Au grand Meaulnes les grands remèdes

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Au grand Meaulnes les grands remèdes
AU GRAND MEAULNES LES GRANDS REMEDES
Jean Sarocchi
2014
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Jean Sarocchi 2014
Au grand Meaulnes les grands remèdes
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Table des matières
Les grands remèdes extrinsèques ............................................................................................... 3 Premier grand remède au grand Meaulnes (le héros) : le tuer............................................... 4 Deuxième grand remède au Grand Meaulnes (le roman) : la France d’Alain-Fournier est
morte...................................................................................................................................... 4 Troisième grand remède (au grand Meaulnes, à la fête étrange et à la quête amoureuse), la
révolution sexuelle................................................................................................................. 5 Les grands remèdes intrinsèques................................................................................................ 6 Sous l’égide de Gide.............................................................................................................. 6 Sous l’égide de Gracq............................................................................................................ 7 Découdre François et Sainte-Agathe d’Augustin ? ............................................................... 7 Le parti pris des « vieux » ................................................................................................... 10 Première partie, chapitre 1................................................................................................... 10 Troisième partie, chapitre trois............................................................................................ 12 L’irrémédiable ..................................................................................................................... 13 Augustin et Arthur ............................................................................................................... 14 La fête étrange ..................................................................................................................... 14 Un incurable adolescent ...................................................................................................... 16 POSTLUDE ............................................................................................................................. 16 Jean Sarocchi 2014
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AU GRAND MEAULNES LES GRANDS REMEDES
Au Grand Meaulnes (roman) les grands remèdes, « au grand Meaulnes » (héros) « les grands
remèdes », je veux bien pour ce titre, cette insinuation désinvoltes implorer le pardon du
lecteur. J’aurais cependant des motifs ou mobiles à faire valoir, et ce sera la moelle d’une
partie de mon propos. Ceci d’abord, qui est le plus futile mais frappé d’une forte incidence :
Rémi Soulié, grand manager de ces rencontres estivales en Lagast, me pria de lui indiquer
aussi tôt que possible le sujet de ma communication. Aussitôt, dans ma langue qui n’est pas
celle de la procrastination, ce fut tout de suite. Et comme je suis affecté de ce vice de l’esprit
qu’on nomme calembour, fiente de l’esprit qui vole disait Hugo (c’est quelquefois la fiente
sans le vol de l’esprit), vice dont Le Canard enchaîné fait son fond de commerce (si bien que
j’aurais pu être recruté, eussé-je donné les gages suffisants de pensée correcte, parmi les
collaborateurs de cet hebdomadaire), insoucieux du charme tout musical du nom Meaulnes
(qui ferait au « pollen des aulnes » de René Char la plus riche des rimes), excité par la
locution qu’il formait avec l’épithète « grand », je me saisis avec autant d’empressement que
d’aveuglement du dicton susdit.
« Ma vocation », disait Thérèse de Lisieux, « enfin je l’ai trouvée /…/ Oui, j’ai trouvé
une place au sein de l’Eglise : dans le cœur de l’Eglise, ma Mère, je serai l’amour ». J’ai
eu beaucoup de mal à trouver ma vocation dans l’Alma Mater. A vrai dire je ne l’ai
trouvée qu’à la sortie. Seule la condition de professeur émérite, désormais honoraire ( ?),
m’a permis d’entrer dans la vérité de mon rapport à la littérature, qui n’est pour moi
nullement un absolu, rien qu’un divertissement, le dernier mot sur tous sujets tous textes
tous auteurs étant l’éclat de rire. S’agissant du Grand Meaulnes, comme d’ailleurs d’à
peu près n’importe quel roman, l’admirable vœu de sainte Thérèse me sembla pouvoir
être pastiché et inversé : dans Le Grand Meaulnes (roman) je laisserais le héros et
l’amour, au bénéfice d’un autre amour, celui des choses humbles et quotidiennes, du
terroir, de la terre ; je choisirais l’anti-héros, le narrateur (François), et je tâcherais de
l’arracher à sa fascination pour le rapatrier dans la dure vérité de la vie sans
« aventures ». Augustin ou comment s’en débarrasser : ç’aurait été, par référence au
fameux « Augustin ou le maître est là » de Malègue, une façon chrétienne, sans doute
obsolète, d’exorciser le roman. Augustin Meaulnes, serait-ce dans une chrétienté en
passe de disparaître le seul Augustin, à l’usage des teenagers, que nous méritions ?
… « Il ferait volontiers du roman un débris
Et dans un bâillement avalerait le Meaulnes »…
Les grands remèdes extrinsèques
Ils sont pitoyables, et ce n’est pas sans tristesse ou humour noir que je les propose.
Mais ils sont aussi une virile invitation à ne pas prendre la lampe d’Aladin pour la
lanterne de Diogène, c’est-à-dire à se délivrer des fantasmes de l’adolescence attisés par
le sortilège romanesque et à s’approcher des rudes réalités qui font une vraie destinée
d’homme.
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Premier grand remède au grand Meaulnes (le héros) : le tuer
Le grand Meaulnes, personnage romanesque, ne meurt pas. Mais l’auteur du roman,
Alain-Fournier, un an après sa publication, est rendu absolument incapable d’en imaginer
une éventuelle suite. Ce serait manquer la plénitude de sens d’une œuvre littéraire que de
la couper du destin de celui à qui elle aura dû le jour. Dans son poème « A new Heaven »
le sous-lieutenant Owen victime lui aussi de la grande guerre, écrit : « Seeing we never
found gay fairyland » - « voyant que jamais nous ne trouvâmes le gai pays des fées » …
Il ne le trouve pas en effet, il trouve la mort. De même le grand Meaulnes risque fort de
ne connaître en guise de « nouvelles aventures » que la longue ou brève horreur des
tranchées. Et voilà au grand Meaulnes un grand remède assurément : la grande guerre.
Quel âge aurait-il en 1914 ? La féerie de la Sologne, ça ne sera dans la réalité que le
bourbier de la Marne ou la sinistre forêt meusienne, un de ces lieux d’holocauste qui
inspirent à Wilfred Owen la plus sardonique des antiphrases : Dulce et decorum est. Dans
le poème sommé de ce titre l’on verra au prix d’un peu d’imagination Meaulnes en ce
bidasse qui « plunges at me, guttering, choking, drowning », « s’écroule à mes pieds,
plonge, suffoque, se noie ».
On ne peut lire cette histoire solognote – du moins c’est ainsi que je la lis – sans la
heurter à l’Histoire qui lui est asymptote et selon le point de vue choisi la rehausse ou la
fracasse, mais de toute façon la rend aussi insolite et précieuse, située ainsi, qu’un
tournesol poussé sur un ballast. (Insolite et précieuse ? peut-être aussi démobilisatrice,
dérivatif captieux : les lycéens qui s’en grisent s’il en est encore ne feraient-ils pas mieux
de s’informer, chez Genevoix, Giono, Barbusse, Dorgelès et tant d’autres de ce que fut la
vie quotidienne des grands Meaulnes réels au temps des tranchées ? Il paraît que l’œuvre
de Wilfred Owen, au Royaume-Uni, ne le cède en popularité qu’à celle de Shakespeare).
Deuxième grand remède au Grand Meaulnes (le roman) : la France
d’Alain-Fournier est morte
Un an après que paraît Le Grand Meaulnes Alain-Fournier
disparaît de la scène
du monde. Cent ans plus tard nous autres lecteurs pour peu que nous soyons sensibles (et il
faudrait une couenne mentale de pachyderme pour ne l’être pas) à ce que sont aujourd’hui la
France, la Sologne, la campagne française, la paysannerie française, l’école rurale française
comparées à ce qu’elles étaient disons (c’est l’incipit du roman) « un dimanche de novembre
189… » nous constatons avec une dose de tristesse variable que ce n’est pas seulement AlainFournier qui a disparu, mais la France, la Sologne, la campagne française etc. telles que les
décrit son roman. Et l’on s’excuse de proférer ici une banalité : « aimez ce que jamais on ne
verra deux fois » appelle la variante : « aimez ce que l’on ne pourra plus voir jamais ».
Ceci encore : ce roman, m’écrit Louis Martinez, « pour moi sent les pieds d’internes dans
une sombre école provinciale ». Jugement sévère imputable au romancier de l’effondrement
de l’Oranie française, qui par ailleurs a traduit Tchevengour, le roman où à peu près à l’âge
d’Alain-Fournier écrivant Le grand Meaulnes Platonov décrit aux antipodes d’une féerie
solognote l’illusion communiste et l’issue désastreuse de cette illusion. Osé-je répéter ce que
j’ai déjà dit décisivement avec Wilfred Owen ? Quand on a vécu certains épisodes de la
grande Histoire qui affectent l’histoire personnelle de sombres réminiscences on risque de
manquer de curiosité pour les émois amoureux et les divagations d’un adolescent qui se répète
génération après génération à des milliers d’exemplaires, et l’on en viendrait même (c’est le
cas de Louis Martinez) à ne pas trop blairer les pieds d’internes, c’est-à-dire ce remugle d’un
petit bourg de la vieille France tranquille quand on a connu en Algérie une purification
ethnique qui a exterminé tous les villageois coloniaux. J’inclinerais en ce qui me concerne,
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privé (pardon pour cette confidence indiscrète) et de ma demeure natale et de mon château de
vacancier et bref de tous les lieux qui pouvaient me tenir lieu d’ancrage, éliminant de SainteAgathe le grand Meaulnes à m’y attacher comme je me serais attaché si les aléas ne m’en
avaient détourné au village corse de la souche paternelle ou au mas provençal dont un arrièregrand-père maternel était le pelo.
(Ces remarques, sauf la dernière, vaudraient pour Genevoix, Bosco, Cadou et n’importe
quel écrivain dont l’œuvre est fertilisée par un terroir français. J’y ajoute ici Proust, non pour
Doncières comme le fait justement Thierry Laget cherchant dans La Recherche un équivalent
du « domaine mystérieux », mais pour Combray qui me semble une image du bourg
provincial comparable, toutes proportions gardées, à Sainte-Agathe, alias Epineuil le Fleuriel,
non sans rappeler que Du Côté de chez Swann paraît en 1913 quelques jours après Le grand
Meaulnes).
Troisième grand remède (au grand Meaulnes, à la fête étrange et à la
quête amoureuse), la révolution sexuelle
S’il est avéré que Le grand Meaulnes a eu, jusqu’à hier et sans doute demain, des millions
de lecteurs parmi eux beaucoup d’adolescents qui y reconnaissaient leur expérience d’une
rencontre foudroyante et leur désir d’un amour absolu de toute l’âme et de tout le corps dans
une société où la pudeur passait pour une vertu et un « préservatif » contre la précocité, la
trivialité et la routine des rapports sexuels, ce roman ne risque-t-il pas aujourd’hui de passer
pour un conte bleu aussi démodé que la redingote à haut col ou le pantalon à dentelle pour la
bleusaille des conscrits de la fornication, ces teenagers qui n’attendent pas les quinze ans de
François Seurel pour culbuter Yvonne ou Valentine ? Ne suis-je pas moi-même victime de
cette pandémie ? Quand je lus : « C’est là /dans notre chambre/ que nous nous retrouvâmes,
Augustin et moi, le soir de ce même jour d’hiver. Tandis qu’en un tour de main j’avais quitté
tous mes vêtements,/…./, mon compagnon, sans rien dire, commençait lentement à se
déshabiller », je me crus fourvoyé, sous la réclame d’un « gilet de soie », dans un roman de
Montherlant ou de Peyrefitte.
Divers indices de barbarie induisent à craindre que les enfants d’après la fête étrange
de mai 68 (date symbolique) ne soient pas seulement comme on le sait depuis saint
Augustin confirmé par Freud des pervers polymorphes mais qu’ici et là sur ce tas de boue
(dirait Voltaire) se livrent à des violences et des turpitudes inimaginables aux
Sablonnières en l’année 189... . Les paides, à preuve l’affaire d’Outreau, un
« Tchernobyl » judiciaire, a-t-on dit, risquent fort aujourd’hui d’être infectés par le
poison médiatique de la « pédophilie ». Je ne puis lire la merveilleuse épopée solognote
du grand Meaulnes pris au piège de la fête enfantine sans y superposer un épisode
horrible du Livre du rire et de l’oubli. Quand paraît le roman de Kundera (1979 pour la
traduction française) la pédophilie ne fait pas encore florès, le mot entre dans le « Petit
Larousse illustré » en 1980. Mais ce qu’illustre la sinistre aventure de Tamina, ce n’est
pas l’attirance sexuelle de l’adulte homme ou femme pour les enfants, c’est, tout à
contre-poil de la féerie des Sablonnières où petits garçons et petites filles rivalisent
d’innocence de sagesse de liesse de primesautière sympathie entre eux et pour leurs
aînés, la précoce, atroce et cruelle sexualité d’enfants vicieux au rire insolite, aux
tortillements obscènes de rockeurs, au voyeurisme impudent, dont la jeune femme est
enfin la victime. Kundera joue sur un double registre : la perversion érotique double la
perversion politique, sans doute en procède ; ces enfants qui font la loi dans leur île d’où
les adultes sont exclus et s’ils s’y aventurent deviennent des proies sont aussi bien les
« pionniers » de Husak ou de Staline, enrégimentés par le parti, infectés par la doctrine et
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conséquemment par une bestiale libido. Osé-je proposer comme un remède à la féerie
enfantine du Grand Meaulnes l’enfer à visage infantile du Livre du rire et de l’oubli ?
Oui, je suggère que le grand remède au grand Meaulnes (héros) et au Grand Meaulnes
(roman) ce pourrait être quelques personnages, quelques épisodes de l’œuvre romanesque
de Kundera. Qu’est-ce que je reproche au fond à la fiction d’Alain-Fournier ? C’est que
c’est trop beau pour être vrai quand c’est beau, trop anodin ou échevelé pour être
instructif quand c’est triste. J’en reviens, tant pis si ça paraît obsolète, à l’idée, cependant
remise à la mode par René Girard avec Mensonge romantique et vérité romanesque (dont
Kundera garantit que sur ce sujet il n’a jamais rien lu de mieux), qu’un grand roman ne
devrait pas seulement réveiller en nous une passion nostalgique, nous distraire par des
évocations gracieuses et nous séduire par les incartades et les escapades d’un incurable
adolescent, mais aussi nous rendre clairvoyants sur les décombres de ce qui fut et les
minces chances d’une possible rédemption. Je citerai ici, puisque l’an 2013 est celui de
son centenaire, Albert Camus saluant dans Les Thibault une œuvre branchée sur
« l’actualité », qui « communique le courage et une étrange foi ». De là mon option, dans
Le Grand Meaulnes pour tout ce qui peut aujourd’hui nous réparer, nous redresser, nous
instruire : pour l’école de la république alliée au culte catholique, où des élèves issus de
la « diversité » ne déculottent pas les enseignants – ce serait à méditer par monsieur
Peillon -, pour la famille au sens traditionnel où monsieur et madame Seurel, homme et
femme, père et mère – ceci à rappeler aux ilotes du « mariage « gay – reçoivent pour un
Noël indemne de Mamère les grands-parents Charpentier (réminiscence du nazaréen
Joseph ?), où la poésie des sites, des rites et des choses simples – ceci adressé aux
écolos– ne soit pas empoisonnée par l’idéologie.
Les grands remèdes intrinsèques
Le roman existe. Il est ce qu’il est. Il est illicite d’en retrancher fût-ce une virgule.
Mais le lecteur a tout pouvoir sur sa lecture. Il peut lire en diagonale, en survol,
seulement feuilleter, faire des partitions, des soustractions. Il peut aussi choisir de
s’intéresser au décor, aux objets, aux éléments naturels plus qu’aux personnages, ou de
porter son attention sur ceux-ci dans leur diversité, contre l’évidente volonté de l’auteur,
au détriment du personnage principal. Telle fut ma volonté, perverse je ne le nie pas. Le
Grand Meaulnes est une Meaulnadologie. Tout tourne autour de lui qui met tout en
branle. Eh bien, je décide de considérer ce roman comme une monadologie, c’est-à-dire
une harmonie de substances dont chacune à sa manière représente le petit univers du
roman.
Sous l’égide de Gide
Ce fut une tentation que ne lire que la première partie. Une gageure. Un exercice de
lecture désinvolte. Comme si, une fois finie la « fête étrange », il ne m’importait pas de
savoir si Meaulnes serait heureux ou non dans les péripéties de sa douloureuse drague
d’Yvonne. Je dois à Françoise Autrand de m’être reporté au Journal d’André Gide où je
trouvai une justification très convenable de ma désinvolture. Gide commence Le grand
Meaulnes le 27 décembre 1932, et le 2 janvier 1933 note que « l’intérêt se dilue », que
« le plus exquis s’épuise dans les cent premières pages ». Ces cent premières pages
constituent à peu près la première partie du roman. Qu’on me pardonne de me faire un
instant gidien, de tenir le journal de ma lecture, celle-ci a débuté le premier octobre 2012,
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s’est interrompue cinq jours plus tard, j’avais alors absorbé « les cent premières pages »,
« le plus exquis ». Un sûr instinct m’avisa d’arrêter là l’exploration. Gide s’était plongé –
« je me plonge »- dans Le grand Meaulnes. Fort mauvais plongeur, le risque de faire des
plats gastralgiques m’a dissuadé de me plonger jamais dans quelque roman que ce soit.
C’est très précautionneusement que je me coule dans une prose narrative, me frictionnant
d’abord avec telle ou telle phrase tirée du flux, comme dirait Gide d’ »irresaisissable
fraîcheur ». (« Irresaisissable » ? Il me semble quelquefois la ressaisir, cette fraîcheur, au
chapitre du « pensionnaire » ou de « la bergerie »).
Sous l’égide de Gracq
Gide me dissuadait donc de poursuivre la lecture par-delà les derniers mots de la
première partie – « dansant au-dessus des clôtures… ». A Gide s’ajoutait Gracq. De
celui-ci je tenais à propos du Grand Meaulnes deux remarques. Evoquant la Sologne il y
voit un « pays /…./ qui rend moins invraisemblable, à le visiter, l’équipée du Grand
Meaulnes vers le château perdu : la lumière qui disparaît derrière les arbres, la bergère
aperçue de loin dans une clairière, et sur laquelle les fourrés se referment avant qu’on ne
l’atteigne ». Où l’on attendrait de la part de l’auteur du Château d’Argol un aveu
d’émerveillement et un enrôlement de lecteur sans réserve dans « l’aventure » on ne
trouve qu’un intérêt pour le « pays » et une concession –« moins invraisemblable » - pour
qualifier l’« équipée » - ce terme (qu’on se reporte au Littré) ne recueillant dans sa
signifiance que fort peu ou pas de mystère. Ailleurs Gracq fait l’éloge non de la première
partie du roman mais d’ »une notation », écrit-il, « qui me plaît beaucoup : quand
Meaulnes s’échappe avec la carriole pour aller chercher les parents à la gare. » Il cite
alors : « A deux heures, il traversa le bourg de La Motte. Il n’était jamais passé dans un
petit pays aux heures de classe et s’amusa de voir celui-là aussi désert, aussi endormi.
C’est à peine si, de loin en loin, un rideau se leva, montrant une tête curieuse de bonne
femme ». (Laquelle pourrait être si l’on se déporte vers Combray la tante Léonie).
S’ensuit une phrase exquise de commentaire qui laisse paraître que le vrai intérêt de
Gracq n’est point ici pour Le Grand Meaulnes ni pour le grand Meaulnes mais pour des
notations comme celle-ci, dont son œuvre est prodigue et qui, si j’ose en juger par
l’entretien que j’eus avec lui, sustentent sa conversation. Meaulnes n’est ici qu’un œil
substitué, en un moment singulier, à son œil. Peut-être Michel Autrand, qui fit naguère
une conférence sur « la postérité littéraire du Grand Meaulnes », nuancerait-il, voire
corrigerait-il mon appréciation. N’est-ce pas cela, des « notations », toutes cueillies dans
la première partie du roman, réalistes ou même - car je ne me priverais pas de quelques
incursions du côté de chez « les petites filles au chapeau à plumes » et la demoiselle au
« chapeau de roses » - fantaisistes.
Découdre François et Sainte-Agathe d’Augustin ?
Avant même d’être nommé le grand Meaulnes est « celui qui bouleversa toute notre
adolescence » ; plus loin il est « quelqu’un /…/ qui m’a enlevé à tous ces plaisirs d’enfant
paisible. Quelqu’un a soufflé la bougie qui éclairait pour moi le doux visage maternel
penché sur le repas du soir. Quelqu’un a éteint la lampe autour de laquelle nous étions
une famille heureuse, à la nuit, lorsque mon père avait accroché les volets de bois aux
portes vitrées ». Le grand remède au grand Meaulnes, comme le suggèrent ces
confidences, ce serait de lui signifier congé, de le mettre hors jeu, et de conter
simplement à la manière d’un François Fabié la vie simple aux travaux ennuyeux et
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faciles de François Seurel. Le roman changerait alors de titre : François Seurel ferait
signe discrètement au Julien Sorel de Stendhal. Il ne manque pas d’écrivains, prêtres ou
poètes, qui auront souligné qu’aimer des choses que le hasard a placées auprès de soi,
leur reconnaître présence, célébrer en chacune le rapport singulier que l’on peut avec elle
avoir (je cite en filigrane Yves Bonnefoy), filer jour après jour le fil des petites vertus (je
recopie François de Sales) dans le lieu où le hasard (le saint dirait la Providence) nous a
placés, c’est cela, et non le mensonge romantique des turbulences de l’âme aventurière,
qui fait la vérité, la densité, voire l’intensité de la vie. Je faufile ici une remarquable
méditation de Montherlant, extraite de sa Préface à La Relève du matin : déplorant
d’avoir dans cet essai de jeunesse poétisé le réel Montherlant oppose à son imprudente
recherche des sentiers tortueux ou des culs-de-sac à sensation, si patente dans La Gloire
du Collège, l’histoire esquissée d’une famille misérable forcée de quitter son misérable
logement, père, mère et un « mômichon d’une treizaine d’années » qui a laissé sur la
table de la salle à manger les Virgilii Maronis Opera : et cela suffit. C’est « à l’âge de
treize ans », note le tenant-lieu de Montherlant dans La Gloire du Collège, « que la
plupart des êtres mâles atteignent à leur plus grande richesse d’âme ». François Seurel en
a quinze, Meaulnes dix-sept. Le vieux berger du Conte d’Hiver s’écrie : « I would there
were no age between ten and three and twenty ». Entre dix et vingt-trois ? La fourchette
me paraît trop large. Le plus bel âge, celui où tout se décide, je dirais avec Péguy que
c’est douze ans. La treizaine me semble déjà compromise. Vingt ans, on le sait depuis
Nizan, n’est pas le plus bel âge de la vie. Assez palabrer ! Je resserre la fourchette du
vieux berger shakespearien entre treize et dix-neuf. C’est l’âge ingrat, celui des
teenagers. Or entre deux maux il faut choisir le moindre. La fureur adolescente
(l’expression est de Camus) s’intensifiant d’ordinaire vers le terme de l’ingrate période, il
faut préférer François et ses quinze ans, quoique ce soit déjà un tantinet trop (mais tout
invite à voir en lui un naturel foncièrement paisible, un présomptif « poète et paysan »),
à Augustin qui en a, le monstre, dix-sept.
Une objection ne laisse pas de se présenter : admettons que François n’ait pas eu
toute son adolescence bouleversée, qu’il n’ait pas été distrait de ses plaisirs d’enfant, que
la bougie n’ait pas été soufflée ni la lampe éteinte, qu’il en soit resté, sans risquer les
routes « ladres » et la « femelle de décembre » (René Char), à « l’étape des lampes et du
courage clos ». Sinon lui, du moins le lecteur de cette biographie sans événements
risquait un bâillement baudelairien. « C’est l’Ennui ! » Le hasard, ce bohémien
malicieux, me met sous les yeux un petit roman de Fournier Jean-Louis, tout récemment
paru (en 2010), intitulé Poète et paysan, dont la page initiale présente le narrateur assis
« au milieu » d’une famille campagnarde, dans un bourg du Pas-de-Calais. « Le fermier
somnole, la fermière tricote et les filles du fermier lisent des magazines » : « Je
m’ennuie », dit le narrateur, « je m’ennuie à mourir ». Mais l’ouverture du grand
Meaulnes ne présente nullement un tel dispositif scénique, une telle distribution des rôles.
A aucun moment le récit ne fixe un plan-cadre, aucun des membres de la famille n’est
figé, François … eh bien François, on ne peut pas le découdre de ce grand Meaulnes
auquel il est d’entrée de jeu cousu. Ainsi voulant éliminer le grand Meaulnes pour ne
m’intéresser qu’à François et assumant avec audace le soupçon que celui-ci serait plus
intéressant que celui-là, « nos aventures » comme il le dit presque d’entrée de jeu étant
finalement les siennes plus que celles de son aîné ne serait-ce que parce que c’est lui qui
les raconte et que l’aventure de les raconter – on le sait depuis La Naissance de l’Odyssée
ou Les Mille et une nuits – est la plus aventureuse des aventures, je m’aperçois dès le
début du conte que ces deux teenagers sont inséparables et que mon vœu d’être
indifférent au romanesque (Augustin) pour m’attacher au réalisme (François) du roman
est une gageure qui ne pourrait être tenue qu’au prix de ruses frisant la méprise sinon la
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malhonnêteté. Car si le grand Meaulnes (Alain-Fournier enfourchant le rêve) ne peut être
investi de sa mission que par François (Alain-Fournier à l’abot du réel) le roman ne
ménage aucune séquence où à l’écart de son grand ami François serait susceptible de
retrouver s’il la connut jamais la vie simple aux travaux ennuyeux et faciles. Découdre
François d’Augustin et, l’aventure mise entre crochets, s’attacher seulement à la petite
vie d’un terroir, d’un patelin (d’un Lagast, d’un Durenque solognots), ce serait réduire Le
grand Meaulnes à des notations exquises et discontinues comme celle que relève Julien
Gracq, et certes ce n’est pas impossible, c’est même tentant, mais ce serait d’un flux
narratif ne retenir que des flaches. A peine risquée cette métaphore mon Démon me
souffle de feuilleter la seconde partie du roman et très vite il me devient évident que l’on
pourrait, oubliés presque et Augustin et même François, passées au sas les péripéties
turbulentes, y étudier avec délectation tout ce qui s’y dépose de ces notations exquises
sur l’école et le village. « Un rayon de frais soleil glissait sur la poussière d’un banc
vermoulu et sur le vernis écaillé d’un planisphère ». Un relevé stochastique de phrases
comme celle-ci, purgées des teenagers et de leur lassant vibrionisme, ne ferait-il pas un
collier de perles littéraires enchâssées sur la réalité d’Epineuil-le-Fleuriel ? J’irais alors
jusqu’à proposer Le grand Meaulnes, expurgé de ses remuants héros, comme un
document poétique non moins que réaliste à insérer dans une histoire de l’école sous la
troisième république. Une récente édition de poche du roman se supplémente de quelques
pages à cet égard fort instructives, et un esprit malicieux inclinerait à croire que ce
supplément mérite d’être lu plus que le roman si celui-ci n’avait pas l’avantage sur toutes
fiches concevables d’emporter l’école dans le mouvement du récit, de la construire au gré
de l’aventure, si bien que l’aventure du lecteur pourrait devenir le kaléidoscope des
images successives de l’école qui lui sont offertes par la narration. Alors la manière la
plus facétieuse, la plus défrisante de trouver un grand remède au grand Meaulnes ne
serait-elle pas d’accorder son attention non à Augustin ni même à François, mais à
monsieur et madame Seurel, l’instituteur et l’institutrice ?
Mais à mon défi facétieux de guérir le roman de l’aventure qui en est le moteur et
l’axe, du moins de se guérir soi, lecteur, de ces péripéties aventureuses pour ne fixer son
intérêt qu’à la réalité et la routine scolaires les derniers chapitres opposent la cruelle
évidence que sans le grand Meaulnes Le grand Meaulnes n’est plus qu’amertume et
déploration. Conversation sous la pluie : dernier retour à Sainte-Agathe ; on éprouve une
sensation comparable à celle que les visiteurs de l’Amérique des pionniers peuvent
éprouver à la vue de quelque ghost city. « Je revis la grande cour sèche, le préau, la classe
vide … Tout parlait du grand Meaulnes. Tout était rempli des souvenirs de notre
adolescence déjà finie ». C’est un in memoriam. Et il n’y a pas de grand remède : « notre
jeunesse était finie et le bonheur manqué ». Tout est manqué où manque le grand
Meaulnes. « Pendant ces longues journées jaunies, je m’enfermais comme jadis, avant la
venue du grand Meaulnes, dans le Cabinet des Archives, dans les classes désertes. Je
lisais, j’écrivais, je me souvenais… ». Vieux avant, vieux après, François. Archiviste. Et
archiviste, il le sera en effet, fouillant dans la malle d’écolier d’Augustin, « pleine
jusqu’au bord des cahiers et des livres de Sainte-Agathe ». Enfin l’épilogue - « je perdais
l’espoir de revoir jamais mon compagnon, et de mornes jours s’écoulaient dans l’école
paysanne, de tristes jours dans la maison déserte »- confirme que Meaulnes absent le
roman n’a plus qu’à se mettre tristement en vacance.
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Au grand Meaulnes les grands remèdes
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Le parti pris des « vieux »
Augustin le maître est là, plus dominateur que n’importe quel maître de
l’ Ecole Normale. Plutôt que de l’évacuer comme on ferait de quelque Ganache qui
aurait squatté une masure et sans céder aux mauvais sentiments des Giraudat et des
Delouche agacés de son aura la solution ne serait-elle pas de le dépouiller de cette aura
précisément et de l’ascendant qu’il prend sur son jeune compagnon, le narrateur ? peutêtre, au prix d’une impertinence, ne serait-il pas amusant de s’intéresser à l’un de ces
comparses, précisément, ce Giraudat ou ce Delouche qui aura eu, si antipathique soit-il,
le rare mérite de s’écrier : « tu crois que tu vas être le maître maintenant ? ». J’hésite,
tournoiement d’incitations, perplexités croisées et recroisées, sensation exaltante que les
voies de subversion du mensonge romantique, c’est-à-dire de «l’épopée » du grand
Meaulnes, sont plurielles. Comme la boule du jeu de loto dans sa sphère translucide
danse au gré du hasard avant de choir en chiffre, j’oscille entre neuf ou dix solutions de
lecture rebelle, réfractaire au must. Et finalement, après que j’ai craqué, c’est-à-dire
poursuivi plus loin que »la fête étrange », après que je me suis enlisé dans les
Sablonnières et que j’ai battu les chemins ou la chamade avec Valentine, il me paraît que
c’est Yvette Guilbert - « prenez les vieux, prenez les vieux, vous vous en trouverez bien
mieux » - Yvette Guilbert1 qui sera mon Ariane dans le redoutable labyrinthe, je suis
tenté de dire la barbe à papa (en Aubrac je dirais l’aligot), de cette fiction.
Donc les vieux. (Pourvu qu’on entende le mot dans son acception la plus large,
familière, triviale, « les vieux » désignant aussi les parents). Or dès que l’on s’avise de
braquer sur eux le projecteur et de les suivre au fil de l’intrigue on constate qu’ils y sont
toujours faufilés, ne fût-ce qu’en satellites des écoliers ou en convives gracieusement
invités à la fête étrange. Rappelons que M. de Galais, cet avatar de Prospero l’enchanteur,
est la « cause » de « toute notre aventure ». C’est assez clairement dire, quand on veut
serrer au plus près le nœud de l’intrigue, qu’il y aurait bien eu sans le vieux M. de Galais
un grand Meaulnes faisant irruption dans le paisible bourg de Sainte-Agathe et y jouant le
trublion, mais que ce grand Meaulnes sans le vieux M. de Galais aurait été vite à court
d’expédients pour se perpétuer en point de mire après le coup de force d’emprunter une
voiture sans y avoir été autorisé.
J’avance que c’est aux vieux que le roman doit son charme, sa tendresse, sa
gracieuse humanité, sa basse sans laquelle les turbulences des teenagers, inclus le héros,
ne seraient que les gruppetti d’une incomplète partition ; j’avance même que les
chapitres où jeunes et vieux sont tressés le mieux sont parmi les meilleurs du roman.
Première partie, chapitre 1
Celui qui l’ouvre à mon goût emporte la palme. Le tressage y est exquis. Lui, d’abord :
« Il arriva ». Il arrive, et par sa faute, tout arrivera. « Il arriva /…./ un dimanche de
novembre 189… » … en voiture avec sa mère. Par après il prendra une carriole pour
aller à la gare. « La comtesse prit le train de huit heures. La marquise prit le train de neuf
heures « , ironisait Paul Valéry. Alain-Fournier n’aura pas évité le cliché déclencheur. Le
jeune Augustin, qui donne le branle au roman et qui en sera la clausule, termine aussi ce
premier chapitre dont il est la grande attraction. Mais il y est d’autant plus attractif qu’il
y est mieux cerné, mieux serti. Turbulent, il l’est d’entrée de jeu, mais tout le chapitre est
1
Yvette Guilbert fait ses débuts à l’Eden-Concert en décembre 1889. Elle connaît un premier
succès en août 1890 et dans la décennie 1890-1900 connaît d’éclatants succès.
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écrit dans un rythme allègre de turbulence et le comique, notamment à l’article du
chapeau, y secoue le romanesque. Plus que par Augustin en effet, du moins autant que
par Augustin on est captivé par le feu d’artifice des coiffures : le narrateur d’abord se
représente petit garçon « coiffé d’un grand chapeau de paille à rubans », sa mère, Millie,
attend un chapeau, le reçoit, le coud, découd, rebâtit à la faveur d’un alinéa désopilant,
cependant la visiteuse, mère d’Augustin, paraît « coiffée d’une capote de velours noir à
l’ancienne mode » et son fils porte « un chapeau de feutre paysan coiffé en arrière »,
inducteur de la casquette de François, qu’il jette enfin par terre comme pour signifier que
c’en est fini de la comédie des couvre-chefs. N’empêche, je n’oublierai pas cette
séquence inaugurale, le rire léger qui la secoue ricochera, pour le lecteur que le grand
Meaulnes n’a pas fasciné, jusqu’au bout du roman. Et comment ne pas penser, plus
qu’ »au chapeau de paille d’Italie », à l’ouverture de Madame Bovary, à la casquette de
Charles dont on se demande si Alain-Fournier n’a pas ici consciemment fourni
d’amusants succédanés. Il faut ajouter que ce chapitre d’ouverture, espiègle, léger,
désopilant, est tout en contrastes et en contrepoints : on y voit deux adolescents, quatre
enfants ( les «gamins qui écrasent de la semelle des brindilles de givre ») et en nombre,
grâce à Dieu (père et mère, dame visiteuse, pompiers et brigadier) des vieux, disons des
adultes. Le tempo du récit est rapide, le temps très distendu (« depuis bientôt quinze
ans », « nous étions /…./ depuis dix ans dans ce pays », quand le cadet d’Augustin,
Antoine, est-il mort ?). Le cordon de fusées déchiqueté rappelle le bibi maternel avec ses
fils de laiton, rubans et plumes. Oui, Augustin le polisson n’existe intensément dans ce
prologue que par sa dissidence marquée d’avec un peuple de gens rassis et sa turbulence,
qui immédiatement devient un trait distinctif, se remarque d’autant mieux qu’elle inquiète
l’une et l’autre mère. Je trouverais, en eussé-je loisir ou patience, cent choses encore à
dire en faveur de ce prologue, de ce coup de dé initial, ceci par exemple qu’on peut
imaginer le bourg de Sainte-Agathe comme une miniature de la vieille France catholique
où le prêtre (c’est-à-dire le vieux), quoique ici inaperçu (mais les cérémonies, le carillon
le filigranent) , reste, avec l’instituteur nouvellement promu par l’école de la République,
le garant de la tradition sécurisante. « Prenez les vieux, prenez les vieux, vous vous en
trouverez bien mieux ». Ou, pour nul n’exclure, faites une mixture des âges, mélangez les
générations. Vous obtiendrez alors le résultat exultant que dit le prophète Jérémie : « les
jeunes filles dansent et elles s’épanouissent, ainsi que les jeunes gens et les vieillards »,
traduit la TOB ; la King James Version – « then shall the virgin rejoice in the dance ; both
young men and old together » - souligne mieux l’être ensemble, le tressage béni de la
primevère et de la décrépitude2. Les véritablement « vieux », m’objecterait-on, manquent
ici ? Qu’à cela ne tienne. Convoquons-les dare-dare. C’est fait dès le chapitre III, et le
ménagement de l’intrigue impose de penser que si grand-père et grand-mère Charpentier,
alliés subreptices de M. de Galais, ne s’étaient pas annoncés au train de Vierzon l’équipée
d’Augustin n’aurait pas eu lieu. Alain-Fournier eût trouvé sans nul doute une autre
2
Mon ami Jacques Dumarest me transcrit le texte hébreu pour ce demi-verset : âz tismaH
betûlâ be-mâHôlû-veHurîm û-zqénîm yaHdâw, et me donne quelques autres traductions :
« Then shall maiden danse gaily, young men and old alike »(Jewish Publications Society) ;
« alors la vierge se réjouira dans les rondes, avec les adolescents et les anciens ensemble ». Il
lui semble certain que jeunes et vieux sont associés, et possible (probable ?) que la vierge
(l’hébreu a le singulier) le soit aussi. J’insiste sur ce détail, car il signifie, dans la vision
prophétique de Jérémie, l’état de l’humanité restaurée, rédimée dans l’harmonieuse
complémentarité des âges dont Le Grand Meaulnes offre, malgré les foucades et incartades de
son héros, une gracieuse image.
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péripétie qui la déclenchât mais celle-ci est significative : les vieux doivent être
convoqués pour la polyphonie familiale et l’alacrité réaliste des premières séquences du
récit.
Troisième partie, chapitre trois
Aveu sans ambages, sans vergogne : je relis plus volontiers ces séquences où jeunes et
vieux sont tressés ensemble. Il est rare qu’ils ne le soient pas, du moins là où mon regard
s’est posé. Comme si le romancier avait senti que délestés des vieux, la tresse rompue,
ces jeunes gens qui s’excitent, se disputent, s’affligent, s’affolent, auraient manqué de
densité humaine. Le chapitre trois de la troisième partie illustrera mieux que tout autre
mes hauts et bas de lecteur, curiosité sympathique quand c’est écrit dans le registre des
Contes du lundi, impatience et ennui, allergie aux faux dimanches de l’ »aventure ». Ce
chapitre s’intitule « l’apparition ». Or, y sont rapportées non pas une mais deux
apparitions : seule il est vrai, dans le lexique du symbolisme, mérite d’être désigné ainsi
le surgissement sur la route de cet être fantomatique au sexe ambigu qui se révèle être la
fiancée de Frantz, mais il est loisible d’appeler aussi apparition, au fil du récit (« elle
apparut « ), l’entrée en scène romanesque de la grand-tante Moinel. Or, des deux
apparitions, l’une, dans son cadre rustique, son lest d’humbles réalités, la relation
charmante qu’elle stylise entre l’adolescent et la vieille dame, par le détail plaisant du
café renversé dans le feu, du « chapeau-capote-capeline », dix autres détails aussi
concrets que savoureux, m’enchante ; l’autre est une laborieuse, cérébrale, entortillée
tentative de coudre ensemble des incidents aussi peu croyables que l’intrigue qui mal les
soutient3. Pour le dire aux moindres frais : autant Alain-Fournier excelle quand il se fait
romancier de terroir, autant dans les deux tiers de son roman il halète, s’époumone, se
baratte la cervelle pour donner corps à une fiction dépenaillée. N’y aurait-il que moi,
lecteur espiègle, impertinent, réfractaire, pour préférer dans ce chapitre la vieille grandtante à l’exsangue Valentine ? Le contraste entre les pages de simple course de l’ado
puis simple présence de l’aïeule à l’ado dans un intérieur de campagne où le vase ébréché
avoue les avaries de la vie et celles de la rencontre bizarre de l’androgyne exsangue,
cousue à puis décousue de Frantz, devenue couturière à Notre-Dame, est, me semble-t-il,
dirimant. Qu’est-ce que l’effet de réel ? Que valent pour un lecteur épris de touches
justes, d’éclaircies sur le miracle quotidien d’être au monde en vérité, des épisodes
d’heroic fantasy (comme on dit) quand ils jouxtent ces éclaircies, ces touches justes ?
Quand, au bout du chapitre, on lit : « La chandelle était presque au bout ; un moustique
vibrait » (lequel, jailli par magie du roman le soir où je l’y découvrais me taquina la nuit
subséquente) ; « la tante Moinel, la tête penchée sous sa capote de velours » etc., quand
on lit cela, comme l’histoire de la folle fiancée de Frantz paraît délébile, désincarnée,
pour un peu j’écrirais dérisoire!
Donc, les vieux. Les vieux, non parce que leur aspect usé, vétuste ou ruiniforme les
rendrait pathétiques et rassurants, non, bien sûr, parce qu’ils fertiliseraient l’intrigue,
mais parce qu’ils lestent la fantaisie de réalité, rapatrient le songe sur la terre arable et les
items de la vie ordinaire. Les vieux en contrepoint aux jeunes. Les vieux contre
3
Tiphaine Samoyault, dans sa Présentation du roman (GF, 2009), approuve, le citant
Thibaudet qui voit dans Le grand Meaulnes le chef-d’œuvre du roman d’aventure à la
française, c’est-à-dire celui où l’aventure est comme suscitée, sans incidents extrinsèques, par
la vie intérieure du héros. C’est vrai pour son déclenchement. Mais parler pour la suite
d’ »une économie merveilleuse de moyens », c’est rabattre indûment les vessies sur la
lanterne. Vingt ans plus tard Marcel Arland, dont je m’inspire visitant à Aulnay son « Ile
verte », voit plus juste.
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l’aventure parce qu’avec eux c’est l’écriture elle-même qui devient l’aventure alors que
celle-ci, telle que les jeunes sont censés la vivre au prix de besogneuses péripéties, fait
courir à l’écriture le risque de se relâcher, de s’effilocher. L’évidence (à mon regard) que
les séquences romanesques les plus attachantes ne sont pas celles de l’équipée ou de la
partie carrée, que j’ai aussi peu envie de relire que la page des faits divers sur une
gazette, mais celles où François, Augustin, les collégiens sont pris dans les rets d’une
Sologne non de songe mais de réminiscences exactes ou le plus approchantes de ce que le
romancier a réellement vécu et qui ne peut être ressaisi que dans une prose poétique. Le
Grand Meaulnes n’est pas qu’un roman de terroir, mais c’est aussi un roman de terroir,
auquel les aînés, les aïeux donnent son assiette, et c’est pour moi sa part la meilleure, je
dirais même la plus spirituelle. En deux mots : le château des Sablonnières est un château
en Espagne ; Sainte-Agathe est limitrophe, en langue d’Avila, du château de l’âme.
L’irrémédiable
« Le goût des vieux le goût des vieux est toujours si plein de justesse »…. C’est
effronterie, je le sais, de choisir contre le grand Meaulnes non sa mère qu’on aperçoit à
peine, mais le père ou la mère, la grand-tante ou les grands-parents de son copain
François. Une de mes répliques possibles à l’inculpation de lecteur farfelu ou faussaire
dont je pourrais être l’objet, ce serait, dans le registre de l’expérience spirituelle qu’à
l’instant je pointais, l’admirable mot, rapporté par Jean Guitton, de l’abbé de Tourville :
« nous naissons tous vieux, … ». Car c’est la jeunesse, évidemment, qui est notre patrie,
où nous souhaitons tous, dès que nous prenons de l’âge comme un bateau prend de la
gîte, être rapatriés. L’ancienne liturgie romaine par trois fois, au début de la messe,
invoque Deum qui laetificat juventutem meam. On ne sait pas comment mourra
Meaulnes. Il y a quelque chance qu’il ne parvienne jamais au pays de cette jeunesse
seconde qui comble le cœur. Mais sa jeunesse telle que le narrateur nous la conte est-elle
si capiteuse, si séduisante ? Alain-Fournier écrit à Jacques Rivière en 1910, alors que le
roman est inchoatif, que son héros est « un homme dont l’enfance fut trop belle ». Le
roman achevé dément doublement cette assertion : Meaulnes, on le sent bien, ne sera
jamais un homme, et son enfance n’a pas été trop belle, il s’en faut. Du moins doit-on
l’induire de ceci qu’il n’a pas eu de père et que son frère cadet, sans doute encore
impubère, est mort par noyade, s’étant baigné avec son frère /je souligne/ dans un étang
malsain. Si le vieux M. de Galais fut, souligne le narrateur, la « cause » de toute
notre aventure », la mort de son jeune frère risque fort d’avoir été la cause du
détraquement d’Augustin qui le voue aux aventures. Les pièces d’artifice, dans le
chapitre inaugural, sont noircies : c’est toute l’aventure, si fusante et flambante soit-elle,
qui est noircie par un deuil dont le dard est peut-être un remords. Augustin s’est-il jamais
remis de cet accident ? On dira que je surévalue un détail infime. A quoi je riposte que le
lecteur pourvu qu’il n’ajoute rien au texte et rien n’en retranche, est maître de
l’interprétation. Le héros de La Chute, Clamence, est obsédé par un point noir sur l’océan
qui est celui de son innocence engloutie. Le grand Meaulnes n’est-il pas, au terme, pareil
aux « pièces d’artifice noircies du dernier 14 juillet », le roman d’adolescents qui auront
noyé dans les eaux amères de leur baptême la jeunesse seconde, l’éternelle jeunesse que
dit au pied de l’autel le servant de messe ? « Ce goût de terre et de mort, ce poids sur le
cœur, c’est tout ce qui reste pour moi de la grande aventure ».
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Augustin et Arthur
De là, une palinodie -dos pasos por delante y tres para atràs, dit l’Espagne -, un
retour indulgent vers ce grand Meaulnes dont quelque grand remède devait me délivrer.
Ce que j’aurais pu craindre en lui, pour ne rien taire, c’est que d’agité devenu agitateur il
ne tournât trotskyste. Ou qu’il devînt un de ces petits chefs de bande, « caïd » en jargon
de banlieue, qui fascine, subjugue et entraîne dans de médiocres bagarres une petite
troupe de fidèles. C’est avec cette graine de violence que se font les Führers. Omoi moi !
Mais rien de tel. Le roman d’Alain-Fournier est indemne de politique, son héros
allergique à la meute est un ado incurable qui se désespère de virer à l’adulte et ne se
guérirait comme son créateur que par le traitement de choc des tranchées. La lecture
d’une interview de Pierre Michon, ardent tifoso du roman, m’induirait à résipiscence. Cet
excellent écrivain jette son dévolu avec enthousiasme sur deux chapitres que j’eusse
passés sans lui par profits et pertes : « on frappe au carreau », « le gilet de soie ».
Commençons par « le gilet de soie » : mon mauvais esprit m’incite à préférer à cet
« étrange » vêtement « d’une fantaisie charmante », relique de la féerie, le décor de la
mansarde où a lieu la scène et la prose méticuleuse du déshabillage. Mais, avouons-le, ce
truc d’un item venu d’ailleurs, comme surréel, est d’un grand effet sur l’imagination.
Borges l’a exploité en conteur très subtil. La littérature mystique ne s’en prive pas.
Thérèse d’Avila, dont il est avéré qu’elle ne savait mentir, accueille de l’Epoux céleste
des signes sensibles qui même s’ils ne le sont que pour elle, comme elle le dit des pierres
précieuses de son chapelet, révèlent indubitablement qu’il existe un autre monde
susceptible d’interférer avec celui-ci comme le domaine enchanté des Sablonnières est un
ailleurs de la Sologne pourtant serti de Sologne. Je concède à l’auteur de La Grande
Beune que ce faufilé de soie dans la trame réaliste donne à deux ou trois pages du roman
un éclat exceptionnel. « On frappe au carreau » : nul mieux que Michon ne dira le charme
en effet de ce chapitre où la vie casanière, contadine, écolière est bousculée par
l’irruption de « l’Apollon boréen », d’ « un jeune dieu ». Ce « jeune dieu », Michon le
retrouvera en Rimbaud, en cet Arthur qui ne fut jamais un monsieur, mais un météore, un
passant considérable. Mais à l’égard de cette religion je suis un impie invétéré, des dieux
n’ai cure ayant foi en l’unique Dieu, me suis toujours défié des « grands gars » dont je
redoute la grande gueule. (C’est que je ne fus sans doute qu’un de ces pâles collégiens,
un Dutremblay ou un Moucheboeuf, qui font auprès du grand Meaulnes piteuse figure).
Meaulnes « transcende la famille » ? Je me ris de cette transcendance qui finit le plus
souvent dans les platitudes de la fornication. Rimbaud n’est nullement admirable parce
qu’ après en avoir secoué la poussière contre Vitalie Cuif et Charleville il battit la
semelle, mais parce qu’il est l’auteur ne serait-ce que de Ma Bohême. C’est le poète qui
émeut, subjugue, libère, emporte, transcende la prose des jours, non le réfractaire ou le
rebelle. Pierre Michon qui a écrit Rimbaud le fils a écrit aussi des Vies minuscules. C’est
sur celles-ci dans le roman d’Alain-Fournier que je jette mon dévolu.
La fête étrange
Mais n’y a-t-il pas, dans la trame romanesque, un peu de Rimbaud en cet adolescent
capable de tenir un journal et d’abord de raconter avec un rare bonheur d’expression, par
le truchement de son ami il est vrai (« je puis raconter ») son étrange aventure, « la fête
étrange » ? Au risque donc d’une palinodie je confesse que son récit de la fête étrange,
même si les vieux (comme je le crus à ma première lecture, cursive, survolante,
désinvolte) n’y jouent presque aucun rôle …. que dis-je ? Ils y sont, et leur présence, au
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chapitre XIV, leur insertion bienvenue, aisée, gracieuse dans l’ambiance festive ajoute
quelque chose d’essentiel à cette féerie … « both young men and old together « ….
Proust écrivait qu’il n’y a de vraies fêtes que religieuses. Celle-ci ne l’est pas
précisément, mais deux indications au moins laissent entrevoir que de si délicieuses et
chastes réjouissances se déroulent en climat catholique. Meaulnes, qui marche au hasard,
étonné de son extrême contentement, se trouve « dans un chemin pareil à la grand’rue de
La Ferté, le matin de l’Assomption ». (Rappelons que la foudroyante rencontre
d’Yvonnes de Quiévrecourt, modèle avéré d’Yvonne de Galais, eut lieu un jeudi de
l’Ascension). Puis, peu avant « la rencontre », il cherche un embarcadère « autour de la
longue maison châtelaine aux ailes inégales, comme une église ». Oui, ce récit, dont
François est le truchement mais dont Meaulnes est le garant, n’est certes pas comparable
aux Illuminations, mais une merveilleuse clarté de premier jour du monde le baigne ; la
fête, au contraire de ce qu’elle est aujourd’hui dans une ambiance délétère de lutte des
âges et de haineuse revendication, y est l’enfance même en sa vitalité biologique et son
innocence évangélique. Il semble qu’y seraient cousues ensemble quelques phrases
dispersées dans les Illuminations, réchappées du vertige, ainsi : « défilé de féeries /…./
vingt véhicules, bossés, pavoisés et fleuris comme des carrosses anciens ou de contes,
pleins d’enfants attifés pour une pastorale suburbaine » ; ou bien – mais c’est l’autre côté
de la fête, les pièces d’artifice noircies : « le château est à vendre ; les persiennes sont
détachées ». Un détail de « la fête étrange » me touche singulièrement : au temps de ma
propre enfance je lisais dans le château de « Pierre Blanche », demeure de mes grandsparents, quelques-uns des contes d’Andersen ; celui qui me frappait le plus avait pour
titre « ce que le vieux fait est bien fait » ; ici, au chapitre XIV, la formule est inversée, au
bénéfice des enfants : « On imagine de vieilles gens, des grands-parents pleins
d’indulgence, qui sont persuadés à l’avance que tout ce que vous faites est bien fait ».
Indulgence plénière ! « Il y a /…/ par le monde », pense Meaulnes, « des gens qui me
pardonneraient ». La famille n’est pas transcendée ici, comme le dit imprudemment
Michon, tous ces êtres réunis en harmonie forment dans une innocence aurorale une
grande famille où Meaulnes a cessé d’être « grand ». L’autre, le Voyou Voyant, a
raconté une « Saison en enfer ». Ici l’affidé du « grand gars » raconte un ouiquinde au
paradis. L’enfer, c’est aujourd’hui la techno-parade, la rave party, la gay pride, la sale
gaieté tonitruante de vieux ados, d’adultes invertis. Fussé-je sottement allergique à « la
fête étrange », j’aurais un motif tout personnel de m’y plaire, attisé par mon amicale
controverse avec Rémi Soulié), c’est la discrète et délicieuse apparition, çà et là (pour
moi plus émouvante que celle de Meaulnes frappant au carreau), d’un instrument qu’il est
loisible à quelque émule de René Guénon ou quelque fan de Clément d’Alexandrie de
tenir comme l’orgue pour faustien donc luciférien, que l’on s’attriste de voir mal noté par
l’auteur des Lettrines sous prétexte que ses sonorités fades émanent de provinciales
maisons bourgeoises, mais qui ici donne le la orphique, les notes initiale et finale de la
partition enchantée, de ces Kinderlebendlieder après quoi le coup de foudre me semble
un di
abolus in musica, cet instrument, c’est le piano. On peut, et même on doit dire
que c’est au piano qu’est dévolue la fonction sublime d’absoudre le « grand écolier »
d’être écolier et d’être grand, par la réminiscence à sa mère et au petit garçon qu’il fut
(fin du chapitre XI) et par le rêve à la femme qui serait la sienne et au père qu’il serait de
petites filles et/ou de petits garçons (fin du chapitre XIV). Ainsi la fête étrange, avant de
précipiter Augustin dans une quête malheureuse et une interminable adolescence, lui aura
par deux fois présenté le grand remède à sa turbulence de teenager, qui serait de rester
enfant ou de produire des enfants.
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Un incurable adolescent
A cette idylle, qui n’est ni celle, majuscule, des aujourd’hui sanglants ou des lendemains
chantants de l’Utopie, ni celle, minuscule, de l’individu replié sur la jouissance de ses
minima, l’une et l’autre justement dénoncées par Kundera, je consonne de toute mon
âme. La « poésie de l’enfance », la « féerie à pleines mains », comme dit Julien Gracq,
c’est cela – qui exige l’accord parfait des jeunes et des vieux (« both young men and old
together ») – que j’aime dans l’ »heroic fantasy » de ce roman. Les parties II et III, la
partie carrée de Valentine et Frantz, Augustin et Yvonne, c’est le monde désenchanté,
c’est la drague succédant au « bonheur le plus calme », c’est « la poésie et le trouble de
l’adolescence » qu’il est faux de réserver comme le fait Julien Gracq à des romanciers
formés dans les collèges religieux car Alain-Fournier est bien un rejeton de la « laïque »,
lui, et quel romancier mieux que lui, au péril de s’y disperser, ne se sera risqué à
dépeindre les troubles de l’adolescence voire « l’adolescence extrême », comme dit René
Char, dont l’écart « à l’homme extrême » ne se mesure pas ? Le lecteur du Grand
Meaulnes, du moins celui que je tâche d’être, est tiraillé entre une intrigue dont l’issue
serait que tout est mal qui finit mal après que « le grand enfant chaste » s’est livré à la
fornication (c’est « l’adolescence extrême ») et des stases, des intermèdes où l’humble
réalité et la féerie, la merveilleuse enfance et l’indulgente vieillesse s’accordent comme
larrons en foire. Cependant l’épilogue atténue et même inverse ce tout est mal qui finit
mal, et ce retournement, qui sent un peu l’eau de rose, c’est à une petite fille, qu’en
arrière-plan secondent « plusieurs petits vachers endimanchés », qu’on le doit. Cet
« homme », ce « grand gaillard barbu », méconnaissable, c’est, en son dernier avatar, sa
dernière apparition, Augustin qu’on pourrait croire, père devenu, guéri de sa turbulente
adolescence si François le narrateur, lui restituant enfin son nom de prestige, ne laissait
entendre qu’il n’y a pas de grand remède au « grand Meaulnes ». Les Evangiles nous
montrent le vieux Siméon qui sans le saisir ni le serrer accueille dans ses bras l’enfant
Sauveur : « Maintenant, ô Maître souverain, tu peux laisser ton serviteur s’en aller en
paix ». Imaginer, en manière de pastiche, le grand Meaulnes, converti en « grand
gaillard » (mais « gaillard », n’est-ce pas un mot suspect ?), disant à son adolescence :
maintenant, ô ma tourmentante Maîtresse, tu peux laisser ton souffre-douleur s’en aller
en paix vers …l’adulte qui est son destin. Tel aurait pu être le sens de l’image ultime
d’un père levant bien haut sa fille, résolu (ou résigné ?) à devenir cela qu’il imaginait
délicieusement lors de la fête étrange, « dans sa propre maison » casado, marié, « casé »,
doté d’un couple d’enfants. Mais François (alias Alain-Fournier) ne l’a pas gratifié d’un
futur d’homme rangé, n’a pas reçu de Péguy l’idée, répulsive au romantisme de
l’aventure, que les vrais aventuriers dans le monde moderne sont les pères de famille.
« De nouvelles aventures » ? Lesquelles, grand dieu ? Alléluia, elles nous sont épargnées.
Le grand Meaulnes, incurable, j’ai peur qu’il ne finisse en grand dadais.
POSTLUDE
Je m’étais lancé le défi d’écrire sur Le Grand Meaulnes sans le lire, en me fiant à
quelques impressions anciennes et décolorées, à la confidence d’un de mes camarades, au
104 rue de Vaugirard, qui m’avait dit combien la quête d’Yvonne de Galais l’avait ému,
aux images d’un film dont il ne me restait qu’une héroïne à la belle chevelure blonde.
Le roman est un genre qu’il est bon chic bon genre, dans quelques milieux
intellectuels, de dédaigner. J’ai cité Paul Valéry. Je puis me recommander de Cioran qui
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avoue préférer aux romanciers les épistoliers, les mémorialistes, les journalistes de
l’intimité. Question d’âge ? Ce n’est pas certain. Je crois que c’est plutôt affaire d’âme.
Les êtres pour lesquels l’Histoire compte peu, n’est qu’un vain bruit, une mystification,
qui oscillent entre la virtuosité langagière et le dénuement mystique, auront toujours plus
d’attrait pour madame de Sévigné que pour madame de Lafayette, pour le duc de SaintSimon que pour Choderlos de Laclos.
J’aurais plus volontiers exercé ma curiosité sur la correspondance entre AlainFournier et Jacques Rivière, sauf à convenir que Le Grand Meaulnes est une sorte de
journal intime où l’auteur se dédouble en François et Augustin. N’importe. Dès que j’eus
donné à Rémi Soulié qui me sollicitait pour ce centenaire une réponse positive, mon
malin génie me souffla de jouer le jeu suprême sinon d’écrire sur le roman sans l’avoir lu
du moins de le lire sans le grand Meaulnes.
Mais comment l’éviter, ce grand gars ? Dès la première ligne : « Il ». Qui, « il » ?
Cet « il » serait à tracer à l’encre rouge en caractères gothiques. Cet « il » va essaimer.
« Où est-il passé ? » s’écrie sa mère. Mais partout ! J’aurais pu cependant prier
Dutremblay ou Moucheboeuf, ou un des marmousets du château festif, car cette tâche
n’eût exigé que de savoir ses lettres (à quoi jadis pourvoyait l’école primaire), de lire, lui,
le roman d’un bout à l’autre, armé d’un crayon et soulignant les pages, les séquences, les
alinéas d’où Meaulnes était absent. Qu’en eût-il résulté ? Un Fukushima du tissu
narratif ? Ce n’est pas certain. Je garde l’idée que les membra disjecta du roman, évincé
le héros qui en est l’épine dorsale et la chair la plus richement veinée, composeraient un
puzzle instructif et attrayant : l’ « histoire » aurait disparu ; demeureraient les lieux, les
objets, les éléments naturels, le petit monde des indigènes jeunes ou vieux, c’est-à-dire le
meilleur, la Demeure. Moins Alain-Fournier.
Au fond, je suis un vieux berger manqué, ce berger que François Fabié, à maint
égard comparable à François Seurel, déplorait de n’avoir pas été. Cioran : « Je pense
aujourd’hui qu’il aurait beaucoup mieux valu pour moi rester dans le petit village d’où je
viens et y garder les troupeaux ». Le seul mérite du grand Meaulnes (je conviens qu’il
n’est pas mince) aura été de permettre à Alain-Fournier, écrivant Le Grand Meaulnes, de
se montrer un excellent peintre de la France rurale d’avant la fin de la France.
Jean Sarocchi 2014
Au grand Meaulnes les grands remèdes
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