder (2002).
Les raisons de ces écarts statistiques ne
sont pas claires. On peut penser qu’un
certain nombre d’individus souhaitent
éviter le stigmate associé au bénéfice
d’un programme social conçu au départ
pour les plus pauvres. Il faut dire aussi
que dans les enquêtes les questions prêtent à confusion ; même les autorités le
reconnaissent. Les estimations relatives à
cette sous-estimation de Medicaid vont
de 5 à 15 % du total des non-assurés,
selon les études.
E
ncore un élément factuel peu connu.
Les personnes couvertes par Medicare étaient 30 millions en 1987, contre
35 millions en 2003. S’agissant de Medicaid, on constate une évolution plus
heurtée et une baisse dans la seconde
moitié des années 1990, du fait de la
réforme Clinton de l’aide sociale ; on
est passé tout de même de 20 millions
de personnes en 1987 à 36 millions en
2003. Le pourcentage de la force de travail couverte par la Social Security n’a
jamais diminué : autour de 60 % dans les
années 1940, environ 90 % entre la fin
des années 60 et le début des années 80,
et depuis vingt ans le mouvement légèrement haussier a porté ce taux aux alentours de 95 % aujourd’hui.
Le pourcentage de non-assurés a diminué depuis quelques années pour les
enfants des familles pauvres à la fois
hispaniques, blanches et noires. Pour l’ensemble des enfants, le pourcentage de
non-assurés est ainsi passé de 21,5 % en
1997 à 16,1 % en 2002 et il ne cesse de
baisser depuis. Ceci peut s’expliquer par
la création du State Children’s Health
Insurance Program (SCHIP) ainsi que par
la décision prise par de nombreux Etats
américains d’étendre l’accès à Medicaid.
Le développement de Medicaid sur
1997-2002 a également eu un impact
sur la population adulte pauvre : la couverture santé (publique) des Blancs a
augmenté de 3 points de pourcentage
sur cette période, celle des Noirs de
4 points. Parmi les bas revenus chez les
45 MILLIONS DE PERSONNES SANS ASSURANCE-MALADIE AUX ÉTATS-UNIS
Noirs, le pourcentage de personnes non
assurées a été quasiment diminué de
moitié entre 1999 et 2002.
Les chiffres plus récents n’indiquent
aucune remontée de la non-assurance
dans les catégories sociales les plus
fragiles.
Au total, la part des dépenses de santé
non prises en charge par les dispositifs
d’assurances publics ou privés aux EtatsUnis, autrement dit la part que les agents
sortent de leurs poches, est passé de
55 % en 1960 à 18 % en 1999 et ne cesse
de décroître depuis.
Cette croissance du tiers payant explique
une bonne part de la dérive des dépenses
de santé. Depuis 1960, les prix des services médicaux aux Etats-Unis ont augmenté deux fois plus vite que le niveau
général des prix : la théorie économique
nous indique que le tiers payant réduit les
incitations à économiser, aussi bien pour
les consommateurs (quelqu’un d’autre
paye la note) que pour les producteurs
(les consommateurs sont insensibles aux
prix). La croissance réelle des dépenses de
Medicare a été en moyenne de 4 % par an
et par tête entre 1996 et 2006 (Council of
Economic Advisors, 2007).
Il faudra bien mettre en œuvre des
réformes : les plus de 70 ans vont passer
de 26 millions aujourd’hui à plus de
48 millions en 2030. C’est l’une des
raisons qui incitent les électeurs américains à ne pas voter pour ceux qui
proposent une universalisation de l’assurance-maladie : les dépenses explosent
déjà suffisamment.
quoi les Etats où la non-assurance est
la plus développée sont ceux de la
frontière (Texas, Californie, NouveauMexique, Floride…) alors que les Etats
les moins exposés à l’immigration
mexicaine sont ceux où la couverture
santé est la plus largement répandue
(Minnesota,Wisconsin, Iowa…).
Cette mauvaise couverture santé des
Latinos est très regrettable, mais une évaluation honnête des performances sociales américaines se devrait de rappeler que
plus de la moitié de la population d’origine
mexicaine présente sur le sol américain
est arrivée depuis moins de quinze ans,
que cette population est très jeune et que
son accès à la santé progresse considérablement eu égard aux conditions sanitaires peu glorieuses qui règnent au-delà du
Rio Grande.
DES FILETS DE SÉCURITÉ
EXISTENT
A
joutons que pour les rares personnes à la fois pauvres, non assurées
et malades, il reste deux solutions : a/ les
urgences, et b/ un maillage très dense
dans tout le pays d’établissements hospitaliers gérés par des fondations ou des
institutions religieuses qui soignent sans
trop poser de questions des dizaines de
millions de personnes et notamment les
clandestins : 10 % des dépenses hospitalières du pays sont le fait du secteur privé
à but non lucratif. Les conditions d’hébergement y sont souvent spartiates
mais, contrairement à une légende
urbaine tenace, personne ne meurt à la
porte des hôpitaux américains.
assurées : en 2004, 1629 dollars par individu pour les non-assurés depuis un an,
soit 55 % du montant correspondant à
ceux bénéficiant d’une assurance privée
(le chiffre est de 83 % pour les non-assurés une partie de l’année) (Hadley et
Holahan, 2004). Mais ces différences doivent être mis en regard des caractéristiques démographiques des non-assurés,
vues plus haut : la population des nonassurés ne comptant quasiment aucune
personne de plus de 65 ans, il n’est pas
anormal qu’elle dépense moins pour sa
santé.
LE PEUPLE AMÉRICAIN
NE VEUT PAS D’UNE
COUVERTURE UNIVERSELLE
L
e fait que plusieurs millions de personnes soient non assurées aux
Etats-Unis résulte de choix répétés dans
un cadre parfaitement démocratique.
Années après années, les scrutins nationaux et les innombrables référendums
locaux montrent la détermination farouche des citoyens américains de ne surtout pas universaliser la couverture santé.
Quand le Massachusetts (partout aux
Etats-Unis on parle du Taxachusetts… !)
s’engage dans la voie qui consiste à exiger
de ses résidents qu’ils achètent une couverture sociale, il n’est pas suivi.
On peut penser que cette attitude n’est
pas très généreuse de la part d’un peuple très riche, mais on aurait bien peu
d’arguments pour soutenir qu’elle n’est
pas populaire.
millions de non-assurés sur les
45 millions recensés par le Census
Bureau ne sont pas citoyens des EtatsUnis. Cela inclut par exemple des étudiants étrangers, des diplomates et des
personnes « non documentées ».
En 2004, par exemple, les non-assurés
ont reçu 125 milliards de dollars de
soins : ils en ont acheté (de leur poche)
33 milliards, ont reçu 41 milliards de
soins gratuits et les 51 milliards restants
viennent de divers systèmes d’assurances privées ou publiques (Hadley et
Holahan, 2004) : preuve que l’on peut
être non-assuré aux Etats-Unis et recevoir des soins, y compris des soins payés
par des assurances !
Cette critique vis-à-vis des Américains
pourrait trouver d’autant plus d’échos en
France que nous avons créé la CMU
(couverture maladie universelle) pour
faire en sorte que tout le monde peu ou
prou bénéficie d’une assurance-maladie.
Les Français se déclarent en général très
attachés à la CMU. Mais n’est-ce pas en
particulier parce qu’ils n’en connaissent
pas le coût réel ? Est-on sûr que leur opinion sur ce sujet différerait grandement
de l’opinion de la majorité des Américains
si le voile d’ignorance disparaissait ?
Plus généralement, de nombreuses
populations latinos ne sont pas couvertes, ce qui contribue à expliquer pour-
Sans surprise, le montant des soins reçus
par les non-assurés est nettement inférieur au montant reçu par les personnes
François, Verdier-Molinie et Arnaud
(2007) montrent que les vrais problèmes liés à la couverture maladie univer-
BEAUCOUP DE CES MILLIONS
D’AMÉRICAINS NON ASSURÉS
NE SONT PAS… AMÉRICAINS
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selle ne sont jamais évoqués. La CMU
est une sorte de tabou.. Ni au ministère
de la Santé ni au Parlement ni à la
CNAM, personne ne paraît capable de
répondre à cette question simple
« Combien coûte la CMU ? ».
Nombre de bénéficiaires de la CMU (fin d’année)
France entière
Avec cotisation
Sans cotisation
Total
2001
2002
2003
2004
2005
44 062
1 168 278
1 212 340
42 358
1 360 804
1 403 162
46 500
1 503 500
1 550 000
49 000
1 586 000
1 635 000
51 000
1 649 000
1 700 000
Source : DREES.
La CMU est gratuite sauf pour les personnes dont le revenu dépasse le plafond de
580 euros par mois. Les prestations sont
strictement celles du régime obligatoire.
L’absence d’estimation des dépenses
hospitalières empêche toute estimation
du coût du panier de soins de la CMU2.
En pratique, presque toutes les personnes
qui ont la CMU ont aussi la CMU complémentaire. Mais la population ayant droit
à la CMU-C est beaucoup plus nombreuse que celle ayant droit à la CMU.
Contrairement à ce qui se passe pour la
CMU de base, sur laquelle aucune information n’est disponible (puisque les
dépenses tombent dans le grand chaudron de l’assurance-maladie), des données quantitatives relatives à la CMU-C
sont fournies chaque année. Le coût de
la CMU complémentaire est bien documenté : 1,4 milliard d’euros par an3.
La seule indication officielle de coût de la
CMU de base donnée par la CNAM date
de 2000 (!) qui chiffrait les dépenses tota-
CMU – complémentaire
2001
Nombre
4 716 001
de bénéficiaires
Coût par bénéficiaire
237
2002
2003
2004
2005
4 568 994
4 711 740
4 756 062
4 843 062
277
300
310
323
Source : rapports d’activité CMU-C, 2001-2005.
les (CMU et CMU-C) à 1 953 euros par
bénéficiaire. En supposant que ce montant a augmenté dans la même proportion que la CMU-C au cours de la
période, donc de 43 %, la dépense
annuelle par personne est de 2 780 euros
en 2006, dont 2 440 pour la CMU de
base. La CMU de base coûterait donc
4,1 milliards d’euros par an. Au total,
CMU et CMU-C coûtent environ
6 milliards d’euros par an, soit l’équivalent
du déficit de l’assurance-maladie...
Un rapide calcul (Tanner, 2006) montre
qu’il en coûterait environ 75 milliards de
dollars par an pour instaurer une CMU à
l’américaine.A première vue, ce n’est pas
énorme : à titre de comparaison, on peut
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remarquer que les ménages américains
dépensent chaque année 50 milliards de
dollars pour la nourriture de leurs animaux domestiques. Mais il s’agit d’une
estimation a minima.
Conclusion : le chiffre de 45 millions n’est
pas franchement solide
Ces 45 millions mélangent des populations riches et jeunes à des personnes
authentiquement vulnérables, ce qui
brouille les pistes lorsqu’il s’agit de faire la
part du choix et de la contrainte dans le
phénomène de la non-assurance ; les
caractéristiques démographiques et sociales des non-assurés américains suggèrent
que la part du choix est significative. Et il
tend à faire oublier le caractère essentiellement transitoire de la non-assurance.
De plus, il est remplit de scories méthodologiques et dissimule une dynamique de
couverture croissante des populations les
plus vulnérables au cours des dernières
années. Enfin, il tend à faire croire que les
personnes à la fois pauvres et non assurées ne seront jamais soignées, ce qui
n’est pas le cas. A
2. En 2003, sur les 110 pages du Rapport d’évaluation de la CMU présenté au Parlement, une
seule ligne est consacrée au coût de la CMU :
« Ces mécanismes de financement sont désormais
internes au régime général et ne sont pas isolés
comptablement ». Comme le notent François,
Verdier-Molinie et Arnaud (2007), comment
gérer des dépenses qui ne sont pas connues
comptablement ?
3. Même en tenant compte de l’inflation, le coût
par personne est sensiblement supérieur à celui
qui avait été annoncé par Martine Aubry en 1999.

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