À l`ombre des vainqueurs
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À l`ombre des vainqueurs
À l’ombre des vainqueurs Marie-Laure de Cazotte À l’ombre des vainqueurs A vue d’œil © Éditions Albin Michel, 2014. © À vue d’œil, 2015, pour la présente édition. ISBN : 978-2-84666-954-2 www.avuedoeil.fr www.facebook.com/editionsavuedoeil À vue d’œil 27 Avenue de la Constellation C.S. 78264 95801 CERGY-PONTOISE CEDEX Je dédie ce livre à mon grand-père, à ma mère et à tous ceux pour lesquels ce temps reste encore vivant. « Les pays, on ne saurait assez s’en méfier. » Henri Michaux, Ailleurs (préface) Mittelheim, septembre 1940 Elles étaient sur le point de partir. Il les entendait se rassembler sur le bord du toit et voyait leur ventre d’un blanc de linge et doux comme la chaux, les pattes roses et les ailes couleur de nuit. Ce qu’elles se disaient ? Qu’il fallait quitter les roselières avant que l’hiver ne soit là. Que l’Afrique est loin. Qu’il leur faudra rassembler des forces pour voler sans s’arrêter jusqu’au continent chaud, et espérer qu’il n’y aura pas de faucon au-dessus de la forêt et d’orage sur la mer Méditerranée. Et surtout pas de voyou, de Wàckes, armé d’un lance-pierre caché derrière un arbre. – Ça tient dans une main et ça a plus de courage que toi et moi réunis. Pourquoi as-tu fait cela ? Estce qu’elle t’a fait du mal cette bête ? Tu ne sais pas que ça porte malheur de tuer une hirondelle ? Et du malheur, tu ne trouves pas qu’il y en a assez comme ça ? – Jamais plus, Papi, jamais plus. 9 Joseph avait juré, promis. Il en avait pleuré en déposant dans la gouttière des miettes de pain et un bol d’eau, mais ça lui tirait encore dans le cœur et il remonta son duvet sur son menton en écoutant les bruits de la maison sous sa chambre : ces sons du dimanche dont il n’aimait pas l’augure. Dans la minuscule lingerie qui jouxtait la Grossstub, cette vaste pièce où tout se faisait, de la cuisine à la lecture du journal, il entendit sa mère actionner la pompe et l’eau tomber dans le tub. Il ne s’agissait pas de traîner et que son père remonte l’escalier pour le sortir du lit. Il attrapa en vitesse ses vêtements dominicaux pliés sur la chaise et dévala l’escalier en pyjama. – Guede morje, Mama. Sa mère, Marguerite Muller, lui sourit dans le miroir, en trempant légèrement sa brosse en poil de sanglier dans un bol d’eau sucrée et la passa sur ses cheveux blonds en aplatissant chaque mèche de la paume. – Tu as retrouvé ton chapelet, Seppi ? lui demanda-t-elle sans se retourner. En cirant ses chaussures avec un chiffon de laine, Raoul Muller jeta à son fils un regard narquois. Le grand-père, déjà fin prêt, s’énerva : 10 – Cours donc te laver ! Nous allons encore être en retard ! Sur le sol de pierre, une serviette, un gant et un savon l’attendaient. L’eau comme la pièce étaient glacées. Il trempa le gant, fit mousser le savon. Faire semblant, il n’y pensa même pas. On ne rend pas visite à Dieu le corps sale : Dieu voit tout. Il enfila la culotte courte de laine qui lui grattait les cuisses et laissait passer les courants d’air, les chaussettes et la chemise en lin blanc, puis chaussa ses souliers dont il laissa les lacets défaits car il ne savait pas les nouer. De retour dans la grande salle, sa mère lui tendit son pain. Il savait qu’elle avait discrètement étalé dessus une fine couche de miel et qu’il ne fallait pas qu’il le dise, même si ça n’était pas un péché puisqu’il était trop jeune pour recevoir l’hostie. – Montre-moi ta nuque, Seppi, lui ordonnat-elle. Il fit « non » de la tête, sachant d’avance que ça ne servirait à rien d’autre qu’à exaspérer sa mère qui venait de sortir la tondeuse. Le ressort grinça avec un couinement de souris prise au piège, le métal froid se posa sur sa nuque et zwick, zwick, l’instrument lui attrapa les cheveux, les coinça, les arracha. Son père tapa du pied sur le sol. 11 – Cesse donc tes miaulements, Joseph ! Tu préférerais avoir des poux ? Souviens-toi donc que des hommes ont connu la guerre. La kerre. Au cours de la nuit, il avait plu. La rue principale, le Küeh Waj 1, était détrempée, boueuse, et, comme toujours, souillée par les déjections de bétail. Raoul Muller prit quelques planchettes de bois dans l’appentis, les jeta sur la route pour qu’ils ne salissent pas leurs chaussures et ouvrit la marche en tenant fermement Joseph qui se tordit le cou d’un côté pour mieux voir la famille Schlenger qui courait sur la route, puis de l’autre pour examiner la base de l’abreuvoir. Il avait perdu une bille là-bas. Une jaune à langues blanches. Il ne s’étonna pas qu’une petite foule se tienne sur le parvis, fouilla vaguement dans sa mémoire pour tenter d’y retrouver les bribes du dernier cours de catéchisme, paniqua un instant. Aurait-il encore oublié les instructions du chanoine ? Mais non, les autres enfants se tenaient aux côtés de 1. Alsacien : le chemin aux vaches. 12 leurs parents ; tous faisaient face au prêtre dont il apercevait la chasuble et, derrière lui, les battants fermés. – Il y aura eu un accident, affirma Marguerite. Je l’ai toujours dit : la charpente de l’église ne tient plus ! En l’entendant, une femme se retourna et fit un signe de dénégation avec une expression horrifiée. D’autres s’écartèrent silencieusement pour laisser passer Raoul et Joseph dont les yeux s’écarquillèrent d’étonnement. Les portes de l’église étaient barbouillées de grosses lettres rouges. Il chercha dans la petite foule le sacripant coupable d’une telle bêtise et le plaignit d’avance sans pouvoir imaginer la punition que ça lui vaudrait. Le fouet probablement. Il ne parvint pas à déchiffrer tout de suite ce qui était écrit en lettres mal tracées. La peinture avait dégouliné jusqu’au sol en longues larmes couleur sang. Il lui vint une envie terrible de rire, qui lui passa très vite parce que le premier mot qu’il discerna fut « Jesus ». Yésouss. Il aurait voulu se libérer de son père pour mettre ses deux mains sur ses yeux tellement ça lui crevait le cœur : le sang du Christ coulait devant lui. Pendant un instant, il pensa que Dieu était venu. Dieu lui-même. Pour 13 les punir de ne penser qu’à eux, de faire semblant de prier, de chaparder, et à cause de l’hirondelle tuée. Lorsque son père le lâcha brusquement, ça lui fit peur. Il aurait voulu lui avouer : « Papa, c’est à cause de moi. J’ai tué le bonheur. » Il allait mourir en enfer et il imaginait déjà le chaudron plein de flammes dans lequel l’ange dont il ne savait plus le nom le lancerait. Dans sa poche, il avait un calot noir. C’était décidé : il le donnerait à l’ange. Pour le prix de sa vie. Si l’ange lui demandait aussi la bille orange, il la lui donnerait et même ses cinq dernières billes, s’il le fallait. Il n’avait jamais vu le chanoine avec ce visage et il ne comprit pas pourquoi il se propulsa vers son père et l’agrippa, ni pourquoi les deux hommes qui étaient comme deux frères, et c’est ce que chacun en disait, oui, deux frères depuis leur naissance, s’affalèrent l’un sur l’autre comme deux arbres qu’une tempête aurait fait valser tronc contre tronc. Puis il vit l’ombre grise sur tous les visages et l’effarante paralysie des corps. Alors, il se concentra et, lettre après lettre, déchiffra les mots : Jesus ist ein Judenschwein 1. 1. Allemand : « Jésus est un porc juif ». 14 Il secoua une manche au hasard et questionna tout haut : – Ce n’est pas un agneau, Jésus ? Peut-être n’aurait-il pas dû poser cette question parce que la vieille à ses côtés fondit en larmes. Il sursauta en entendant le chanoine tonner avec une rage horrible qui fit trembler ses joues : – J’aime autant vous dire ! Joseph l’observa se déplacer d’un villageois à l’autre, scrutant les yeux qui se baissaient vers le sol. Le prêtre était abandonné de tous. Cela lui était arrivé à lui aussi, le jour où l’ancien instituteur français, M. Guinot, l’avait fait monter sur l’estrade : – Récite la table de multiplication par trois, Joseph. Si seulement il lui avait demandé celle de deux ou celle de quatre. Trois n’est pas un chiffre : c’est un piège. Pas un seul de ses camarades n’avait tenté de lui venir en aide en formant des lèvres les réponses et, lorsqu’il s’était pris un coup de férule de roseau sur les mollets, seul Roger l’avait soutenu du regard. Les autres s’étaient conduits comme une bande de lâches ! De Judas ! Alors, il offrit son regard au prêtre, puis s’attrista de ne pas être remarqué. 15 – Pfàrrer. Ils sont venus la nuit dernière, je les ai vus, chuchota un homme. – Moi aussi, déclara un autre. Quand j’ai entendu le bruit du moteur, j’ai ouvert mes volets. C’étaient deux soldats allemands en moto. Une très jeune fille franchit les rangs en rougissant devant la mine sévère des adultes. – Ma sœur m’a visitée ce matin. Ils ont fait la même chose à Dolsheim, mais là-bas ils ont aussi fermé la synagogue, annonça-t-elle. Cela provoqua une vague de murmures étonnés et réprobateurs et certains se tournèrent vers le père de la jeune insolente, mais Joseph n’eut pas le temps de savoir ce qu’il en pensait parce que le maire cria : – Est-ce que des chiens peuvent nous priver de nos prières ? Doit-on se lamenter parce que des bêtes aboient, ou suivre nos usages ? Ces mots le fouettèrent. Le chanoine tourna lentement la clef et poussa un battant après l’autre, puis il se tint quelques secondes face à la nef et c’est un rien dit de son menton qui fit venir à ses côtés deux femmes. Elles le dépassèrent, trottinèrent dans l’église, firent attention à ne pas faire résonner les dalles et vite, vite, elles allumèrent les chandeliers et le lustre. 16