Bernard Plossu - Esprits Nomades

Transcription

Bernard Plossu - Esprits Nomades
Bernard Plossu
La transparence du monde derrière l’image
La photographie, c’est une disponibilité au hasard, et le hasard ne vous
arrive pas par miracle, le hasard… on a le hasard presque qu’on mérite,
au bout de pas mal de temps d’aller partout, il vous arrive des choses, et
c’est pour ça que j’aime bien dire qu’on ne prend pas de photos, mais
que les photos vous prennent…
Bernard Plossu est voyageur. Voyageur-migrateur comme il se nomme.
Voyageur dans les vastes contrées de la terre, voyageur dans la poésie
des mots. Et souvent ses livres sont échos de poèmes.
Photographe longtemps nomade, arpenteur toujours en éveil des
territoires des mondes.
Sans doute fallait-il ouvrir autant d’espaces en soi-même pour faire un
doux nid aux mots. Ces mots lui redisent sa quête de la transparence,
des contes de la neige, des chants courbés de l’herbe.
Le proverbe zen qu’aimait tant citer Nicolas Bouvier autre orpailleur de
l’espace et des êtres était celui-ci :
Si demain quelqu’un s’inquiète de notre ami d’au-delà des mers, dites
que, déposant ses sandales, il est rentré chez lui, pieds nus…
Nous ne nous inquiétons point de Bernard Plossu car il a déposé mille
sandales devant nos portes, ce sont ses images, simples, immenses.
Lui aussi nous aura appris « un usage du monde.
Bernard Plossu est l'homme des échappées vers la beauté, vers la
connaissance des autres, l'abandon aux choses, aux fleuves de la vie. À
la croisée du monde, il nous aura enseigné le détachement de l'inutile: «
Comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous prête
ses couleurs. Puis se retire, et vous replace devant ce vide qu'on porte
en soi, devant cette espèce d'insuffisance centrale de l'âme qu'il faut
bien apprendre à côtoyer, à combattre, et qui paradoxalement est peutêtre notre moteur le plus sûr ».
Il semble marcher sur le plafond de la brume, sur les crêtes des averses,
sur le dos des nuages. Jamais il ne semble s’attarder, juste le temps de
dérober tendrement des fragments d’éternité. Il y a du pèlerin en lui.
Jamais il ne s’attarde sur le futile, il ne s’attarde qu’en nous. À tous ceux
à qui il a donné la clef des champs, merci Bernard.
Mais s’il y a un style Plossu, il ne copie pas facilement, car lui donne à
voir , il s’engage, et ne reproduit pas. Le don de poésie est chose rare, il
le possède.
Photographe célèbre, cinéaste, écrivain, il a été dit beaucoup sur lui.
Certains le cataloguant uniquement que comme un photographe des
voyages, ce dont il se défend bien qu’ayant beaucoup parcouru notre
vaste terre aussi bien dans ses accalmies que dans ses bourrasques.
Ses nombreuses rencontres avec les poètes et les plasticiens, « les
écrivains de rencontre » (Michel Butor, Renaud Camus, Alain Coulange,
Robert Creeley, Jean Daive, Anne-Marie Garat, , Allen Ginsberg,
Emmanuel Hocquard, Gil Jouanard, Jean-Claude Izzo, Pierre
Klossowski, Bernard Noël, Georges Perec, ...), montrent un autre aspect
plus profond de Bernard Plossu qui sait « d’où vient la lumière ». Donc
des êtres et des mots autant que des paysages. Ces rencontres, parfois
dû au hasard, ne sont pas occasion de faire des portraits, mais au
travers des visages ainsi offerts d’aller un peu plus loin dans leurs
œuvres. Il traduit une œuvre et refuse de simplement rendre une
représentation de galeries de portraits. Son appareil photo n’est pas un
piano préparé, mais un simple appareil ordinaire qui jamais ne triche.
Lui non plus archétype de l’authenticité, de l’indépendance, de l’intégrité.
On ne prend pas une photographie, on la "voit", puis on la partage avec
les autres. Je pratique la photographie pour être de plain-pied avec le
monde et ce qui se passe. En apparence mes images sont poétiques et
pas engagées. Mais pratiquer la poésie n'est-ce pas aussi résister à la
bêtise ? La poésie est une forme de lutte souterraine qui contribue à
changer les choses, à améliorer la condition humaine, la culture et
l'environnement. (Plossu, livre Cinéma)
De nombreux recueils faits à quatre mains avec des poètes, des
écrivains, éclairent sa démarche, et rendent futile cette image de beatnik
routard qui lui fut si longtemps collé à l’objectif de son appareil photo.
Il n’est pas non plus l’exclusif photographe en noir et blanc qui a su
dompter ombres et lumières et que l’on connaît avant tout. Dès 1965 il
faisait de la photo en couleur au Mexique et poursuit encore dans cette
voie en évitant les couleurs agressives et voulant que chaque tirage soit
unique. Pour lui, grâce à un maître du tirage couleur Michel Fresson, il
sait qu’il pourra rendre ce qu’il désire : On effleure les saisons, les
arbres vibrent, le vent murmure… En un mot, Michel Fresson est mon
traducteur.
Il faudrait aussi parler de son amour pour le cinéma, la poésie, son grand
amour des livres.
En fait Bernard Plossu est tiraillé entre le fragile et l’éternel. Ses images
en sont l’exutoire. Ce solitaire qui marche, reste «en marge des horizons
pollués par le commerce, en proue vers l’humanité.
Photographier pour lui n’est qu’un moyen de jeter ancrage parmi les
hommes.
Une vie en relation avec la nature et les éclats des êtres
« Ce qui est grand ce n’est pas l’image, mais l’émotion qu’elle
provoque » Pierre Reverdy.
Comme Bernard Plossu est un photographe culte, les biographies ont
fleuri comme hirondelles dans le ciel andalou.
Aussi il suffira de donner juste quelques balises, le détail se trouvant à
profusion sur internet.
Disons simplement qu’il est né le 26 février 1945 à Đà Lạt, sud du Viêt
Nam. Qu’il va étudier à Paris , mais que le déclic de son aventure fut un
voyage au Sahara à 13 ans avec son père. Sa destinée était tracée et il
va tomber dans les sables mouvants du voyage et des pays d’ailleurs.
De 1961 à 1965 la Cinémathèque sera sa compagne aimée.
Il est certes nourri, autant de la contre-culture américaine, de Beat
Generation, des espaces des road-movies, et des films de la Nouvelle
Vague. Mais il fait sien également Bergman, Dreyer, Buñuel, Bresson,
Mizoguchi, le western et surtout le néo-réalisme italien qui va inspirer
parfois certaines de ses images.
Le choc du Mexique va être déterminant en 1965. Il y reviendra en 1970
pour parler des misères des quartiers oubliés et les faire connaître à tous.
En 1968, il vit à San Francisco et fait la rencontre d'Allen Ginsberg et de
Joan Baez. 1970, il part en Inde.
Et puis vont s’enchaîner le long chemin des routes et des infinis que l’on
croit atteindre en traçant droit dans les autoroutes des hommes.
La jungle des Chiapas, Californie, Ouest américain, Nevada, Inde,
Afrique surtout le Niger et aussi les déserts, l’Andalousie, l’Italie, la
Turquie et bien d’autres terres. Avec un simple appareil muni de la focale
élémentaire de 50 mm qui lui permettait d’être au plus près des êtres, il
va pouvoir entrer dans le secret des portes des paysages et des
personnes. Il s’enivre de tous ces lointains, lointains intérieurs également.
À partir de 1987 commence les longues marches solitaires et à pied,
pendant quinze ans. Il peut autant se reconnaître dans les villes Paris,
Londres, que dans la Haute-Provence, la belle ville d’Hyères, Marseille
dévisagée en bus, la Bretagne entrevue, le Jura sur les traces de
Courbet.
En marge due la photographie commerciale, il laisse la lumière tendre de
la poésie prendre possession de ses images. Il aura marché et marché à
pied, que chaque photo est devenue un acte initiatique, une méditation.
Ce n’est pas de l’errance, mais un rêve qui marche dans ses pas.
Parfois aussi des rencontres, des surprises, des émerveillements, des
déceptions. Pour le suivre , le monde essoufflé est lui aussi obligé de se
mettre en mouvement. Lui va vite, ses photos sont souvent des prises de
notes, mais l’intime y est toujours présent, le choc émotionnel aussi.
Et souvent il photographie à partir d’un train, d’un bus, d’une voiture,
pour saisir ce vertige et que jamais le monde ne s’arrête.
Sa rencontre avec Michel Fresson lui redonne amour pour la couleur.
Il vit maintenant en France, replié à la Ciotat, près de Marseille, d’où les
chantiers navals sont partis en rouille, mais où la mer est revenue sur la
pointe des pieds. Et avec sa fidèle Françoise Nuñez, elle-même
photographe de talent, il scrute le ciel et ses négatifs.
Il est un itinérant, un lecteur de mots et d’images, qui quand l’appel du
vaste monde sonne à sa porte, reprend son baluchon, son simple
appareil et s’en va à nouveau tracer les hasards des émotions.
il ne sait vivre et respirer qu’en empathie et simplicité les battements de
cœur du monde, de vouloir en restituer un peu de ses odeurs, de ses
bruits, de ses invisibles, de ses indicibles. Il aura su coller à la peau du
monde et en rendre les vibrations, et les tambours intérieurs.
Le temps arrêté des photos de Bernard Plossu
Ce que j’espère réaliser dans mes photographies est le non-temps, au
lieu du temps arrêté. Comme les brefs moments de silence dans la
musique du Moyen-Orient. Il ne s’agit pas d’évoquer l’ironie d’un instant,
mais de préserver une lourdeur émotive. Un écho plutôt qu’un moment.
Pour restituer ainsi tous ces moments apparemment sans importance,
ces petits bruits de la vie, Bernard Plossu se veut toujours en éveil,
disponible aux éléments simples et évidents qui croisent sa vie.
Aux aguets des perceptions, à l’affût de routes, de visages, d’espace,
comme un martin-pêcheur il attend l’instant, pas pour l’anecdote ou le
sensationnel, mais pour ce moment unique et fragile, où une respiration
du monde a pu être captée et sans doute reproduite offerte à d’autres.
En photographie, on ne capture pas le temps, on l'évoque. Il coule
comme le sable fin, sans fin, et les paysages qui changent n'y changent
rien.
La photographie de Bernard Plossu est une longue marche silencieuse,
une douce déambulation dans la poésie des instants. Ses images sont
patientes, souvenirs un instant enclos d’impressions discrètes, tendresse
translucide. Que ce soit en noir et blanc ou en couleurs grâce au
procédé de son tireur qui estompent et rend volatiles les éclats des
couleurs, Bernard Plossu va plus avant que la réalité observée. Il invente
une réalité ressentie, déjà entre chien et loup de nos rêves.
Il conçoit la lumière comme une caresse qui passe furtive, il la modèle
embrumée, déjà évanescente et prête à nous quitter.
Dans un de ses plus beaux livres « Versant Ouest » sur le Jura, Bernard
Plossu dépouille le réel jusqu’il devienne une douce aquarelle. Ce ne
sont plus des photos, mais déjà des souvenirs du passé, des souvenirs
en allé.
La paysage semble alors fragile, instable, sur le point de se dissoudre et
les images de Bernard Plossu sont la dernière douane avant l’oubli.
Son imaginaire de photographe le pousse vers le décalage d’un monde
qui tend vers l’invisible. Tout, chez lui, et beaucoup d’écrivains l’ont noté,
pousse vers la transparence.
Non pas la disparition, mais l’effacement des bruits du monde.
Dans son voyage mexicain, ou ses longues virées sur les routes sans fin
américaines, déjà la tentation de l’ailleurs se profilait. Routes tendues
comme cordes à linge par la fumée lourde des nuages. Il coule parfois
des jours traînant des remorques de fumée, il faut alors attendre ou
marcher plus loin. Et parfois dans ses images des ombres se hâtent en
passant fortuitement, oubliant qui les portaient, maudissant qui les
tenaient en laisse. Toutes ces routes qui hantent son œuvre sont les
chemins de halage des filaments des rêves. Il raconte parce qu’il voit,
tout simplement. Venu à l’image par le cinéma, il sait la valeur d’un
instant qui ne peut plus revenir. Il sait restituer un rythme dans ses
images.
On n’est plus jamais quitte avec les mots, pas plus qu’avec les images.
Surtout ils remettent à jour des chemins oubliés par tous. Aussi il n’aime
pas légender ses photos. Il vit intensément, il trace, il sculpte le sensible
Les photos de Bernard Plossu sont des gestes suspendus, mais qui
pourraient s’envoler, ou retourner en terre. Toujours à l’écoute, il sait
saisir l’aura des rencontres fortuites, la trace des hirondelles en lui et
dans le ciel.
Ces gestes un jour posés dans l’air pour les retrouver un peu plus tard,
quelques éternités plus tard, ces gestes sont les témoins d’un rituel
obstiné pour croire encore en la vie, en sa floraison saison après saison.
Les photos de Bernard Plossu sont des signes prémonitoires. Une
traversée du vivre où se fait la part des anges.
Juste pour clore ce portrait inaccompli de notre cher photographe, ce
poème de Nicolas Bouvier, que nous pouvons dédier à Bernard Plossu
devenu voyageur immobile un instant et toujours prêt à sauter sur la vie
saisie à l’improviste, et qui a dépassé toutes les douanes des territoires.
La dernière douane
Depuis que le silence
n'est plus le père de la musique
depuis que la parole a fini d'avouer
qu'elle ne nous conduit qu'au silence
les gouttières pleurent
il fait noir et il pleut
dans l'oubli des noms et des souvenirs
il reste quelque chose à dire
entre cette pluie et
Celle qu'on attend
entre le sarcasme et le testament
entre les trois coups de l'horloge
et les deux battements du sang
Mais par où commencer
depuis que le midi du pré
refuse de dire pourquoi
nous ne comprenons la simplicité
que quand le cœur se brise
Genève, avril 1983
Bibliographie très succincte
En français
Bernard Plossu. Rétrospective 1963-2006, Gilles Mora, Éditions des
deux terres, 2006.
L’Europe du Sud contemporaine, éditions « Images En Manœuvres »,
2001
Des mots de lumière dans les musées de Strasbourg, Éditions des
Musées de Strasbourg, 2007.
Go West, éditeur : Chêne (1976)
Le voyage mexicain, intégrale, Images en Manœuvres Éditions
( février 2012)
Le retour à Mexico, 1970, Images en Manœuvres Éditions ( février
2012)
A Wonderful Day, François Dominique, Le Temps qu'il fait (2003)
Marseille revisitée en autobus, Gil Jouanard, Anatolia (2008)
Voyages vers l'Italie, Images en Manœuvres Éditions (2005)
Chemins, Fougères et Détours, un Tour du Monde en Ardèche, Joël
Vernet, La Part des Anges (2007)
Plossu, couleurs Fresson, texte de Brigitte Ollier, Théatre de la
Photographie et de l'Image, Nice, 2007
Routes, Texte Régis Durand, Editions Marval
Versant d'est. Le Jura en regard, textes par Emmanuel Guigon,
Cédric Lesec et Yves Ravey, édition du Sekoya, Besançon, 2009.
Far Out! Les années hip : Haight-Ashbury, Big Sur, India, Goa,
médiapopéditions, Mulhouse, 2011.
So Long. Vivre l'Ouest américain 1970/1985, Yellow Now, 2007La
La Frontera, Yellow Now, 2007
Cinéma,Frac PACA,2009
En anglais
New Mexico, textes Gilles Mora, The University of New Mexico Press,
Albuquerque, New Mexico, États-Unis, 2006
The African Desert, The university of Arizona Press, Tucson, 1987

Documents pareils