Un monde parfait - Nicolas Nébuloz – Editions les Etoiles

Transcription

Un monde parfait - Nicolas Nébuloz – Editions les Etoiles
Un monde parfait
« C’est un monde parfait...
Presque aussi parfait qu’il est plat... »
- Allez les enfants, c’est l’heure de dormir. Bonne nuit
Thomas, bonne nuit Maud.
- Attends, Papini ! Reste un peu avec nous.
- On n’est pas fatigué. Raconte-nous une histoire.
- Oh oui, Papini ! Une histoire s’il te plaît !
- Il est tard, les enfants. Vous avez passé la soirée devant
la télévision. Il faut choisir.
- Mais on ne savait pas !
- On n’y a pas pensé !
- Et bien essayez d’y penser la prochaine fois, on peut
passer la soirée ensemble, autrement qu’en appuyant sur les
boutons de la télécommande.
- Pff... A la télé, il n’y a que des guerres, des meurtres, on
en a marre.
- Et les publicités, il faut toujours acheter plein de choses
débiles, c’est nul !
- Ne dis pas que c’est nul, dis plutôt que tu n’aimes pas,
car si la violence et la publicité existent, c’est que beaucoup
de gens aiment ça, ils y trouvent un intérêt.
- Ceux qui aiment tout ça, ils sont vraiment trop nuls, nuls,
nuls !
- Je n’aime pas ça non plus, mon petit Thomas, mais si tu
t’énerves, tu ne vaux pas mieux qu’eux, et ça ne me donne
pas envie de rester plus longtemps.
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- Et voilà ! A cause de toi, on n’aura pas d’histoire, c’est
toi le gros nul !
- Nulle toi-même !
- Ah mais vous n’allez pas vous battre, vous aussi ?
- Pardon Papini, mais toutes ces vilaines choses, ça nous
embête vraiment...
- Raconte-nous une histoire pour nous endormir, on sera
gentils.
- Oui s’il te plaît, une belle histoire qui se passe loin de
tout ça.
- Allons bon. Mes chers petits-enfants, vous savez que je
ne peux rien vous refuser. Mais la prochaine fois, ce sera
télévision ou histoire !
- MERCI PAPINI !!!
- Les enfants, je vais vous parler d’un monde extraordinaire...
- Comment ça s’appelle ?
- Hé... C’est une drôle de question que tu me poses là, ma
petit Maud. A-t-on vraiment besoin de donner un nom à
chaque chose existante ? En as-tu vraiment besoin pour
l’imaginer ?
- Moi je n’ai rien compris... Tu ne sais pas comment il
s’appelle, ton monde ?
- Donnez-lui le nom que vous voulez, un nom n’est qu’un
mot, ce n’est pas très important.
- On n’a qu’à l’appeler Venus !
- Mais non ! Venus, c’est une planète qui existe ! On l’a
vu en classe, elle n’a rien d’extraordinaire.
- Qu’est-ce que l’ordinaire ? Toute chose sur Terre ne
peut-elle être extraordinaire, vue d’un œil nouveau ? Ah les
enfants, votre vieux Papini s’égare, appelons ce monde
Venus, nous savons tous les trois que ce n’est pas la Venus de
notre système solaire, et vous allez vite vous rendre compte
que ça n’a vraiment rien à voir.
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« C’est un monde parfait...
On pourrait imaginer vivre là... »
- Venus est tellement éloignée de nous que même la
lumière n’aurait pas le temps d’une éternité pour l’atteindre.
Venus est si étrange que le plus érudit des astronomes ne
saurait dire si c’est une planète, un astre ou un corps céleste.
Venus est un monde si merveilleux que l’imagination
humaine pourrait difficilement se le représenter, il dépasse les
rêves les plus fous, et vous allez devoir écouter attentivement
mon histoire si vous voulez réussir à le voir, le percevoir.
Allons, par quoi commencer...
- Il est de quelle couleur, ton monde ?
- Les couleurs, très bonne idée, c’est tellement plus beau
un monde coloré, on a tendance à l’oublier, il suffit de mettre
le nez dehors au milieu d’une grande ville en hiver. Et bien
Venus est réellement de toutes les couleurs...
- Le pays arc-en-ciel.
- C’est exactement ça ma petite Maud, le ciel peut être
d’un rouge flamboyant ou complètement noir, traversé de
rayons verts comme flottant dans l’air.
Chaque moment de la journée est un miracle puisqu’il se
pare de teintes multiples, la plus belle palette de couleurs
qu’un peintre puisse jamais imaginer, et qu’il lui serait
impossible de reproduire.
Et oui, il y a des journées et des nuits sur Venus, car ce
monde est également chauffé et illuminé par de nombreux
astres incandescents.
Alors les enfants, sentez la caresse du vent qui fait frémir
chaque fragment de votre peau et levez les yeux, vous
voyez ?
- Oh oui Papini, un ciel de toutes les couleurs et plein de
soleils ! Et le sol, il y a des gros cratères comme sur la Lune ?
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- Un peu de patience, ce n’est pas ton fort, Thomas, mais
j’y viens, j’y viens...
Tu me parles de sol, mais même si nous ne la foulons plus
beaucoup directement, je vais vous parler de terre, qui elle
aussi peut prendre des couleurs variées et différentes textures.
Dans ce monde il y a cinq éléments : la terre donc, qui se
soulève sous les pas légers, l’air, qui fait danser les nuages,
l’eau, qui coule et roucoule, et le feu, qui crépite et dévore.
Le cinquième, je ne peux pas vous le révéler, pas maintenant
n’insistez pas, les enfants, et demandez-moi quand j’aurai
terminé mon histoire.
Et si ces quatre éléments sont présents, il y a donc la chose
la plus précieuse au monde : la vie. Imaginer un monde
vivant, c’est se représenter un univers aux possibilités
illimitées.
Ces créatures peuvent s’adapter à toutes les conditions,
tous les milieux, aussi hostiles soient-ils, des terres brûlantes
aux zones inondées ou gelées.
- Il y a des animaux alors, et des arbres ?
- Ah c’est l’apprentie biologiste qui parle... Mais les
animaux et les arbres, ce sont nos scientifiques qui les
classent ainsi, et ils sont parfois bien embêtés quand les deux
familles se mêlent.
Sur Venus il n’y a pas besoin de tout ranger dans des
cases, n’est-ce pas les enfants ?
Imaginez simplement des créatures vivantes, donnez-leur
la taille, la forme et la couleur que vous voulez, faites les
rapides ou immobiles, mettez-leur des écailles, des ailes, des
poils, de multiples yeux, des membres ou pas, des racines et
des ramifications multiples, et un cri perçant, rauque, ou un
simple murmure...
- Mais ce sont des monstres !
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- Super ! Les monstres de Venus, ça me plaît bien. Le
mien est un monstre bondissant, il a une centaine d’yeux et
une coquille, et toi Maud ?
- Que dis-tu de mon monstre poilu à carapace rose, il n’a
pas d’oreilles mais de longues griffes. Sûr qu’il bat le tien !
- Pourquoi se battraient-ils, pourquoi toujours cette manie
du conflit ?
- Pour manger...
- Pour défendre leurs petits...
- D’accord mes petits monstres, vous n’avez pas tout à fait
tort, même si sur les milliards de créatures de Venus, un
nombre infime sont amenées à s’affronter.
En tout cas, celles que vous avez inventées existent, aussi
étranges soient-elles. Alors certes, les créatures de Venus
peuvent se manger entre elles, mais elles peuvent aussi
s’entraider, cohabiter, car leur but ultime est la vie, et comme
vous le voyez il y a une parfaite harmonie entre les éléments
et les créatures...
Mais qu’est-ce qui pourrait troubler un si bel équilibre ? Je
vous le demande...
« C’est un monde parfait...
Mais on est bien au-dessus de ça... »
- Alors les enfants ?
- Hein ? Quoi ?
- On était en train de s’endormir...
- Sur Venus, on est tellement bien...
- Il est tard en effet, je ferais bien de vous laisser dormir et
continuer demain.
- NON ! NON !
- On veut savoir la suite, dis-nous !
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- Tu disais... qu’est-ce qui pourrait tout gâcher ? Un
ouragan, un tremblement de terre, des catastrophes naturelles,
quoi !
- Un monstre géant mutant, un astéroïde en fusion...
- Et bien on peut dire que ça fuse dans vos petites têtes,
mais si on en revient à notre bonne vieille Terre, quelle est la
principale menace ?
- ...
- Hé mais ce n’est pas nous ! Pourquoi tu nous pointes du
doigt, Papini ?
- Mais non, Tom-Tom, c’est l’homme, les êtres humains
en général.
- Et oui mais je préfère vous rassurer tout de suite, les
humains n’ont pas encore envahi ce nouveau monde.
Cependant, une créature parmi toutes ces créatures, a
réussi à développer une intelligence supérieure, elle est
arrivée à un stade d’évolution avancée.
- Des aliens ! Je le savais, ça existe !
- C’est toi l’alien ! On appelle ça un extraterrestre.
- C’est la même chose, tête de martienne !
- Allons les enfants ne recommencez pas à vous
chamailler, faîtes honneur à notre hôte. Il est inutile de vous
disputer pour son nom, ça le rendrait triste et il aurait bien
raison, tout cela est bien dérisoire.
Laissons l’extraterrestre où il est, c’est-à-dire partout
ailleurs que sur la Terre, même si son point de vue et sa
hauteur pourraient nous prodiguer de précieux conseils, et
nous faire poser les bonnes questions. Mais c’est une autre
aventure, revenons à nos créatures venussiennes.
Cet être supérieur par son organisation, et non par sa
valeur, car aux yeux de la nature toutes créatures sont égales,
cet être je ne vous le décrirai pas physiquement car ce n’est
pas ce qui compte, je vous laisse une fois de plus l’imaginer
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comme il vous plaît, comme un de ces aliens qui peuplent les
films de science-fiction, si ça vous chante.
Cette créature, comme les autres, vit en harmonie avec ce
monde, elle prend de Venus uniquement ce dont elle a
besoin, toujours dans un souci de ne pas perturber l’équilibre.
Plutôt que de piocher sans fin dans les ressources jusqu’à
un probable épuisement, elle réfléchit en terme de
renouvellement perpétuel, bénéfique pour elle et toutes les
autres créatures.
Sa technologie avancée et ses connaissances illimitées lui
ont permis d’atteindre un niveau de confort général durable.
Cette civilisation n’a presque plus besoin de travailler car
elle a inventé des outils-machines capables de réaliser
quasiment toutes les tâches, y compris les plus pénibles et les
plus indélicates.
Bien sûr, tout le monde peut en profiter, sinon à quoi
bon...
- Mais si personne ne travaille, ils sont tous au chômage ?
- Techniquement, d’un point de vue humain, oui. Mais ce
que tu appelles chômage doit plutôt s’appeler là-bas oisiveté,
liberté ou tout simplement vivre en profitant de chaque
instant.
- Comme les journées sont longues... sur Venus à mon avis.
- Attention les enfants, je n’ai pas dit que le travail avait
disparu, seulement chaque créature donne seulement
quelques semaines par an de son temps pour le bien-être
commun et c’est tout à fait suffisant.
- Et l’école alors ?
- Elle est... différente. Sur Venus, imaginez qu’on
apprenne en prenant exemple sur les autres, en essayant de
faire les choses et en partant à la découverte du monde, plutôt
que de parler de tout ça assis derrière un bureau et enfermé
dans un bâtiment.
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D’ailleurs ne le dîtes pas à vos professeurs, vous pourriez
vous attirer des ennuis, mais je ne suis pas sûr que tout ce
qu’ils vous enseignent soit vraiment nécessaire, et fasse de
vous des « êtres supérieurs » comme notre ami venussien.
- On apprend quand même beaucoup de choses
intéressantes à l’école.
- Mais oui ma petite Maud, ne me fais pas dire ce que je
n’ai pas dit, mais de là à y passer plus de trente heures par
semaine... Imaginez que vous n’ayez plus que deux heures
d’école par jour. Tiens qu’est-ce que tu ferais, toi, Thomas ?
- Je pourrais jouer tout le reste de la journée.
- Et pourquoi jouerais-tu autant ?
- Parce que ça me plaît !
- Et voilà ce que font les créatures suprêmes de Venus, ce
qui leur plaît : jouer, rire, chanter, voyager, courir, s’aimer,
savourer chaque heure, chaque jour avec leurs amis, leurs
familles, leurs proches.
Ils peuvent chevaucher la créature à treize yeux de
Thomas sous un ciel vert, ou admirer les milliers de soleils en
caressant la créature poilue de Maud. Il y a mille choses à
faire, autres que travailler ou aller à l’école.
- Ça, c’est cool...
- Oui mais j’ai quand même du mal à y croire, ces
créatures doivent bien avoir des problèmes, se disputer de
temps en temps ?
- Il ne s’agit pas de croire, simplement d’imaginer, mais je
vois que tu as de la suite dans les idées, Maud, tu te poses des
questions, des questions pratiques, c’est intéressant.
Bien sûr, cet être est animé d’émotions variées, souvent
positives, mais parfois aussi plus fâcheuses. Ce n’est pas
vraiment un problème pour ces créatures, bien au contraire, il
leur suffit de pouvoir tout exprimer, à une personne ou à un
groupe de personnes, les bonnes pensées comme les plus
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sombres, sauf que dans ce monde personne ne juge, chacun
cherche à comprendre et à aider.
Ainsi chaque créature connaît mieux l’autre, libérée du
poids de la honte, du complexe, du secret et de la culpabilité.
Chacun veut le bien, pour lui-même et pour autrui.
- C’est bien ce que je disais, trop cool !
- Un monde parfait, tu veux dire.
« C’est un monde parfait...
Le vent souffle on ne bouge pas... »
- Voilà les enfants, c’était l’histoire du monde de Venus,
j’espère que ça vous a plu car il est plus que temps de dormir.
- Ça doit vraiment être magnifique...
- J’aimerais tant voir toutes ces créatures étranges, et ces
paysages aux couleurs fantastiques...
- Et si on pouvait faire toutes ces choses que font les
Venussiens : partir à la découverte du monde, et passer sont
temps à rire et à jouer avec les autres.
- Les enfants, vous pouvez si vous le voulez vraiment...
- Comment ça ? Redescends sur Terre, Papini, c’est
impossible ici... Et Venus, c’est beaucoup trop loin !
- Oui c’est où exactement, Papini ? On monte dans une
fusée et hop ! On y va ?
- Qui sait où il se trouve ? Moi ? Vous ? Tout le monde ou
personne... Pour protéger ce monde, ne vaut-il mieux pas
qu’il reste caché, telle une cité perdue ?
- Comme une ville en or...
- Moi je pense que les gens devraient le connaître, ce
monde, ça leur ferait du bien, mais je crois bien que c’est
juste une utopie.
- C’est quoi ça ?
- C’est quelque chose qui ne peut pas exister.
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- Tu en connais des mots, ma petite Maud.
- On nous a appris ça à l’école, et on nous a dit qu’il ne
fallait pas trop rêver dans la vie si on veut s’en sortir.
- Ah quelle tristesse mais Thomas ! Maud ! L’utopie il
faut y croire car ce monde existe !
- QUOI ?!
- Et oui, c’est notre planète. Venus, ou peu importe le nom
qu’on lui donne, ça pourrait être la Terre.
- Mais ce n’est pas du tout comme ça !
- Et si mon cher Thomas. Si tu veux, demain je vous
raconte la même histoire, et tu verras, point par point, que
Venus ressemble comme deux gouttes d’eau à la Terre, à un
élément près...
- Le cinquième élément !
- Le cinquième élément, le sixième sens, le continent
perdu, tout ce qui alimente mythes et légendes. La clé
magique pour faire de la Terre ce monde meilleur,
merveilleux.
- Un monde merveilleur !
- Mais alors qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qui nous
manque, à la fin ?
- Si je le savais... C’est quelque chose qu’on ne peut pas
toucher, qu’on ne peut pas même imaginer, pour l’instant. En
tout cas, si ce monde idéal n’est pas encore le nôtre, c’est que
l’être humain ne le désire pas, car la créature évoluée de notre
monde a largement les capacités pour le rendre bien meilleur.
- Si on ne passait pas notre temps à nous battre aussi...
- Alors pourquoi les gens agissent comme ça ? C’est trop
bête.
- Ça, vous le découvrirez en grandissant, quand vous serez
devenus de vrais êtres supérieurs...
Et si un jour vous allez mal, que tout va de travers dans
votre vie, rappelez-vous cette histoire, pensez à Venus, à la
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Terre, et dîtes-vous que vous avez votre destin en main, qu’il
n’y a pas de fatalité. Il ne tient qu’à vous, aux hommes et aux
femmes que vous serez, et au milieu desquels vous vivrez, de
changer les choses et de les rendre meilleures.
- ...
- Allez maintenant, dodo !
- Et ma bestiole à cent yeux ?
- C’est une coquille Saint-Jacques !
- Et mon monstre poilu ?
- Un tatou nain d’argentine !
- Tu as vraiment réponse à tout, Papini.
- Disons que j’ai bien vécu, mais le meilleur reste à venir...
- Merci pour cette belle histoire, Papini.
- Oui, c’était trop bien ! On va partir à la recherche de
Venus.
- Bonne nuit les enfants, faites de beaux rêves, vous avez
toute la vie pour les réaliser.
« C’est un monde parfait...
On s’en ira le vent restera... »
Nicolas Nébuloz, décembre 2015
Paroles tirées d’ « Un monde parfait » – Les Innocents
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