VOLTAIRE À OXFORD : THE VOLTAIRE FOUNDATION “Arouet

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VOLTAIRE À OXFORD : THE VOLTAIRE FOUNDATION “Arouet
L’ANGLETERRE SUR ÉCOUTE
VOLTAIRE À OXFORD :
THE VOLTAIRE FOUNDATION
■
AURÉLIE JULIA
■
“A
rouet ? Voltaire ? Enfin, avez-vous un nom ?
– Voltaire ! Je commence mon nom et vous finissez le vôtre. »
Le dialogue se glace dans la loge d’Adrienne Lecouvreur
en ce mois de janvier 1726. Furieux de découvrir l’influence d’un
jeune gandin sur la belle comédienne, le chevalier de Rohan jette
à la face de son rival une pique voulue mortifiante : que fabrique
donc à la Comédie-Française un godelureau aux origines roturières ?
Quel privilège peut bien quémander ce misérable faquin ? L’attaque
verbale tourne cependant au désavantage de l’agresseur : le poète
de la Ligue n’est jamais à court de réplique. D’exaspération, Rohan
lève sa canne, s’apprête à châtier le malotru mais se ravise et quitte
les lieux.
Quelques jours plus tard, Voltaire déjeune chez le duc de
Sully. On sonne à la porte : des laquais se jettent sur le convive, le
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traînent dehors et le rossent sous les yeux du gentilhomme Rohan.
Humilié au plus profond de son âme, Voltaire cherche réparation.
Il comprend néanmoins très vite que la justice ne penchera pas
en sa faveur : que peuvent les plaintes d’un « inconnu » contre un
membre de la puissante famille des Rohan ? D’apparence anodine,
l’épisode marque au fer rouge le garçon, qui décide de venger luimême la brimade. Il provoque son ennemi en duel, mais l’imminence d’une rixe remonte aux autorités et Voltaire est conduit illico
à la Bastille. La lettre anonyme d’un ecclésiastique aggrave le cas
du malheureux : on l’accuse de prôner le déisme « tout à découvert aux toilettes [des] jeunes seigneurs ». L’atmosphère déjà lourde
finit par devenir irrespirable. La liberté de Voltaire se négocie par
un voyage à l’étranger. Contrairement aux apparences, la décision
ne peut pas être plus satisfaisante : depuis plusieurs mois, l’incorrigible François-Marie pense à l’Angleterre pour l’impression de sa
Henriade, un poème épique en l’honneur du roi Henri IV et de la
tolérance. Personne, à Paris, ne souhaite éditer une œuvre aussi peu
amène envers l’Église catholique. Or beaucoup d’éditeurs français,
principalement des Huguenots, se sont établis à Londres…
Le 5 mai 1726, Voltaire s’embarque et gagne le territoire
britannique. D’une durée de trois ans, le voyage est une révélation intellectuelle et humaine pour le Parisien : il y a d’abord la
découverte de Shakespeare, un génie à la plume outrancière et
aux « farces monstrueuses » ; il y a ensuite le commerce avec les
œuvres de John Gay et de Swift ; puis le chaleureux accueil de
l’ami Lord Bolingbroke, qui présente au voyageur Alexander Pope ;
à cela s’ajoutent l’initiation à la philosophie newtonienne et la rencontre des philosophes Berkeley, Locke et Clarke. Sur l’« île de la
Raison », exacte antinomie du « royaume très chrétien » qu’incarne
la France, Voltaire côtoie l’élite anglaise. Résultat, sa pensée se précise. Il ne faut pas plus de quelques semaines pour que notre héros
goûte au règne de l’indulgence : aucune lettre de cachet ici ; la loi
d’Habeas corpus de 1679 (nul ne demeure détenu sauf par décision
d’un juge) et la Déclaration des droits de 1689 protègent les citoyens
contre le pouvoir du monarque. Voltaire croise des personnes d’obédiences religieuses très diverses et écarquille les yeux à leur écoute :
loin de s’entre-tuer, le juif, le mahométan et le chrétien négocient
ensemble ; les trois confessions agissent pour la prospérité commer145
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ciale. L’exemple, surprenant et remarquable, sera souvent cité par le
philosophe au cours de sa longue vie.
Le modèle insulaire n’a décidément que du bon. Le Français
note chaque détail et relate ses expériences ; les feuilles qu’il noircit
au fur et à mesure des jours s’apparentent à un véritable reportage
intellectuel. Le projet d’écrire des « Lettres anglaises » fait son chemin.
Une première version paraît en 1733 – Voltaire est rentré en France
depuis cinq ans –, celle-ci inclut vingt-quatre lettres. Augmenté d’une
vingt-cinquième lettre l’année suivante, l’ensemble adopte comme
titre définitif les Lettres philosophiques. De quoi y parle-t-on ? Outre
un panorama religieux, Voltaire propose des développements sur le
politique, le social et l’économique. Il chante les louanges de l’esprit
novateur propre aux Anglais, un esprit libre de toute censure qui s’affirme aussi bien chez Bacon (le théoricien de l’expérience) que chez
Locke (le théoricien de l’empirisme) ou chez Newton (le théoricien
de la gravitation universelle). Une dernière partie traite des institutions
littéraires et des écrivains. L’œuvre constitue, si l’on veut, l’un des premiers manifestes en faveur des Lumières.
Le passage de François-Marie à Londres aurait transformé
le poète en philosophe, affirment certains critiques. Si les plumes
forcent un peu le trait, le voyage participe indéniablement à la mutation spirituelle du jeune auteur.
Éloge de la tolérance, du pragmatisme et de la liberté économique : jamais Voltaire ne portera un regard négatif sur les voisins d’outre-Manche. L’Angleterre saura lui en être reconnaissante,
comme nous allons le voir.
Le fondateur : Theodore Besterman
« Le premier livre que j’ai acheté de ma poche et fait relier fut un
Voltaire, les Contes. Il me plut tellement que je me connus voltairien pour
la vie. J’avais 12 ans. (1) »
Né le 22 novembre 1904 à Lodz en Pologne, Theodore
Besterman quitte son pays dans les années vingt pour la Perfide
Albion. D’un caractère vif et curieux, il travaille dans le domaine
de la parapsychologie et se constitue assez vite une belle fortune.
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À ses activités professionnelles se joint une passion, celle de la
bibliographie. L’amateur éclairé aime tant les dictionnaires et autres
ouvrages des sciences et des arts qu’il édite des « dictionnaires de
dictionnaires », des « encyclopédies d’encyclopédies » ou encore des
« bibliographies de bibliographies », soit des œuvres monumentales
de dix, vingt, cinquante volumes. Avec qui collabore-t-il ? Personne.
Theodore Besterman exécute seul ses in-quarto, c’est dire l’érudition, le savoir, et peut-être la douce folie du personnage.
Depuis sa jeunesse, l’honnête homme est habité par l’âme
de Voltaire. L’opulence aidant, il commence à collectionner des
lettres, des manuscrits, des éditions originales, en un mot tout ce
qui a trait au philosophe. Une décision de l’Unesco, avec qui il
collabore après la Seconde Guerre mondiale, le pousse définitivement vers la voie dix-huitiémiste : aucun membre de l’organisme
ne juge en effet pertinente la publication d’un catalogue mondial du livre imprimé. Qu’à cela ne tienne ! Theodore Besterman
claque la porte et se consacre exclusivement à l’univers voltairien.
Un nouveau chapitre de son histoire s’ouvre alors. Nous sommes
dans les années cinquante.
La villa d’Hampstead (une banlieue au nord de Londres) dans
laquelle sont entreposés les recueils du collectionneur, finit par
devenir trop exiguë. Theodore Besterman voit grand ; il conçoit
ses travaux comme un véritable projet patrimonial ; il lui faut
un espace digne de ses objectifs. Après avoir détourné les yeux
d’une France réticente à ses aspirations (le pays sort de la guerre
et répond à d’autres exigences), il regarde du côté de Genève :
les Suisses sont moins frileux à son écoute. Un endroit semble
d’ailleurs tout désigné : il s’agit des Délices, l’une des résidences de
Voltaire. C’est là que l’écrivain rédige son Poème sur le désastre de
Lisbonne, suite au tremblement de terre du 1er novembre 1755 qui
fit plus de 30 000 victimes ; c’est là que l’expatrié assiste au début
de la guerre de Sept Ans ; c’est aussi là qu’il débute la rédaction de
Candide. Les Délices représentent un autre épisode-clé dans l’existence de Voltaire : les catastrophes naturelles comme les conflits
amènent le penseur à réfléchir sur la Providence ; les cataclysmes
le conduisent également à moquer le « tout est bien » de Pope
ou des adeptes de Leibniz. La municipalité de Genève acquiert la
vaste demeure en 1929 et la convertit en appartements. Andrew
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Brown, l’ancien secrétaire de Theodore Besterman, raconte la suite
des aventures :
« Les négociations furent ardues, mais aboutirent à un accord suivant
lequel Besterman donnait à la ville ses collections voltairiennes alors que
la ville créait aux Délices un Institut et musée Voltaire, doté d’un budget
de fonctionnement et dirigé à vie, de façon honorifique, par Theodore
Besterman. Tout était pour le mieux. Le bâtiment restauré, les collections installées, l’Institut ouvrit ses portes au public et aux chercheurs en 1954. (2) »
Au bout de quelques années, des petits problèmes affleurent :
Theodore Besterman associe un peu trop facilement les collections
des Délices à ses propres collections… Les Genevois finissent par
regarder d’un mauvais œil les activités de Theodore Besterman et
décident de le poursuivre en justice. Le directeur traverse rapidement la Manche et retrouve le territoire de Sa Majesté Élisabeth II.
La police lance un mandat d’arrêt international ; comme l’extradition
n’existe pas, le cher inculpé ne risque rien ; tout va donc pour le
mieux dans le meilleur des mondes possibles. L’histoire ne manque
toutefois pas de piquant : du 15 au 24 juillet 1971 se tient à Nancy
le troisième congrès international des Lumières sous la présidence
de Theodore Besterman lui-même. À la veille du colloque, l’un des
maîtres d’œuvre de ces journées reçoit un coup de téléphone : le préfet de la Meurthe-et-Moselle le requiert d’urgence dans ses bureaux.
Là, bien après le crépuscule, l’organisateur des rencontres apprend
le litige. Pour éviter l’esclandre, on prie Theodore Besterman de
rejoindre le Luxembourg. Alors que les Meurthe-et-Mosellans dorment, une Bentley file dans la nuit. L’anecdote ne manque pas de
piquant. Après avoir quitté les Délices, notre personnage s’installe
à Thorpe Mandeville, un petit village non loin de Banbury dans
l’Oxfordshire, où il crée une fondation ; celle-ci assure la poursuite
des travaux entrepris à Genève.
Mais revenons au travail éditorial. Lorsque le futur directeur se
fixe aux Délices, il s’entoure d’un jeune secrétaire, Andrew Brown.
Tous deux s’engagent dans de belles entreprises : après les carnets
de Voltaire (publiés en 1952, soit avant l’arrivée à Genève), la correspondance voit le jour (1953-1965) ; cette dernière compte vingt mille
lettres réparties en cent sept volumes ; Theodore Besterman édite
le texte et l’annote en anglais ; on imagine l’ampleur de l’opération.
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Paraissent ensuite les Studies on Voltaire and the Eighteenth Century,
une série de monographies ou de collectifs bilingues français-anglais,
dont la collection dépasse les cinq cents titres aujourd’hui. La plus
importante tâche est assurément l’édition des Œuvres complètes de
Voltaire. De quoi s’agit-il ? D’une première édition scientifique et critique, soit la publication des œuvres avec les variantes et annotées
par les meilleurs spécialistes. Theodore Besterman voit paraître les
tout premiers tomes. Malheureusement, sa santé décline, le sexagénaire réfléchit à son héritage : il lègue sa fondation à l’université
d’Oxford et meurt le 10 novembre 1976.
Les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix
À la disparition de Theodore Besterman, Andrew Brown est
invité à reprendre les rênes de la Voltaire Foundation. Le nouveau
responsable sait concevoir les livres : sa grande compétence technique refuse l’approximatif et vise la perfection du détail ; la qualité
des volumes s’en trouve enrichie. Sa femme, Ulla Kölving, rejoint
l’équipe. Le couple veut élargir les perspectives de l’établissement et
introduit au catalogue d’autres noms illustres tels Montesquieu (pour
ses œuvres complètes), Helvétius et Mme de Graffigny (pour les
correspondances)… La publication des Œuvres complètes de Voltaire
continue au rythme annuel d’un volume. Dans les années quatrevingt-dix, le comité éditorial imagine une version numérique des
écrits de Voltaire, permettant une recherche facile par mots-clés ou
par phrases. Les livres étant onéreux, Andrew Brown cherche un
distributeur en France. Son choix s’arrête sur les Amateurs de livres
qui, depuis 1930, fournissent les bibliothèques et centres documentaires du monde entier. Seulement les Amateurs ne s’occupent pas
de vendre des livres dans l’Hexagone et Andrew Brown s’en rend
compte un peu tardivement. Comme les chiffres ne suivent pas, celuici fonde une maison d’édition en France pour diffuser les ouvrages.
Naît Universitas. Des monographies, des études et de belles nomenclatures paraissent, comme le Dictionnaire des journaux 1600-1789
(1991), le Dictionnaire des constituants 1789-1791 (1991), la Face
cachée des Lumières : recherche sur les manuscrits philosophiques
clandestins de l’âge classique (1996)… À la fin des années quatre149
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vingt-dix, Andrew Brown quitte la Voltaire Foundation ; il s’installe
à Ferney, où il inaugure en 2000 un Centre international d’étude
du XVIIIe siècle. On nomme alors à la tête du 99, Banbury Road
Nicholas Cronk, un professeur de littérature française à l’université
d’Oxford.
Depuis 2000
Le paysage financier de la Fondation n’est guère très florissant en ce nouveau millénaire : on frôle la faillite. Pour éviter
la fermeture, il faut pallier les dettes avec diligence. Les administrateurs sollicitent bourses et mécénats, se tournant aussi bien
vers le privé que le public. On grimace beaucoup à l’écoute
des demandes : qui voudrait soutenir financièrement la publication des Œuvres complètes de Voltaire alors que tous ignorent la
durée des travaux ? Pour répondre à la critique, Nicholas Cronk
fixe à 2018 la fin de la passionnante aventure. Les chiffres donnent le vertige : les Œuvres complètes représentent par moins de
200 volumes ; pour respecter les dates, il faut multiplier par six la
cadence de parution, soit sortir un volume tous les deux mois ; si
le programme est honoré (et il le sera, 2018 étant devenu le chiffre
d’or au 99, Banbury Road !), les Œuvres auront requis cinquante
ans de labeur (1968-2018) ; 30 000 euros sont alloués par tome
dans la recherche ; une version numérique est prévue. Le rythme
stakhanoviste pourrait faire craindre le pire quant à l’érudition des
ouvrages et à leur qualité matérielle, or il n’en est rien : savants
travaux, belles reliures, beaux papiers, belles typographies ; tout
se conçoit dans la plus pure tradition bibliophilique.
Il est tout de même remarquable que le plus ambitieux projet
d’édition critique en langue française soit conduit hors de France.
Comment s’explique la réussite anglaise ? Par une spécificité culturelle : davantage attentive à la description technique du livre qu’à
son histoire (contrairement aux voisins français), l’Angleterre développe à partir de 1920 une discipline appelée material bibliography,
soit « bibliographie matérielle ». La science, un peu aride avouons-le,
examine un à un les détails permettant de connaître les origines
physiques d’un ouvrage. Résultat, les bibliographes offrent une véri150
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table archéologie du livre. Telle est bien l’une des clés de l’exploit
éditorial.
Si chauvine soit-elle, la France sait reconnaître le génie hors
de son fief : en 2010, l’Académie française décerne à la Voltaire
Foundation le prix Hervé-Deluen, qui récompense les personnes ou
institutions promouvant la langue française.
Autre prouesse dont peut s’enorgueillir Nicholas Cronk : la
création d’une banque de données, the Electronic Enlightenment,
qui met en ligne des correspondances françaises, anglaises et autres
langues du XVIIIe siècle (3). Les 20 000 lettres de Voltaire sont
donc désormais consultables. Par le contenu de ce site multilingue,
nous nous trouvons bien à la croisée de l’esprit des Lumières et du
XXIe siècle.
Avons-nous tout raconté sur la courageuse fondation (4) qui
emploie une quinzaine de personnes en 2011 ? Assurément pas,
mais comme « le secret d’ennuyer est de tout dire (5) », mieux vaut
conclure le propos par des points de suspension…
1. René Johannet, « Aux Délices », Revue des Deux Mondes, 1er octobre 1955.
2. Andrew Brown, « La Fondation Voltaire de l’Université d’Oxford », Revue des
Deux Mondes, avril 1994.
3. Voir le site www.e-enlightenment.com.
4. Www.voltaire.ox.ac.uk.
5. Voltaire, Sept discours en vers sur l’homme.
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Aurélie Julia est docteur en littérature.
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