Lecture cursive 2 - Le blog de Jocelyne Vilmin
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Lecture cursive 2 - Le blog de Jocelyne Vilmin
Séquence : les enjeux de l’autobiographie Lectures cursives 2 - Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée Nous nous réfugions dans le bureau de M. Mabille, et loin du tumulte, nous causions. C’était un plaisir neuf. Mes parents me parlaient, et moi je leur parlais, mais nous ne causions pas ensemble ; entre ma sœur et moi, il n’y avait pas la distance indispensable aux échanges. Avez Zaza, j’avais de vraies conversations, comme le soir papa avec maman. Nous causions de nos études, de nos lectures, de nos camarades, de nos professeurs, de ce que nous connaissions du monde : non de nous-mêmes. Jamais nos entretiens ne tournaient à la confidence. Nous ne nous permettions aucune familiarité. Nous nous disions « vous » avec cérémonie, et sauf par correspondance, nous ne nous embrassions pas. Zaza aimait comme moi les livres et l’étude ; en outre, elle était dotée d’une quantité de talents qui me faisaient défaut. Quelquefois, quand je sonnais rue de Varenne, je la trouvais occupée à confectionner des sablés, des caramels ; elle piquait sur une aiguille à tricoter des quartiers d’orange, des dattes, des pruneaux et les plongeait dans une casserole où cuisait un sirop à l’odeur de vinaigre chaud : ses fruits déguisés avaient aussi bonne mine que ceux des confiseurs. Elle polycopiait elle-même, à une dizaine d’exemplaires, une Chronique familiale, qu’elle rédigeait chaque semaine à l’intention des grands-mères, oncles, tantes, absents de Paris ; j’admirais, autant que la vivacité de ses récits, son adresse à fabrique un objet qui ressemblait à un vrai journal. Elle prit avec moi quelques leçons de piano, mais passa très vite dans une section supérieure.Malingre, les jambes grêles, elle n’en accomplissais pas moins avec son corps mille prouesses ; Madame Mabille, aux premiers jours du printemps, nous emmena toutes deux dans une banlieue fleurie – c’était, je crois, à Nanterre. Zaza fit sur l’herbe la roue, le grand écart et toute espèce de culbute ; elle grimpait aux arbres, elle se suspendait aux branches par les pieds. Dans toutes ses conduites, elle faisait preuve d’une aisance qui m’émerveillait. À dix ans , elle circulait seule dans les rues ; au cours Désir, elle n’adopta jamais mes manières guindées ; elle parlait à ces demoiselles d’un ton poli, mais désinvolte, presque d’égale à égale. Une année, elle se permit, au cours d’une audition de piano, une audace qui frisa le scandale. La salle des fêtes était pleine. Aux premiers rangs, les élèves vêtues de leurs plus belles robes, bouclées, frisées, avec des nœuds dans les cheveux, attendaient le moment d’exhiber leurs talents. Derrière elles étaient assises les professeurs et les surveillantes, en corsages de soie, gantées de blanc. Au fond se tenaient les parents et leurs invités. Zaza, vêtue de taffetas bleu, joua un morceau que sa mère jugeait trop difficile pour elle et dont elle massacrait d’ordinaire quelques mesures ; cette fois, elle les exécuta sans faute et, jetant à Madame Mabille un regard triomphant, elle lui tira la langue. Les petites filles frémirent sous leurs boucles et la réprobation figea le visage des demoiselles. Quand Zaza descendit de l’estrade, sa mère l’embrassa si gaiement que personne n’osa la gronder. À mes yeux, cet exploit la nimba de gloire. Soumise aux lois, aux poncifs, aux préjugés, j’aimais néanmoins ce qui était neuf, sincère, spontané. La vivacité et l’indépendance de Zaza me subjuguaient.