Multiculturalisme et modèle républicain
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Multiculturalisme et modèle républicain
Congrès AFSP Strasbourg 2011 ST 43 : Le rapport aux institutions des descendants de migrants Voisin, Agathe; Sciences Po Paris (OSC); [email protected] Multiculturalisme et modèle républicain : rapport aux discriminations et rapport aux institutions des jeunes habitants des quartiers populaires de la périphérie de Londres et de Paris. Malgré la diversité des parcours familiaux, sociaux, urbains et scolaires, malgré les différences d’âge et de genre, l’expérience quotidienne dans les quartiers populaires et immigrés, à la périphérie des capitales d’anciens empires coloniaux, reste fortement marquée par la stigmatisation, la ségrégation et l’exclusion. Celles-ci questionnent la citoyenneté même des habitants. Comment les jeunes répondent-ils à cette citoyenneté fragile ? qu’en font-ils ? Engin Isin propose d’aborder la citoyenneté non comme statut juridique, légal, mais comme subjectivité et comme actes (Isin 2008). Par leurs actes et leurs discours, les individus contestent la place qui leur est faite, inventent de nouveaux référentiels et affirment, comme le dit Isin reprenant Hannah Arendt, « le droit d’avoir des droits et des obligations »1. Ils se font ainsi citoyens tout en transformant les modèles de citoyenneté. Cette approche de la citoyenneté en actes comme lutte symbolique (« a contested site of social struggles »)2 questionne en effet la définition des frontières du groupe et des modalités d’appartenance ; elle est « a political subjectivity (…) forged through social struggles over identity, inclusion, resources and memory »3. Plutôt qu’un questionnement frontal sur la citoyenneté et les institutions, une étude qualitative, menée pour ma thèse dans la ville de Bondy en Seine-Saint-Denis et le district londonien de Newham, me permet d’explorer par le bas l’expérience quotidienne de jeunes de 15 à 25 ans issus de différentes trajectoires urbaines, scolaires et familiales 4. Il s’agit de guetter l’émergence, à partir des ressentis quotidiens et des expériences très concrètes d’inégalités, d’injustices et de discriminations, et de leur mise en mot, de cette citoyenneté comme « subjectivité politique ». Je piste celle-ci particulièrement dans tous les actes qui 1 Isin 2009, p.1 Idem. 3 Idem. 4 J’ai mené des entretiens individuels et des observations dans diverses structures locales afin de rencontrer les profils d’enquêtés les plus variés (âge, sexe, trajectoire scolaire et familiale, type de quartier d’habitation). J’ai mené parallèlement des entretiens collectifs sur la durée d’un ou deux semestres dans des établissements scolaires : le lycée général de Bondy et deux établissement de « 6th Form » (les deux années de transition entre le secondaire et le supérieur) à Newham : « Newham 6th Form College » et « St Angela and St Bonaventure ». J’ai été animatrice sur chacun des deux terrains pendant un an dans des structures locales de quartier. Mon matériau n’étant pas encore déblayé, il s’agit d’un travail encore fortement exploratoire. 2 1 contestent et redéfinissent les frontières symboliques et sociales (Lamont et Molnar 2002). En effet, m’inscrivant dans le champ de recherche sur l’ethnicité dans la tradition de Max Weber (1922) et Frederik Barth (1969), je ne définis pas à priori des groupes ou des identités collectives (je ne travaille donc pas sur les « descendants de migrants ») mais interroge les modes d’identification et de catégorisation utilisés par les enquêtés. Ces actes de citoyenneté lient des processus microsociologiques (négociation et résistance) et macrosociologiques (institutions, politiques, structure des inégalités) de structuration des frontières (Wimmers 2008). En dénouer l’articulation est un des enjeux de mon travail. En effet, malgré le choix d’une approche qualitative et d’un angle d’observation local, mon hypothèse principale repose sur la prégnance des modèles nationaux, ou « philosophies d’intégration » comme les désigne Adrian Favell (1998). Ce sont eux qui définissent l’appartenance nationale, citoyenne et ses modalités. Le multiculturalisme anglais, fondé sur un idéal de tolérance et une forte autonomie culturelle laissée aux individus, assorti d’une reconnaissance et d’un appui sur les corps intermédiaires (Modood 2007), s’opposerait ainsi à un modèle français, républicain : l’égalité entre les citoyens y est fondée sur le refus de toute médiation entre ces derniers et l’Etat et sur la relégation des particularismes à la sphère privée (Schnapper 1991). Si la réalité de ces « modèles », leur unicité comme leur stabilité dans le temps et dans l’espace sont largement contestables, on peut supposer que, ne serait-ce que la croyance aux modèles, appuyée sur une certaine continuité historique, des phénomènes de dépendance au sentier et une pratique d’harmonisation intellectuelle faite en permanence par différents acteurs (acteurs locaux, hommes politiques, acteurs économiques, associatifs, individus, médias, membres de différentes institutions…), leur donne une influence réelle sur les politiques menées, les pratiques des acteurs et les représentations (Adrian Favell 1998). Comment les discours que les jeunes enquêtés des deux côtés de la Manche articulent sur leur expérience quotidienne sont-ils fortement structurés par les deux modèles nationaux et en même temps représentent-ils de fortes contestations de ces derniers, ce qui permet d’y voir de véritables actes de citoyenneté au sens d’Engin Isin ? Afin de pister ces actes de citoyenneté, mon intervention explore l’expérience quotidienne des jeunes de ses aspects les plus concrets aux plus abstraits : l’expérience de l’espace public et la construction du territoire quotidien et symbolique ; les relations au pouvoir municipal et aux institutions locales (particulièrement l’école et les institutions culturelles) ; enfin, les discours qui en émergent et questionnent directement la citoyenneté. Stigmatisation, exclusion et ségrégation : expérience quotidienne du territoire et mise en question de la citoyenneté. Bernard Poche rappelle dans L’Espace fragmenté (1996) que loin d’être le simple décor de nos relations sociales, le territoire construit la socialité. Définissant la territorialité comme « l’extension spatiale des éléments du monde matériel sur lesquels le groupe se définit »5, il souligne que ce n’est pas que le territoire soit socialement construit, mais que la socialité est territorialement structurée6. Or jeunes de Bondy et de Newham décrivent très différemment le territoire qu’ils habitent et dans lequel ils évoluent. A Bondy, les enquêtés opposent très fortement « la banlieue » et sa population jeune, pauvre et « immigrée » à Paris, qu’ils décrivent comme âgée, riche et « française ». Cette division 5 6 2 Poche 1996, p.123. Idem, note n°24. s’appuie sur la structure de la capitale, très centralisée et marquée par une forte coupure urbaine, le périphérique. Une opposition similaire, où se recoupent les mêmes dimensions d’âge, socio-économiques et ethniques se retrouve au niveau local : les quartiers Nord, séparés du reste de la ville par le canal de l’Ourcq et la Nationale et constitués de grands ensembles des années soixante, contrastent avec le centre ancien, contenant encore la plupart des équipements, et avec les zones pavillonnaires plus favorisées du sud. « Bondy Nord »7, jeune, pauvre et « immigré » s’oppose à « Bondy Sud », vieux, riche et « français ». Les dimensions urbaines, socio-économiques et ethniques ne se recoupent pas aussi facilement à Londres, rendant le tissu urbain plus complexe à lire. Quartiers pauvres et riches sont indifféremment centraux ou excentrés, tandis que parmi les quartiers les plus ségrégés ethniquement figurent des quartiers de classe moyenne. Surtout, le grand Londres s’étend sur un continuum urbain mais aussi administratif, qui fait que les enquêtés britanniques habitent bien Londres et non une commune de banlieue. Si les jeunes Londoniens parlent aussi des discriminations territoriales dont ils sont victimes (mauvais dossier scolaire, stigmatisations journalistiques, absence de moyens et de services, conscience de grandir dans un des quartiers les plus pauvres de Londres…), leur articulation au stigmate ethnique n’y est pas aussi évidente. Cela n’apparaît pas non plus à l’échelle locale : le district de Newham se sépare entre une partie Ouest très pauvre et une partie Est relativement plus favorisée avec la présence de classes moyennes. Par contre, le sud avec une faible présence de minorités ethniques s’oppose au Nord où elles sont nombreuses. Ainsi, certains des quartiers les plus pauvres et les plus stigmatisés de Newham étaient jusqu’à aujourd’hui presque entièrement « blancs ». Cette construction différente du territoire et des groupes qui l’habitent est à la fois le reflet des modèles nationaux et l’héritage d’histoires locales particulières, de l’immigration et du logement social. En France, la mémoire collective des quartiers populaires (Boubeker, Paris et Demanget 2007) s’est construite dans les termes d’une opposition duale entre « français » (familles « blanches », dont les immigrés européens) et « immigrés » (immigrés des anciennes colonies surtout, d’abord Nord Africains, puis aujourd’hui Africains8, leurs descendants, mais aussi les personnes originaires des DOM TOM et leurs descendants). Elle trouve son origine (en plus de l’héritage colonial) dans l’histoire sociale et urbaine. D’abord exclus des logements sociaux, les « immigrés » y ont eu accès progressivement, à partir des parties les plus dégradées du stock9, au fur et à mesure que les familles « françaises » accédaient à de meilleurs logements. Parallèlement, l’absence de toute politique efficiente contre les discriminations ont de fait empêché toute réelle compétition entre une population « immigrée », toujours sommée de s’ « intégrer », et une population « française » qui, sans jamais être rattrapée par la première, progresse socialement, quittant les « quartiers populaires » devenus « quartiers immigrés »10. Le vocabulaire de l’immigration, étayant l’idée 7 L’expression « Bondy Nord » traduit bien à la fois la stigmatisation et l’enclavement du quartier. Son succès tient en partie à son inscription dans les cultures de rue adolescentes, où le « nord » correspond à une géographie mythique du ghetto (bien décrite par Lepoutre 1997). Les groupes de rap locaux s’approprient l’expression en la retournant en « Nordybon », tandis que les responsables locaux associatifs et politiques essaient de l’éviter dans leurs propos pour ne pas accentuer le stigmate. 8 L’immigration africaine, arrivée plus récemment, semble être entrée dans le même cycle, la même histoire, suivant même carrière et épreuves que l’immigration maghrébine (voire par exemple Mirna Safi 2006 pour une analyse en termes d’assimilation segmentée). 9 Sur les conséquences des politiques de « mixité » dans le logement social, voir Simon 2001. 10 Le mouvement anti-raciste qui sort de la marche pour l’égalité s’éloigne vite de l’expérience particulière des jeunes des quartiers. La lutte contre le racisme reste alors cantonnée aux discours et aux campagnes 3 d’une présence provisoire, a empêché que les immigrés ne soient jamais considérés comme des locaux, ni non plus leurs enfants ; ils ne font donc l’objet que de quelques politiques spécifiques portant sur l’aide sociale et le logement (Weil 1991). Cette opposition duale entre « français » d’une part et « immigrés » de l’autre, fortement ancrée dans les représentations, découle aussi du modèle national : assimilationniste, il oppose les français et ceux qui ne le sont pas encore devenus (et dont la couleur de peau, la religion, ou encore l’origine coloniale semble compromettre tout accès à l’universalité). La république ne reconnaissant que les différences fondées sur la citoyenneté/nationalité, ceux qui sont « différents » ne peuvent donc être qu’étrangers. A Londres, l’histoire sociale et politique a favorisé une forte visibilité des groupes ethniques mais sans claire hiérarchie économique. Les familles « Asian », installées dans l’East End, sont confrontées dans les années 1980 à un racisme très violent dans ce qui est alors le cœur de l’extrême droite (Bowling 1998); elles trouveront protection dans la mise en place d’un multiculturalisme municipal, imprimant pour longtemps l’image d’une communauté repliée sur elle-même et ses traditions. Parallèlement la violence économique et sociale des réformes de la période Thatcher se reflète dans la rancœur de familles « White » qui n’ont pu effectuer de « white flight » vers l’Essex voisin, et, bloquées dans des cités de logement sociaux qu’elles ont gardé blancs mais qui se dégradent, se sentent méprisées et abandonnées par les classes supérieures qui promeuvent le multiculturalisme tout en stigmatisant l’échec scolaire, les familles monoparentales et les grossesses adolescentes de ces familles populaires « sans culture » (Dench, Gavron et Young 2006). Enfin, les émeutes de Brixton au début des années 1980 (alors rongé par la pauvreté, la déliquescence urbaine et la violence policière) ont fait naître la figure du jeune « Black », et avec lui celle d’une communauté minée par la drogue, la violence, et la déstructuration familiale (Gilroy 1987). Cette saillance d’une compétition tripartite entre trois communautés s’inscrit aussi dans un héritage multiculturel ancien : les groupes immigrés de l’après-guerre sont dès le début considérés comme un des nombreux groupes culturels formant le Royaume-Uni (comme les Gallois, Irlandais, Ecossais…). D’ « immigrés », ils deviennent très vite « minorités ethniques »11. Certes, les jeunes enquêtés n’ont pas consciemment à l’esprit cette mémoire collective des quartiers populaires construite dans l’histoire locale et décrite ici à gros traits, mais elle imprègne leur rapport à ces territoires marqués par la ségrégation, la stigmatisation et l’exclusion. L’expérience des jeunes dans l’espace public leur rappelle de manière très concrète la fragilité de leur citoyenneté. Dans l’espace public, jeunes Bondynois et jeunes de Newham sont confrontés à une stigmatisation multidimensionnelle en raison de leur âge, de leur sexe et de leur appartenances sociale, territoriale et ethnique. Tous les enquêtés ne sont pas concernés à égalité. A Bondy les jeunes s’accordent pour dénoncer une discrimination que subissent à égalité jeunes hommes Noirs et Arabes ; à Newham il y a débat pour savoir qui, des jeunes « White », « Black » ou « Asian » sont les plus visés. Des deux côtés, ce sont toutefois d’abord des d’opinion (SOS racisme, touche pas à mon pote) tandis que le discours public reste prisonnier d’une thématique de l’immigration, de laquelle il n’est toujours pas sorti : « enfants d’immigrés », « deuxième génération », « issus de l’immigration »… 11 Le British National Act de 1948 accorde aux ressortissants du Nouveau Commonwealth le droit de s’installer, de travailler et de voter sur le sol du Royaume Uni, ce qui fait des immigrés postcoloniaux une force politique à prendre en compte. La résonnance des expériences racistes d’anciens dominions anglais (Ségrégation aux EtatsUnis, Apartheid en Afrique du Sud, sécession de l’Etat raciste de Rodhésie) sur la société britannique, avec laquelle ils partagent une forte proximité culturelle, explique aussi que très tôt les discours et lois sur le contrôle de l’immigration se font parallèlement à la mise en place d’une législation antiraciste, marquée principalement par les Race Relations Acts de 1965, 1968 et 1976. 4 jeunes ayant le moins de ressources, habitant des quartiers stigmatisés et inscrits dans une culture de rue. Ils subissent un très fort contrôle policier12. Les filles et plus généralement les jeunes qui ont plus de ressources (sociales, économiques, culturelles, scolaires…) peuvent plus facilement se protéger (par leur habillement, leur façon de parler, de se déplacer…). Toutefois, la stigmatisation dans l’espace public fait partie d’une expérience partagée. Elle s’appuie sur une expérience collective et mémorielle du racisme et des discriminations. Les mémoires familiales contiennent des récits particulièrement douloureux de racisme subi par les parents ou les grands parents. Les groupes de pairs et la communauté locale entretiennent le souvenir d’incidents ayant touché leurs membres. Enfin, la connaissance des discriminations et du racisme est aussi diffusée par les médias et les cultures jeunes. Cette expérience personnelle et/ou collective de la discrimination se lit dans les discussions informelles dont elle est un sujet courant. Elle est manifeste dans l’usage abondant des catégories ethniques, toujours utilisées pour désigner les uns les autres et surtout très présentes dans les « vannes ». Or les catégories utilisées par les jeunes correspondent essentiellement à une reprise de larges catégories raciales définies nationalement : « Céfrans », « Rebeux » et « Renois » à Bondy (à savoir Français, Arabe et Noir en argot), « Black », « White » et « Asian » à Londres. Héritage de la colonisation, de la décolonisation et de l’immigration, ces catégories sont partagées par le racisme et l’antiracisme. Elles sont la manière dont se dit la différence dans ces deux sociétés. Leur usage intensif est ambigu : s’il traduit la force des catégories dominantes, il manifeste aussi la capacité de résistance et d’autonomie des cultures populaires locales. Ces catégories sont en effet contestées, retravaillées, et transformées par les cultures juvéniles, à l’aide d’un bricolage identitaire, à la fois contemporain et local, qui pioche dans les différents répertoires culturels accessibles (industries culturelles, notamment Américaine et Noir Américaine ; musiques, danses et films de la diaspora ; culture, mémoire et pratiques locales…). D’ailleurs l’usage de ces catégories n’est légitime que dans le groupe de pairs entre jeunes du même milieu : si je me suis aventurée à poser moi-même la question de leurs origines aux enquêtés, lors de discussions informelles de groupes, je me suis souvent fait répondre brutalement, afin de montrer qu’à Bondy comme à Newham, c’était bien moi qui était étrangère et non eux. Etre « Renois » ou « Rebeu », c’est ainsi partager la mémoire collective des quartiers populaires, de la discrimination, de la ségrégation et de l’exclusion, tandis que les jeunes « Céfran » doivent lutter pour affirmer leur appartenance locale et se défendre d’être bourgeois. A Londres, trois mémoires collectives différentes, chacune avec le récit particulier de ses épreuves et de ses luttes, séparent « Black », « Asian » et « White ». Ainsi, articulées différemment sur les deux terrains, les expériences quotidiennes du territoire, de l’espace public et des discussions informelles sont imprégnées de l’expérience de la discrimination ; celle-ci construit aussi le rapport des enquêtés au pouvoir local et aux institutions. Actes de citoyenneté locaux : Le rapport aux institutions locales Les enquêtés dépendent fortement des institutions locales (école, bibliothèque, centres de loisirs, salles de spectacles, mais aussi associations) dans leur parcours scolaire et 12 Article 44 du “Terrorism Act” adopté en 2000 au Royaume-Uni qui facilite arrestations et fouille (Stop and Search) remettant à jour la « sus law », un des déclencheurs des émeutes de Brixton en 1981 ; législation sur l’« Anti-social behaviour » qui réprime les déplacements en bande et rend les membres d’un groupe collectivement responsables si l’un d’entre eux commet un délit ; En France, contrôles d’identité utilisés plus que de nécessité ; Délit d'occupation des halls d'immeuble instauré par la loi sur la sécurité intérieure de Nicolas Sarkozy de mars 2003… 5 professionnel comme pour leurs loisirs. Les tensions qui en découlent amènent les jeunes à questionner leurs droits et leur place dans la société. A Bondy, l’opposition structurante « français »/ « immigrés » appuyée sur une coupure centre/périphérie se retrouve dans la méfiance souvent exprimée envers le pouvoir local et les institutions. Cette méfiance est forte chez les enquêtés ayant le moins de ressources et le plus exposés à la stigmatisation : les garçons et jeunes hommes, habitant les grandes cités des ZUS, déscolarisés et sans profession. Aux yeux de ces « galériens », les institutions locales, dont ils dépendent pourtant tout particulièrement, sont toujours suspectes de vouloir les « éduquer », les « animer », les « ranger », les « fliquer », les traiter comme des pauvres ou des « sauvages ». Pour avoir à leurs yeux une crédibilité minimum, les initiatives associatives doivent se détacher visiblement du pouvoir municipal, perçu comme un instrument de domination. Cette méfiance rappelle la « culture oppositionnelle » décrite par Ogbu (1978) à propos des jeunes Noirs Américains ; culture oppositionnelle qui s’accompagne en effet d’un rejet ostentatoire de la société majoritaire, de ses institutions et des voies légitimes de la réussite : l’école, le travail ouvrier, la légalité… Pourtant un processus d’ethnicisation réciproque, fortement lié au modèle national, est aussi indéniablement à l’œuvre : dans un cadre où toute particularité culturelle ou religieuse est suspect de « communautarisme », ces institutions qui veulent « éduquer » les enquêtés semblent surtout chercher à les « assimiler ». Olivier Masclet (2003) a décrit l’échec de ces mairies populaires traditionnellement de gauche à intégrer les jeunes issus de l’immigration en partie à cause de ce rapport postcolonial. L’enquête de terrain en fournit également une démonstration : Carnet de terrain : Mardi 11 mars, pot de l’amitié à la mairie après la victoire PS aux municipales. Amin, jeune employé à la MAO m’explique avant d’entrer : « dedans tu dis que le PS c’est super, Sarkozy c’est nul, faut pas parler de sa campagne, tu dis les femmes elles doivent pas porter le voile nulle part, ni à l’école ni en prison, ni dans les hôpitaux… voilà. Ici la politique c’est voilà, dans le sens du poil ».(…) Plus tard, vers le buffet : Amin : « où est le porc, je veux du porc ! » Mairie, service jeunesse, école, bibliothèque, piscine, les « galériens » se plaignent d’être constamment suspects de « différence » et de manque d’ « intégration » ; ils sont ainsi paradoxalement « ethnicisés » par une politique républicaine censée ne voir que les individus. Les enquêtés qui sont à la fois moins objets de stigmatisation et ont plus de ressources pour y faire face (qu’ils soient filles, de milieu social plus favorisé, habitants des zones pavillonnaires, ou/et lycéens) sont moins critiques envers les institutions locales. Certains y sont indifférents (ils souhaitent surtout fuir un territoire et un milieu social qu’elles représentent) mais beaucoup s’y investissent, qu’ils y trouvent une forme de première insertion professionnelle et/ou de premier engagement pour aider les plus jeunes. Le sentiment de l’humiliation des parents immigrés n’est pas absent de ces logiques de réparation. Les jeunes sont très sensibles aux actions de la mairie témoignant d’une reconnaissance de leur héritage familial : Par contre je trouve que [le maire de Bondy] a un respect, et ça pas parce que je suis musulmane, mais je trouve qu’il a un respect envers notre culture. Par exemple on a construit la mosquée de Bondy, il est venu, il l’a inaugurée. Quand c’est l’Aïd, il est venu. Il nous a souhaité une bonne fête et tout. Et ça, ça se fait pas partout. C’est vraiment pas… je trouve franchement Bertrand Delanoë… Terminale ES et L, Bondy 6 Je n’ai pas retrouvé la même défiance envers les institutions locales à Newham. Une tradition ancienne de décentralisation, qui se traduit notamment par une part importante des services locaux (conseil juridique, aides familiales, formation professionnelle, « mission locale ») déléguée au secteur associatif (la « communauté locale »), peut l’expliquer. Il est vrai aussi que Newham, un des districts les plus pauvres d’Angleterre, est aussi considéré comme une vitrine de l’action du New Labour envers la jeunesse. La philosophie de ces actions est toutefois très différente : la participation aux actions de formation et d’insertion est souvent rémunérée (les jeunes gagnent 50 pounds s’ils viennent régulièrement aux séances). Surtout, aucun travail d’acculturation ou d’éducation n’est mené en parallèle ; le discours est au contraire centré sur le jeune, ses envies, ses pratiques, son mode de vie… Le multiculturalisme municipal n’est pas non plus étranger à ce rapport peu conflictuel entre jeunes et institutions locales. Les services linguistiques, l’adaptation aux particularismes culturels, la reconnaissance des fêtes religieuses, nationales - fêtées souvent officiellement par la municipalité - et plus généralement le travail important de vigilance par rapport aux discriminations dans les institutions locales, joue un rôle de reconnaissance des parents immigrés et des héritages familiaux des jeunes. Et surtout, une part importante de l’encadrement, scolaire, associatif, religieux, est prise en charge par des structures communautaires. Ainsi, contrairement à Bondy, les jeunes parlent peu de la question de la reconnaissance de leurs héritages. Les critiques qu’ils adressent au pouvoir local et à ses institutions, sont beaucoup plus directement socioéconomiques (il n’y a pas assez de moyens, les actions menées sont du saupoudrage…) ou concernent les relations entre générations. Les discours les plus amers touchent à la stigmatisation des « jeunes » dans l’espace public et au fort durcissement de la répression policière13, sous le double effet du terrorisme et de la campagne anti-« gang and knife crime », aux conséquences sociales très concrètes (augmentation des interpellations et des peines de prison, « criminal record » qui rend impossible toute insertion professionnelle ultérieure). Par contre les enquêtés critiquent parfois l’importance donnée pour les représenter à des notables de la « communauté » qu’eux-mêmes ne reconnaissent pas; certains se moquent de ce qu’ils considèrent comme des extrêmes ridicules des politiques multiculturalistes, comme de remplacer « happy christmas » par « happy holidays » afin de ne discriminer aucune religion ; enfin d’autres s’énervent de petites injustices, comme cette lycéenne qui se plaint d’horaires réservés aux juifs orthodoxes dans la piscine de son quartier alors qu’elle-même ne peut prétendre réserver le bassin pour ses amis. Les établissements scolaires L’école joue un rôle essentiel dans la socialisation juvénile et fait l’objet de très fortes attentes : avec la crise économique et la massification scolaire, elle semble la seule clef de l’ascension sociale. Les espoirs sont particulièrement forts chez les familles immigrées pour qui la trajectoire scolaire des enfants doit justifier – voire racheter – les sacrifices de la migration. Or les relations entre l’école et son environnement social et culturel diffèrent fortement entre Londres et Paris. 13 La relation entre jeunes hommes et police est au centre de très forts sentiments d’injustice sur les deux terrains. Une différence de taille toutefois révèle l’importance des modèles nationaux. En Angleterre, le Macpherson Report (1999), écrit suite au meurtre de Stephen Lawrence, un jeune Noir dont les policiers avaient laissé repartir libre les meurtriers, a conclu au caractère institutionnellement raciste de la police. La différence est de taille avec la France, où la question du racisme dans l’action de la police est très loin d’être l’objet d’un discours officiel. Ceci m’a permis d’observer une scène peu probable en France : lors d’une rencontre avec des jeunes dans un centre social, un policier répond calmement à la question d’un éducateur sur le racisme institutionnel au sein de la police, en détaillant les actions menées pour lutter contre. Un sujet aussi conflictuel est ainsi partiellement dédramatisé par une tradition de transparence et de consensus en Angleterre. 7 En France, l’école républicaine est « indifférente aux différences » ; elle doit assurer un enseignement et une réussite égale aux élèves, peu importe le milieu où elle est implantée. Pour former des citoyens, elle amène les élèves à se détacher de leurs particularités familiales, culturelles, locales, considérées comme des handicaps14. En fait, loin de l’indifférence proclamée, les appartenances culturelles des jeunes enquêtés sont perçues comme problématiques pour leur bonne réussite dans l’école républicaine et leur intégration dans la société15. Or les discours des jeunes Bondynois abondent sur la méconnaissance de leurs héritages par l’école. Ils critiquent particulièrement la partialité des programmes et la faible place faite à la colonisation et aux guerres d’indépendance. Ils parlent beaucoup de Hitler, ce qu’il a fait aux juifs. Mais ils parlent pas de ce que les colons ils ont fait en Afrique, ils en parlent pas. - C’est clair que regarde le truc de Guy Moquet, enfin je sais pas, il a écrit une lettre, qui nous faisait pleurer et tout, ils ont mis des films ; enfin ils passent pas des films d’Algériens qui ont été tués hein ! Ils font pas pleurer la France avec ça ! Premières L, Bondy Ce n’est pas au nom d’une reconnaissance particulariste, mais bien au nom des valeurs apprises à l’école, et de l’impartialité de la République, que les lycéens dénoncent les programmes. D’autant plus qu’ils ont connu souvent au collège la loi sur les conséquences positives de la colonisation. On parle de l’école républicaine, j’en entends parler tous les jours. Nicolas Sarkozy, enfin avec l’arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy encore plus, mais moi je trouve pas les valeurs qui sont soi-disant incarnées par l’école républicaine : on pose des tabous, alors qu’ils n’ont pas lieu d’être. OK la France elle a merdé sur ce coup-là [la guerre d’Algérie], mais tant pis. C’est justement ça qu’il faut. Quand je dis je suis française, mon histoire elle va des gaulois jusqu’à aujourd’hui tu vois, jusqu’à Nicolas Sarkozy. En passant par Jeanne d’Arc, par Napoléon qui a gagné telle ou telle victoire, qui a perdu telle ou telle victoire, c’est ça. Terminale ES, atelier Sciences Po, Bondy. Les arguments des lycéens mêlent ainsi idéal d’universalité et récit national, dans un discours très républicain. Les règles de vie dans l’établissement font aussi l’objet de débat, comme la laïcité et l’interdit du port du voile. C’est justement au nom de la laïcité, mais aussi de la liberté individuelle, valeurs enseignées par l’école, que cette même élève critique la loi. Je suis quelqu’un de super laïque, je suis pour la laïcité à 100%, c’est le truc que je défendrai toute ma vie ; mais si tu veux interdire comme elle a dit à des élèves d’afficher leur conviction religieuse, je trouve ça choquant. Mais ce que je trouve normal en tout cas c’est que les fonctionnaires, t’sais tous les représentants de l’Etat ne le portent pas ; ça je trouve ça normal. Parce 14 Jean-Paul Payet (1995) a montré la forte coupure entre établissements scolaires et parents populaires à travers la construction de l’image des familles problématiques. 15 De nombreux travaux ont montré comment l’absence de réflexion sur les héritages des élèves se traduit par de nombreux conflits, tendant à entraîner, paradoxalement, une ethnicisation des élèves. LORCERIE rassemble plusieurs études de cas montrant les tensions et incompréhensions qui résultent dans la vie scolaire de ces processus d’ethnicisation des élèves par l’institution. SANSELME, étudiant les logiques d’ethnicisation au lycée Alfred Nobel de Clichy-sous-Bois, montre comment le Ramadan est construit comme problématique par l’équipe d’encadrement et est tenu responsable des troubles dans l’établissement (sans augmentation objective, en fait, des troubles ce mois-là). 8 que t’es représentant de l’Etat et t’as pas à afficher tes convictions religieuses. Mais en tant qu’individu, je trouve que…(…) La kippa c’est un signe de soumission à Dieu, le turban aussi. C’est un choix de vie que tu fais et on t’empêche (…) C’est une entrave à la liberté. (…) Après un policier, un représentant de l’Etat, c’est vrai que je trouve pas ça normal : genre en Angleterre, je trouve ça condamnable que les profs portent des voiles. (…) je trouve pas ça normal, c’est vrai. Dans les institutions, on est laïque, on n’a aucune religion. Mais après les citoyens ils font ce qu’ils veulent ! Terminale ES, atelier Sciences Po, Bondy Or c’est bien au nom de son statut de citoyenne, et en tant que citoyenne, que cette élève conteste la loi, comme le montre l’échange avec une camarade, moins critique, qui ne se reconnaît pas le droit d’intervenir dans ce débat démocratique. Regarde : la France c’est comme ça. Genre à la base, enfin genre ses parents ou quoi sont venus en France et tout, elle porte le voile, certes. Mais maintenant c’est comme ça que ça marche, t’accepte ou t’accepte pas. - Mais c’est pas ça !!! C’est nous la France aujourd’hui. - Mais même, en France c’est toujours resté comme ça ; après quelqu’un qui met une grande kippa je vais lui dire la même chose, quelqu'un qui met une grande croix je vais dire la même chose ! (…) C’est comme ça, c’est les textes, t’accepte et puis c’est tout.(…) - Attends mais les règles c’est nous qui les mettons aussi ! Heureusement qu’on est en démocratie aussi ! c’est nous qui les mettons les règles.(…) dans ce cas-là on bouge pas !! On aurait pu dire la même chose pour l’avortement : « ben nan c’est comme ça, c’est comme ça ! On fait rien du tout ». Terminale ES, atelier Sciences Po, Bondy Ces lycéens articulent leurs critiques à l’intérieur du discours républicain pour dénoncer les contradictions de l’institution ; ils s’affirment par-là même citoyens. De nombreux élèves, au parcours scolaire plus douloureux, n’ont toutefois pas les ressources pour articuler de tels discours. Les contradictions visibles entre discours et enseignements de l’école et ses pratiques, risquent de se traduire alors par un rejet plus radical de l’institution, ou du moins une défiance envers l’institution voire envers les savoirs enseignés. Ne voulant pas s’en laisser compter par une institution qui n’est plus légitime à leurs yeux. Note d’observation, lycée de Bondy, mardi 12 mars. Dans l’annexe de la salle des professeurs, deux enseignants discutent en corrigeant des copies. Ils se plaignent que les élèves ne les contredisent plus en cours, mais n’en pensent pas moins, qu’ils copient en silence et remettent le cours dans les devoirs, mais sans y croire. Par exemple à propos de l’évolution : ils « recrachent » tout très bien. Mais si on leur demande vous y croyez ? – ben nan, on n’est pas si bête quand même. L’autre enseignant : « à croire qu’on invente tout chez nous le soir ». Le premier, nostalgique : avant il y avait du répondant. Il y avait toujours à un moment un grand débat sur la Shoah. Maintenant plus rien, mais ils n’en pensent pas moins. Avant au moins sur le politique ils réagissaient, maintenant même plus. Je vais devoir faire de la « provoc » : la prochaine fois ce sera : « alors la soi-disant Shoah… ». A Newham, les questions d’héritage culturel ou religieux sont peu présentes dans les entretiens. En effet, les héritages culturels des élèves sont là pris en compte et enseignés. Le fonctionnement même de l’école est adapté aux différentes cultures des élèves : les fêtes principales des différentes religions sont fériées dans les écoles du district (Eid-ul-Fitr, Eid9 Ul-Adha, Diwali, Guru Nanak's Birthday, Christmas, Good Friday and Easter Monday), et des suivis personnalisés sont assurés pour les élèves qui ne sont pas anglophones. Even in the school, the children they get education of every religion, every culture, festival, everything: what they wear, what do we have to (…) They teach the children from a young age: when you see outside a woman wearing scarf, what does it mean. If a man is wearing a head scarf, what does it means. So they teach them that. So I think with the British, from culture to religion, they educate us and teach us everything around us. It helps you to choose what do you wanna practice. Fille, 21 ans, animatrice et étudiante, réfugiée Somalienne, venue à 14 ans. Le « Black History Month », célébré dans tout le pays, est l’occasion d’organiser dans les établissements scolaires (mais aussi dans les associations et les centres de loisirs) activités et enseignements autour des cultures minoritaires ; ceci n’empêche pas certains élèves de trouver que l’on y parle plus de l’histoire des Etats-Unis et des Afro-Américains que de l’histoire proprement des Noirs britanniques. Surtout, le rapport de l’école anglaise à son environnement est très différent : former de bons britanniques, c’est former des individus bien intégrés dans leur famille et leur communauté locale. De nombreuses activités de l’école sont ainsi tournées vers le quartier ; le bénévolat local est fortement encouragé et il peut s’avérer décisif dans la sélection à l’entrée des universités. Cet engagement local n’est pourtant pas du goût de tous. Les bons élèves du lycée catholique du district ne se sentent rien devoir envers un environnement urbain et social qu’ils aspirent essentiellement à quitter. Une élève qui participe à une organisation de développement local (TELCO, The East London Communities Organisation) explique désabusée qu’elle s’en passerait bien si ce n’était pour son dossier universitaire: Even TELCO, if I didn’t had to do it, because I want to look good for my university thing, I wouldn’t be part of TELCO. Like, to me, personally, I cannot give back to the community, cause really, community hasn’t done anything for me. Like, so… I’m not gonna give back something that hasn’t been given to me, so why I’m giving back? So… there’s a lot of things government need to think. Fille, St Angela and St Bonaventure 6thForm, Newham. Place de l’autonomie culturelle dans les institutions locales Enfin, l’analyse de l’offre culturelle locale est aussi révélatrice des différences de relations entre institutions locales et jeunes. Ceux-ci sont confrontés à un espace culturel légitime extrêmement réduit à Bondy tandis qu’ils bénéficient d’une plus large autonomie culturelle16 à Newham. 16 Ceci amène à réfléchir non pas sur une différence d’élitisme entre ces deux sociétés européennes où la culture légitime tient une place également importante comme mode de distinction des élites, mais plutôt sur le degré d’autonomie culturelle laissée dans chacune d’elles aux catégories « minoritaires ». Autrement dit, au mode d’intégration sociale des deux sociétés. Adrian Favell (1998), comparant les philosophies fondant les modèles nationaux français et anglais, souligne l’importance de l’idée de tolérance et d’autonomie dans la philosophie politique anglaise. Celle-ci est concernée dès l’origine par la protection de la liberté individuelle et les limites à poser à l’autorité politique centrale, ce qui se traduit par « the pragmatic concern of toleration and the recognition of autonomy, as the best means to a moral social order, freedom, and the benefits of social flourishment and progress » (p.142). Cette préoccupation pour la tolérance s’ancre dans une philosophie utilitariste et n’est pas dépourvue de paternalisme : « The origin of trust, civility and a multi-faith society lies 10 A Bondy, l’offre culturelle locale est nettement segmentée entre les cours très légitimes du conservatoire municipal et un secteur explicitement social dirigé vers les jeunes en difficulté et centré autour du hiphop et de la « culture de rue ». Au milieu, la salle des fêtes produit tout au long de l’année des musiques « du monde » destinées aux diverses « communautés locales » comme l’explique avec dépit le directeur du service culturel (rebaptisé « service des cultures »). Cette segmentation laisse peu de légitimité aux bricolages culturels et identitaires des enquêtés. Leur autonomie culturelle se trouve pressurée d’un côté par la forte domination de la culture savante, ne serait-ce que dans le cadre scolaire, qui discrédite toute production culturelle qui n’a pas les codes dominants, de l’autre par l’idéal très abstrait d’intégration et de laïcité, qui concrètement se traduit par une forte méfiance envers ce qui ne relève pas de la seule « culture française ». Cette injonction étroite et paradoxale de « l’intégration » (Sayad 1999) est au centre de nombreuses discussions. Carnet de terrain, dimanche 9 mars 2008, répétition avec les musiciens d’un groupe local de Soul/RnB : B. plaisante : « Les Camerounais y a que ça, heureusement qu’on parle pas la même langue, sinon ! » M. prend la guitare. Il part d’abord sur des airs de jazz, de soul, on improvise. Puis lance des airs africains. Le groupe part sur des chansons camerounaises en riant bien. Grande ambiance. A. coupe court : « bon faut s’intégrer là ! » Repris par les autres : B. : « oui oui, faut s’intégrer ! » A. lance : « je vous parle d’un temps… » T. à son tour : « toi l’auvergnat qui sans façon… » Finalement ce sera tous ensemble: « Baïla la bamba… » L’offre des institutions culturelles du district de Newham ne présente pas cette segmentation. L’équipement phare propose formations et performances qui mélangent ouvertement les genres ; théâtre classique, performances urbaines, comédie musicale, pratiques traditionnelles, sont mêlés au cœur des mêmes projets. Ces lieux de pratiques mixtes sont fortement liés à l’enseignement scolaire : les élèves du secondaire comme du supérieur sont encouragés à poursuivre des formations artistiques valorisées dans le cursus à la hauteur des autres matières17. Alors qu’en France les enquêtés doivent choisir entre la « culture jeune », celle des origines et « La Culture », il n’y a pas de contradiction Outre-manche où danse hiphop et chant R’n’B, musique indiennes et africaines, ouvrent sur la comédie musicale qui elle-même ouvre sur Shakespeare et inversement. Dans ce cadre, les recompositions identitaires des jeunes enquêtés trouvent beaucoup plus facilement leur place sans être suspectes. D’autant plus qu’à côté des institutions, la production musicale britannique offre des possibilités importantes aux différents mouvements musicaux populaires et underground, comme aux ultimately with this thought: with the idea that members of minority faith, who often believe in bizarre and repugnant practices, have to be recognized themselves as having souls that can be saved. Or, in words more familiar to our modern idiom, an autonomy of their own » (p.141-142). L’autonomie culturelle laissée aux catégories populaires et minoritaires participerait de cette philosophie pragmatique selon laquelle le bien être de tous est lié à la possibilité de chacun de faire des « expérimentations de vie » (« experiments of living » p.140). Inversement, on comprend qu’en France, dans une société très centralisée où c’est l’Etat qui protège les citoyens de la tyrannie des groupes intermédiaires, l’autonomie culturelle des catégories populaires et minoritaires n’est pas un objectif. Au contraire, ces catégories doivent attendre leur libération de l’école Républicaine. 17 Le 6th Form public du district propose comme activités musicales 2010-2011 : cours d’instruments en piano, batterie, tablas, sitar et guitare ; Claquettes, danse urbaine, Bollywood dance, Capoeira, danse contemporaine, ballet ; écriture et enregistrement de chansons, production d’évènements ; Ensemble de musique, Orchestre en instruments recyclés, chœur Gospel, ensemble de musique South Asian. 11 niches et segments « ethniques » (avec de nombreux festivals de musique Asian ou d’Asian R’n’B par exemple) qui, jusqu’à présent plus timides, se développent aussi en France18. L’expérience de rapports plus ou moins conflictuels avec les institutions locales donnent naissance à des discours plus généraux sur les sociétés française et britannique, à travers lesquels les jeunes questionnent et transforment les modèles de citoyenneté. Discours de citoyenneté Alors qu’à Bondy les enquêtés mêlent discours passionnés sur la République et ses institutions et les questions d’héritage colonial, de particularités culturelles et de discrimination, ceux de Newham parlent beaucoup moins des institutions et abordent les questions politiques essentiellement en termes d’économie et de classes sociales. Des deux côtés, les jeunes remettent en cause les tentatives de stigmatisation, de catégorisation, et affirment leur individualité et leur citoyenneté. Fracture coloniale / fracture sociale ? Les jeunes Bondynois parlent abondamment et avec beaucoup de passion de citoyenneté. Et ce d’abord à propos de la nationalité : sont-ils ou non Français et surtout sont-ils considérés comme tels ? La carte d’identité, sa signification et ses effets, cristallise souvent les débats. Plusieurs thématiques sont présentes. Celle des attentes et des espoirs des parents qui disent à leurs enfants « toi tu es français », espérant ainsi qu’ils auront le droit à une meilleure vie, et les enjoignant à ne pas accepter ce qu’eux-mêmes ont subi ; comme ce père disant à son fils qu’il ne doit pas être éboueur puisqu’il est français. Mais la carte d’identité est aussi associée aux nombreux contrôles d’identité : elle symbolise la contradiction entre l’égalité proclamée et la réalité des discriminations. Beaucoup affirment que malgré leur carte d’identité ils ne seront jamais considérés comme des français à part entière. Les enquêtés à la fois les moins exposés à la stigmatisation et ayant le plus de ressources personnelles pour y faire face, s’en moquent et affirment avec passion leur assurance d’être citoyens : Je rentrerai jamais dans leur logique et je rentrerai jamais dans leur jeu. (…) Si tu veux je me sens au-dessus de ces gens là. Si eux ils ont pas l’intelligence de me reconnaître en tant que citoyenne, moi je suis tellement sûre de moi, je suis tellement sûre d’être française, je suis tellement sûre d’être en règle, que pff ! je m’en bas les couilles. Fille, Terminale ES, Bondy Pour les autres, reste la stratégie du retournement symbolique. Roni, 20 ans, sans formation ni travail, qui vient d’obtenir sa carte d’identité, la montre à la ronde : « on les a eus, on les a eus ! Ils sont venus chez nous, maintenant on est chez eux ». Cette revanche très symbolique montre comment la carte d’identité française reste pour lui chargée d’un héritage colonial. Or ces discours importants sur la nationalité et la citoyenneté sont nourris de références à la république et à ses valeurs, pour proclamer ces dernières ou dénoncer le fait qu’elles ne soient 18 En témoigne par exemple le concert d’artistes hip hop « Maghreb United » organisé à Paris samedi 10 avril 2010. Concert rap, Raï et R’n’B, il avait été annulé dans plusieurs villes à la demande d’élus politiques s'indignant des « appels à la haine et à la violence de pseudo-chanteurs n'ayant de cesse de bafouer et d'insulter nos valeurs nationales et tous ceux qui sont chargés de les faire respecter » (Le Parisien, 4 avril 2010). Se lit ici la double dé-légitimation dont ces chanteurs font l’objet : illégitimité en tant que valeur de la musique « pseudochanteurs », illégitimité « minoritaire » d’artistes accusés de « bafouer et insulter nos valeurs nationales ». 12 pas réalisées. La France prétendument pays des Droits de l’Homme est l’argument favori des jeunes Bondynois pour dénoncer les injustices, et d’abord, les discriminations. Ce serait revenir à t’expliquer tout mon parcours, toute ma vie. Y a des évènements dans ma vie qui m’ont fait prendre conscience que putain merde je suis française et on ne me reconnaît même pas française ! tout ça pour quoi ? parce que je suis un peu plus bronzée que la norme ; ça va pas ou quoi ?! parce que je suis un peu plus bronzée je suis plus conne qu’une autre c’est ça !!! (…) Je pense que c’est d’abord lié à ma condition sociale : j’ai baigné dans, J’ai toujours vécu, j’ai toujours vu, je sais pas, mes cousins... des gens autour de moi plus grands qui ont fait des bac+5 et qui ont pas de travail. (…) Je ne me bats pas contre les discriminations plus qu’autre chose. Je me bats contre l’injustice sociale. Et la lutte contre les discriminations entre dans ce... des discriminations ethniques, sociales, tout ce que tu veux : sur le sexe, sur le handicap.... parce que je réduis pas la notion des discriminations enfin je réduis pas les discriminations à la discrimination raciale. Tout mon combat politique, ce qui me donne envie de me réveiller le matin, c’est de me dire putain merde je suis dans un pays comme la France, qui est censé incarner les Droits de l’Homme et y a encore de l’injustice ! Terminales, Atelier Sciences Po, Bondy. Les discriminations renvoient les jeunes enquêtés au sentiment d’être citoyens de seconde zone, situation qu’ils expliquent par leur appartenance indissociable à la banlieue et à l’immigration, et par la prégnance de l’héritage colonial en France. Celui-ci est au centre de nombreux débats et il se reflète directement dans les productions et consommations culturelles des enquêtés. Le hiphop local a toujours été fortement politique ; il mobilise abondamment les références à la République et à son passé colonial, comme par exemple le disque « Ecoute la rue Marianne », fait après la mort de Zyed et Bouna et dont les samples ont été réalisées par un jeune Bondynois. Plus largement les très nombreux bricolages identitaires et culturels des lycéens sont très souvent politisés. Ils répondent à un débat public où effectivement, dans une société qui se pense culturellement homogène, toute expression minoritaire est posée comme un problème politique : s’affirmer Noir, parler des conséquences négatives de l’esclavage, fêter la victoire de l’équipe de foot d’Algérie, est perçu comme un manque d’intégration républicaine et un geste politique. C’est là un effet paradoxal de la neutralité républicaine qui fait de toute particularité individuelle, culturelle ou identitaire, censée relever de la sphère privée, l’objet d’une scrutation et d’un discours politique. Ainsi finalement, ce qui est un choix personnel au Royaume-Uni apparaît comme un acte politique en France. Les discours entendus à Londres contrastent fortement avec ce tableau. Le terme « citizenship »19 ne fait pas grand sens auprès des enquêtés pour qui être ou ne pas britannique est surtout une question pratique. Si les britanniques n’ont pas de carte d’identité, le passeport est de plus en plus demandé pour accomplir de nombreuses démarches locales (s’inscrire à l’école, trouver un emploi, ouvrir un compte bancaire…) et c’est l’intérêt essentiel, avec celui de pouvoir voyager, que les enquêtés mentionnent à propos de la citoyenneté britannique. D’ailleurs, des lycéens se moquent de la couleur du passeport (« It’s just a red passport, nothing else (…) I’d prefer a rainbow passport” Garçon, 16 ans), d’autres disent qu’à choisir elles auraient préféré la nationalité Américaine plutôt que ce pays « rubbish » et 19 Malgré la montée du thème dans l’agenda politique et l’enseignement, depuis la campagne pour une « citoyenneté active » lancée par John Major en 1991. 13 son mauvais temps. Plus profondément, beaucoup de jeunes expriment leur difficulté à se dire « british », terme qu’ils ont du mal à définir et qui évoque pour beaucoup d’abord quelqu'un blanc de peau. Ils n’y attachent pas de valeur particulière: I don’t know, I just can’t define the world “British”: I say “I’m half British”. I’m born here, my parents are born here as well, it’ just their parents that came over like in the 60s, but I don’t feel British. I don’t feel British at all, to be honest. I just feel like me. Newham 6th Form College I don’t know if it’s just us in particular. I don’t know. There’s a lot of people who are proper British, like their parents are British, their parent’s parents are British. Maybe they more feel like, They have a sense of belonging to England, in general or something. But I don’t think we, we, we really have that, that link with England. It’s like, If we had to move, like it would’nt have been England that we gonna miss, it would be our friends and things like that. It doesn’t really mean anything to us like. It’s not... that doesn’t define me as an individual. I could live everywhere. St Angela and St Bonaventure 6thForm, Newham. Les seuls enquêtés qui se disent sans difficulté être « british », sont des jeunes filles blanches, de familles traditionnelles de l’East-end, assez fières d’être britanniques et anglaises, ainsi que les étudiants les plus âgés de mon échantillon. De même, contrairement à la France, la question de la citoyenneté n’est pas reliée à la question de l’héritage colonial. Celui-ci est d’ailleurs quasi inexistant chez les jeunes de Newham. Les seuls discours mobilisant le passé colonial sont ceux critiquant l’engagement du Royaume-Uni dans la politique étrangère, analysé comme une ancienne volonté de puissance - ou plus étonnamment comme le besoin de racheter ses fautes du passé -, ou ceux simplement moquant une volonté de distinction de l’Angleterre que ces jeunes trouvent dépassée, ridicule et pénible : The British are really insecure of their past. Because they have done so much arm. Anything that pops up, they need to be there, to show they are doing something. But it all comes down to letting go off the past and forgive and forget, they have been forgiven for. Or I think most people have forgiven them for the past, for trouble they have caused. (…) If the British accept that the past is the past, they can move on. We think we’re superior to the rest of the world. This is no longer the British Empire, it’s 21 century! Get on with it. Do things efficienly! Like I don’t understand, Britain just has to be so different to everyone! Why can’t we just have Euros? That would make everything so much easier. You can go to different countries without to change your money. We’re part of Europe. Why can’t we be 100 percent part of Europe? (…) Because Britain wants to be different. Why? Get on with it! There’s no need ! St Angela and St Bonaventure 6thForm, Newham. Ainsi, contrairement à la France, les pratiques et appartenances culturelles et religieuses des enquêtés sont très peu politisées. Au contraire, les jeunes de Newham problématisent leurs discours politiques essentiellement en termes de classes sociales. Ils proclament leur appartenance à la « working-class » (« Working class makes you, you’re more active like, you do more things to get your money ») et l’opposition à la « middle-class » (« Middle class 14 people literally chill in front of a computer screan, and sit there and earn money. And they’re just sitting there! » 6th Form St Angela) et ce d’autant plus après les élections législatives de 2009 qui ont vu la victoire des conservateurs et des libéraux démocrates. La défaite du Labour se traduit très concrètement pour eux par la disparition de nombreuses aides quotidiennes (carte de transport, subventions, augmentation du prix de l’université), rendant encore plus difficiles leur quotidien et celui de leurs proches. Quand un de leurs proches dit voter conservateur, les jeunes ne leur reprochent pas moins que la trahison de leur milieu social. He said: Mariam, you know, I’m gonna vote Conservative. I said : listen, but you’re forgetting that we’re all working class over here yeah, who’s going, everything, NHS is going, travel is gone, all these EMA, all these benefits that we’re getting now, that are helping us, to live and survive, they’re gonna be taken away from us and you’re happy with that? (…) they favor middle class and not working class (…)(…) Labor was good for us. Labor was very good for us. They actually supported the working class. They encourage us (…) I’m just so unhappy. The conservatives shouldn’t be in power. Newvic 6th Form college Appartenir à la working-class, c’est partager une expérience sociale dévalorisée que ne peuvent comprendre les personnes de la middle-class, que ce soit David Cameron ou même les sociologues : They’re a lot of intelligent working class people out there, and they never think you know, I don’t think he ever think, David Cameron, because he can’t... The reason why he’s doing what he’s doing is, because he never had to understand what it feels like to be a working class person, and because of that, he doesn’t know that there are people out there, young people out there who are bright intelligent, who could make this economy so much better, and other things like that. (…) - You know we’re doing poverty sociology yeah, and we’re going through those causes, original causes and thing, and they say: the boys weren’t into education and blablabla. And that’s not our fault. It’s because we’re put down, they’re putting us down, and they’re making us think working class people can’t do anything, so therefore we’re just ok, fine, I’ll back up, why should I lose my time in school when I can’t go and get into a good uni? When I can’t get a good qualification? - I’m gonna get into a great university, and I’m gonna get good qualification, I’m getting a goog job, I don’t care, I don’t care. - I think the society is really unfair. It’s really really unfair. The difference between race, religion, and your class. - I think class is the greatest. - Forget about. I think race and class work hand in hand. I think race is number one, because, I think race is number one. Cause even if you’re a middle-class person, and you’re an ethnic minority, imagine just what you had to do, just to get there, and what you have to do to stay there, you understand , whether if you’re a white middle class person, you don’t do nothing. A lot of white middle class people, they barely don’t do anything and there’ getting to the top university. Okay fair enough they work hard, but we work as hard. Newham 6th Form College 15 Les lycéens de Newham ne détachent pas forcément question « raciale » et question sociale mais formulent les questions politiques en termes sociaux. D’ailleurs, s’il est tentant de rapprocher cette opposition « middle-class »/ « working-class » de l’opposition mobilisée par les jeunes Bondynois entre la banlieue populaire et les classes dominantes, ce n’est pas totalement juste : car la question des héritages culturels et du déni de citoyenneté est central dans la deuxième, presque absente dans la première. Actes de citoyenneté Sur ce bilan, les enquêtés articulent des discours affirmant leur place de citoyen, leur individualité. Appelant à transformer les frontières symboliques et sociales et à créer de nouvelles conceptions de la citoyenneté, ce sont de vrais actes de citoyenneté. D’un même mouvement, ils s’inscrivent dans le cadre des modèles nationaux, et ils les transforment. Les enquêtés Bondynois trouvent dans le modèle républicain à la fois l’origine des obstacles à leur citoyenneté et les moyens de les vaincre : c’est au nom de ce modèle que les jeunes sont rejetés comme autres, étrangers, non laïcs, non républicains. Mais c’est au nom de celui-ci que les jeunes dénoncent ces obstacles et entendent bien lutter contre les discriminations. Nombre d’entre eux rejettent violemment toute « discrimination positive », toute politique de « quotas », au nom de l’universalité. Comme le dit un élève de première, ils ne veulent pas plus ou moins de « discrimination », ils veulent l’ « égalité ». L’invisibilité que promet la République, l’indifférence aux différences, le traitement égal de tous les citoyens, les jeunes Bondynois y aspirent d’autant plus fortement que résonne en eux la violence d’expériences personnelles, familiales ou sociales de discriminations et de racisme. « Ils arrivent pas à s’intégrer tout seuls, on est obligé de mettre en place des quotas ». Ben nan !! Ils nous réduisent ! (…) mon père je suis désolé, il est venu à 16 ans, il marchait dans la rue, on l’appelait le bicot, les policiers ils l’appelaient le bicot, ça, ça marque quand même, je te dis ça, j’ai les larmes aux yeux parce que ça me fout les boules !! Il… il a été réduit à son identi… (elle s’interrompt les larmes aux yeux). J’ai pas envie d’être réduite à mon origine. (…) - Imaginons, bon je prie Dieu pour que ce soit le cas : imaginons, je rentre à Sciences Po, j’ai un master Affaires Publiques… - Inch’Allah - … malheureusement je rate les concours de la fonction publique, je suis obligée de repartir vers le privé. On me propose une place de cadre avec des quotas et une place au Macdo. Et bien, le Coran, je préfère aller nettoyer les chiottes du Macdo plutôt que d’être prise parce que je suis Arabe. Parce que je suis pas que ça, je suis citoyenne ! Terminale, Atelier Sciences Po, Bondy. Les jeunes les plus engagés dans le système scolaire sont peut-être ceux qui ont le plus de foi en un modèle républicain qui en dernier recours les protégera : la fonction publique et l’anonymat des concours leur semble un rempart contre les discriminations du privé. Par contre, les enquêtés réclament la réalisation effective de l’idéal républicain, et particulièrement d’une vraie indifférence aux différences. Contrairement aux générations précédentes qui cherchaient plutôt l’invisibilité, les jeunes Bondynois affirment haut et fort leurs héritages familiaux. Ces derniers sont pour eux loin d’être incompatibles avec leur citoyenneté française : ils la nourrissent. Les jeunes redéfinissent et inventent alors des identités originales, identités française et africaine, française et musulmane, française et arabe, en piochant dans divers répertoires culturels. Les personnalités françaises noires et/ou 16 musulmanes inspirent les Bondynois (Kerry James, Lilian Thuram, Rama Yade) ; beaucoup citent des figures politiques mondiales, militants de l’indépendance, des civil right aux Etats Unis, anti-apartheid, anti-esclavagistes, héros de l’avancement social dans les pays africains (Thomas Sankara, Gandhi, Mohamed Ali, Malcom X, Martin Luther King, William EB Dubois, etc.). Insatisfaits d’une citoyenneté française encore trop pensée comme unicolore et monoculturelle, ils l’universalisent et se font, par cet acte, citoyens. A Newham, les enquêtés ont un discours plus individualiste et moins politisé. Leurs héritages culturels ne sont pas contradictoires avec le modèle national, au contraire. Ils trouvent parfois les discours multiculturalistes hypocrites, car ceux-ci n’ont fait disparaître ni les discriminations ni le racisme. Mais ils en rendent responsables essentiellement les individus. Certains jeunes ont d’ailleurs une vision de l’amélioration de la société beaucoup plus directement morale, voire religieuse, que politique. Telle cette lycéenne qui aspire à une société caractérisée par un « pure love, biblical love ». Par contre, les enquêtés réclament la réalisation de l’idéal de tolérance et d’autonomie des individus ; ils rejettent toutes les formes de catégorisation. Tous les enquêtés dénoncent ainsi l’omniprésence dans les formulaires de la catégorie ethnique, officialisée avec le recensement de 1991 : « In this country, they always seems to want to know what colour your are”. Leur expérience quotidienne dans le quartier le plus ethniquement divers d’Angleterre qui connaît une diversification renforcée des origines migratoires avec l’arrivée de réfugiés et de travailleurs européens, rend ridicules les catégories administratives. Les jeunes dénoncent l’impossibilité d’être « African » sans être « Black », quant à la catégorie « Chinese and others » (« what Alien are you ? »), ils la trouvent absurde si ce n’est raciste. Surtout, ils se demandent l’utilité de questions (« Why do they need to know? I really would like to know, actually”) qui produisent selon eux plus de discrimination et de sentiments de discrimination que l’inverse. A une époque qui se dit postmoderne, les jeunes britanniques refusent d’être ainsi catégorisés. I remember, in year ten20, my Friend and I were applying for work experience and he ticked that he’s white European, when he’s actually a Black Ghanaian (rires). And when he showed up at his workplace they asked him: “why did you tick the wrong box?” and he says “oh, that’s because I think I’m from there”. And then they found it difficult to accept why he had picked this. They called the school. They stopped him for the whole day at work. And then at the end of the day they decided just not to call him to work the next day, because they didn’t want him, because they thought: “oh, there must be something wrong with him”. And then when his mum rang up the work place, she asked them: “what does it really matter to you if he thinks that he’s white European?” (…) and then at the end of the day, what does it matter to you what people think they are? Toutefois, tous les jeunes habitants de Bondy ou de Newham n’ont pas les ressources (scolaires, familiales, associatives…) pour articuler de tels discours et affirmer, contre tous, leur citoyenneté. Les jeunes « galériens » de Bondy et de Newham, trouvent alors refuge dans des cercles de socialisation qui les amènent à se tenir à distance, voire à rompre avec les institutions. La culture de rue offre à ses membres un fort sentiment d’appartenance et d’identité ; les jeunes y sur-jouent leurs identités stigmatisées et s’ancrent dans une culture oppositionnelle qui n’est toutefois pas une rupture totale avec les institutions puisqu’elle en est aussi un retournement. D’autres jeunes effectuent un « retour » aux traditions, acceptant par exemple un mariage arrangé après une adolescence difficile ou projetant d’aller vivre « au 20 Equivalent de la classe de troisième en France. 17 bled ». Ces projets peuvent s’accompagner de fortes déconvenues, mais ils traduisent une volonté de mise à distance des institutions françaises ou britanniques, dont les jeunes pensent ne plus rien avoir à attendre. Enfin, certains jeunes rompent totalement avec les institutions et la société – britannique ou française - en général. Ils trouvent par exemple dans les groupes salafistes les ressources culturelles et religieuses pour construire une identité positive en rupture avec celles, négatives, qui leur sont imposées. La société majoritaire est cette fois totalement rejetée : elle n’est que le cadre d’un exil le temps de pouvoir accomplir la hijra dans un pays musulman. La stigmatisation extrême de l’islam dans les médias et les discours politiques des deux pays n’est pas étrangère à ces choix, plus ou moins radicaux, d’exit. Conclusion Répondant à leurs expériences de ségrégation, d’exclusion et de stigmatisation, les jeunes de Newham et de Bondy expriment des demandes finalement assez similaires en termes d’universalité, de reconnaissance de leur individualité et de droit à l’indifférence. Ces demandes s’inscrivent dans le cadre des deux modèles nationaux, médiés par l’histoire locale. Les jeunes embrassent les forces de ces modèles mais en dénoncent les contradictions. Si « être descendants de migrants » leur donne un rapport particulier aux institutions, c’est un rapport plus inquiet, les poussant d’un côté à la défiance et la critique, et de l’autre à de fortes attentes liées à leur incorporation des idéaux de ces modèles. Ce vécu paradoxal les amène à poser des « actes de citoyenneté », au sens d’Engin Isin, défiant les frontières du groupe et souvent en porte-à-faux vis-à-vis des institutions. Par cet engagement pragmatique, ils participent au renouvellement des modèles de citoyenneté dans les deux pays. 18 Bibliographie Barth (dir.) 1969, Ethnic Groups and Boundaries: The social organization of culture difference, Bergen/Oslo. Boubeker, Paris et Demanget, 2007, Passeurs de la mémoire vive, Rapport, Université Paul Verlaine Metz. Bowling 1998, Violent Racism: Victimization, Policing and Social Context, Oxford, Oxford University Press. De Certeau 1990, L’invention du quotidien, 1. Arts de faire, Paris, Gallimard. Dench, Kate et Young, 2006, The New East End: Kinship, Race and Conflict, London, Profile. Favell 1998, Philosophies of Integration; Immigration and the Idea of Citizenship in France and Britain, London: Macmillan/New York: St Martin’s Press. Gilroy 1987, There Ain't No Black In the Union Jack: The Cultural Politics of Race and Nation, London, Hutchinson. Goffman 1968, Stigma. Notes on the management of spoiled identity, Penguin, London. 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