John Updike - E-rea
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John Updike - E-rea
Sylvie MATHÉ John Updike Paris : Belin (Voix Américaines), 2002 128 pages. ISBN 2701134102. €7,60 Liliane Kerjan (Université de Rennes 2) À coup sûr, le pari avait ses périls : filer un auteur issu de la belle écurie du New Yorker, blanc, mâle, médaillé, classique sans aucun doute, rétrograde peut-être, prolixe et inachevé de surcroît. Sylvie Mathé, qui joue très habilement du sous-titre “la nostalgie de l'Amérique”, donne pleinement envie de lire et de relire cette œuvre fine et réflexive, sensible et sensuelle, vouée au bonheur simple des petites villes dont les figures des blasons auraient un œil égrillard et l'autre demi-clos. Voici donc une monographie critique à la fois perspicace et généreuse, en miroir d'un modèle adepte du “mieux vaut louer et partager que blâmer et bannir”. Cette logique du partage se fait jour dès l'introduction, dense et riche, qui concentre critiques et points de vue en un faisceau contradictoire pour mieux stimuler l'envie de rencontrer un auteur attentif aux épiphanies des demi pauvres, à la fragilité des choses et à l'histoire d'une époque, travaillant au plus près de l'herbe en humant l'air du temps. Le bref rappel biographique du passage d'Updike à la Ruskin School of Drawing and Fine Art d'Oxford légitime par avance la jolie chute qui lève la draperie : “Son univers est bien celui de l'incantation et son art, tel celui de Vermeer, capture comme l'ambre translucide, dans une clarté élégiaque, quelques instants d'éternité”. À partir de cette filiation qui privilégie l'arrivée latérale de la lumière sur les tableaux, Sylvie Mathé surligne les itinéraires de l'émotion et fait clignoter les illuminations soudaines dans les nouvelles en quête de l'éphémère, repérant les instants de grâce dans ces chroniques des confins du temps qui s'en va et de la mort de l'ancien monde. Élégies de Pennsylvanie, interludes érotiques de l'utopie libertine ou portraits de l'artiste, tout s'enchaîne avec fluidité et clarté grâce à la composition interne des six chapitres. Nécessairement historiques ou thématiques, ils foisonnent de citations critiques piquantes, d'intertitres alertes, de profondeurs suggérées offrant un paratexte dont les clôtures entraînent le lecteur dans d'autres labyrinthes. D'abord sont évoqués les livres qui ont fait l'immense succès populaire d'Updike, dont Couples, cette “épître aux fornicateurs”, la série des Bech et bien sûr la tétralogie de Rabbit, lièvre en cavale ou en paix, entré d'un bond dans le bestiaire mythologique de l'Amérique. En fin de parcours sont mises au jour les inspirations qui régénèrent la réflexion d'Updike sur les trois grands piliers de l'existence — la sexualité, la religion et l'art — et qui deviennent le prétexte à la réécriture de La Lettre écarlate en trois variations baroques, Un mois de dimanches, Ce que pensait Roger et S. Si les thématiques religieuses et éthiques de Hawthorne et d'Updike se recoupent à l'évidence, Henry James s'intercalant à l'occasion, on voit apparaître là une autre facette du romancier, parodique, facétieux, plus inégal certes mais enclin au risque pour l'aventure d'un divertissement littéraire, fût-il approximatif et bancal. Récidiviste, Updike recrée les riches heures d'Elseneur en remodelant Hamlet, devenu Gertrude et Claudius, pour mieux glorifier l'adultère dans le triangle conjugal. Pochade sans doute, mais Twain n'a-t-il pas revisité la cour du roi Arthur ? Ces romans moins connus complètent utilement ce que l'on sait du parcours de l'auteur, de même que l'incursion futuriste en 2020 dans le Massachusetts et l'après Troisième Guerre mondiale dans Aux confins du temps, qui a le mérite de prolonger l'autoportrait mélancholique Bech / Rabbit / Ben et la projection inquiète d'une Amérique amère, crépusculaire et quasiment exsangue. Cette dimension visionnaire d'Updike, qu'il atténue en la mâtinant de réalisme tranquille, reste mineure mais confirme la cohérence de sa métaphysique. Le mérite de l'ouvrage, qui ne traite pas des poèmes, essais ou autres critiques pour se concentrer sur les romans et les nouvelles, ne réside pas tant dans une réhabilitation de John Updike — lequel tient largement une place à la Flaubert dans le paysage littéraire Américain — que dans un éclairage particulier sur des perspectives aperçues dans les entrebâillements de l'œuvre et l'évocation des ombres portées par tous les personnages. Un mimésis des styles s'opère dans l'orfèvrerie verbale, même si le format serré des Voix Américaines n'a pas permis de rendre un suffisant hommage à la prose raffinée d'Updike en dehors de deux brefs extraits du Cornouiller. Updike serait-il “déplorablement bon”, comme a pu l'écrire Margaret Atwood, sensible à l'enfer de ses intérieurs hollandais, offre-t-il une potion d'humour pour une méditation douce amère sur la mort à la manière de Magritte, comme le pensait Joyce Carol Oates ? Ou se reconnaît-il à sa “pudeur élégante”, comme l'annonce Sylvie Mathé en ouverture de son approche érudite, travaillée, qui effleure l'ironie et l'intimisme sans l'aggraver, et développe subtilement une tendresse pour un célébrant de la vie qu'il donne à voir, comme Dürer, à partir de détails humbles et anodins ? Au lecteur d'en décider, stimulé par cette étude : méticuleusement tensive et progressive, Sylvie Mathé conduit ici une belle navigation littéraire.