Les Traces-mémoires selon Patrick Chamoiseau : penser l`accès

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Les Traces-mémoires selon Patrick Chamoiseau : penser l`accès
Vincent Veschambre
ENSA de Lyon- UMR CNRS EVS
« Nos monuments demeurent comme des douleurs.
Ils témoignent de douleurs.
Ils conservent des douleurs.
Ce sont le plus souvent des édifices produits par la trajectoire coloniale : forts, églises,
chapelles, moulins, cachots, bâtiments d’exploitation de l’activité esclavagiste sucrière,
structures d’implantation militaire… Les statues et les plaques de marbre célèbrent
découvreurs et conquistadores, gouverneurs et grands administrateurs. En Guyane, comme
aux Antilles, ces édifices ne suscitent pas d’écho affectif particulier ; s’ils témoignent des
colons européens, ils ne témoignent pas des autres populations (Amérindiens, esclaves
africains, immigrants hindous, syro-libanais, chinois…), qui précipités sur ces terres
coloniales ont dû trouver d’abord moyen de survivre, puis de vivre ensemble, jusqu’à
produire une entité culturelle et identitaire originale.
La trajectoire de ces peuples-là s’est faite silencieuse. Non répertoriée par la Chronique
coloniale, elle s’est déployée dans ses arts, ses résistances, ses héroïsmes, sans stèles, sans
statuts, sans monuments, sans documents. Seule la parole des Anciens, qui circule dessous
l’écriture, la mémoire orale, en témoigne.
Or la parole ne fait pas monument
La parole ne fait pas l’histoire
La parole ne fait pas la mémoire » (Chamoiseau, 1994, p. 13-14).
Les monuments et la parole : mémoire objectivée versus
mémoire incorporée
C’est ainsi que débute Guyane, Traces-mémoires du bagne1, petit livre signé Patrick
Chamoiseau pour le texte et Rodolphe Hammadi pour les photos. Ce texte illustre
parfaitement bien l’idée, maintes fois formulée (voir par exemple Béghain, 1998) selon
laquelle le monument est très nettement associé aux puissants, aux dominants. Il correspond à
deux des trois types proposés par Régis Debray lors des Entretiens du patrimoine qu’il a
coordonnés :
1
Chamoiseau P., Hammadi R., 1994, Guyane,Traces-mémoires du bagne, Paris, Caisse nationale des
monuments historiques et des sites, 114 p.
1
- « le monument-forme : un fait architectural, civil ou religieux, ancien ou contemporain, qui s’impose
par ses qualités intrinsèques d’ordre esthétique ou décoratif, indépendamment de ses fonctions
utilitaires ou de sa valeur de témoignage ». (…)
- « Le monument-message se rapporte à un événement passé, réel ou mythique (…). Il n’a d’autre
usage que symbolique : stipuler une cérémonie, soutenir un rituel, interpeller une postérité. C’est une
lettre sous enveloppe dûment adressée par une époque à la suivante ».
(Debray, 1999, p. 16)
Le monument de Chamoiseau est bien de cet ordre là, qui s’inscrit dans le temps, marque
l’espace pour signifier un pouvoir et contribue à écrire l’histoire.
Il y oppose la parole de ces peuples dont la trajectoire n’a pas laissé de traces visibles, une
parole qui ne fait pas l’histoire, puisqu’elle n’a pas été retranscrite sous forme de document.
Une parole qui à elle seule ne fait pas mémoire, ce qui rejoint l’hypothèse que j’ai essayé de
valider à travers mon ouvrage traces et mémoires urbaines (Veschambre, 2008) : à savoir que
pour se construire et se transmettre, la mémoire (collective) a besoin de s’inscrire dans la
matérialité des lieux.
Cet incipit de Chamoiseau peut être rapproché des travaux de Michel Verret concernant le
rapport des ouvriers à l’espace. Si l’on en croit M. Verret, la mémoire ouvrière, à l’image de
cette mémoire des « autres populations » constitutives de la société créole, ne passe pas par
l’espace, par la matérialité des traces. Il distingue de ce point de vue deux formes de mémoire,
l’une « qui s’inscrit dans l’espace sous forme de traces –paysages, ruines, monuments,
appareillages, machinerie, chaînes d’équipements d’objets technico-symboliques, chaînes de
graphes et d’écrits – c’est le passé mort, qui bien souvent survit sans qu’une mémoire s’y
attache, jusqu’à ce que l’histoire enfin le fasse revivre, mais pour la mémoire
historique» (Verret, 1995), l’autre, la « mémoire vivante », qui s’inscrit de manière privilégiée
dans les corps à travers les « savoirs de travail », et les « savoirs de luttes ». Il repère une ligne
de clivage importante entre ceux qui possèdent une « mémoire morte » (le patronat en
l’occurrence), c'est-à-dire dont le passé s'est inscrit dans les espaces matériels, dans les choses
et même les écrits, et ceux qui n'ont qu'une « mémoire vivante » (les ouvriers), dont le passé
ne peut s'inscrire que dans les corps, qui n’ont que paroles et gestes pour manifester leur
existence.
Cette lecture nous paraît très stimulante dans sa manière d’aborder la dimension
spatiale et temporelle des hiérarchisations sociales mais insatisfaisante dans sa terminologie
qui oppose « mémoire morte » et « mémoire vivante », en rangeant l’espace du côté de la
« mémoire morte ». L’analyse des processus de patrimonialisation nous a enseigné que le
réinvestissement de traces architecturales permet de nourrir des constructions identitaires et
mémorielles bien « vivantes ». Et parler de « mémoire morte » à propos des traces matérielles
laissées et appropriées par les dominants, nous parait impropre : le couple Pinçon a fort bien
montré que le château de famille représentait le support de transmission d’une mémoire là
encore bien « vivante » (Pinçon, Pinçon-Charlot, 2005). Nous préfèrerons parler de
« mémoire externalisée »2 ou « objectivée » d’un côté et de « mémoire incorporée »
de l’autre, pour distinguer ces deux registres mémoriels, auxquels renvoie Patrick Chamoiseau
quand il oppose le monument et la parole.
2
En nous inspirant de J. Candau qui parle « d’externalisation de la mémoire » (Candau, 1998).
2
Mémoire vivante, traces et ancrage spatial
S’il est important, comme le fait Patrick Chamoiseau pour amorcer sa réflexion, de repartir de
cette inégalité fondamentale d’accès au « conservatoire de l’espace » (Verret, 1995, p. 147) il
est tout à fait stimulant, comme il nous le propose par la suite, d’essayer de dépasser cette
opposition entre une mémoire qui serait ancrée spatialement, du côté du monument, et une
autre qui serait aspatiale, du côté de la parole.
Dans un texte intitulé Chamoiseau : marquer la parole, Elodie Gaden travaille cette question
de la mémoire et de ses ancrages, soulignant en premier lieu, à propos du personnage de
Solibo, que la parole est incorporée : « Sa parole n’est pas seule détentrice de sa force,
puisque son corps tout entier la dévoile. Son corps parle avec lui : « sa voix vibr[e] dans son
front, dans ses joues, habit[e] ses yeux, sa poitrine et son ventre : une Force ». (Solibo le
Magnifique) »3. Or, comme F. Ripoll l’a montré à propos des mouvements sociaux, les corps
sont aussi de l’espace et contribuent à faire espace (Ripoll, 2005).
Par ailleurs, selon Chamoiseau, cette oralité4 se réfère à des traces matérielles, qui amorcent le
récit, en constituent le déclencheur, mais aussi le support. C’est ce que repère Elodie Gaden,
quand elle met en exergue l’importance de la notion de trace chez cet auteur : « La Trace, à
laquelle Chamoiseau voue une véritable poétique, c’est la marque des histoires dans la
matière du monde, c’est les sentiers anciens des Nègres marrons, les pierres gravées des
amérindiens, ou encore les tracés des quartiers créoles. Mais la Trace c’est aussi l’écriture,
la marque du Marqueur, l’encre sur le papier »5.
S’ils n’ont pas produit de monuments, s’ils sont restés silencieux à travers les écrits, s’ils ont
été invisibilisés par l’histoire, les Amérindiens, les Nègres marrons n’ont pas été uniquement
du côté de « la parole qui s’envole » : ils ont laissé des empreintes, des traces, pour peu que
l’on se donne la peine de les lire, de les faire parler et de les mettre en mémoire. Ce que les
conteurs ont su faire et transmettre, de génération en génération, jusqu’à ce que l’écrivain les
matérialise par l’écrit.
Si la notion de trace est omniprésente dans l’œuvre de P. Chamoiseau, c’est dans ce petit
ouvrage consacré au bagne guyanais qu’il l’a théorisée, en lien avec l’enjeu de transmission
mémorielle.
Les Traces-mémoires selon P. Chamoiseau
Si « la parole ne fait pas monument », « ne fait pas l’histoire », « ne fait pas la mémoire »…
« La parole transmet des histoires
La parole diffuse des mémoires
La parole témoigne en traces » (…) (Chamoiseau, 1994, p. 14).
3
http://www.lettres-et-arts.net/litteratures_etrangeres_et_francophones/223introduction_et_problematisation_marquer_la_parole (consulté le 2 décembre 2011).
4
Ou oraliture pour reprendre le néologisme forgé par P. Chamoiseau, afin de souligner l’ampleur d’une tradition
et d’une transmission, malgré l’absence de passage à l’écrit.
5
http://www.lettres-et-arts.net/litteratures_etrangeres_et_francophones/223introduction_et_problematisation_marquer_la_parole (consulté le 2 décembre 2011).
3
Cette articulation entre la parole et matérialité, support privilégié de la transmission
mémorielle, Chamoiseau la conceptualise à travers les Traces-mémoires :
« Je chante les mémoires contre la Mémoire. Je chante les Traces-mémoires contre le
Monument. (…). Qu’est-ce qu’une Trace-mémoires ? C’est un espace oublié par l’Histoire et
par la Mémoire-une, car elle témoigne des histoires dominées, des mémoires écrasées et tend à
les préserver (…) (Chamoiseau, 1994, p. 16).
Les Traces-mémoires sont définies comme l’envers du monument :
« La Trace-mémoires n’est envisageable ni par un monument, ni par des stèles, ni par le
document-culte de nos anciens historiens. La Trace-mémoires est à la fois collective et
individuelle, verticale et horizontale, de communauté et trans-communautaire, immuable et
mobile, et fragile. Alors que le monument témoigne toujours d’une force dominante enracinée et
verticale » (Chamoiseau, 1994, p. 16).
Si l’on est attentif à ces Traces-mémoires, à ce « patrimoine de rien » dont parle le
photographe Bogdan Konopka (2004), on se rend compte que des traces, on finit toujours par
en trouver. C’est le constat que fait l’écrivain François Bon lorsqu’il part en quête des traces
des ouvrières après la fermeture d’une usine Daewoo (Bon, 2004). « Refuser. Faire face à
l’effacement même » constitue l’incipit de l’ouvrage et revient comme une litanie dans le
premier chapitre. « Refuser l’effacement » de ces mémoires de femmes, d’ouvrières, qui
montaient des tubes cathodiques dans l’une des trois usines lorraines du groupe sud-coréen, à
Fameck, et retrouver leurs « traces peu perceptibles » : tel est le projet de ce livre.
L’hypothèse de départ de F. Bon, c’est en effet que « l’espace (…) garde trace et mémoire de
tous gestes et toutes voix » (Bon, op. cit., p. 85), pour peu que l’on ne s’en tienne pas aux
monuments, mais que l’on soit attentif aux signes les plus discrets, aux marques les plus
banales, à ce que P. Chamoiseau nous propose d’appeler Traces-mémoires. Lors de ses visites
de « l’usine vide », l’auteur « accumule les détails » : inscriptions, panneaux d’affichage,
marques au sol… Il décrit ce « panneau écrit au marqueur « à jeter » », « des éléments de rail
avec griffe et roulettes pour le défilement des appareils en montage », « un rectangle rouge
barré de noir, sur le fond gris du passage, avec la bande orange des bords, un Rothko »…
Avec cette volonté de faire ressurgir les conditions de travail, les rapports sociaux au sein de
l’usine : « chaque paroi du mur, chaque détail du sol témoigne (…) qu’on l’a habitée » (p.
84).
En 4ème de couverture de Daewoo, l’auteur déclare : « si les ouvrières n’ont plus leur
place nulle part, que le roman soit mémoire ». On retrouve chez F. Bon ce même
acharnement que chez P. Chamoiseau à faire mémoires et à inscrire ces mémoires dans les
mots, dans les écrits, dans les photographies, sans jamais perdre de vue la dimension spatiale
de ces mémoires, qui leur donne consistance et permanence.
Comme je l’écrivais dans mon ouvrage de 2008, « Il y a là une responsabilité de ceux
qui s’efforcent de lire l’espace urbain, artistes, chercheurs, citoyens de ne pas s’en tenir aux
héritages les plus évidents, les plus spectaculaires, ceux des dominants, pour intégrer cet
autre régime de traces, qui peut constituer le support de la mise en mémoire des dominés.
Même si une telle mise en mémoire ne peut être ensuite le fait que de mobilisations locales,
dans le cadre de luttes pour l’appropriation symbolique de l’espace » (Veschambre, 2008, p.
240).
4
Je prolongerai cette évocation de P. Chamoiseau par l’évocation de deux terrains sur
lesquels je suis parti à la recherche de cet autre « régime de traces », de ces Traces-mémoires,
que certains acteurs cherchent à faire parler.
La mémoire des très pauvres dans la ville
« Nous disons que la vie et la présence des pauvres ne laissent pas de trace. Quelles
traces, quelles empreintes, ont-ils laissées à La Courneuve, aux Francs-Moisins, à la
Cerisaie ? L’autre jour, je passais par là, je ne reconnaissais même plus l’emplacement
exact. Pourtant que de larmes ont mouillé ce sol, que de souffrances ont endurées des
centaines de familles en ces lieux, que de cris ont percé le ciel ! Aucun monument, aucune
stèle, aucune plaque commémorative n’ont été posés » (Wresinski, 1972).
Cet extrait d’une lettre de J. Wresinski nous parle de l’effacement des traces des plus pauvres.
Et du fait qu’aucun monument ne signale les sites des anciens bidonvilles, qu’il appelait
« hauts lieux de misère ». Des haut lieux de misère effacés avec l’éradication de différentes
générations d’habitat précaire : les bidonvilles, les cités d’urgence, les camps, les cabanes…
Les écrits d’Abdelmalek Sayad à propos des bidonvilles algériens de Nanterre font écho à
ceux de Joseph Wresinski : « les bidonvilles ont disparu ; en même temps, c’est toute la
mémoire des lieux qui s’est effacée (…). Il n’y a pas de ruines de bidonville, si tant est qu’un
bidonville qui est déjà une ruine puisse laisser des ruines après sa destruction » (Sayad,
1995). Cette mémoire est d’autant plus refoulée qu’elle a partie liée à l’immigration, ce que
souligne l’historien Pierre Milza, en préambule de l’ouvrage d’A. Sayad : « Ce sont souvent
des lieux de misère, qui se rattachent à l’histoire même de l’immigration et de l’exil, et dont
on gommera volontiers le souvenir gênant. La mémoire est sélective par définition. Elle l’est
d’autant plus facilement que s’effacent sur le terrain les traces d’une présence passagère et,
le plus souvent inconfortable, (…) que nul ne songera à maintenir en l’état» (ibid).
Ces processus d’effacement des traces des plus pauvres n’ont pas dissuadé le mouvement
ATD quart-monde6 de s’enquérir de lieux de mémoire de la grande pauvreté :
« Parce que la misère condamne souvent à l’errance, à des lieux d’habitation précaires, aux
travaux de survie souvent ignorés, partout à travers le monde la trace des plus pauvres a
souvent été effacée. Les lieux d’histoire des plus pauvres sont des lieux qui témoignent d’un
passé oublié, lieux où l’humanité a souffert et qui appellent au recueillement et à la
reconnaissance. Retrouver ces traces des plus pauvres, c’est partager une même culture et
une même histoire, et par là même, lutter contre l’exclusion »7.
Un processus de mise en mémoire des plus pauvres, entamé avec l’inauguration de la dalle du
Trocadero, le 17 octobre 1987, s’est diffusé dans d’autres villes en France et dans le monde,
avec l’implantation de répliques de la dalle, généralement dans des lieux centraux. Ces dalles
constituent des lieux de rassemblement et de commémoration de la Journée mondiale du refus
de la misère. Par son horizontalité, par sa discrétion, la dalle s’apparente à un anti-monument,
à une Trace-mémoires. Ce qui peut d’ailleurs susciter des interrogations : certains membres
6
ATD quart-monde : mouvement créé en 1957 par le père Joseph Wresinski avec des familles vivant dans un
camp de relogement à Noisy-le-Grand. Signifiant à l’origine « Aide à Toute Détresse », ATD est devenu Agir
Tous pour la Dignité.
7
Source : www. oct17.org.
5
du groupe ATD de La Flèche déplorent ainsi que l’on marche sur leur dalle pour entrer dans
les anciennes halles devant lesquelles elle est scellée.
Beaucoup plus rares sont les formes de réinvestissement de traces venues du passé, ne seraitce que parce que celles-ci ont généralement été effacées. Pour en revenir à la figure de Joseph
Wresinski, on pourrait imaginer de faire parler les Traces-mémoires de son enfance à Angers,
dans une famille d’immigrés en situation de grande pauvreté. C’est ce que que j’ai proposé
lors d’un colloque consacré à l’actualité de la pensée politique de Joseph Wresinski8. Je me
suis appuyé pour cela sur la démarche du groupe local d’ATD, qui avait réussi à sauver de la
destruction l’ancienne forge du faubourg Saint-Jacques dans laquelle avait vécu le petit
Joseph après la première guerre mondiale, et à faire apposer une plaque pour marquer son
emplacement. Il s’agit d’une Trace-mémoires qui pourrait être le point de départ d’un
parcours évoquant l’existence d’un enfant se débattant dans la misère, qui serait basé sur les
récits autobiographiques du fondateur d’ATD. « Qu’il vente ou qu’il pleuve, tassé en moimême, noyé de sommeil, mais aussi parfois criant de rage, je longeais la grande rue SaintJacques, je descendais la rue Brault, déserte et hostile, vers les prés, et j’aillais servir la
messe chez les sœurs pour qu’elles donnent 40 sous à ma mère » (Wresinski, 1983). La rue
Brault, la communauté du Bon Pasteur et la chapelle qu’il fréquentait dès l’âge de 5 ans, sont
toujours là. Ce parcours pourrait passer à l’emplacement de l’ancienne usine de papiers
cigarettes, pour laquelle la mère de Joseph travaillait à domicile. De même qu’il pourrait
évoquer l’ancienne Usine à gaz, où la famille allait glaner du charbon pour se chauffer. Même
si ces anciennes emprises industrielles ont disparu, il y a matière, à travers la figure de Joseph
Wresinski, à faire parler la ville d’Angers différemment qu’à travers ses nombreux
monuments historiques, afin d’éclairer ce que fut le courage et la souffrance de très
nombreuses familles des quartiers de la Doutre et du faubourg Saint-Jacques, quartiers
historiquement liés à la pauvreté.
Les Traces-mémoires de l’internement des Tsiganes
Si les juifs d’Europe ont été les principales victimes du régime nazis et des régimes
collaborateurs, d’autres populations ont été l’objet de persécutions et de massacres durant la
seconde guerre mondiale. C’est le cas des Tsiganes, dont le sort tragique a très largement été
occulté depuis la fin de la guerre, comme l’a constaté Emmanuel Filhol dans son enquête
auprès des communes d’implantation des camps d’internement en France : « l’internement
des Tsiganes souffre d’un déficit de mémoire majeur » (Filhol, 2004). Cela ne fait guère plus
d’une quinzaine d’années que des universitaires français se sont penchés sur le sujet et encore
bien plus récemment, avec le film Liberté de Tony Gatlif (2010), que cette histoire commence
à être accessible à un plus large public.
Du côté des anciens internés, c’est le silence qui l’a généralement emporté (Sigot,
1995, Filhol, 2004)9. Cette absence de transmission s’inscrit dans une culture, celle des
« voyageurs », où l’on n’entretient pas la mémoire des épreuves du passé et le culte des
disparus. Ce qui va de pair avec l’absence de monuments, d’ancrage de la mémoire dans le
« conservatoire de l’espace » : Daniel Fabre parle d’un « refus de donner un corps, physique
ou verbal, à la mémoire » (Fabre, 2000). La transmission de la mémoire et la construction
identitaire ne passent pas par un enracinement dans un terroir et par un marquage de l’espace.
8
Colloque qui s’est tenu à Sciences Po Paris, du 17 au 19 décembre 2008
Les rescapés de la Shoah ont également mis du temps à s’exprimer et à être entendus. Mais dans le cas des
Tsiganes, ce processus « d’enfouissement mémoriel » a été exacerbé
9
6
Le site de l’ancien camp de Montreuil-Bellay dans le Maine-et-Loire fait partie des
traces les plus lisibles qui subsistent de l’internement des Tsiganes durant la seconde guerre
mondiale. L’existence de ce camp a été sortie de l’oubli par le travail de Jacques Sigot,
instituteur et historien du Saumurois, qui a publié un premier ouvrage en 1983 intitulé Un
camp pour les Tsiganes… et les autres. Montreuil-Bellay 1940-45 (Sigot, 1983, 1994). J.
Sigot s’est engagé dans l’écriture de l’histoire de ce camp dit « de concentration »10, parce
qu’il avait été interpellé par quelques traces modestes dans un pré, au sud de Montreuil, le
long de la nationale qui file vers Poitiers, notamment par ces « escaliers qui ne conduisent
nulle part ailleurs que dans le souvenir11 » (Sigot, 1994, p. 301), qui desservaient les baraques
en bois aujourd’hui disparues.
Cet ouvrage, suivi de nombreux articles dans le journal local, la Nouvelle République,
où l’auteur était correspondant local, a déclenché un processus de mise en mémoire, processus
long et difficile, sanctionné récemment (en 2010) par une protection au titre des monuments
historiques. L’arrêté de la DRAC de Nantes n° 2010/264, indique que le Préfet de la région
Pays-de-la-Loire, Préfet de Loire-Atlantique, (considère) que la conservation du lieu de
mémoire qu’est le camp d’internement de Tsiganes à Montreuil-Bellay (Maine-et-Loire)
présente au point de vue de l’histoire un intérêt suffisant pour en rendre désirable la
préservation en raison de la présence de vestiges de ce qui fut le plus grand camp
d’internement de Tsiganes en France… ».
L’exemple de l’ancien camp d’internement de Montreuil-Bellay rejoint parfaitement la
problématique des Traces-mémoires, telle que P. Chamoiseau la construit à propos de l’ancien
bagne des Iles du Salut, au large de Kourou. : « Les édifices de la mort organisée font
aujourd’hui Traces-mémoires parce qu’ils proviennent de la mort. Ils ramènent de la mort
une opacité qui fait sens, c'est-à-dire : émotions et hoquets de sensations. Ils font aujourd’hui
Traces-mémoires, car ils ont été durant de longues années abandonnés dans un face à face
solitaire avec les fureurs végétales, avec l’emmêlement des racines» (Chamoiseau, op. cit. p.
21). Ici, sur cette plaine calcaire à l’herbe rase, quasi steppique, la végétation apparaît
beaucoup moins luxuriante que sur les îles du Salut. Mais la problématique de l’abandon est
la même, sur ces terrains longtemps utilisés comme pacage (moutons et vaches, ces dernières
ayant causé le plus de dégradations) par leur propriétaire.
Comme je l’écrivais dans mon ouvrage de 2008, « ce caractère palpable des traces »,
aussi modestes et discrètes soient-elles, « joue à la fois dans le registre de l’émotion et de la
connaissance et constitue un support privilégié pour « toucher du doigt » l’ampleur d’un
crime contre l’humanité ». (Veschambre, 2008, p. 265). A l’initiative des militants associatifs,
des artistes, des chercheurs… ces traces dont l’origine et la signature se sont perdues, peuvent
devenir Traces-mémoires et être réinterprétées par celles et ceux qui se sentent dépositaires
d’un tel héritage.
10
Selon les termes mêmes des autorités françaises, qui ont imposé par une décision d’Albert Lebrun le 6 avril
1940, l’enfermement des « nomades ». Le camp de Montreuil a fonctionné comme camp de « concentration »
des Tsiganes internés dans de nombreux petits camps du quart nord-ouest de la France, qui pour la plupart n’ont
pas été déportés.
11
Ces escaliers dont la silhouette intrigue l’automobiliste qui longe le site font la couverture de la première
édition de l’ouvrage de J. Sigot (1983).
7
Bibliographie
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p.
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8

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