Multiculturalisme et modèle républicain

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Multiculturalisme et modèle républicain
Congrès AFSP Strasbourg 2011
ST 43 : Le rapport aux institutions des descendants de migrants
Voisin, Agathe; Sciences Po Paris (OSC); [email protected]
Multiculturalisme et modèle républicain : rapport aux discriminations et
rapport aux institutions des jeunes habitants des quartiers populaires de la
périphérie de Londres et de Paris.
Malgré la diversité des parcours familiaux, sociaux, urbains et scolaires, malgré les
différences d’âge et de genre, l’expérience quotidienne dans les quartiers populaires et
immigrés, à la périphérie des capitales d’anciens empires coloniaux, reste fortement marquée
par la stigmatisation, la ségrégation et l’exclusion. Celles-ci questionnent la citoyenneté même
des habitants. Comment les jeunes répondent-ils à cette citoyenneté fragile ? qu’en font-ils ?
Engin Isin propose d’aborder la citoyenneté non comme statut juridique, légal, mais comme
subjectivité et comme actes (Isin 2008). Par leurs actes et leurs discours, les individus
contestent la place qui leur est faite, inventent de nouveaux référentiels et affirment, comme le
dit Isin reprenant Hannah Arendt, « le droit d’avoir des droits et des obligations »1. Ils se font
ainsi citoyens tout en transformant les modèles de citoyenneté. Cette approche de la
citoyenneté en actes comme lutte symbolique (« a contested site of social struggles »)2
questionne en effet la définition des frontières du groupe et des modalités d’appartenance ;
elle est « a political subjectivity (…) forged through social struggles over identity, inclusion,
resources and memory »3.
Plutôt qu’un questionnement frontal sur la citoyenneté et les institutions, une étude
qualitative, menée pour ma thèse dans la ville de Bondy en Seine-Saint-Denis et le district
londonien de Newham, me permet d’explorer par le bas l’expérience quotidienne de jeunes de
15 à 25 ans issus de différentes trajectoires urbaines, scolaires et familiales 4. Il s’agit de
guetter l’émergence, à partir des ressentis quotidiens et des expériences très concrètes
d’inégalités, d’injustices et de discriminations, et de leur mise en mot, de cette citoyenneté
comme « subjectivité politique ». Je piste celle-ci particulièrement dans tous les actes qui
1
Isin 2009, p.1
Idem.
3
Idem.
4
J’ai mené des entretiens individuels et des observations dans diverses structures locales afin de rencontrer les
profils d’enquêtés les plus variés (âge, sexe, trajectoire scolaire et familiale, type de quartier d’habitation). J’ai
mené parallèlement des entretiens collectifs sur la durée d’un ou deux semestres dans des établissements
scolaires : le lycée général de Bondy et deux établissement de « 6th Form » (les deux années de transition entre
le secondaire et le supérieur) à Newham : « Newham 6th Form College » et « St Angela and St Bonaventure ».
J’ai été animatrice sur chacun des deux terrains pendant un an dans des structures locales de quartier. Mon
matériau n’étant pas encore déblayé, il s’agit d’un travail encore fortement exploratoire.
2
1
contestent et redéfinissent les frontières symboliques et sociales (Lamont et Molnar 2002). En
effet, m’inscrivant dans le champ de recherche sur l’ethnicité dans la tradition de Max Weber
(1922) et Frederik Barth (1969), je ne définis pas à priori des groupes ou des identités
collectives (je ne travaille donc pas sur les « descendants de migrants ») mais interroge les
modes d’identification et de catégorisation utilisés par les enquêtés. Ces actes de citoyenneté
lient des processus microsociologiques (négociation et résistance) et macrosociologiques
(institutions, politiques, structure des inégalités) de structuration des frontières (Wimmers
2008). En dénouer l’articulation est un des enjeux de mon travail.
En effet, malgré le choix d’une approche qualitative et d’un angle d’observation local, mon
hypothèse principale repose sur la prégnance des modèles nationaux, ou « philosophies
d’intégration » comme les désigne Adrian Favell (1998). Ce sont eux qui définissent
l’appartenance nationale, citoyenne et ses modalités. Le multiculturalisme anglais, fondé sur
un idéal de tolérance et une forte autonomie culturelle laissée aux individus, assorti d’une
reconnaissance et d’un appui sur les corps intermédiaires (Modood 2007), s’opposerait ainsi à
un modèle français, républicain : l’égalité entre les citoyens y est fondée sur le refus de toute
médiation entre ces derniers et l’Etat et sur la relégation des particularismes à la sphère privée
(Schnapper 1991). Si la réalité de ces « modèles », leur unicité comme leur stabilité dans le
temps et dans l’espace sont largement contestables, on peut supposer que, ne serait-ce que la
croyance aux modèles, appuyée sur une certaine continuité historique, des phénomènes de
dépendance au sentier et une pratique d’harmonisation intellectuelle faite en permanence par
différents acteurs (acteurs locaux, hommes politiques, acteurs économiques, associatifs,
individus, médias, membres de différentes institutions…), leur donne une influence réelle sur
les politiques menées, les pratiques des acteurs et les représentations (Adrian Favell 1998).
Comment les discours que les jeunes enquêtés des deux côtés de la Manche articulent sur leur
expérience quotidienne sont-ils fortement structurés par les deux modèles nationaux et en
même temps représentent-ils de fortes contestations de ces derniers, ce qui permet d’y voir de
véritables actes de citoyenneté au sens d’Engin Isin ?
Afin de pister ces actes de citoyenneté, mon intervention explore l’expérience quotidienne des
jeunes de ses aspects les plus concrets aux plus abstraits : l’expérience de l’espace public et la
construction du territoire quotidien et symbolique ; les relations au pouvoir municipal et aux
institutions locales (particulièrement l’école et les institutions culturelles) ; enfin, les discours
qui en émergent et questionnent directement la citoyenneté.
Stigmatisation, exclusion et ségrégation : expérience quotidienne du territoire et mise en
question de la citoyenneté.
Bernard Poche rappelle dans L’Espace fragmenté (1996) que loin d’être le simple décor de
nos relations sociales, le territoire construit la socialité. Définissant la territorialité comme
« l’extension spatiale des éléments du monde matériel sur lesquels le groupe se définit »5, il
souligne que ce n’est pas que le territoire soit socialement construit, mais que la socialité est
territorialement structurée6. Or jeunes de Bondy et de Newham décrivent très différemment le
territoire qu’ils habitent et dans lequel ils évoluent.
A Bondy, les enquêtés opposent très fortement « la banlieue » et sa population jeune, pauvre
et « immigrée » à Paris, qu’ils décrivent comme âgée, riche et « française ». Cette division
5
6
2
Poche 1996, p.123.
Idem, note n°24.
s’appuie sur la structure de la capitale, très centralisée et marquée par une forte coupure
urbaine, le périphérique. Une opposition similaire, où se recoupent les mêmes dimensions
d’âge, socio-économiques et ethniques se retrouve au niveau local : les quartiers Nord,
séparés du reste de la ville par le canal de l’Ourcq et la Nationale et constitués de grands
ensembles des années soixante, contrastent avec le centre ancien, contenant encore la plupart
des équipements, et avec les zones pavillonnaires plus favorisées du sud. « Bondy Nord »7,
jeune, pauvre et « immigré » s’oppose à « Bondy Sud », vieux, riche et « français ».
Les dimensions urbaines, socio-économiques et ethniques ne se recoupent pas aussi
facilement à Londres, rendant le tissu urbain plus complexe à lire. Quartiers pauvres et riches
sont indifféremment centraux ou excentrés, tandis que parmi les quartiers les plus ségrégés
ethniquement figurent des quartiers de classe moyenne. Surtout, le grand Londres s’étend sur
un continuum urbain mais aussi administratif, qui fait que les enquêtés britanniques habitent
bien Londres et non une commune de banlieue. Si les jeunes Londoniens parlent aussi des
discriminations territoriales dont ils sont victimes (mauvais dossier scolaire, stigmatisations
journalistiques, absence de moyens et de services, conscience de grandir dans un des quartiers
les plus pauvres de Londres…), leur articulation au stigmate ethnique n’y est pas aussi
évidente. Cela n’apparaît pas non plus à l’échelle locale : le district de Newham se sépare
entre une partie Ouest très pauvre et une partie Est relativement plus favorisée avec la
présence de classes moyennes. Par contre, le sud avec une faible présence de minorités
ethniques s’oppose au Nord où elles sont nombreuses. Ainsi, certains des quartiers les plus
pauvres et les plus stigmatisés de Newham étaient jusqu’à aujourd’hui presque entièrement
« blancs ».
Cette construction différente du territoire et des groupes qui l’habitent est à la fois le reflet des
modèles nationaux et l’héritage d’histoires locales particulières, de l’immigration et du
logement social.
En France, la mémoire collective des quartiers populaires (Boubeker, Paris et Demanget
2007) s’est construite dans les termes d’une opposition duale entre « français » (familles
« blanches », dont les immigrés européens) et « immigrés » (immigrés des anciennes colonies
surtout, d’abord Nord Africains, puis aujourd’hui Africains8, leurs descendants, mais aussi les
personnes originaires des DOM TOM et leurs descendants). Elle trouve son origine (en plus
de l’héritage colonial) dans l’histoire sociale et urbaine. D’abord exclus des logements
sociaux, les « immigrés » y ont eu accès progressivement, à partir des parties les plus
dégradées du stock9, au fur et à mesure que les familles « françaises » accédaient à de
meilleurs logements. Parallèlement, l’absence de toute politique efficiente contre les
discriminations ont de fait empêché toute réelle compétition entre une population
« immigrée », toujours sommée de s’ « intégrer », et une population « française » qui, sans
jamais être rattrapée par la première, progresse socialement, quittant les « quartiers
populaires » devenus « quartiers immigrés »10. Le vocabulaire de l’immigration, étayant l’idée
7
L’expression « Bondy Nord » traduit bien à la fois la stigmatisation et l’enclavement du quartier. Son succès
tient en partie à son inscription dans les cultures de rue adolescentes, où le « nord » correspond à une géographie
mythique du ghetto (bien décrite par Lepoutre 1997). Les groupes de rap locaux s’approprient l’expression en la
retournant en « Nordybon », tandis que les responsables locaux associatifs et politiques essaient de l’éviter dans
leurs propos pour ne pas accentuer le stigmate.
8
L’immigration africaine, arrivée plus récemment, semble être entrée dans le même cycle, la même histoire,
suivant même carrière et épreuves que l’immigration maghrébine (voire par exemple Mirna Safi 2006 pour une
analyse en termes d’assimilation segmentée).
9
Sur les conséquences des politiques de « mixité » dans le logement social, voir Simon 2001.
10
Le mouvement anti-raciste qui sort de la marche pour l’égalité s’éloigne vite de l’expérience particulière des
jeunes des quartiers. La lutte contre le racisme reste alors cantonnée aux discours et aux campagnes
3
d’une présence provisoire, a empêché que les immigrés ne soient jamais considérés comme
des locaux, ni non plus leurs enfants ; ils ne font donc l’objet que de quelques politiques
spécifiques portant sur l’aide sociale et le logement (Weil 1991). Cette opposition duale entre
« français » d’une part et « immigrés » de l’autre, fortement ancrée dans les représentations,
découle aussi du modèle national : assimilationniste, il oppose les français et ceux qui ne le
sont pas encore devenus (et dont la couleur de peau, la religion, ou encore l’origine coloniale
semble compromettre tout accès à l’universalité). La république ne reconnaissant que les
différences fondées sur la citoyenneté/nationalité, ceux qui sont « différents » ne peuvent
donc être qu’étrangers.
A Londres, l’histoire sociale et politique a favorisé une forte visibilité des groupes ethniques
mais sans claire hiérarchie économique. Les familles « Asian », installées dans l’East End,
sont confrontées dans les années 1980 à un racisme très violent dans ce qui est alors le cœur
de l’extrême droite (Bowling 1998); elles trouveront protection dans la mise en place d’un
multiculturalisme municipal, imprimant pour longtemps l’image d’une communauté repliée
sur elle-même et ses traditions. Parallèlement la violence économique et sociale des réformes
de la période Thatcher se reflète dans la rancœur de familles « White » qui n’ont pu effectuer
de « white flight » vers l’Essex voisin, et, bloquées dans des cités de logement sociaux
qu’elles ont gardé blancs mais qui se dégradent, se sentent méprisées et abandonnées par les
classes supérieures qui promeuvent le multiculturalisme tout en stigmatisant l’échec scolaire,
les familles monoparentales et les grossesses adolescentes de ces familles populaires « sans
culture » (Dench, Gavron et Young 2006). Enfin, les émeutes de Brixton au début des années
1980 (alors rongé par la pauvreté, la déliquescence urbaine et la violence policière) ont fait
naître la figure du jeune « Black », et avec lui celle d’une communauté minée par la drogue, la
violence, et la déstructuration familiale (Gilroy 1987). Cette saillance d’une compétition
tripartite entre trois communautés s’inscrit aussi dans un héritage multiculturel ancien : les
groupes immigrés de l’après-guerre sont dès le début considérés comme un des nombreux
groupes culturels formant le Royaume-Uni (comme les Gallois, Irlandais, Ecossais…).
D’ « immigrés », ils deviennent très vite « minorités ethniques »11.
Certes, les jeunes enquêtés n’ont pas consciemment à l’esprit cette mémoire collective des
quartiers populaires construite dans l’histoire locale et décrite ici à gros traits, mais elle
imprègne leur rapport à ces territoires marqués par la ségrégation, la stigmatisation et
l’exclusion. L’expérience des jeunes dans l’espace public leur rappelle de manière très
concrète la fragilité de leur citoyenneté.
Dans l’espace public, jeunes Bondynois et jeunes de Newham sont confrontés à une
stigmatisation multidimensionnelle en raison de leur âge, de leur sexe et de leur appartenances
sociale, territoriale et ethnique. Tous les enquêtés ne sont pas concernés à égalité. A Bondy
les jeunes s’accordent pour dénoncer une discrimination que subissent à égalité jeunes
hommes Noirs et Arabes ; à Newham il y a débat pour savoir qui, des jeunes « White »,
« Black » ou « Asian » sont les plus visés. Des deux côtés, ce sont toutefois d’abord des
d’opinion (SOS racisme, touche pas à mon pote) tandis que le discours public reste prisonnier d’une thématique
de l’immigration, de laquelle il n’est toujours pas sorti : « enfants d’immigrés », « deuxième génération », « issus
de l’immigration »…
11
Le British National Act de 1948 accorde aux ressortissants du Nouveau Commonwealth le droit de s’installer,
de travailler et de voter sur le sol du Royaume Uni, ce qui fait des immigrés postcoloniaux une force politique à
prendre en compte. La résonnance des expériences racistes d’anciens dominions anglais (Ségrégation aux EtatsUnis, Apartheid en Afrique du Sud, sécession de l’Etat raciste de Rodhésie) sur la société britannique, avec
laquelle ils partagent une forte proximité culturelle, explique aussi que très tôt les discours et lois sur le contrôle
de l’immigration se font parallèlement à la mise en place d’une législation antiraciste, marquée principalement
par les Race Relations Acts de 1965, 1968 et 1976.
4
jeunes ayant le moins de ressources, habitant des quartiers stigmatisés et inscrits dans une
culture de rue. Ils subissent un très fort contrôle policier12. Les filles et plus généralement les
jeunes qui ont plus de ressources (sociales, économiques, culturelles, scolaires…) peuvent
plus facilement se protéger (par leur habillement, leur façon de parler, de se déplacer…).
Toutefois, la stigmatisation dans l’espace public fait partie d’une expérience partagée. Elle
s’appuie sur une expérience collective et mémorielle du racisme et des discriminations. Les
mémoires familiales contiennent des récits particulièrement douloureux de racisme subi par
les parents ou les grands parents. Les groupes de pairs et la communauté locale entretiennent
le souvenir d’incidents ayant touché leurs membres. Enfin, la connaissance des
discriminations et du racisme est aussi diffusée par les médias et les cultures jeunes.
Cette expérience personnelle et/ou collective de la discrimination se lit dans les discussions
informelles dont elle est un sujet courant. Elle est manifeste dans l’usage abondant des
catégories ethniques, toujours utilisées pour désigner les uns les autres et surtout très
présentes dans les « vannes ». Or les catégories utilisées par les jeunes correspondent
essentiellement à une reprise de larges catégories raciales définies nationalement :
« Céfrans », « Rebeux » et « Renois » à Bondy (à savoir Français, Arabe et Noir en argot),
« Black », « White » et « Asian » à Londres. Héritage de la colonisation, de la décolonisation
et de l’immigration, ces catégories sont partagées par le racisme et l’antiracisme. Elles sont la
manière dont se dit la différence dans ces deux sociétés. Leur usage intensif est ambigu : s’il
traduit la force des catégories dominantes, il manifeste aussi la capacité de résistance et
d’autonomie des cultures populaires locales. Ces catégories sont en effet contestées,
retravaillées, et transformées par les cultures juvéniles, à l’aide d’un bricolage identitaire, à la
fois contemporain et local, qui pioche dans les différents répertoires culturels accessibles
(industries culturelles, notamment Américaine et Noir Américaine ; musiques, danses et films
de la diaspora ; culture, mémoire et pratiques locales…). D’ailleurs l’usage de ces catégories
n’est légitime que dans le groupe de pairs entre jeunes du même milieu : si je me suis
aventurée à poser moi-même la question de leurs origines aux enquêtés, lors de discussions
informelles de groupes, je me suis souvent fait répondre brutalement, afin de montrer qu’à
Bondy comme à Newham, c’était bien moi qui était étrangère et non eux.
Etre « Renois » ou « Rebeu », c’est ainsi partager la mémoire collective des quartiers
populaires, de la discrimination, de la ségrégation et de l’exclusion, tandis que les jeunes
« Céfran » doivent lutter pour affirmer leur appartenance locale et se défendre d’être
bourgeois. A Londres, trois mémoires collectives différentes, chacune avec le récit particulier
de ses épreuves et de ses luttes, séparent « Black », « Asian » et « White ». Ainsi, articulées
différemment sur les deux terrains, les expériences quotidiennes du territoire, de l’espace
public et des discussions informelles sont imprégnées de l’expérience de la discrimination ;
celle-ci construit aussi le rapport des enquêtés au pouvoir local et aux institutions.
Actes de citoyenneté locaux : Le rapport aux institutions locales
Les enquêtés dépendent fortement des institutions locales (école, bibliothèque, centres de
loisirs, salles de spectacles, mais aussi associations) dans leur parcours scolaire et
12
Article 44 du “Terrorism Act” adopté en 2000 au Royaume-Uni qui facilite arrestations et fouille (Stop and
Search) remettant à jour la « sus law », un des déclencheurs des émeutes de Brixton en 1981 ; législation sur
l’« Anti-social behaviour » qui réprime les déplacements en bande et rend les membres d’un groupe
collectivement responsables si l’un d’entre eux commet un délit ; En France, contrôles d’identité utilisés plus que
de nécessité ; Délit d'occupation des halls d'immeuble instauré par la loi sur la sécurité intérieure de Nicolas
Sarkozy de mars 2003…
5
professionnel comme pour leurs loisirs. Les tensions qui en découlent amènent les jeunes à
questionner leurs droits et leur place dans la société.
A Bondy, l’opposition structurante « français »/ « immigrés » appuyée sur une coupure
centre/périphérie se retrouve dans la méfiance souvent exprimée envers le pouvoir local et les
institutions. Cette méfiance est forte chez les enquêtés ayant le moins de ressources et le plus
exposés à la stigmatisation : les garçons et jeunes hommes, habitant les grandes cités des
ZUS, déscolarisés et sans profession. Aux yeux de ces « galériens », les institutions locales,
dont ils dépendent pourtant tout particulièrement, sont toujours suspectes de vouloir les
« éduquer », les « animer », les « ranger », les « fliquer », les traiter comme des pauvres ou
des « sauvages ». Pour avoir à leurs yeux une crédibilité minimum, les initiatives associatives
doivent se détacher visiblement du pouvoir municipal, perçu comme un instrument de
domination. Cette méfiance rappelle la « culture oppositionnelle » décrite par Ogbu (1978) à
propos des jeunes Noirs Américains ; culture oppositionnelle qui s’accompagne en effet d’un
rejet ostentatoire de la société majoritaire, de ses institutions et des voies légitimes de la
réussite : l’école, le travail ouvrier, la légalité… Pourtant un processus d’ethnicisation
réciproque, fortement lié au modèle national, est aussi indéniablement à l’œuvre : dans un
cadre où toute particularité culturelle ou religieuse est suspect de « communautarisme », ces
institutions qui veulent « éduquer » les enquêtés semblent surtout chercher à les « assimiler ».
Olivier Masclet (2003) a décrit l’échec de ces mairies populaires traditionnellement de gauche
à intégrer les jeunes issus de l’immigration en partie à cause de ce rapport postcolonial.
L’enquête de terrain en fournit également une démonstration :
Carnet de terrain : Mardi 11 mars, pot de l’amitié à la mairie après la
victoire PS aux municipales. Amin, jeune employé à la MAO m’explique
avant d’entrer : « dedans tu dis que le PS c’est super, Sarkozy c’est nul, faut
pas parler de sa campagne, tu dis les femmes elles doivent pas porter le
voile nulle part, ni à l’école ni en prison, ni dans les hôpitaux… voilà. Ici la
politique c’est voilà, dans le sens du poil ».(…) Plus tard, vers le buffet :
Amin : « où est le porc, je veux du porc ! »
Mairie, service jeunesse, école, bibliothèque, piscine, les « galériens » se plaignent d’être
constamment suspects de « différence » et de manque d’ « intégration » ; ils sont ainsi
paradoxalement « ethnicisés » par une politique républicaine censée ne voir que les individus.
Les enquêtés qui sont à la fois moins objets de stigmatisation et ont plus de ressources pour y
faire face (qu’ils soient filles, de milieu social plus favorisé, habitants des zones
pavillonnaires, ou/et lycéens) sont moins critiques envers les institutions locales. Certains y
sont indifférents (ils souhaitent surtout fuir un territoire et un milieu social qu’elles
représentent) mais beaucoup s’y investissent, qu’ils y trouvent une forme de première
insertion professionnelle et/ou de premier engagement pour aider les plus jeunes. Le
sentiment de l’humiliation des parents immigrés n’est pas absent de ces logiques de
réparation. Les jeunes sont très sensibles aux actions de la mairie témoignant d’une
reconnaissance de leur héritage familial :
Par contre je trouve que [le maire de Bondy] a un respect, et ça pas parce
que je suis musulmane, mais je trouve qu’il a un respect envers notre
culture. Par exemple on a construit la mosquée de Bondy, il est venu, il l’a
inaugurée. Quand c’est l’Aïd, il est venu. Il nous a souhaité une bonne fête
et tout. Et ça, ça se fait pas partout. C’est vraiment pas… je trouve
franchement Bertrand Delanoë…
Terminale ES et L, Bondy
6
Je n’ai pas retrouvé la même défiance envers les institutions locales à Newham. Une tradition
ancienne de décentralisation, qui se traduit notamment par une part importante des services
locaux (conseil juridique, aides familiales, formation professionnelle, « mission locale »)
déléguée au secteur associatif (la « communauté locale »), peut l’expliquer. Il est vrai aussi
que Newham, un des districts les plus pauvres d’Angleterre, est aussi considéré comme une
vitrine de l’action du New Labour envers la jeunesse. La philosophie de ces actions est
toutefois très différente : la participation aux actions de formation et d’insertion est souvent
rémunérée (les jeunes gagnent 50 pounds s’ils viennent régulièrement aux séances). Surtout,
aucun travail d’acculturation ou d’éducation n’est mené en parallèle ; le discours est au
contraire centré sur le jeune, ses envies, ses pratiques, son mode de vie… Le
multiculturalisme municipal n’est pas non plus étranger à ce rapport peu conflictuel entre
jeunes et institutions locales. Les services linguistiques, l’adaptation aux particularismes
culturels, la reconnaissance des fêtes religieuses, nationales - fêtées souvent officiellement par
la municipalité - et plus généralement le travail important de vigilance par rapport aux
discriminations dans les institutions locales, joue un rôle de reconnaissance des parents
immigrés et des héritages familiaux des jeunes. Et surtout, une part importante de
l’encadrement, scolaire, associatif, religieux, est prise en charge par des structures
communautaires.
Ainsi, contrairement à Bondy, les jeunes parlent peu de la question de la reconnaissance de
leurs héritages. Les critiques qu’ils adressent au pouvoir local et à ses institutions, sont
beaucoup plus directement socioéconomiques (il n’y a pas assez de moyens, les actions
menées sont du saupoudrage…) ou concernent les relations entre générations. Les discours les
plus amers touchent à la stigmatisation des « jeunes » dans l’espace public et au fort
durcissement de la répression policière13, sous le double effet du terrorisme et de la campagne
anti-« gang and knife crime », aux conséquences sociales très concrètes (augmentation des
interpellations et des peines de prison, « criminal record » qui rend impossible toute insertion
professionnelle ultérieure). Par contre les enquêtés critiquent parfois l’importance donnée
pour les représenter à des notables de la « communauté » qu’eux-mêmes ne reconnaissent pas;
certains se moquent de ce qu’ils considèrent comme des extrêmes ridicules des politiques
multiculturalistes, comme de remplacer « happy christmas » par « happy holidays » afin de
ne discriminer aucune religion ; enfin d’autres s’énervent de petites injustices, comme cette
lycéenne qui se plaint d’horaires réservés aux juifs orthodoxes dans la piscine de son quartier
alors qu’elle-même ne peut prétendre réserver le bassin pour ses amis.
Les établissements scolaires
L’école joue un rôle essentiel dans la socialisation juvénile et fait l’objet de très fortes
attentes : avec la crise économique et la massification scolaire, elle semble la seule clef de
l’ascension sociale. Les espoirs sont particulièrement forts chez les familles immigrées pour
qui la trajectoire scolaire des enfants doit justifier – voire racheter – les sacrifices de la
migration. Or les relations entre l’école et son environnement social et culturel diffèrent
fortement entre Londres et Paris.
13
La relation entre jeunes hommes et police est au centre de très forts sentiments d’injustice sur les deux terrains.
Une différence de taille toutefois révèle l’importance des modèles nationaux. En Angleterre, le Macpherson
Report (1999), écrit suite au meurtre de Stephen Lawrence, un jeune Noir dont les policiers avaient laissé repartir
libre les meurtriers, a conclu au caractère institutionnellement raciste de la police. La différence est de taille avec
la France, où la question du racisme dans l’action de la police est très loin d’être l’objet d’un discours officiel.
Ceci m’a permis d’observer une scène peu probable en France : lors d’une rencontre avec des jeunes dans un
centre social, un policier répond calmement à la question d’un éducateur sur le racisme institutionnel au sein de
la police, en détaillant les actions menées pour lutter contre. Un sujet aussi conflictuel est ainsi partiellement
dédramatisé par une tradition de transparence et de consensus en Angleterre.
7
En France, l’école républicaine est « indifférente aux différences » ; elle doit assurer un
enseignement et une réussite égale aux élèves, peu importe le milieu où elle est implantée.
Pour former des citoyens, elle amène les élèves à se détacher de leurs particularités familiales,
culturelles, locales, considérées comme des handicaps14. En fait, loin de l’indifférence
proclamée, les appartenances culturelles des jeunes enquêtés sont perçues comme
problématiques pour leur bonne réussite dans l’école républicaine et leur intégration dans la
société15. Or les discours des jeunes Bondynois abondent sur la méconnaissance de leurs
héritages par l’école. Ils critiquent particulièrement la partialité des programmes et la faible
place faite à la colonisation et aux guerres d’indépendance.
Ils parlent beaucoup de Hitler, ce qu’il a fait aux juifs. Mais ils parlent pas
de ce que les colons ils ont fait en Afrique, ils en parlent pas.
- C’est clair que regarde le truc de Guy Moquet, enfin je sais pas, il a écrit
une lettre, qui nous faisait pleurer et tout, ils ont mis des films ; enfin ils
passent pas des films d’Algériens qui ont été tués hein ! Ils font pas pleurer
la France avec ça !
Premières L, Bondy
Ce n’est pas au nom d’une reconnaissance particulariste, mais bien au nom des valeurs
apprises à l’école, et de l’impartialité de la République, que les lycéens dénoncent les
programmes. D’autant plus qu’ils ont connu souvent au collège la loi sur les conséquences
positives de la colonisation.
On parle de l’école républicaine, j’en entends parler tous les jours. Nicolas
Sarkozy, enfin avec l’arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy encore plus,
mais moi je trouve pas les valeurs qui sont soi-disant incarnées par l’école
républicaine : on pose des tabous, alors qu’ils n’ont pas lieu d’être. OK la
France elle a merdé sur ce coup-là [la guerre d’Algérie], mais tant pis. C’est
justement ça qu’il faut. Quand je dis je suis française, mon histoire elle va
des gaulois jusqu’à aujourd’hui tu vois, jusqu’à Nicolas Sarkozy. En passant
par Jeanne d’Arc, par Napoléon qui a gagné telle ou telle victoire, qui a
perdu
telle
ou
telle
victoire,
c’est
ça.
Terminale ES, atelier Sciences Po, Bondy.
Les arguments des lycéens mêlent ainsi idéal d’universalité et récit national, dans un discours
très républicain. Les règles de vie dans l’établissement font aussi l’objet de débat, comme la
laïcité et l’interdit du port du voile. C’est justement au nom de la laïcité, mais aussi de la
liberté individuelle, valeurs enseignées par l’école, que cette même élève critique la loi.
Je suis quelqu’un de super laïque, je suis pour la laïcité à 100%, c’est le truc
que je défendrai toute ma vie ; mais si tu veux interdire comme elle a dit à
des élèves d’afficher leur conviction religieuse, je trouve ça choquant. Mais
ce que je trouve normal en tout cas c’est que les fonctionnaires, t’sais tous
les représentants de l’Etat ne le portent pas ; ça je trouve ça normal. Parce
14
Jean-Paul Payet (1995) a montré la forte coupure entre établissements scolaires et parents populaires à travers
la construction de l’image des familles problématiques.
15
De nombreux travaux ont montré comment l’absence de réflexion sur les héritages des élèves se traduit par de
nombreux conflits, tendant à entraîner, paradoxalement, une ethnicisation des élèves. LORCERIE rassemble
plusieurs études de cas montrant les tensions et incompréhensions qui résultent dans la vie scolaire de ces
processus d’ethnicisation des élèves par l’institution. SANSELME, étudiant les logiques d’ethnicisation au lycée
Alfred Nobel de Clichy-sous-Bois, montre comment le Ramadan est construit comme problématique par
l’équipe d’encadrement et est tenu responsable des troubles dans l’établissement (sans augmentation objective,
en fait, des troubles ce mois-là).
8
que t’es représentant de l’Etat et t’as pas à afficher tes convictions
religieuses. Mais en tant qu’individu, je trouve que…(…) La kippa c’est un
signe de soumission à Dieu, le turban aussi. C’est un choix de vie que tu fais
et on t’empêche (…) C’est une entrave à la liberté. (…) Après un policier,
un représentant de l’Etat, c’est vrai que je trouve pas ça normal : genre en
Angleterre, je trouve ça condamnable que les profs portent des voiles. (…)
je trouve pas ça normal, c’est vrai. Dans les institutions, on est laïque, on
n’a aucune religion. Mais après les citoyens ils font ce qu’ils veulent !
Terminale ES, atelier Sciences Po, Bondy
Or c’est bien au nom de son statut de citoyenne, et en tant que citoyenne, que cette élève
conteste la loi, comme le montre l’échange avec une camarade, moins critique, qui ne se
reconnaît pas le droit d’intervenir dans ce débat démocratique.
Regarde : la France c’est comme ça. Genre à la base, enfin genre ses parents
ou quoi sont venus en France et tout, elle porte le voile, certes. Mais
maintenant c’est comme ça que ça marche, t’accepte ou t’accepte pas.
- Mais c’est pas ça !!! C’est nous la France aujourd’hui.
- Mais même, en France c’est toujours resté comme ça ; après quelqu’un qui
met une grande kippa je vais lui dire la même chose, quelqu'un qui met une
grande croix je vais dire la même chose ! (…) C’est comme ça, c’est les
textes, t’accepte et puis c’est tout.(…)
- Attends mais les règles c’est nous qui les mettons aussi ! Heureusement
qu’on est en démocratie aussi ! c’est nous qui les mettons les règles.(…)
dans ce cas-là on bouge pas !! On aurait pu dire la même chose pour
l’avortement : « ben nan c’est comme ça, c’est comme ça ! On fait rien du
tout ».
Terminale ES, atelier Sciences Po, Bondy
Ces lycéens articulent leurs critiques à l’intérieur du discours républicain pour dénoncer les
contradictions de l’institution ; ils s’affirment par-là même citoyens. De nombreux élèves, au
parcours scolaire plus douloureux, n’ont toutefois pas les ressources pour articuler de tels
discours. Les contradictions visibles entre discours et enseignements de l’école et ses
pratiques, risquent de se traduire alors par un rejet plus radical de l’institution, ou du moins
une défiance envers l’institution voire envers les savoirs enseignés. Ne voulant pas s’en
laisser compter par une institution qui n’est plus légitime à leurs yeux.
Note d’observation, lycée de Bondy, mardi 12 mars. Dans l’annexe de la salle des
professeurs, deux enseignants discutent en corrigeant des copies. Ils se plaignent que les
élèves ne les contredisent plus en cours, mais n’en pensent pas moins, qu’ils copient en
silence et remettent le cours dans les devoirs, mais sans y croire. Par exemple à propos de
l’évolution : ils « recrachent » tout très bien. Mais si on leur demande vous y croyez ? – ben
nan, on n’est pas si bête quand même. L’autre enseignant : « à croire qu’on invente tout chez
nous le soir ». Le premier, nostalgique : avant il y avait du répondant. Il y avait toujours à un
moment un grand débat sur la Shoah. Maintenant plus rien, mais ils n’en pensent pas moins.
Avant au moins sur le politique ils réagissaient, maintenant même plus. Je vais devoir faire de
la « provoc » : la prochaine fois ce sera : « alors la soi-disant Shoah… ».
A Newham, les questions d’héritage culturel ou religieux sont peu présentes dans les
entretiens. En effet, les héritages culturels des élèves sont là pris en compte et enseignés. Le
fonctionnement même de l’école est adapté aux différentes cultures des élèves : les fêtes
principales des différentes religions sont fériées dans les écoles du district (Eid-ul-Fitr, Eid9
Ul-Adha, Diwali, Guru Nanak's Birthday, Christmas, Good Friday and Easter Monday), et des
suivis personnalisés sont assurés pour les élèves qui ne sont pas anglophones.
Even in the school, the children they get education of every religion, every
culture, festival, everything: what they wear, what do we have to (…) They
teach the children from a young age: when you see outside a woman
wearing scarf, what does it mean. If a man is wearing a head scarf, what
does it means. So they teach them that. So I think with the British, from
culture to religion, they educate us and teach us everything around us. It
helps you to choose what do you wanna practice.
Fille, 21 ans, animatrice et étudiante, réfugiée Somalienne, venue à 14 ans.
Le « Black History Month », célébré dans tout le pays, est l’occasion d’organiser dans les
établissements scolaires (mais aussi dans les associations et les centres de loisirs) activités et
enseignements autour des cultures minoritaires ; ceci n’empêche pas certains élèves de
trouver que l’on y parle plus de l’histoire des Etats-Unis et des Afro-Américains que de
l’histoire proprement des Noirs britanniques. Surtout, le rapport de l’école anglaise à son
environnement est très différent : former de bons britanniques, c’est former des individus bien
intégrés dans leur famille et leur communauté locale. De nombreuses activités de l’école sont
ainsi tournées vers le quartier ; le bénévolat local est fortement encouragé et il peut s’avérer
décisif dans la sélection à l’entrée des universités. Cet engagement local n’est pourtant pas du
goût de tous. Les bons élèves du lycée catholique du district ne se sentent rien devoir envers
un environnement urbain et social qu’ils aspirent essentiellement à quitter. Une élève qui
participe à une organisation de développement local (TELCO, The East London Communities
Organisation) explique désabusée qu’elle s’en passerait bien si ce n’était pour son
dossier universitaire:
Even TELCO, if I didn’t had to do it, because I want to look good for my
university thing, I wouldn’t be part of TELCO. Like, to me, personally, I
cannot give back to the community, cause really, community hasn’t done
anything for me. Like, so… I’m not gonna give back something that hasn’t
been given to me, so why I’m giving back? So… there’s a lot of things
government need to think.
Fille, St Angela and St Bonaventure 6thForm, Newham.
Place de l’autonomie culturelle dans les institutions locales
Enfin, l’analyse de l’offre culturelle locale est aussi révélatrice des différences de relations
entre institutions locales et jeunes. Ceux-ci sont confrontés à un espace culturel légitime
extrêmement réduit à Bondy tandis qu’ils bénéficient d’une plus large autonomie culturelle16
à Newham.
16
Ceci amène à réfléchir non pas sur une différence d’élitisme entre ces deux sociétés européennes où la culture
légitime tient une place également importante comme mode de distinction des élites, mais plutôt sur le degré
d’autonomie culturelle laissée dans chacune d’elles aux catégories « minoritaires ». Autrement dit, au mode
d’intégration sociale des deux sociétés. Adrian Favell (1998), comparant les philosophies fondant les modèles
nationaux français et anglais, souligne l’importance de l’idée de tolérance et d’autonomie dans la philosophie
politique anglaise. Celle-ci est concernée dès l’origine par la protection de la liberté individuelle et les limites à
poser à l’autorité politique centrale, ce qui se traduit par « the pragmatic concern of toleration and the
recognition of autonomy, as the best means to a moral social order, freedom, and the benefits of social
flourishment and progress » (p.142). Cette préoccupation pour la tolérance s’ancre dans une philosophie
utilitariste et n’est pas dépourvue de paternalisme : « The origin of trust, civility and a multi-faith society lies
10
A Bondy, l’offre culturelle locale est nettement segmentée entre les cours très légitimes du
conservatoire municipal et un secteur explicitement social dirigé vers les jeunes en difficulté
et centré autour du hiphop et de la « culture de rue ». Au milieu, la salle des fêtes produit tout
au long de l’année des musiques « du monde » destinées aux diverses « communautés locales
» comme l’explique avec dépit le directeur du service culturel (rebaptisé « service des cultures
»). Cette segmentation laisse peu de légitimité aux bricolages culturels et identitaires des
enquêtés. Leur autonomie culturelle se trouve pressurée d’un côté par la forte domination de
la culture savante, ne serait-ce que dans le cadre scolaire, qui discrédite toute production
culturelle qui n’a pas les codes dominants, de l’autre par l’idéal très abstrait d’intégration et
de laïcité, qui concrètement se traduit par une forte méfiance envers ce qui ne relève pas de la
seule « culture française ». Cette injonction étroite et paradoxale de « l’intégration » (Sayad
1999) est au centre de nombreuses discussions.
Carnet de terrain, dimanche 9 mars 2008, répétition avec les musiciens d’un groupe
local de Soul/RnB : B. plaisante : « Les Camerounais y a que ça, heureusement qu’on
parle pas la même langue, sinon ! » M. prend la guitare. Il part d’abord sur des airs de
jazz, de soul, on improvise. Puis lance des airs africains. Le groupe part sur des
chansons camerounaises en riant bien. Grande ambiance. A. coupe court : « bon faut
s’intégrer là ! » Repris par les autres : B. : « oui oui, faut s’intégrer ! » A. lance : « je
vous parle d’un temps… » T. à son tour : « toi l’auvergnat qui sans façon… »
Finalement ce sera tous ensemble: « Baïla la bamba… »
L’offre des institutions culturelles du district de Newham ne présente pas cette segmentation.
L’équipement phare propose formations et performances qui mélangent ouvertement les
genres ; théâtre classique, performances urbaines, comédie musicale, pratiques traditionnelles,
sont mêlés au cœur des mêmes projets. Ces lieux de pratiques mixtes sont fortement liés à
l’enseignement scolaire : les élèves du secondaire comme du supérieur sont encouragés à
poursuivre des formations artistiques valorisées dans le cursus à la hauteur des autres
matières17. Alors qu’en France les enquêtés doivent choisir entre la « culture jeune », celle des
origines et « La Culture », il n’y a pas de contradiction Outre-manche où danse hiphop et
chant R’n’B, musique indiennes et africaines, ouvrent sur la comédie musicale qui elle-même
ouvre sur Shakespeare et inversement. Dans ce cadre, les recompositions identitaires des
jeunes enquêtés trouvent beaucoup plus facilement leur place sans être suspectes. D’autant
plus qu’à côté des institutions, la production musicale britannique offre des possibilités
importantes aux différents mouvements musicaux populaires et underground, comme aux
ultimately with this thought: with the idea that members of minority faith, who often believe in bizarre and
repugnant practices, have to be recognized themselves as having souls that can be saved. Or, in words more
familiar to our modern idiom, an autonomy of their own » (p.141-142). L’autonomie culturelle laissée aux
catégories populaires et minoritaires participerait de cette philosophie pragmatique selon laquelle le bien être de
tous est lié à la possibilité de chacun de faire des « expérimentations de vie » (« experiments of living » p.140).
Inversement, on comprend qu’en France, dans une société très centralisée où c’est l’Etat qui protège les citoyens
de la tyrannie des groupes intermédiaires, l’autonomie culturelle des catégories populaires et minoritaires n’est
pas un objectif. Au contraire, ces catégories doivent attendre leur libération de l’école Républicaine.
17
Le 6th Form public du district propose comme activités musicales 2010-2011 : cours d’instruments en piano,
batterie, tablas, sitar et guitare ; Claquettes, danse urbaine, Bollywood dance, Capoeira, danse contemporaine,
ballet ; écriture et enregistrement de chansons, production d’évènements ; Ensemble de musique, Orchestre en
instruments recyclés, chœur Gospel, ensemble de musique South Asian.
11
niches et segments « ethniques » (avec de nombreux festivals de musique Asian ou d’Asian
R’n’B par exemple) qui, jusqu’à présent plus timides, se développent aussi en France18.
L’expérience de rapports plus ou moins conflictuels avec les institutions locales donnent
naissance à des discours plus généraux sur les sociétés française et britannique, à travers
lesquels les jeunes questionnent et transforment les modèles de citoyenneté.
Discours de citoyenneté
Alors qu’à Bondy les enquêtés mêlent discours passionnés sur la République et ses
institutions et les questions d’héritage colonial, de particularités culturelles et de
discrimination, ceux de Newham parlent beaucoup moins des institutions et abordent les
questions politiques essentiellement en termes d’économie et de classes sociales. Des deux
côtés, les jeunes remettent en cause les tentatives de stigmatisation, de catégorisation, et
affirment leur individualité et leur citoyenneté.
Fracture coloniale / fracture sociale ?
Les jeunes Bondynois parlent abondamment et avec beaucoup de passion de citoyenneté. Et
ce d’abord à propos de la nationalité : sont-ils ou non Français et surtout sont-ils considérés
comme tels ? La carte d’identité, sa signification et ses effets, cristallise souvent les débats.
Plusieurs thématiques sont présentes. Celle des attentes et des espoirs des parents qui disent à
leurs enfants « toi tu es français », espérant ainsi qu’ils auront le droit à une meilleure vie, et
les enjoignant à ne pas accepter ce qu’eux-mêmes ont subi ; comme ce père disant à son fils
qu’il ne doit pas être éboueur puisqu’il est français. Mais la carte d’identité est aussi associée
aux nombreux contrôles d’identité : elle symbolise la contradiction entre l’égalité proclamée
et la réalité des discriminations. Beaucoup affirment que malgré leur carte d’identité ils ne
seront jamais considérés comme des français à part entière. Les enquêtés à la fois les moins
exposés à la stigmatisation et ayant le plus de ressources personnelles pour y faire face, s’en
moquent et affirment avec passion leur assurance d’être citoyens :
Je rentrerai jamais dans leur logique et je rentrerai jamais dans leur jeu. (…)
Si tu veux je me sens au-dessus de ces gens là. Si eux ils ont pas
l’intelligence de me reconnaître en tant que citoyenne, moi je suis tellement
sûre de moi, je suis tellement sûre d’être française, je suis tellement sûre
d’être en règle, que pff ! je m’en bas les couilles.
Fille, Terminale ES, Bondy
Pour les autres, reste la stratégie du retournement symbolique. Roni, 20 ans, sans formation ni
travail, qui vient d’obtenir sa carte d’identité, la montre à la ronde : « on les a eus, on les a
eus ! Ils sont venus chez nous, maintenant on est chez eux ». Cette revanche très symbolique
montre comment la carte d’identité française reste pour lui chargée d’un héritage colonial.
Or ces discours importants sur la nationalité et la citoyenneté sont nourris de références à la
république et à ses valeurs, pour proclamer ces dernières ou dénoncer le fait qu’elles ne soient
18
En témoigne par exemple le concert d’artistes hip hop « Maghreb United » organisé à Paris samedi 10 avril
2010. Concert rap, Raï et R’n’B, il avait été annulé dans plusieurs villes à la demande d’élus politiques
s'indignant des « appels à la haine et à la violence de pseudo-chanteurs n'ayant de cesse de bafouer et d'insulter
nos valeurs nationales et tous ceux qui sont chargés de les faire respecter » (Le Parisien, 4 avril 2010). Se lit ici
la double dé-légitimation dont ces chanteurs font l’objet : illégitimité en tant que valeur de la musique « pseudochanteurs », illégitimité « minoritaire » d’artistes accusés de « bafouer et insulter nos valeurs nationales ».
12
pas réalisées. La France prétendument pays des Droits de l’Homme est l’argument favori des
jeunes Bondynois pour dénoncer les injustices, et d’abord, les discriminations.
Ce serait revenir à t’expliquer tout mon parcours, toute ma vie. Y a des
évènements dans ma vie qui m’ont fait prendre conscience que putain merde
je suis française et on ne me reconnaît même pas française ! tout ça pour
quoi ? parce que je suis un peu plus bronzée que la norme ; ça va pas ou
quoi ?! parce que je suis un peu plus bronzée je suis plus conne qu’une autre
c’est ça !!! (…) Je pense que c’est d’abord lié à ma condition sociale : j’ai
baigné dans, J’ai toujours vécu, j’ai toujours vu, je sais pas, mes cousins...
des gens autour de moi plus grands qui ont fait des bac+5 et qui ont pas de
travail. (…) Je ne me bats pas contre les discriminations plus qu’autre
chose. Je me bats contre l’injustice sociale. Et la lutte contre les
discriminations entre dans ce... des discriminations ethniques, sociales, tout
ce que tu veux : sur le sexe, sur le handicap.... parce que je réduis pas la
notion des discriminations enfin je réduis pas les discriminations à la
discrimination raciale. Tout mon combat politique, ce qui me donne envie
de me réveiller le matin, c’est de me dire putain merde je suis dans un pays
comme la France, qui est censé incarner les Droits de l’Homme et y a
encore de l’injustice !
Terminales, Atelier Sciences Po, Bondy.
Les discriminations renvoient les jeunes enquêtés au sentiment d’être citoyens de seconde
zone, situation qu’ils expliquent par leur appartenance indissociable à la banlieue et à
l’immigration, et par la prégnance de l’héritage colonial en France. Celui-ci est au centre de
nombreux débats et il se reflète directement dans les productions et consommations
culturelles des enquêtés. Le hiphop local a toujours été fortement politique ; il mobilise
abondamment les références à la République et à son passé colonial, comme par exemple le
disque « Ecoute la rue Marianne », fait après la mort de Zyed et Bouna et dont les samples ont
été réalisées par un jeune Bondynois. Plus largement les très nombreux bricolages identitaires
et culturels des lycéens sont très souvent politisés. Ils répondent à un débat public où
effectivement, dans une société qui se pense culturellement homogène, toute expression
minoritaire est posée comme un problème politique : s’affirmer Noir, parler des conséquences
négatives de l’esclavage, fêter la victoire de l’équipe de foot d’Algérie, est perçu comme un
manque d’intégration républicaine et un geste politique. C’est là un effet paradoxal de la
neutralité républicaine qui fait de toute particularité individuelle, culturelle ou identitaire,
censée relever de la sphère privée, l’objet d’une scrutation et d’un discours politique. Ainsi
finalement, ce qui est un choix personnel au Royaume-Uni apparaît comme un acte politique
en France.
Les discours entendus à Londres contrastent fortement avec ce tableau. Le terme
« citizenship »19 ne fait pas grand sens auprès des enquêtés pour qui être ou ne pas britannique
est surtout une question pratique. Si les britanniques n’ont pas de carte d’identité, le passeport
est de plus en plus demandé pour accomplir de nombreuses démarches locales (s’inscrire à
l’école, trouver un emploi, ouvrir un compte bancaire…) et c’est l’intérêt essentiel, avec celui
de pouvoir voyager, que les enquêtés mentionnent à propos de la citoyenneté
britannique. D’ailleurs, des lycéens se moquent de la couleur du passeport (« It’s just a red
passport, nothing else (…) I’d prefer a rainbow passport” Garçon, 16 ans), d’autres disent
qu’à choisir elles auraient préféré la nationalité Américaine plutôt que ce pays « rubbish » et
19
Malgré la montée du thème dans l’agenda politique et l’enseignement, depuis la campagne pour une
« citoyenneté active » lancée par John Major en 1991.
13
son mauvais temps. Plus profondément, beaucoup de jeunes expriment leur difficulté à se dire
« british », terme qu’ils ont du mal à définir et qui évoque pour beaucoup d’abord quelqu'un
blanc de peau. Ils n’y attachent pas de valeur particulière:
I don’t know, I just can’t define the world “British”: I say “I’m half British”.
I’m born here, my parents are born here as well, it’ just their parents that
came over like in the 60s, but I don’t feel British. I don’t feel British at all,
to be honest. I just feel like me.
Newham 6th Form College
I don’t know if it’s just us in particular. I don’t know. There’s a lot of
people who are proper British, like their parents are British, their parent’s
parents are British. Maybe they more feel like, They have a sense of
belonging to England, in general or something. But I don’t think we, we, we
really have that, that link with England. It’s like, If we had to move, like it
would’nt have been England that we gonna miss, it would be our friends
and things like that. It doesn’t really mean anything to us like. It’s not... that
doesn’t define me as an individual. I could live everywhere.
St Angela and St Bonaventure 6thForm, Newham.
Les seuls enquêtés qui se disent sans difficulté être « british », sont des jeunes filles blanches,
de familles traditionnelles de l’East-end, assez fières d’être britanniques et anglaises, ainsi que
les étudiants les plus âgés de mon échantillon.
De même, contrairement à la France, la question de la citoyenneté n’est pas reliée à la
question de l’héritage colonial. Celui-ci est d’ailleurs quasi inexistant chez les jeunes de
Newham. Les seuls discours mobilisant le passé colonial sont ceux critiquant l’engagement du
Royaume-Uni dans la politique étrangère, analysé comme une ancienne volonté de puissance
- ou plus étonnamment comme le besoin de racheter ses fautes du passé -, ou ceux simplement
moquant une volonté de distinction de l’Angleterre que ces jeunes trouvent dépassée, ridicule
et pénible :
The British are really insecure of their past. Because they have done so
much arm. Anything that pops up, they need to be there, to show they are
doing something. But it all comes down to letting go off the past and forgive
and forget, they have been forgiven for. Or I think most people have
forgiven them for the past, for trouble they have caused. (…) If the British
accept that the past is the past, they can move on.
We think we’re superior to the rest of the world. This is no longer the
British Empire, it’s 21 century! Get on with it. Do things efficienly! Like I
don’t understand, Britain just has to be so different to everyone! Why can’t
we just have Euros? That would make everything so much easier. You can
go to different countries without to change your money. We’re part of
Europe. Why can’t we be 100 percent part of Europe? (…) Because Britain
wants to be different. Why? Get on with it! There’s no need !
St Angela and St Bonaventure 6thForm, Newham.
Ainsi, contrairement à la France, les pratiques et appartenances culturelles et religieuses des
enquêtés sont très peu politisées. Au contraire, les jeunes de Newham problématisent leurs
discours politiques essentiellement en termes de classes sociales. Ils proclament leur
appartenance à la « working-class » (« Working class makes you, you’re more active like, you
do more things to get your money ») et l’opposition à la « middle-class » (« Middle class
14
people literally chill in front of a computer screan, and sit there and earn money. And they’re
just sitting there! » 6th Form St Angela) et ce d’autant plus après les élections législatives de
2009 qui ont vu la victoire des conservateurs et des libéraux démocrates. La défaite du Labour
se traduit très concrètement pour eux par la disparition de nombreuses aides quotidiennes
(carte de transport, subventions, augmentation du prix de l’université), rendant encore plus
difficiles leur quotidien et celui de leurs proches. Quand un de leurs proches dit voter
conservateur, les jeunes ne leur reprochent pas moins que la trahison de leur milieu social.
He said: Mariam, you know, I’m gonna vote Conservative. I said : listen,
but you’re forgetting that we’re all working class over here yeah, who’s
going, everything, NHS is going, travel is gone, all these EMA, all these
benefits that we’re getting now, that are helping us, to live and survive,
they’re gonna be taken away from us and you’re happy with that? (…) they
favor middle class and not working class (…)(…) Labor was good for us.
Labor was very good for us. They actually supported the working class.
They encourage us (…) I’m just so unhappy. The conservatives shouldn’t be
in power.
Newvic 6th Form college
Appartenir à la working-class, c’est partager une expérience sociale dévalorisée que ne
peuvent comprendre les personnes de la middle-class, que ce soit David Cameron ou même
les sociologues :
They’re a lot of intelligent working class people out there, and they never
think you know, I don’t think he ever think, David Cameron, because he
can’t... The reason why he’s doing what he’s doing is, because he never had
to understand what it feels like to be a working class person, and because of
that, he doesn’t know that there are people out there, young people out there
who are bright intelligent, who could make this economy so much better,
and other things like that. (…)
- You know we’re doing poverty sociology yeah, and we’re going through
those causes, original causes and thing, and they say: the boys weren’t into
education and blablabla. And that’s not our fault. It’s because we’re put
down, they’re putting us down, and they’re making us think working class
people can’t do anything, so therefore we’re just ok, fine, I’ll back up, why
should I lose my time in school when I can’t go and get into a good uni?
When I can’t get a good qualification?
- I’m gonna get into a great university, and I’m gonna get good
qualification, I’m getting a goog job, I don’t care, I don’t care.
- I think the society is really unfair. It’s really really unfair. The difference
between race, religion, and your class.
- I think class is the greatest.
- Forget about. I think race and class work hand in hand. I think race is
number one, because, I think race is number one. Cause even if you’re a
middle-class person, and you’re an ethnic minority, imagine just what you
had to do, just to get there, and what you have to do to stay there, you
understand , whether if you’re a white middle class person, you don’t do
nothing. A lot of white middle class people, they barely don’t do anything
and there’ getting to the top university. Okay fair enough they work hard,
but we work as hard.
Newham 6th Form College
15
Les lycéens de Newham ne détachent pas forcément question « raciale » et question sociale
mais formulent les questions politiques en termes sociaux. D’ailleurs, s’il est tentant de
rapprocher cette opposition « middle-class »/ « working-class » de l’opposition mobilisée par
les jeunes Bondynois entre la banlieue populaire et les classes dominantes, ce n’est pas
totalement juste : car la question des héritages culturels et du déni de citoyenneté est central
dans la deuxième, presque absente dans la première.
Actes de citoyenneté
Sur ce bilan, les enquêtés articulent des discours affirmant leur place de citoyen, leur
individualité. Appelant à transformer les frontières symboliques et sociales et à créer de
nouvelles conceptions de la citoyenneté, ce sont de vrais actes de citoyenneté. D’un même
mouvement, ils s’inscrivent dans le cadre des modèles nationaux, et ils les transforment.
Les enquêtés Bondynois trouvent dans le modèle républicain à la fois l’origine des obstacles à
leur citoyenneté et les moyens de les vaincre : c’est au nom de ce modèle que les jeunes sont
rejetés comme autres, étrangers, non laïcs, non républicains. Mais c’est au nom de celui-ci
que les jeunes dénoncent ces obstacles et entendent bien lutter contre les discriminations.
Nombre d’entre eux rejettent violemment toute « discrimination positive », toute politique de
« quotas », au nom de l’universalité. Comme le dit un élève de première, ils ne veulent pas
plus ou moins de « discrimination », ils veulent l’ « égalité ». L’invisibilité que promet la
République, l’indifférence aux différences, le traitement égal de tous les citoyens, les jeunes
Bondynois y aspirent d’autant plus fortement que résonne en eux la violence d’expériences
personnelles, familiales ou sociales de discriminations et de racisme.
« Ils arrivent pas à s’intégrer tout seuls, on est obligé de mettre en place des
quotas ». Ben nan !! Ils nous réduisent ! (…) mon père je suis désolé, il est
venu à 16 ans, il marchait dans la rue, on l’appelait le bicot, les policiers ils
l’appelaient le bicot, ça, ça marque quand même, je te dis ça, j’ai les larmes
aux yeux parce que ça me fout les boules !! Il… il a été réduit à son identi…
(elle s’interrompt les larmes aux yeux). J’ai pas envie d’être réduite à mon
origine. (…)
- Imaginons, bon je prie Dieu pour que ce soit le cas : imaginons, je rentre à
Sciences Po, j’ai un master Affaires Publiques…
- Inch’Allah
- … malheureusement je rate les concours de la fonction publique, je suis
obligée de repartir vers le privé. On me propose une place de cadre avec des
quotas et une place au Macdo. Et bien, le Coran, je préfère aller nettoyer les
chiottes du Macdo plutôt que d’être prise parce que je suis Arabe. Parce que
je suis pas que ça, je suis citoyenne !
Terminale, Atelier Sciences Po, Bondy.
Les jeunes les plus engagés dans le système scolaire sont peut-être ceux qui ont le plus de foi
en un modèle républicain qui en dernier recours les protégera : la fonction publique et
l’anonymat des concours leur semble un rempart contre les discriminations du privé. Par
contre, les enquêtés
réclament la réalisation effective de l’idéal républicain, et
particulièrement d’une vraie indifférence aux différences. Contrairement aux générations
précédentes qui cherchaient plutôt l’invisibilité, les jeunes Bondynois affirment haut et fort
leurs héritages familiaux. Ces derniers sont pour eux loin d’être incompatibles avec leur
citoyenneté française : ils la nourrissent. Les jeunes redéfinissent et inventent alors des
identités originales, identités française et africaine, française et musulmane, française et arabe,
en piochant dans divers répertoires culturels. Les personnalités françaises noires et/ou
16
musulmanes inspirent les Bondynois (Kerry James, Lilian Thuram, Rama Yade) ; beaucoup
citent des figures politiques mondiales, militants de l’indépendance, des civil right aux Etats
Unis, anti-apartheid, anti-esclavagistes, héros de l’avancement social dans les pays africains
(Thomas Sankara, Gandhi, Mohamed Ali, Malcom X, Martin Luther King, William EB
Dubois, etc.). Insatisfaits d’une citoyenneté française encore trop pensée comme unicolore et
monoculturelle, ils l’universalisent et se font, par cet acte, citoyens.
A Newham, les enquêtés ont un discours plus individualiste et moins politisé. Leurs héritages
culturels ne sont pas contradictoires avec le modèle national, au contraire. Ils trouvent parfois
les discours multiculturalistes hypocrites, car ceux-ci n’ont fait disparaître ni les
discriminations ni le racisme. Mais ils en rendent responsables essentiellement les individus.
Certains jeunes ont d’ailleurs une vision de l’amélioration de la société beaucoup plus
directement morale, voire religieuse, que politique. Telle cette lycéenne qui aspire à une
société caractérisée par un « pure love, biblical love ». Par contre, les enquêtés réclament la
réalisation de l’idéal de tolérance et d’autonomie des individus ; ils rejettent toutes les formes
de catégorisation. Tous les enquêtés dénoncent ainsi l’omniprésence dans les formulaires de la
catégorie ethnique, officialisée avec le recensement de 1991 : « In this country, they always
seems to want to know what colour your are”. Leur expérience quotidienne dans le quartier le
plus ethniquement divers d’Angleterre qui connaît une diversification renforcée des origines
migratoires avec l’arrivée de réfugiés et de travailleurs européens, rend ridicules les catégories
administratives. Les jeunes dénoncent l’impossibilité d’être « African » sans être « Black »,
quant à la catégorie « Chinese and others » (« what Alien are you ? »), ils la trouvent absurde
si ce n’est raciste. Surtout, ils se demandent l’utilité de questions (« Why do they need to
know? I really would like to know, actually”) qui produisent selon eux plus de discrimination
et de sentiments de discrimination que l’inverse. A une époque qui se dit postmoderne, les
jeunes britanniques refusent d’être ainsi catégorisés.
I remember, in year ten20, my Friend and I were applying for work
experience and he ticked that he’s white European, when he’s actually a
Black Ghanaian (rires). And when he showed up at his workplace they
asked him: “why did you tick the wrong box?” and he says “oh, that’s
because I think I’m from there”. And then they found it difficult to accept
why he had picked this. They called the school. They stopped him for the
whole day at work. And then at the end of the day they decided just not to
call him to work the next day, because they didn’t want him, because they
thought: “oh, there must be something wrong with him”. And then when his
mum rang up the work place, she asked them: “what does it really matter to
you if he thinks that he’s white European?” (…) and then at the end of the
day, what does it matter to you what people think they are?
Toutefois, tous les jeunes habitants de Bondy ou de Newham n’ont pas les ressources
(scolaires, familiales, associatives…) pour articuler de tels discours et affirmer, contre tous,
leur citoyenneté. Les jeunes « galériens » de Bondy et de Newham, trouvent alors refuge dans
des cercles de socialisation qui les amènent à se tenir à distance, voire à rompre avec les
institutions. La culture de rue offre à ses membres un fort sentiment d’appartenance et
d’identité ; les jeunes y sur-jouent leurs identités stigmatisées et s’ancrent dans une culture
oppositionnelle qui n’est toutefois pas une rupture totale avec les institutions puisqu’elle en
est aussi un retournement. D’autres jeunes effectuent un « retour » aux traditions, acceptant
par exemple un mariage arrangé après une adolescence difficile ou projetant d’aller vivre « au
20
Equivalent de la classe de troisième en France.
17
bled ». Ces projets peuvent s’accompagner de fortes déconvenues, mais ils traduisent une
volonté de mise à distance des institutions françaises ou britanniques, dont les jeunes pensent
ne plus rien avoir à attendre. Enfin, certains jeunes rompent totalement avec les institutions et
la société – britannique ou française - en général. Ils trouvent par exemple dans les groupes
salafistes les ressources culturelles et religieuses pour construire une identité positive en
rupture avec celles, négatives, qui leur sont imposées. La société majoritaire est cette fois
totalement rejetée : elle n’est que le cadre d’un exil le temps de pouvoir accomplir la hijra
dans un pays musulman. La stigmatisation extrême de l’islam dans les médias et les discours
politiques des deux pays n’est pas étrangère à ces choix, plus ou moins radicaux, d’exit.
Conclusion
Répondant à leurs expériences de ségrégation, d’exclusion et de stigmatisation, les jeunes de
Newham et de Bondy expriment des demandes finalement assez similaires en termes
d’universalité, de reconnaissance de leur individualité et de droit à l’indifférence. Ces
demandes s’inscrivent dans le cadre des deux modèles nationaux, médiés par l’histoire locale.
Les jeunes embrassent les forces de ces modèles mais en dénoncent les contradictions. Si
« être descendants de migrants » leur donne un rapport particulier aux institutions, c’est un
rapport plus inquiet, les poussant d’un côté à la défiance et la critique, et de l’autre à de fortes
attentes liées à leur incorporation des idéaux de ces modèles. Ce vécu paradoxal les amène à
poser des « actes de citoyenneté », au sens d’Engin Isin, défiant les frontières du groupe et
souvent en porte-à-faux vis-à-vis des institutions. Par cet engagement pragmatique, ils
participent au renouvellement des modèles de citoyenneté dans les deux pays.
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