Ce que l`essai sçait » (de Montaigne à Cixous) Marie

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Ce que l`essai sçait » (de Montaigne à Cixous) Marie
Ce que l’essai sçait » (de Montaigne à Cixous)
Marie-Dominique Garnier
Université Paris 8
D’abord, avant tout, en tout premier lieu, balbutié : un bref essai de remerciement
aux trois organisateurs de cette Journée consacrée à Hélène Cixous : merci à
Frédéric/Eric/Marta, dont la volée d’initiales fertiles laisse entrevoir à toute vitesse
les trois temps d’une salve en F-E-M.
Sitôt qu’il est question de catégorie littéraire, Hélène Cixous envoie son
interlocuteur promener sur le champ. Je cite Rencontre terrestre, la conversation
transmondiale avec Frédéric-Yves Jeannet, sous-titrée : Arcachon, Roosevelt Island
Paris Montsouris Manhattan Cuernavaca, texte dans lequel Hélène Cixous -- l’une
d’elles--
déclare sa résistance aux étiquettes telles que roman, essai, théorie,
essayiste, analyste :
« Roman », c’est une fiction ce mot-là (…) Maintenant je me vois même qualifiée
de « philosophe » en pays étrangers. Je résiste à ça, ce n’est pas que je ne veuille pas
être désignée comme telle, ou comme analyste ou essayiste ou artiste, ces
appellations de circonstance m’amusent (….) Depuis le début du XXème siècle, on
ne peut plus écrire un roman quand on est dans l’écriture (RT., 21).
Plus loin, dans le même texte, lorsqu’à nouveau affleure la question de son devenirromancière, elle propose une autre série d’appellations moins contrôlées, parmi
lesquelles « écrilibriste » (p. 123). Mais essayiste, guère.
L’ « écrilibriste » HC oppose par conséquent une fin de non-recevoir à quiconque se
préoccupe de « ranger » l’écriture : c’est bien fait, vous n’aviez qu’à ne pas vouloir
avoir recours à ces terribles étiquettes taxonomiques telles que ce mot essai ou
d’essai, qui s’écrit décès vers la fin de Si près, envers noir issue d’une nouvelle
métamorphose du Jardin d’Essai d’Alger. Même sans son d accolé, « essai »
terrasse : comment ne pas y entendre l’écho d’une collision latino-ontologicosavante, avec début d’esse latin et rebut ou rébus de savoir tronqué en « -sait ».
L’essai est un de ces mots qui vous ouvre grandes les portes de la Sorbonne,
d’ailleurs nous y voici, nous y sommes, c’est bien fait pour nous, c’est le cas.
Comment laisser l’essai
Mais il suffit d’une promenade « sur le champ », à l’une des extrémités du champ
que constitue l’immense corpus HC, pour trouver, à la fin d’Insister, dans le postscriptum sous-titré Sur le Vif (En attendant un verdict sous voile bd Raspail 1995),
ce bout dialogué avec Jacques Derrida, dans lequel il est question d’essai et de
Montaigne, entre autres de la statue de Montaigne, celle qui se trouve juste à côté, en
face :
Post-scriptum
Sur le vif
(En attendant un verdict sous voile bd Raspail 1995)
- Quand je t’ai connue tu étais encore Bordelaise.
- Je suis de Montaigne. Je suis dans Montaigne. Chaque année je fais un essai. Je
vais faire un tour de Montaigne.
- J’ai envie cet après-midi de reprendre Montaigne.
- De le reprendre ?
- Tu me reprends ?
- Je te rends. Je te le rends aussi, Montaigne.
(…)
Imagine qu’on soit sur écoute, là maintenant. Voilà un type qui est en train de lui
demander de se charger très vite après sa mort de lui faire ériger une statue.
(…)
- Prends le temps.
- Je vais m’occuper de ta statue (…)
- Il faut qu’elle soit au soleil.
…
Bon, laissons-nous un peu de temps.
(Insister, A Jacques Derrida, p. 121-123).
Tout est double ici, zébré de vie et de mort, « sur le vif », aimanté par la pensée de
l’après-mort. La force mercurielle de s’inverser, de changer de signe, pourrait être
un des premiers traits de cette écriture toujours à l’épreuve et à l’essai. Ici,
Montaigne est, du même souffle lieu, lieu-dit, auteur, statue de la rue des Ecoles.
« Reprendre » incorpore les divers sens de retourner à, reprendre le chemin de,
reprendre un livre, le corriger, le réécrire. « Essai » clignote entre un sens littéraire
et son sens courant – le bien nommé sens « courant ». Devant une telle écriture, on
peut courir très longtemps, c’est sa force. Devant elle, on peut toujours courir, c’est
encore sa force. Tout fourche, y compris la statue qui serait une statue « au soleil »,
avec le double sens de ce « au soleil » -- c’est-à-dire à la fois placée au soleil et
offerte à la figure d’un Derrida-solaire, de son devenir-solaire. Le verbe laisser, dans
« laissons-nous un peu de temps », sans tiret, flotte sans attache vocale, ce qui
l’envoie immédiatement du côté de l’inquiétante étrangeté. Car qui parle ? Ce
« laissons » émet, à l’état de traces, des particules de « l’essai » entendu dans la
première réplique, mais il ne décide pas davantage. Indécidabilité, indessaidabilité
de l’essai. Impossibilité de l’essai/de laisser.
Tout a été dit ou presque sur le battement de « laisser », de ce verbe qui tire à hue et
à dia en direction, d’une part, du renoncement, et qui d’autre part fait éprouver un
tiraillement de laisse du chien, empêchant quiconque de lâcher le morceau (je
renvoie à Voile, à Insister). Insister est en tant que titre lisible à lui seul comme un
micro-essai, comme une greffe de langue étrangère acclimatée sur sol français, avec
un ou une « sister » introduite à contre généalogie, une sisterhood entre HC/JD, à
laquelle ajouter pour faire bonne mesure ou démesure une –ter, c’est-à-dire une
terre/un taire, une insis-terre…. Pour laisser jouer les infinis sens d’Insister, il faut se
taire, tout en sachant qu’un tel « se taire » ne perd jamais sa prise de terre, et par
conséquent parle : mu, tu, par la connexion terrestre qui fait proliférer l’œuvre
d’Hélène Cixous. Destination : la terre, et tout ça au départ d’Arcachon – mot-lieu
d’écriture, mu par la force d’un arc, (la machine de guerre amazonienne, autant que
le nom de la revue dans laquelle parût jadis Le Rire de la Méduse) autant que par
l’« art » de libérer une pluralité de forces de résistances : un « on », un caché, un ou
une cache.
Impossible, autrement dit, de laisser l’essai, de sortir de cette forme minimale de
double bind, de double contrainte qui fait dire deux choses en une. Impossible
d’imaginer une fuite ou une porte de sortie en faisant le choix de « laisser » ou d’un
« laissons » -- qui contiendrait encore les sons de deux syllabes endémiques du
français, pharmakoï l’une et l’autre, mi-brides, mi-libres.
Où s’arrête l’essai ? Où commence-t-il ? Sa bande-passante prend en écharpe le
spectre d’un vaste syllabaire français. On pourrait avancer l’hypothèse que rien
n’échappe à l’aura sonore d’un tel mot ; qu’en outre, toute échappée est impossible.
Que l’essai et son ontologie percolent et s’infiltre sans laisser aucun dehors intact –
on le trouverait même au détour de ces deux noms chatoyants, des noms de chats en
tout cas, des noms de chats-d’auteurs : Lucrèce (une des chattes de Derrida), Thessie
(une des chattes de H.C.), l’un et l’autre laissant s’échapper du bout de leur
« animot » encore et toujours un bouts d’essai, un greffon mobile et rétractile.
Je ne m’attarderai pas plus longtemps sur la question des multiples phonèmes de ce
mot viral ou rétroviral : essai, un essai, l’essai, de ses multiples effets de C, d’S-C et
de c’est, sur lesquels tout a déjà été écrit notamment dans HC Pour la vie : « c’est ce
c’est qu’interrompt la hache de HC. HC c’est autre chose que le c’est de la
principale ontologique » (HCP, 92).
En cherchant d’autres entrées possibles, l’œil en promenade à travers le « champ »
HC tombe sur un très court texte de non-fiction, sur une préface qui n’a rien d’une
préface et se renomme elle-même prédit, au début du recueil de lectures critiques
intitulé Prénoms de personnes (Seuil, 1974), collection d’essais autour de
« personne » et par conséquent sans face, sans préface, sans visagéité. Prédit est un
mot-Seuil, un mot de seuil, qui se débat entre la prédiction (la prophétie) et la simple
antériorité, l’avant de tout écriture – un nouveau mot essayé. Dans ce Prédit sans
visage, les auteurs abordées (Freud, Kleist, Hoffman, Poe, Joyce) sont « en rapport
avec un même foyer (…) tous disent la recherche ou le regret de la limite » (p. 6),
entre autres « les limites imposées à l’écriture par l’établissement littéraire ». A
bonne distance de cet « établissement », de la machine à mettre en boite la littérature,
Prédit en appelle aux forces, non pas du pluriel, qui relève encore des manuels de
grammaire, mais du « pluréel », autre mot essayé lui aussi. Dans ces pages, il n’est
pas question d’essai mais d’essor: « il s’agira ici de l’efficacité de la fiction, de son
essor ».
Littrérature
Je saisis ici ce mot et sa porte de sortie entrebâillée pour réinterroger la question de
ce qu’est l’essai et en particulier l’« essayiste » depuis ce qui pourrait en constituer
l’un des dehors, à savoir le dictionnaire Littré. On y verra le mot « essayiste » s’y
ébattre lui aussi sur divers terrains, entre d’une part la discipline « sorbonnarde » de
la lexicographie, et d’autre part les forces libres de l’essor, les ombres furtives de ce
qui « sort » :
essayiste : (è-sè-yi-st’), s. m. Auteur d’essais littéraires. Macaulay, le prince des
essayistes, -- E. Mot anglais fait d’essay, qui est la forme anglaise d’essai, et
introduit récemment dans le français.
essai (è-ssè) s.m.  1° Moyens divers par lesquels on s’assure si un objet convient à
l’emploi qu’on en veut faire (...)  9° Ouvrage dans lequel l’auteur traite sa matière
sans avoir la prétention de dire le dernier mot. Ce n’est qu’un essai sur la matière. 
Titre de beaucoup de livres spéciaux, donné par un sentiment de modestie, comme si
le nom de traité ou d’ouvrage était trop élevé. Les Essais de Montaigne (…) 
Terme de vénerie. Ecorchures que font aux branches faibles et flexibles les cerfs qui
sont près de toucher au bois. Il a donné l’essai, se dit du sanglier qui, rentrant du
gagnage, est animé et a frappé avec ses défenses contre de jeunes arbres. E. (…) du
latin exagium, pesage (…).
Impossible de ne pas voir dans ces deux définitions un certain « clochement », une
certaine réserve ou hésitation de la langue française devant l’essayiste et l’essai. La
première définition invite une langue étrangère, l’anglais, dans ce qui ressemble à
une acrobatie par laquelle Littré invite dans son texte le « prince des essayistes »,
étonnant prince ou principe permettant de faire glisser l’essai dit littéraire dans la
catégorie histoire. Montaigne est invisible dans l’article essayiste, et pour cause,
jamais ce mot ne lui a effleuré l’oreille, même si c’est bien Montaigne qui fait
circuler dans son sens littéraire l’essay, en français, avec un y. Montaigne figure en
neuvième position dans la définition du mot « essai », à proximité de la souscatégorie vénerie, avant les cerfs et sangliers. On relève dans cette définition ce
qu’on pourrait appeler une double langue, la langue du lexicographe doublée de la
langue parlée par ce qu’on pourrait appeler la littrérature, une langue qui fourche et
ne sait pas mais qui « sçait » façon Montaigne, à coup de sç cédille.
Etrange, par exemple, dans la définition de Littré, le tout premier dérapage qui
consiste à définir un mot au singulier par un autre au pluriel, lequel n’est peut-être
après tout qu’un cas de pluréel. Comme si la lettre s, la esse, s’imposait par
métohomophonimie pour parler de l’essai. Etrange aussi ce « on s’assure si », à la
fois daté et comme écrit à coups de si – comme si. Comme si Emile Littré (ou disons
l’un des « mille » Littrés en lui) avait lu Hélène Cixous par anticipation ; et comme
si l’étymologie du mot « essai », le latin exagium, pesage, n’attendait qu’une chose,
en bas de sa page de dictionnaire : ressortir sous x, tout bien pesé, repensé 1 , c’est-àdire laisser parler le « x » toujours mobile du nom propre.
Plus loin, dans cette même citation, ce sont deux emplois voisins du mot « matière »
qui surgissent, sources d’un nouvel effet de différentiel : l’auteur « traite sa
matière », ce n’est qu’un « essai sur la matière ». Ces effets de juxtaposition sont la
porte ouverte au doute, à l’entrée discrète d’une autre série qui traverse les langues,
entre latin, anglais, français, mater, matter et madeira, longue lignée étymologie
dont il est question entre autres dans HC Pour la vie et dans Là, notamment dans ce
« devenir Matière (…) la matière dont est faite ma personne (p. 152), le mot
« matière » parcourant tout un spectre sémantique allant de mater à hyle, le bois. La
« matière » traverse « le bois ». Comme si, pour revenir à Littré, ce mot hypermasculin, ce surmâle « essai » (le prince de tout ce qu’on voudra), entrebâillait d’un
coup sa porte à matter – au « vent » du féminin, au vent « littRéraire », celui qui
détient (dé-tient) l’air en plus.
Quant à l’expression « donner l’essai », s’agissant du sanglier, elle signe aussi un
curieux passage de cap: le sanglier frappe avec ses défenses, le cerf frotte ses bois à
des branches faibles et flexibles, les bois du cerf sont littéralement contigus à ce qui
constitue leur dehors, hyle –retour au bois. Comme si au bout du sens s’agitait une
histoire de chasse, obligeant à un pas chassé du côté du sang, du sanglier, et autres
scènes de veineries (ou de vaineries, ou d’écriveines).
On pourrait relire ces lignes à l’aune de ce qu’a écrit Hélène Cixous dans le premier
de ses essais consacrés à la fiction, des essais-de-fiction, du Prénoms de personne,
consacré à l’Inquiétante étrangeté de Freud.
Avançons ici une lecture bifide, entre littérature et psychanalyse, avec une double
attention à ce qui se produit et ce qui se dérobe dans le dépliement du texte, tantôt
conduits par Freud, tantôt le doublant dans ce parcours qui nous apparaît moins
comme un discours que comme un étrange roman théorique : il y a quelque chose de
« sauvage » dans l’Unheimliche, un souffle, un esprit de provocation qui prend
parfois au dépourvu l’auteur lui-même, le devance et le contient (…)
Enveloppement déroulement dont l’opération contradictoire est exécutée par un
double de l’auteur: l’Hésitation (Prénoms de personne, 13 ; je souligne).
1
Je renvoie à Cixous sous X, D’un coup le nom, Paris, Presses de l’Université de Paris 8, 2010, dir.
M-D. Garnier et J. Masò.
Je souligne le battement dans l’emploi du français « double », qui au même titre que
le beau titre Tombe hésite entre deux statuts grammaticaux et sémantiques :
dédoublement et dépassement, bifurcation et accélération sur voie rapide, prise de
vitesse. Dans HC Pour la Vie, Derrida fait un usage similaire de ce « doubler »,
faisant ainsi double emploi avec l’engin cixousien qui l’avait au préalable doublé,
mû par la puissance de ses chevaux-moteur. Ce n’est pas en terme d’influence ni de
lignage qu’il faut envisager de telles ressemblances, mais en termes d’essor
désynchronisé ou de devenirs, c’est-à-dire d’effet de filage anhistorique, de courbure
du temps littéraire. On pourrait faire entrer ces écrits à plusieurs mains et à plusieurs
têtes dans la catégorie trans-genre de « cousins germeurs », expression qui tient lieu
de sous-titre au premier chapitre de Prénoms de personne. Les germains-germeurs et
cousines germines parlent plus d’une langue, ils ou elles la parlent comme
personne : cette langue est elle-même pluréelle et incorpore au français l’allemand
(le germain), et l’anglais –si l’on veut que germe ce curieux mot, « essayist », avec
finale proche de « yeast », de la levure. L’essayeast, comme la tombe, hésite entre
deux sens contraires.
Je cite l’introduction à la réédition de Tombe, et à la
déconstruction qui s’y énonce :
En tant que tumba elle appelle la chute mais elle peut être précipitée vers le haut.
D’ailleurs à l’origine, à la racine grecque puis latine, tombe tumule, gonfle, monte,
lève. Comme la graine d’être, qui s’interrompt de germer dans l’atmosphère trop
sèche de la chambre à maladie de Proust, et qui ressuscite dès qu’il lit un auteur dont
il reconnaît le cri (T., 8).
La langue de l’essai (Prénoms de personne) sur les cousins germeurs germe et
germine en terre proustienne, au voisinage de ce qui regermera plus ou moins sous
le g gutturalisé d’un Guermantes.
DE E à F : germinations gémellaires
Impossible, autrement dit, de faire passer le trait entre deux continents dans la
pangée-Cixous, de tracer une limite entre ce qui serait d’un côté l’essai, de l’autre la
fiction. Nous sommes, du même souffle, du côté de l’autre (comme y invite l’un des
sous-titres du Prénom de personne), et d’un côté de l’autre. Entre la série E, comme
essai, et la série F, comme Fiction, il n’y a qu’un pas, Neutre ayant depuis
longtemps déjà dit/prédit à ce sujet.
On pourrait suivre les chassés croisés de E à F dans deux textes quasi-contemporains
de 1970/1971 –d’une part, dans le court texte d’introduction au volume consacré à
Lewis Carroll, De L’Autre Côté du Miroir et ce qu’Alice y trouva » (1971) et,
d’autre part, dans le texte de « fiction » contemporain, Les Commencements (1970).
Un damier d’écriture se met en place dans l’introduction à Alice, qui introduit le
motif du jeu d’échec, de la série de cases noires et blanches de la traversée alicéenne.
Mais le texte de fiction, bien qu’apparemment très différent, en est le voisin
germeur: Les Commencements s’ouvrent sur la figure de Saint-Georges, dragon
« ruisselant d’une lumière blanche laiteuse », tandis qu’ « une infinie nostalgie me
cristallisait en seuil noir et exclu » (C., 7) Mais c’est lui, c’est ce texte de fiction,
qui fait circuler très tôt le mot essai : dans « je n’étais pas encore à l’essai » (C., 9) –
phrase où le mot est employé entre deux sens, entre essai textuel et état de prénaissance, pré-gestation. Inversement, en revenant à la case « essai » que constitue
l’introduction au texte de Lewis Carroll, on lit ce qui suit :
Le bond de l’Imminent sur la Table ne serait après tout que l’irruption de la mort, là
où elle ne semble pas invitée, en pleine enfance. Masochiste, Carroll, mais aussi, en
douce, un peu ogre» (LC., 21).
Difficile de ne pas voir passer (à toute vitesse) dans ces deux lignes la patte de
l’écriture, avec trace de prénom paternel en « or », mort en pleine enfance, et mine
d’or promise sous les pavés du jardin.
Ce qui fait son entrée dans la langue des essais d’Hélène Cixous noue autrement dit
des liens transverses et transitifs avec l’ensemble de l’œuvre. Qu’est-ce qu’une
œuvre ? Où sont ses bords ? Quel différentiel entre de E à F, d’essai à fiction?
Presque rien : un œuf. Ce mot, « œuf », et ses variantes (en « ouf » et en « œuvre »)
sont partout à l’œuvre dans le corpus H.C. –depuis les lectures d’Humpty-Dumpty
jusqu’à l’oeuffeu de Partie (1974) et aux multiples effets en « ouf » du Voisin de
zéro, Sam Beckett (2007).
Comme l’essai (et en tant qu’essai), l’ « oeuffeu » chez H.C. opère à la façon
réversible d’un quasi-palindrome au même titre que le mot essai, au fonctionnement
quasi-chiral, ou (je cite Les Commencements), « corps à combinaisons diverses »
avec « fourche de la langue » et « fourche de la queue » -- « la sale bête ! » (C., 3132). Il est question très tôt dans Les Commencements d’un « lieu Y » (C., 17), la
lettre même de l’essayiste, avec ou sans MacaulaY.
Lai(t)criture : le lai(t) de MacaulaY et autres remontées
J’en viens très vite en manière d’échappée à ce qui serait l’autre versant de l’essai, à
savoir l’erreur – comme la langue française y invite en joignant d’une même foulée
ce qui semble opérer comme un couple gémellaire, essai et erreur. Insister est un
essai sur l’erreur, en particulier sur une erreur de français commise par celle qui se
décrit inversement comme « sa commise », sa servante, dans le chapitre intitulé
« C’est ma faute », erreur que signale en douceur la voix JD du chapitre quatre. En
plein jardin, la faute. Une faute de langue : « je ne sais pas qu’est-ce que je peux
faire ! » -« Et voilà que tu recommences » (I., 118). En plein essai pousse un
qu’est-ce que. Plus qu’une faute, il faut y voir un nouveau départ de fiction : car
c’est aussi la trace filante du mot caisse, qui re-germe dans la toute récente livraison
du Double-Oubli de L’Orang-Outan (2010), texte où il est question entre autres de
caisse d’archives, de caisse à écrire et de maison d’écriture (Arcachon). Sous un titre
en forme de caisse à quatre coins : D.O.O.O.
Ce à quoi s’essaye la langue-Cixous, autrement dit, c’est à l’erreur sous toutes ses
formes, à l’erreur par redondance, par faux-pas, par fourches en tous genres,
réécritures, zébrécritures, écrilibrations, clics alvéolaires et autres hoquets et
remontées de « lait-criture », lisping. L’essai cixousien est aussi affaire de « lait »,
ce qu’avait d’une certaine manière toujours « prédit » par son nom le « prince »
Macau-lay. Un essai ne naît pas sans parler (au bas mot) plus d’une
langue maternelle. Je cite ici La Venue à l’écriture:
Il reste quelque chose, dans ces langues, d’indécis, l’espace pour une hésitation de la
subjectivité (…) Il faut qu’il y ait du ES pour que circule la différence, le nonpropre ». (EE., 37 ; je souligne).
Retraduit, réintroduit en français, ce « ES » est littéralement un « ça » --non pas le
SA S-A du Savoir Absolu, ni le SA –S-A du signifiant, mais un ça c- cédille, orné
de la cédille du « français », par exemple. La cédille invitant à parler une langue
fourchue ou agglutinative –qu’il faudrait sans doute réécrire en aggluti/Native—,
langue courante qui court chez Hélène Cixous sous l’appellation « ma languelait » :
« Je me suis précipitée sur la languelait (…) Fais que la langue te reste étrangère.
Aime-la comme ta prochaine » (EE., 32).
C’est en anglais ou en languelait que Méduse a fait sa tournée internationale. En
anglais, Méduse devient ou « donne » Médieusa, faisant ou laissant ainsi pousser en
son milieu une sorte de nom ou de prénom de dieu diphtongué en languelait, dans
cette (belle) langue fréquemment double, c’est-à-dire diphtonguée, capable aussi
dans le même souffle de laisser échapper le jumeau « deuce », le diable, avec
terminaison féminine et départ pluriel. Méduse invite autrement dit un double
« essai » ou s-ç: Médiusa, Médeuça.
Une langue capable ainsi de « tourner », de monter (comme Montaigne, comme le
lait), est aussi capable de déborder. Non seulement le trait entre fiction et essai
s’estompe, mais aussi la frontière entre corpus publié et corps nourricier du nom des
maisons éditoriales, les bien-nommées « maisons-mères » : on pourrait jouer
longtemps à ce jeu de phénoménomenologie avec au moins deux des noms propres
des éditeurs de textes d’Hélène Cixous, noms chargés l’un et l’autre de prédit :
Grasset, Galilée.
Je cite Rencontre terrestre :
« Mon premier livre était ma thèse, chez Grasset (….) j’avais quelque chose chez
Grasset. Chez Grasset les choses ont « pris » très vite (RT., 34-35) »
Aucun doute : H. C. sait, c’est certain, qu’une « langue-lait » agit, travaille « horsles-murs », embrasse la langue au-delà des frontières du propre et du commun.
En allant au bout de l’erreur, on trouverait un double anexact relevant de la même
série, de la même « laiterie », dans le nom de Galilée. C’est chez Galilée que fut
publié ce grand livre de « laittérature » ou disons de « philaisophie », Glas, de
Jacques Derrida, dont mille heures ne suffiraient pas à relever tous les effets lactés,
latents. Je cite par exemple la ligne où à propos du phonème GL, Derrida parle de
« réagglutinations sans lesquelles la schize ne pourrait même pas se produire, gl
étant le compère transcendantal de skzzz» (G., 261).
« Skkk », la schize, autre versant du « gl » glutineux, figure silencieusement au beau
milieu de l’esçai (façon Montaigne). Si un tel mot, tel qu’il est prononcé ou réécrit
en langue-lait à travers le corpus-Cixous est une invitation continuelle à franchir les
bords, c’est qu’un bord lui-même relève de la chimie du lait et de sa prise, sur fond
de diffé-rance.
La limitrophie relève de la cuisine de la diffé/rance (mot sur lequel il faudrait revenir
plus longuement, au voisinage d’une cuisine différente, dont les effets de beurre « rance » [« smen », en arabe ], constituent un prédit ou un para-dit différentiel.
Derrida donne de la limitrophie la définition qui suit –dans L’Animal que donc je
suis, essai philosophique lui-même inscrit de façon limitrophe à la pointe extrême
du « vivant » :
« La limitrophie, voilà le sujet (…) trepho, c’est bien cela : transformer en
épaississant, par exemple faire cailler du lait » (AQDJS, 51).
Poussée à bout, la languelait de l’essai ne demande qu’à gagner en puissance, à
gagner d’autres gagnages, d’autres terres-à-germer, au risque de l’extrémité. Au
risque de devoir accepter un jour d’enseigner l’incorrection d’une nouvelle langue
agglutinative, dans le pôle de recherche et d’enseignement inscrit sur une carte à
venir, piloté conjointement par ces deux nouvelles institutions de pointe :
L’Essorbonne (intra-muros), Paris-8-Vincennes-Essais-de Nid (extra-muros).
Références bibliographiques :
Cixous, Hélène, Les Commencements, Paris, Bernard Grasset, 1970
______________, « La Venue à l’écriture», Entre l’Ecriture, Paris, Seuil, 1976
______________, Prénoms de personne, Paris, Seuil, 1974
______________, Lewis Carroll (De l'Autre côté du miroir, La Chasse au Snark),
Paris,
Aubier-Flammarion, 1976
______________, Partie, Paris, des femmes, 1974
______________, La, Paris, des femmes, 1976
______________, Le Voisin de zéro, Sam Beckett, Paris, Galilée, 2007
______________, Double-Oubli de l’Orang-Outang, Paris, Galilée, 2010
______________, Insister, A Jacques Derrida, Paris, Galilée, 2006
______________, Frédéric-Yves Jeannet, Rencontre terrestre, Arcachon, Roosevelt
Island, Paris Montsouris, Manhattan, Cuernavaca, Paris, Galilée, 2005.
Derrida, Jacques, Glas, Paris, Galilée, 1974
______________, L’Animal que donc je suis, Paris, Galilée, 2006

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