Fusil brisé - BiblioLouve

Transcription

Fusil brisé - BiblioLouve
1
Le « Fusil brisé », La Louvière, septembre – octobre 1921
Le « Fusil brisé » et le pacifisme
L’appellation « Fusil brisé », par elle-même, évoque fortement le pacifisme. Cette évocation
est double. D’une part, elle nous remet à l’esprit les images propres à ce mouvement :
manifestations antimilitaristes, banderoles réclamant le désarmement, destructions de livrets
militaires, publications littéraires, articles de journaux et de revues, films « engagés », etc ...
D’autre part, le pacifisme se traduit aussi par l’intégration, au sein de certains partis politiques,
de thèmes et de prises de position hostiles aux armements, de même qu’aux conflits militaires
et à la propagande nationaliste qui les précède et les accompagne.
La volonté de paix se confond souvent avec l’idéalisme dit « de gauche », ainsi qu’avec les
concepts portés par cet idéalisme : l’internationalisme, la décolonisation, le refus des armes.
Mais il faut se méfier d’un certain simplisme réducteur. En effet, rien n’est simple. Des
personnalités dites « de droite », des « conservateurs », des ecclésiastiques de tous niveaux se
sont révélés pacifistes, tandis que, portés au pouvoir, des politiciens censés être progressistes,
ont succombé aux tentations nationalistes, militaristes, sinon totalitaires.
L’affaire du « Fusil brisé » louviérois témoigne, elle aussi, de la fragilité des déductions
rapides et des classifications hâtives.
Le contexte particulier de l’immédiat après-guerre
Connue par le retentissement considérable qu’elle eut dans la région du Centre, et en dehors
d’elle, puisqu’elle sera le prétexte occasionnel de la chute du gouvernement tripartite du
Premier ministre catholique Carton de Wiart, la manifestation organisée par le P.O.B. à La
Louvière, le 16 octobre 1921, doit s’inscrire dans un contexte particulier.
Le tripartisme politique
L’immédiat après-guerre est, en Belgique, marqué par le tripartisme politique, imposé par les
nécessités de reconstruction du pays et, surtout, par l’instauration du suffrage universel
univoque (une voix par électeur mâle âgé de vingt et un ans). Les élections législatives du 16
novembre 1919 aboutissent au gain de trente sièges de députés par le Parti Ouvrier Belge
(futur Parti Socialiste), ainsi qu’à la perte de vingt-six sièges par le Parti Catholique, et de
onze sièges par le Parti Libéral. La nouvelle Chambre comprend septante-trois députés
catholiques, septante députés du P.O.B., trente-quatre députés libéraux, et neuf députés de
listes diverses.1
Instabilité, inquiétudes et réformes
L’époque de 1918-1921 se caractérise par une grande instabilité gouvernementale ainsi que
par une série de réformes importantes, rapidement acquises. Pourtant certaines d’entre elles
étaient revendiquées depuis longtemps avant la guerre.
Faut-il rappeler ici les grèves violentes menées par le prolétariat entre 1886 et 1914 ?
1
Depuis 1893, le suffrage était « universel, tempéré par le système censitaire plural ». Selon son revenu,
l’électeur disposait d’une, deux ou trois voix. A ce sujet, voir : X. MABILLE, Histoire politique de la Belgique,
éd. CRISP, Bruxelles 1986, pp. 223 et suivantes.
2
Dès la libération du pays, en novembre 1918, de multiples problèmes se posent. Outre la
reconstruction économique, les ministres savent qu’ils devront affronter des profondes
revendications socio-politiques, occultées par les années de conflit militaire et d’occupation
allemande.
La « peur du rouge »
En 1918, de nombreux ouvriers sont encore mobilisés et l’on redoute qu’ils soient tentés
d’imiter les insurrections armées qui déchirent, avec des résultats divers, l’ancienne Russie
tsariste, l’Allemagne postimpériale, et la Hongrie séparée de l’Autriche.
De plus, des mutineries secouent, en novembre, les troupes allemandes qui n’ont pas encore
évacué le sol belge, ce qui fait craindre, chez nous, la « contagion révolutionnaire ».
Le gouvernement tripartite de G. Cooreman face aux revendications
Intronisé le 1er juin, le gouvernement catholique - socialiste - libéral du chrétien G. Cooreman,
doit affronter la double question sociale et linguistique, alors qu’il succède à un ministère
exilé près du Havre, depuis quatre ans.
Les membres du P.O.B. restés au pays réclamaient, de leur côté, le suffrage universel
univoque, la suppression de l’article 310 du Code pénal limitant le droit de grève et
d’association, de même qu’une extension des droits syndicaux.
L’entrevue de Loppem, 11 novembre 1918
Alors que l’armistice officialise la fin des combats de la Première Guerre mondiale, le roi
Albert 1er reçoit à Loppem le libéral Paul-Emile Janson et le socialiste Edouard Anseele.
L’entrevue influence le discours du trône du 22 novembre. Le souverain envisage, notamment,
l’instauration du suffrage universel pur et simple pour les hommes de plus de vingt et un ans,
l’abolition de l’article 310, et la lutte contre l’alcoolisme.
Les deux gouvernements tripartites de L. Delacroix et la réforme électorale
Inauguré le 21 novembre, le nouveau gouvernement tripartite du catholique L. Delacroix fait
voter une loi électorale instaurant le nouveau suffrage universel, en attendant la révision de la
constitution. Après les élections législatives du 16 novembre 1919, le système de coalition
gouvernementale se confirme : un seul parti ne peut plus être majoritaire au Parlement.
Le ministère Delacroix II, en place le 2 décembre, et lui aussi tripartite, propose aux
Chambres la réforme constitutionnelle, et donc le nouveau système de vote (scrutin
parlementaire du 7 février 1921).
Le gouvernement tripartite de Carton de Wiart, 1920
Enfin, le 20 novembre 1920, le catholique Carton de Wiart dirige une autre équipe
ministérielle, toujours tripartite, et comprenant quatre socialistes : E. Vandervelde (justice), E.
Anseele (travaux publics), J. Destrée (sciences et arts), J. Wauters (industrie, travail et
ravitaillement).
C’est ce gouvernement qui sera confronté à l’ « affaire du Fusil brisé », laquelle fournira,
répétons-le, le prétexte de sa chute (20 novembre 1921).
Un unitarisme trompeur
L’image unitariste de la Belgique marquée par le prestige du roi Albert 1er, de la reine
Elisabeth et du cardinal Mercier camoufle ces soubresauts politiques, reflets des convulsions
sociales et des modifications constitutionnelles, sans oublier les revendications du mouvement
flamand.
3
Le sentiment patriotique, porté par l’écume de la victoire, ne parvient pas à endiguer les
courants et les remous sociaux.
Pour parer au plus pressé, les divers ministères et le Parlement modifié par le suffrage
univoque, sous la pression des faits, et des enthousiasmes ou des angoisses qu’ils suscitent,
accordent des réformes nombreuses, diverses et parfois très importantes. Il faut préciser que
ces nouveautés s’inscrivent dans le contexte international de la conférence de la paix.
Le Traité de Versailles, le B.I.T. et la prophylaxie « internationaliste »
Les grandes puissances victorieuses imposent, entre autres, le traité de Versailles à
l’Allemagne nouvelle (28 juin 1919).
Dans un de ses préambules, le document stipule que « la paix universelle ne peut être fondée
que sur la justice sociale ». Le Bureau international du Travail (B.I.T.) s’établit à Genève.
Les principes de ce nouvel ordre mondial instauré par les vainqueurs de même que les
mesures prises par les gouvernements belges successifs relèvent, au moins partiellement,
d’une certaine prophylaxie géopolitique interne et externe soucieuse d’enrayer les révoltes
bolcheviques d’Europe centrale et orientale, ainsi que leur irradiation dans le monde
occidental… Ces révolutions qui, elles aussi, se veulent mondiales.
En quelque sorte, il n’est pas abusif de penser que les pays « capitalistes » représentés à
Versailles reprennent à leur compte certaines revendications de la IIème Internationale
(socialiste), créée à Paris en 1889, pour parer aux slogans de la IIIème Internationale
communiste inaugurée en Russie révolutionnaire.
Dans cette perspective, la Belgique de l’immédiat après-guerre se joint au mouvement
réformiste dans la conformité préventive.
Les réformes et innovations
Les lois et arrêtés nouveaux se succèdent donc : impôt sur le revenu, journée de travail de huit
heures (14 juin 1921), création de la S.N.C.I., de la SABENA (1920), de la S.N.C.B.,
premières commissions paritaires de l’industrie (1919), assurance-vieillesse et décès
prématuré obligatoire pour ouvriers et employés (1924-1925).
Plus tard seront promulguées la couverture des maladies professionnelles (1927), la
généralisation de l’assurance-maladie, les allocations familiales obligatoires (1930).
Les caisses syndicales de chômage seront aidées par le Fonds national de crise (1920) d’où les
progrès des syndicats : Confédération des syndicats chrétiens (C.S.C. en 1923) et Centrale
générale des syndicats libéraux (1930). Précisons que la F.G.T.B. émanant de la fusion des
syndicats socialistes, date de 1945.
Les J.G.S. et le pacifisme
1886, « L’année terrible »
1886 est, dans les bassins industriels de Wallonie, l’ « année terrible ».
Un an après la création du Parti Ouvrier Belge, des grèves violentes éclatent dans les régions
de Liège et de Charleroi, où l’insurrection généralisée est redoutée.
Poussés par une misère épouvantable, les prolétaires réclament de meilleures conditions de
vie et de labeur, la limitation de la durée journalière de travail et le suffrage universel (le vote
était censitaire, donc réservé aux hommes bénéficiant d’un certain revenu minimal, bien
supérieur aux salaires ouvriers).
4
A Verviers et à Roux, notamment, la répression militaire, symbolisée par le général-baron
Vandersmissen, est impitoyable et meurtrière.
Déchirements au sein du P.O.B. – Les J.G.S.
Le tout jeune P.O.B. est alors déchiré entre une tendance réformiste désireuse d’obtenir des
réformes légales susceptibles d’être obtenues par la modification du droit de vote, et une
tendance révolutionnaire représentée par l’avocat borain Alfred Defuisseaux, auteur du
fameux « Catéchisme du peuple ».
Accusée par les « révolutionnaires » d’être trop bourgeoise, la direction du P.O.B. permet la
création des Jeunes Gardes socialistes.
Les J.G.S. fondent leur propagande sur l’antimilitarisme, et demandent aux jeunes recrues de
ne pas tirer sur leurs frères grévistes.
Député de Gand, Edouard Anseele lance son « appel aux mères des soldats » pour qu’elles
demandent à leurs enfants, eux-mêmes prolétaires, de ne pas ouvrir le feu.
Crispations nationales et internationales – « Le grand complot » - structuration des
J.G.S.
Dans l’ambiance de l’époque, où le pouvoir du gouvernement catholique homogène2 craint la
guerre civile, un tel appel fait figure de provocation. En outre, l’ambiance internationale se
crispe, marquée par les rivalités coloniales, et le soulèvement des peuples européens de
l’Europe balkanique partagés entre les empires autrichien, allemand, russe et ottoman.
Enfin, une « course aux armements » oppose les pays européens, qui s’arment au rythme de
leurs économies développées par la révolution industrielle.
Effrayé par la tendance révolutionnaire et républicaine de Defuisseaux, qui fait sécession avec
le P.O.B., le gouvernement monte de toutes pièces l’ « affaire du Grand Complot » qui se
termine par l’acquittement du tribun borain.
Edouard Anseele, pourtant fidèle au P.O.B. et à sa politique modérée, opposée à la grève
générale, est condamné à six mois de prison.
Le P.O.B. canalise alors l’enthousiasme des jeunes en créant les J.G.S., à l’intention des futurs
soldats et des soldats déjà sous les armes3.
Les premières structures voient le jour à Gand, Bruxelles, Saint-Gilles (1886) et à La Hestre
(1887). La Fédération nationale de la Jeune Garde socialiste est fondée en 1890. Elle
comprend trente-deux groupements de J.G.S. en 1891.
L’antimilitarisme internationaliste – le service militaire
En 1889, la IIème Internationale est instituée à Paris. De tendance sociale-démocrate, elle
reprend les slogans qui revendiquent, dans les pays affiliés à son organisation, la journée des
huit heures, les pensions ouvrières, et le suffrage universel.
Après le massacre de Fourmies où, dans le Nord industriel français, l’armée tire, le 1er mai
1891, sur les ouvriers des filatures, qui manifestent pour les « 3 x 8 », l’Internationale
s’affirme aussi pacifiste.
Reprenant la phrase célèbre de Karl Marx (1848), elle appelle à l’union des prolétaires de tous
les pays contre la guerre, les armements et pour les réformes sociales.
2
Depuis 1884, jusqu’à la Première Guerre mondiale, la Belgique connaît un gouvernement catholique
homogène dirigé par B. Beernaert, lequel est proche de Léopold II, mort en 1909.
Charles Woeste, président du Parti Catholique, est ultramontain (partisan du pape), et hostile à toute réforme.
3
Voir Joël CORDIER, La Jeune Garde socialiste, dans A gauche, mélanges à l’occasion du 30ème
anniversaire des Jeunes socialistes, éd. I.E.V., Bruxelles, pp. 11 et suivantes.
5
Représentant une tendance plus ardente, voire plus radicale du P.O.B., mais sans se séparer de
celui-ci, les J.G.S. s’affirment franchement antimilitaristes et s’attaquent au service militaire
belge, tel qu’il est pratiqué en 1886 : le tirage au sort, qui permettait aux jeunes favorisés
ayant tiré le mauvais numéro, de se faire remplacer à l’armée par un plus pauvre, en le payant4.
Léopold II désire renforcer l’armée belge, par la conscription d’un fils par famille. C’est
chose faite à la fin de son règne, en 1909.
Sous Albert Ier, l’aggravation de la situation internationale provoque une nouvelle réforme du
système : la mobilisation de tous les hommes en âge de porter les armes (1913).
1914 : L’échec du pacifisme – Jaurès
Le 28 juin 1914, l’archiduc François-Ferdinand de Habsbourg et sa femme sont assassinés à
Sarajevo par un jeune nationaliste serbe.
Le meurtre de l’héritier du trône impérial d’Autriche - Hongrie sera le prétexte de la Première
Guerre mondiale, causée par les ambitions des grandes puissances et l’engrenage des alliances
internationales.
Au sein de la IIème Internationale, Jean Jaurès et Émile Vandervelde, parmi d’autres,
essayent d’éviter le conflit par l’union supranationale des prolétaires, en comptant sur l’appui
du puissant mouvement socialiste allemand.
C’est en revenant de Bruxelles où il a participé à une réunion de l’Internationale, que Jaurès
apprend, à Paris, que les socialistes allemands ont voté les crédits de guerre.
Voulant écrire un article pacifiste dans le journal l’ «Humanité» dont il est le fondateur, Jean
Jaurès veut d’abord se restaurer au café « Le croissant ». C’est là que, le 31 juillet 1914, il est
assassiné par le nationaliste français Raoul Villain, survolté par la lecture de journaux de
droite, parfois financés par l’ambassade russe à Paris et qui, en appelant au meurtre de
l’intellectuel socialiste, veulent supprimer toute opposition à la guerre contre les « boches »
occupant l’Alsace - Lorraine.
Quelques jours après, le conflit mondial éclate, annihilant tout progrès social (l’hostilité à ces
réformes est une des causes clandestines de la conflagration meurtrière, qui fera neuf millions
de morts)….Pendant la guerre, Raoul Villain sera acquitté et la veuve de Jaurès devra payer
les frais du procès.
Les J.G.S. en 1921
Dès avant 1914, les J.G.S. sont les fers de lance antimilitaristes du P.O.B. Dans la grande
manifestation bruxelloise du 15 août 1897, leurs calicots proclament : « Plus de loterie de
chair humaine », « Le socialisme brise le dernier fusil », « Du travail et du pain, pas de
plomb ».
Très actives dans les grèves d’avant-guerre, les J.G.S. participent à la fondation de
l’Internationale des Jeunes socialistes à Stuttgart (1907) avec, comme délégués, Troclet
(Liège), Jauneaux (Jolimont) et Henri De Man, qui sera le premier secrétaire de
l’Internationale. Plus de deux mille personnes sont alors affiliées à la F.N.J.G.S.
Pendant le conflit, certains de ses membres participent aux tentatives, plus ou moins discrètes,
de paix, comme à Stockholm (1917), parfois en désaccord avec la direction du P.O.B., fidèle
à l’ « union sacrée » contre l’envahisseur.
4
La chanson populaire wallonne, « El d’joû du tirage » rappelle cette pratique foncièrement injuste.
6
Après l’armistice de 1918, le mouvement de la « Jeune Garde » connaît le déchirement subi
par les socialistes, lors de la révolution « bolchevique » de Russie. Faut-il participer à la
IIIème Internationale communiste de Lénine, ou rester fidèle à la politique nationale du
P.O.B., c’est-à-dire obtenir des réformes légales par l’obtention du suffrage universel
univoque ?
Les J.G.S. et le Parti Communiste
C’est ainsi que certains membres des J.G.S. se rallient au Parti communiste fondé en 1921,
par Jacquemotte qui, avant 1914, représentait l’aile radicale du P.O.B. Le même schisme se
produit en France, avec la scission entre P.C.F. et S.F.I.O. (congrès de Tours). Rappelons que
le sigle P.C.F. signifie : Parti Communiste Français, et que S.F.I.O. signifie : Section
Française de l’Internationale Ouvrière (c’est-à-dire : le Parti Socialiste français).
Avant le « Fusil brisé » de 1921
N’empêche que la J.G.S. restée « P.O.B. » est en plein essor après 1920. Il est
symptomatique, à cet égard, que c’est en son honneur que le drapeau du « Fusil brisé » est
inauguré à La Louvière, le 16 octobre 1921, alors que de nombreux slogans proclament, lors
de cette manifestation : « Plus jamais ça » en faisant allusion aux horreurs de la Première
Guerre mondiale qui devait, paraît-il, être la dernière, la « der des ders ».
Rappelons encore que cet étendard porte l’inscription « Anciens combattants socialistes » : les
socialistes ne sont pas inciviques !!
La situation politique louviéroise après les élections du 24 avril 1921
Depuis dix ans, les élections communales n’avaient plus été organisées en Belgique. Le
scrutin est marqué par deux nouveautés importantes : le suffrage universel univoque et le vote
des femmes autorisé pour ce type d’élection (le P.O.B. et le Parti libéral se sont longtemps
opposés au suffrage féminin car ils craignaient l’influence traditionnelle de l’église catholique
sur les femmes).
Pourtant, les électrices (deux millions cent cinquante deux mille quatre cent trois) en nombre
supérieur aux hommes (deux millions septante-six mille sept cent cinquante), assurent les
progrès socialistes dans les conseils communaux.
A La Louvière, Victor Ghislain devient donc bourgmestre, peu avant le « Fusil brisé ». Il
sera pris pour cible par la presse « de droite » pour, écrit-elle, ne pas avoir fait respecter
l’ordre public lors de la « bataille » du 7 septembre
LE « FUSIL BRISE »
Les manifestations : 7 septembre, 2 octobre, 16 octobre 1921
Comme l’écrivait Marcel Huwé5, l’affaire du « Fusil brisé » louviérois concerne une période
qui s’étend du 4 septembre au 16 octobre 1921, jour de la grande manifestation mise sur pied
par les organisations locales du Parti Ouvrier Belge et de la Jeune Garde Socialiste. Pour être
plus précis, il faudrait prolonger l’ « affaire » jusqu’aux élections législatives du 20 novembre,
organisées après la chute du gouvernement catholique - socialiste - libéral dirigé par le
chrétien Henry Carton de Wiart.
5
Voir M. HUWÉ, Le Fusil brisé, épisode pittoresque, en trois actes, de la vie sociale et politique, à La
Louvière. Dans : Hainaut-Tourisme, n° 221, nov. 1983, pp. 203-204.
7
La démission de ce dernier est souvent présentée comme la conséquence des événements du
16 octobre, et notamment, de la présence à la manifestation louviéroise d’Edouard Anseele,
ministre socialiste des Travaux publics.
Le « Fusil brisé » s’articule autour de trois épisodes qui ont fait grand bruit :
• la manifestation socialiste du 7 septembre qui prolonge, à La Louvière, la « semaine
syndicale » commencée le 4 à Morlanwelz.
A cette occasion, l’annonce de la venue du syndicaliste allemand Johan Sassenbach provoque
la colère de quelques centaines d’anciens combattants de 1914-1918, dont les deux drapeaux
nationaux auraient été souillés ce jour-là, 7 septembre, par les « rouges »,
•
la contre-manifestation expiatoire du 2 octobre organisée par la Ligue du Drapeau
dans la capitale du Centre, pour réparer l’outrage infligé à l’emblème du pays,
• le « Fusil brisé » proprement dit qui, le 16 octobre, réunit un nombre considérable de
manifestants du P.O.B. et de la J.G.S. dans la cité de la louve, et qui voit la remise aux
Jeunes Gardes d’un étendard pacifiste et antimilitariste.
Il faut replacer ces trois événements, de grande portée symbolique, dans leur juste contexte.
La semaine syndicale de Morlanwelz, du 4 au 11 septembre 1921 et la
« bataille du 7 septembre » à La Louvière
Organe du Parti ouvrier belge, le journal « Le Peuple » couvre cette semaine, organisée par la
Centrale d’Education ouvrière (la C.E.O.).
Henri De Man, secrétaire général de la C.E.O., ouvre la première journée (4 septembre) en
présentant deux invités étrangers : Wadia, délégué de l’Inde colonisée par les Anglais, et
Johan Sassenbach, le syndicaliste allemand, qui fera un exposé relatif au contrôle ouvrier dans
son pays.
Après que Wadia ait sollicité l’aide du Bureau International du Travail, récemment installé à
Genève, De Man parle du contrôle ouvrier.
Les « Semainiers » sont alors séparés entre participants francophones, avec Louis de
Brouckère et Joseph Wauters, et néerlandophones, avec Henri De Man.
La semaine syndicale accueille trois cents personnes, alors que, précédemment, seuls
quarante-cinq « Semainiers » s’étaient déplacés à Cuesmes.
Le lendemain, Louis de Brouckère évoque les tentatives de contrôle ouvrier depuis le 11
novembre 1918, Joseph Wauters décrit le rôle des commissions paritaires depuis cette même
date, et insiste sur l’importance de la « loi des huit heures », qui vient d’être votée. Enfin,
Henri De Man revient sur l’importance du contrôle ouvrier alors que le machinisme
bouleverse les conditions de travail ainsi que les structures de production.
Devant la Maison du Peuple de Morlanwelz
Partisans d’une action politique coordonnée et voulant profiter de la présence de Joseph
Wauters, ministre de l’Industrie, du Travail et du Ravitaillement, les organisateurs de la
« Semaine » décident de participer au meeting mis sur pied par le Comité d’Education
8
ouvrière du Centre. La rencontre doit se tenir à la Maison du Peuple de Morlanwelz, le 5
septembre.
A 19 heures 30, un millier de participants, « en musique » et accompagnés de gymnastes
vêtus de blanc montent vers l’Athénée provincial pour y « prendre » Wauters et les
« Semainiers » logés dans l’établissement. Dès lors, quatre mille personnes vont se grouper
devant la tribune montée face à la Maison du Peuple
On écoute les discours des citoyens Schinze, président de la Centrale d’Education Ouvrière,
Berlioz, qui prononce une allocution de bienvenue, et le ministre Wauters précisant que les
réformes en cours sont obtenues avec l’accord des « bourgeois ». Joseph Wauters esquisse
aussi le programme du Parti Ouvrier Belge.
La matinée du 6 doit être consacrée à un peu de repos, mais nombreux sont les « Semainiers »
qui visitent neuf charbonnages environnants. Ils en reviennent effrayés par les épouvantables
conditions de travail subies par les mineurs. Pour la détente des participants aux débats,
l’administration provinciale leur ouvre le parc de Mariemont. L’après-midi du même jour, De
Man et de Brouckère reprennent la discussion des thèmes évoqués la veille.
La « bataille du 7 septembre »
Le 7 septembre, une manifestation du P.O.B. est prévue, de Morlanwelz à la Maison du
Peuple de La Louvière. Elle doit accompagner les « Semainiers » de l’ « Avenir du Centre »,
la coopérative socialiste.
Dans le cortège, Johan Sassenbach 6 figurera en bonne place, escorté par les militants, qui
viennent d’apprendre qu’une contre-manifestation protestera contre la présence du
syndicaliste « boche » dans les rues louviéroises. Selon « Le Peuple », plus de dix mille
ouvriers partent en cortège vers la place des Martyrs (l’actuelle place Jules Mansart), au
« centre de la capitale du Centre ».
C’est là qu’ils se heurtent à une ou deux centaines de contre-manifestants munis de sifflets, de
deux ou trois pancartes hostiles à Sassenbach et à ses amis du P.O.B., ainsi que de deux
drapeaux nationaux, lesquels seront, dit-on, enlevés, volés, et souillés par les « rouges ».
C’est la « bataille du 7 septembre » entre les « forcenés » socialistes et les « patriotards du
Centre ».
Quelques déclarations à propos de la « bataille du 7 septembre »
Louis de Brouckère dans « Le Peuple » du 16 septembre 1921 :
Plus d’une semaine après le 7 septembre 1921, la « presse nationaliste » déforme les faits,
alors que la « Semaine syndicale » de Morlanwelz avait simplement invité des spécialistes
internationaux de l’organisation ouvrière
Pourquoi nier l’action courageuse de syndicalistes allemands en faveur des déportés belges,
pendant la guerre ?
Pendant que la France accueille le président du Parti socialiste indépendant allemand à Paris,
« quelques anciens combattants et déportés » ont voulu être violents contre les « Semainiers ».
A la tête du cortège venu de Morlanwelz, de jeunes enfants ont été assaillis par des contremanifestants.
Les « Semainiers » sont alors intervenus contre les « patriotards ». « Tout fut terminé en
6
Outre Sassenbach, membre de la Centrale générale syndicale allemande, les syndicalistes français
Merrheim (syndicat des métallurgistes) et italien Dugoni doivent prendre la parole à La Louvière. .
9
soixante secondes ». Dans leur retraite précipitée, les « agresseurs » ont laissé leurs étendards
tricolores dont ils se sont servis comme des « massues », alors qu’ils expriment leur
indignation pour l’ « offense » faite au drapeau national.
« Le Peuple », 2 octobre 1921, (coll. I.E.V.).
Les bâtons flottants de La Louvière : le 7 septembre 1921, selon Jules Mansart.
L’échevin-député louviérois évoque cette journée de « deuil national ». Selon lui, « l’on » a
fait battre la « grosse caisse de la politicaille » pour décrire l’algarade.
Le local des combattants neutres, une « poignée », est voisin de la Maison du Peuple.
Apprenant la venue des trois cents « étudiants » - « Semainiers » de Morlanwelz qui
accompagnent Dugoni, Merrheim, Sassenbach et ... Mansart, les « neutres » décident que
« pas un Allemand ne mettrait les pieds sur le territoire de La Louvière ». C’est oublier la
« nationalité de ceux qui installent pour le compte d’un grand industriel libéral une grue ... de
sept milliards de francs ». L’appel des « neutres » transforme une réception de trois cents
personnes en une manifestation de « quinze mille camarades de la région ». « Calme et digne
comme toutes nos manifestations, le cortège commence avec des enfants et des jeunes
gymnastes. Sur la place des Martyrs, il se heurte à deux cents contre-manifestants munis de
drapeaux tricolores et criant : « A mort Sassenbach » ! Apprenant l’agression contre les
enfants, les adultes dispersent les assaillants par quelques coups de poings, tout cela en une
minute.
De plus, un « hurluberlu à imagination épileptique » raconte, dans un « journal clérical » que
les « drapeaux nationaux ont été déchirés, lacérés, taillés en lambeaux, déchiquetés et
couverts de souillures abominables ».
Deux photographies montrent les bannières déposées à la Maison du Peuple, avant d’être
remises aux autorités. « L’une est intacte, l’autre porte les traces d’une déchirure après qu’on
eût enlevé le drapeau des mains des furieux qui voulaient s’en servir comme d’une arme ! ».
Les meneurs de cette « petite cabale » se « blousent » quant au poids électoral et patriotique
de l’affaire.
L’un est un ancien allemand, animé d’un « zèle malmédien », l’autre doit retourner les poêles
allemands qu’il vend, afin de cocher leur marque d’origine.
Par ailleurs, les « combattants, déportés et ouvriers de la Grande Guerre, occupés aux usines
Goldschmidt » protestent contre cette « campagne ignoble ». Ils dénoncent les « manœuvres
déloyales » des « patrio-maboulards » de La Louvière et « informent le comité organisateur de
la journée expiatoire qu’ils n’iront pas le 2 octobre à leur manifestation soi-disant
patriotique »… Ils méprisent les injures des journaux « Les Nouvelles » (quotidien libéral) et
la « Gazette du Centre » (quotidien catholique).
« Une » des « Nouvelles », 9 septembre 1921. (A.V.L.L.).
Deux jours après les faits, le journal libéral expose sa version de la « bataille », à l’occasion
de la venue d’un « boche exécré ».
Lors du vol des drapeaux, des invalides (dont un manchot) ont été frappés avec une
« férocité » inouïe, pour les « beaux yeux d’un boche, commis voyageur en
internationalisme ».
Une manifestation de réparation -et une souscription- sont prévues. Sassenbach devra parler à
l’intérieur de la Maison du Peuple, à cause des sifflets. Au balcon, Casterman, De Man et de
Brouckère ont pu prononcer leurs discours.
Quant au « boche », il a demandé de distinguer l’Allemagne nouvelle de l’ex-empire
10
de Guillaume II, tout en appelant à l’amitié entre les peuples…
A remarquer l’entrefilet évoquant la mésaventure du « boche » qui a dû « déguerpir » de
l’hôtel Beau-Séjour à Morlanwelz.
Suivi de de Brouckère, Sassenbach fut logé au Lycée de jeunes filles.
« Les Nouvelles », 12 et 13 septembre 1921 : Évocation des événements du 7 septembre,
(Archives communales de La Louvière - A.V.L.L.).
Le 11 septembre, à l’Excelsior de La Louvière, une réunion se tient pour établir le programme
de la cérémonie de réparation destinée à expier l’outrage infligé au drapeau national, le 7.
Camille Deberghe ouvre la séance et donne la parole au lieutenant Gerion, président de
l’Association des Combattants, lequel décrit « l’agression inqualifiable des socialistes » dont
tous n’étaient pas des « apaches » prolétaires.
La « bravade internationaliste » selon C. Deberghe, n’a pas tenu compte des affiches
d’avertissement posées par les patriotes. Voulant seulement empêcher le « boche » de parler,
ceux-ci sont agressés devant la pharmacie Bacy, à la place des Martyrs. C’est là que les
drapeaux nationaux ont été volés et souillés, devant l’indifférence hostile de quelques
policiers.
Un de ces étendards a été enlevé à un invalide de guerre, frappé par les socialistes. Ceux-ci
tentent de justifier la présence de Sassenbach, un internationaliste « pacifiste ».
Pourtant, les socialistes boches ont participé aux agressions et aux atrocités de l’armée du
keizer. Dès lors, le P.O.B. a insulté le « patriotisme des loyales populations du Centre ».
Enfin, une souscription est ouverte pour offrir un drapeau aux mutilés et un autre aux
combattants.
Les dons anonymes sont refusés, le nom des souscripteurs est publié.
« Les Nouvelles », 12 et 13 septembre 1921 (coll. A.V.L.L.) :
L’outrage du Drapeau national,
Au Conseil communal de La Louvière (le 10 septembre), Camille Deberghe reproche au
bourgmestre V. Ghislain de ne pas être intervenu, et de ne pas avoir rempli son rôle de chef de
la police. De plus, la gendarmerie n’a pas été appelée.
Sassenbach, syndicaliste ou non, vient d’un pays agresseur ... Les socialistes allemands n’ont
pas refusé la guerre.
Jules Mansart défend le principe des relations avec l’Allemagne, ce que les industriels font
depuis 1918.
« La journée expiatoire », 2 octobre 1921
Après la « bataille du 7 septembre », une « Manifestation patriotique » est prévue à La
Louvière, le 2 octobre 1921. Elle se déroulera aussi sur la Place des Martyrs.
Certains combattants et invalides protestent contre la présence à la Louvière, le 7 septembre,
du « Boche Sassenbach », le syndicaliste qui venait de la « Semaine syndicale de
Morlanwelz ». Des affiches stigmatisent l’attitude du bourgmestre socialiste Victor Ghislain,
chef de la police communale « dont une partie seulement fit son devoir », sans qu’il soit fait
appel à la gendarmerie .
En outre, les combattants, invalides et déportés qui expriment leur indignation, annoncent une
« manifestation de la réparation » qui aura lieu le dimanche 2 octobre.
Il s’agira d’une « cérémonie expiatoire » qui permettra d’inaugurer les « nouveaux drapeaux
offerts, par souscription nationale, aux invalides et aux combattants louviérois ».
Ainsi, le « Manifeste de la Ligue du Drapeau de La Louvière appelle à participer à la
« cérémonie grandiose et expiatoire » du 2 octobre 1921.
11
Née le 11 septembre, la ligue s’adresse aux « vrais patriotes » de toutes opinions, attristés de
« voir les chefs du parti socialiste sympathiser avec les Allemands », et de les voir « se
solidariser avec les auteurs de la suprême injure infligée au drapeau, et même les défendre au
sein d’un Conseil communal ».
Appelant les « vrais Belges du Centre » à manifester contre les « forcenés » et les
« énergumènes » pour réparer « le forfait abominable » infligé aux drapeaux « lacérés,
déchirés, piétinés, volés », la ligue, par la virulence de ses propos, s’inscrit dans un contexte
hostile au P.O.B., que celui-ci qualifiera de « préélectoral ».
Organisée par la Ligue du Drapeau pour réparer l’affront infligé à deux étendards bicolores
par les « rouges », la journée expiatoire du 2 octobre voit donc la remise de nouveaux
emblèmes nationaux à certaines Fédérations des Anciens Combattants et Invalides. Des
gendarmes et des militaires à cheval assistent à la cérémonie de réparation. A cette occasion,
des pancartes proclament : « Honneur aux sauveurs de la patrie », et « Vivent les Invalides ».
« Une » des « Nouvelles », 3 et 4 octobre 1921. (A.V.L.L.).
La journée expiatoire est magnifiée : soixante mille personnes seraient venues à La Louvière.
Loin d’espérer un profit électoral, les organisateurs ont réussi leur mission de réparation pour
le drapeau, leur « hymne de gratitude » pour les mutilés, les combattants.
Le crime de « lèse-patrie » commis par ceux qui ont voulu honorer Sassenbach est noyé dans
l’expiation collective.
Le « boche doit être renvoyé à ses frères boches », hors d’un pays que ses compatriotes ont
martyrisé. Et il faut être vigilant, car l’Allemagne prépare sa revanche !
Réactions socialistes et préparation de la grande manifestation du 16 octobre, envisagée
dès avant la « journée expiatoire »
« Le Peuple », 2 octobre 1921, (coll. I.E.V.) : La parade clérico-libérale de La Louvière.
A propos de la « journée expiatoire » ce 2 octobre, le quotidien socialiste stigmatise le
« battage électoral autour de l’incident de La Louvière » (le 7 septembre).
Si les « cléricaux conservateurs », « gênés » par la présence de délégués allemands à leurs
réunions sont « réservés », les libéraux, dont les hommes d’affaire traitent avec les « boches
abhorrés » s’indignent, à l’image d’Adolphe Max. Ils ont imaginé cette manifestation
« expiatoire », et « provocatrice » dans une « ville profondément socialiste ». (La Louvière
n’est alors qu’une commune).
Le libéral Devèze, ministre de la Défense nationale, oblige les soldats « fils d’ouvriers pour la
plupart », à « participer à un cortège (celui du 2 octobre) dirigé contre les travailleurs ». Les
socialistes ont voulu « seulement se défendre » le 7 septembre, « sans » insulter le
patriotisme de la population, ni « se livrer à une manifestation ... en faveur de l’Allemagne ».
Ils ont souffert le martyre de leur pays plus que d’autres. Les travailleurs repoussent ce
« patriotisme fait de haine, d’ignorance et d’imbécillité » qui veut dépecer l’Allemagne.
« Cette horreur et ce dégoût de la guerre, les ouvriers allemands les éprouvent aussi ». Les
prolétaires belges et allemands veulent « reconstituer l’Internationale et établir la paix
véritable ». Voilà pourquoi Sassenbach, Merrheim, le délégué français, et Dugoni, le délégué
italien se sont rendus à la « Semaine syndicale » de Morlanwelz.
Le 16 octobre, « nous demanderons à trois de nos camarades de protester ... contre la honteuse
parade d’aujourd’hui » : Jules Mathieu, député de Nivelles et volontaire de guerre, Georges
Hubin, « vieille barbe grise » et volontaire de guerre, Léon Colleaux, qui faillit être fusillé par
les Allemands.
12
(« Le Peuple », 3 octobre 1921) : La parade clérico-libérale de La Louvière.
L’article évoque le refus des déportés socialistes de participer à la parade du 2 octobre. Dans
les rues de La Louvière, de nombreuses « pensées socialistes » sont affichées.
Sauf quelques « rares exceptions », tous les groupes d’anciens combattants du Centre ont
décidé de s’abstenir de participer à la manifestation.
Par contre le déplacement des combattants neutres de Bruxelles est un « acte politique et
antisocialiste ». Cinq cents drapeaux nationaux environ sont surtout arborés aux maisons des
« rues bourgeoises » : rues Arthur Warocqué, du Parc, Hamoir, du Commerce, Sylvain
Guyaux, etc ...
Dans les bureaux des usines, des « chefs » font circuler pendant les heures de travail, des
listes de souscription, des bulletins d’adhésion à la « Ligue du Drapeau », alors qu’il aurait
paru scandaleux de le faire pour les enfants des grévistes d’Ougrée.
Par contre, un commerçant annonce qu’il vend de la margarine « Drapeau ». Ailleurs, un
mutilé de guerre mendie, sans succès chez les « patriotards », alors que des chômeurs
« versent leur obole ».
On mendie aussi pour les « aveugles de guerre », alors que les « bourgeois » ont récolté
trente-sept mille sept cent quatre-vingts francs pour deux drapeaux.
Les trains spéciaux annoncés par l’assemblée de la Ligue du Drapeau n’auraient amené que
trente étendards, douze boy-scouts et quatre cents personnes venant de Bruxelles et de Mons ;
une centaine d’autres sont venues avec la musique des Chasseurs de Mons et treize drapeaux,
etc ...
Parmi les « racoleurs » de coupons, on remarque de nombreux chômeurs. Sur les murs de la
gare, sont placardées des inscriptions antimilitaristes. A 15 heures, le cortège «cléricolibéral » part de la rue Hamoir.
Comprenant environ huit mille manifestants rue Kéramis, il défile sans incidents pendant
vingt-cinq minutes, « malgré la présence ... de quinze voitures d’invalides ».
« Le Peuple », 5 octobre 1921, (coll. I.E.V.) : « Aux trois gares de La Louvière, on a
récolté sept mille cinq cents coupons.»
Il y avait moins de dix mille manifestants « clérico-libéraux » à La Louvière, le 2 octobre,
malgré les affirmations de la « Dernière Heure » (soixante mille personnes) et du « Soir »
(cent mille personnes en trente minutes).
Il est conseillé aux journalistes de venir le 16 octobre, pour l’inauguration du drapeau des
combattants socialistes. « C’est aussi le drapeau des défenseurs de la patrie ».
« Le Peuple », 7 octobre 1921 : un officier aurait déclaré : « Il eut fallu faire avec
Vandervelde comme avec Jaurès ... ». L’ambiance n’était pas à la modération !
Selon l’opinion des journaux évoqués, les commentaires relatifs à cette journée expiatoire
sont évidemment positifs ou négatifs… Il en sera de même à propos de la grande
manifestation socialiste du 16 octobre 1921.
La manifestation du « Fusil brisé », 16 octobre 1921
« Une » du journal « Le Peuple », 17 octobre 1921. (Coll. I.E.V.). :
La journée socialiste de La Louvière
Dans le style lyrique de l’époque, l’organe du Parti Ouvrier Belge. évoque la manifestation
13
louviéroise du 16 octobre.
La Louvière respire, dans « ce décor exquis », « un air de joie ardente », sous « un soleil
radieux ».
Dans les quartiers populaires, « tout est rouge », les demeures des ouvriers qui, à cause du
chômage, n’ont pas acheté de drapeaux rouges, sont ornées de fleurs. On signale même un
drapeau français décoré d’un ruban écarlate.
Les cartels (pancartes) proclament : « Prolétaires du monde, unissez-vous », « Pour la paix »,
« Pour les six mois de service (militaire) », « Honneur aux travailleurs organisés », « Vive
l’Internationale ouvrière ».
La présence d’une délégation des mineurs grévistes d’Ougrée-Marihaye, en bleu de travail,
avec casque et lampe, est saluée par les J.G.S. qui lui rend les honneurs.
Ces mineurs sont venus collecter pour leurs « frères de lutte ».
Après avoir stigmatisé la « journée expiatoire », le journaliste décrit le cortège.
Dès 13 heures 30, les rues sont « envahies » et des coquelicots « fleurissent aux
boutonnières », tandis que des insignes sont vendus au profit des enfants d’Ougrée.
En tête du cortège : le bourgmestre « P.O.B. » V. Ghislain, entouré des conseillers
communaux socialistes (parmi eux Mansart et Jauniaux).
Le ministre Anseele participera aussi à la manifestation. Sa présence « causera » la chute du
gouvernement de Carton de Wiart.
Derrière, suivent la fanfare et les J.G.S., qui comptent aussi dans leurs rangs des sections
féminines. Tous portent l’uniforme blanc et rouge des « Jeunes Gardes »
Enfin, un manifeste distribué par les J.G.S. déclare, entre autres :
« Jeune travailleur ne déserte pas ! Sois dans le groupe ... pour affirmer ta volonté de ne
plus nourrir les affreuses boucheries provoquées par les militaristes. Tes exploiteurs, les
assassins de tes parents, veulent te faire haïr les exploités des autres pays pour ... continuer à
sucer ton sang dans un luxe insolent et scandaleux ».
Les anciens combattants socialistes portent leurs décorations. La plupart arborent le
coquelicot à la boutonnière. Il s’agit d’insister sur le caractère patriotique du défilé.
Sur la place des Martyrs (devenue la place Jules Mansart en 1924), la fanfare précède les
sections des J.G.S. avec leurs drapeaux…La foule défile devant eux..
Une pancarte proclame : « N’oublions jamais », faisant allusion aux horreurs de la « Grande
Guerre », qui devait être la dernière (la « der des ders »), tandis qu’un autre calicot exalte
l’Internationale ouvrière (c’est-à-dire la IIème Internationale, socialiste, par opposition à la
IIIème, communiste de Lénine. La guerre civile déchire alors la Russie)
Face à la Maison du Peuple, les manifestants attendent qu’on leur montre le nouveau drapeau
des J.G.S., toujours enroulé.
Au balcon, une pancarte conseille aux ouvriers de s’inscrire aux syndicats, mutuelles et
coopératives socialistes.
Une intense compagne de propagande vante alors les mérites de la coopérative l’ « Avenir du
Centre » créée en 1912, alors que le « Progrès » de Jolimont, dont l’harmonie participe au
cortège, existe depuis 1886.
Une « manifestation monstre »
Après les groupes de tête, le cortège comprend des délégations venues de toute la Belgique,
suivies des sections régionales.
14
Des pancartes affichent des citations de Jaurès, Anatole France, d’Henri Barbusse (auteur du
roman antimilitariste « Les croix de bois »), Emile Vandervelde.
On remarque aussi un drapeau belge, cravaté de rouge, devant les « autres drapeaux
socialistes », au sein de la manifestation qui « dépassait quatre kilomètres ».
Les groupements louviérois ferment la marche rouge, qui « a duré une heure et quinze
minutes ».
« Ce fut donc une manifestation monstre à laquelle participaient quatre cent soixante-huit
drapeaux, cinq cent trois sociétés, trente-neuf corps de musique et les manifestants étaient,
sans exagération aucune, au nombre de trente mille. Il y avait en outre vingt mille
spectateurs ... ».
Discours et remise du drapeau du « Fusil brisé » par Jules Mathieu
Après le défilé des drapeaux sur la place des Martyrs, vers 17 heures, le nombreux public a
écouté les orateurs qui parlent au balcon de la Maison du Peuple : Jules Mansart, député de
Soignies et président de la fête, Jules Mathieu, volontaire de guerre et député de Nivelles, qui
remet le drapeau aux combattants socialistes de La Louvière et à la J.G.S, en précisant, à
l’adresse des « mercantis du patriotisme » que le service de six mois n’est « qu’une étape vers
le désarmement général ». Émile Neve, secrétaire provincial des anciens combattants
socialistes remercie Jules Mathieu.
Jules Casterman, secrétaire des métallurgistes du Centre, insiste ensuite sur la nécessité d’une
Internationale socialiste et ouvrière solide. Il signale que douze usines du Centre ont reçu
plus de cent machines allemandes. Ceci pour répondre à ceux qui critiquaient la venue de
l’ «Allemand » Sassenbach. Le sénateur Volkaert souligne l’importance de la lutte contre le
capitalisme.
Léon Colleaux, ministre d’État défend les anciens combattants contre leurs exploiteurs, ainsi
que la République allemande de Weimar, en proie aux luttes internes entre la gauche, et la
« droite ».
Enfin, le ministre Edouard Anseele évoque l’action socialiste et rappelle la phrase lancée aux
grands financiers réunis à Bruxelles : « Sans entente internationale, l’Europe ne pourra pas se
relever de ses ruines ».
Le drapeau du « Fusil brisé »
Un soldat belge, un « Jass » en uniforme brise son fusil. Sur la partie droite de l’étendard,
scintille le soleil levant de la paix et de l’espoir.
Le symbolisme est clair : les « rouges » ont fait leur devoir au combat. Catholiques et
libéraux n’ont pas le monopole du patriotisme.
Pourtant, l’étendard fera scandale. On l’accusera de propager, outre l’antimilitarisme,
l’incivisme. Ce drapeau des anciens combattants socialistes de La Louvière est devenu
l’emblème du « Fusil brisé ». Longtemps sauvegardé par Maurice Herlemont, il est
aujourd’hui conservé dans les locaux de l’Institut Emile Vandervelde.
Les conséquences politiques du « Fusil brisé » en 1921 : crise ministérielle,
chute du gouvernement et élections anticipées
« Les Nouvelles », 17 et 18 octobre 1921. (A.V.L.L.). : le “fiasco rouge” et la démission
du ministre libéral de la Défense nationale
Cette fois, la manifestation du « Fusil brisé » est minimisée et qualifiée de « fiasco rouge »,
ou encore de « parade politique ». Un étendard révolutionnaire fait le pendant au drapeau
15
national du 2 octobre.
En outre, un « ministre du roi », Edouard Anseele est venu à cette « cérémonie sacrilège »,
« antimilitariste », « antinationale ».
Même si Jules Mansart a fait compter les manifestants « sassenbachistes » par les institutrices,
le cortège ne comptait que huit mille cinq cents personnes.
Les socialistes sont « antipatriotiques » et veulent la « liquidation de l’armée » ; au moment
où « il faut ouvrir l’oeil » (et surveiller l’Allemagne).
Le « bruit court » aussi qu’Albert Devèze, ministre libéral de la Défense nationale, aurait
« remis sa démission » à Henry Carton de Wiart, chef catholique du gouvernement.
Mise en cause d’Edouard Anseele
La présence du ministre « P.O.B. » Edouard Anseele à la manifestation du 16 octobre fournit,
selon « Le Peuple », le prétexte idéal de démission au ministre libéral de la Défense nationale,
dès le soir de ce 16 octobre…si Edouard Anseele reste au gouvernement… Les trois autres
ministres socialistes, Jules Destrée, Emile Vandervelde et Joseph Wauters vont alors se
déclarer solidaires d’Edouard Anseele… Tous les quatre démissionneront de leur poste
ministériel, entraînant ainsi la chute du gouvernement dirigé par le Premier ministre
catholique Carton de Wiart, et donc les élections anticipées du 20 novembre 1961.
La carte politique de la Belgique sera modifiée après les élections législatives anticipées
du 20 novembre 1921.
Après la chute du gouvernement tripartite présidé par H. Carton de Wiart, prétextée par le
« Fusil brisé », les élections législatives de 1921 entraînent un léger tassement du P.O.B., qui
perd deux sièges à la Chambre.
Refusant de s’associer au « programme bourgeois » des libéraux et des catholiques, les
socialistes entrent dans l’opposition. C’est l’arrêt du tripartisme, dont plus personne ne
voulait.
Le nouveau gouvernement « bleu-jaune » sera présidé par le catholique Theunis, pour peu de
temps : du 16 décembre 1921 au 5 avril 1925.
Les commémorations du « Fusil brisé »
Peu après la « Grande grève » de l’hiver 1960-61, l’ambiance reste propice aux
manifestations dans la région du Centre. On s’insurge notamment contre la politique
« militariste » du gouvernement belge, alors que le socialiste Paul-Henri Spaak, ministre des
Affaires étrangères, est aussi Secrétaire général de l’O.T.A.N.
Le 40ème anniversaire du « Fusil brisé », La Louvière, 14 octobre 1961
Quarante ans après, l’occasion est donc belle de rappeler les « Fusil brisé »
La façade de la Maison du Peuple de La Louvière est couverte de pancartes antimilitaristes, et
hostiles à l’O.T.A.N., de même qu’aux armes nucléaires. Une exposition antimilitariste est
présentée dans les locaux de cette Maison du Peuple. A signaler également : le lancer d’un
« ballon antimilitariste », face au « Musée Gilson », rue de Bouvy.
Purement locale dans son organisation (P.S.B. - J.G.S.), la célébration a connu un grand
succès, malgré l’opposition du Bureau central du Parti.Socialiste.Belge. Paul-Henri Spaak est
alors résolument hostile à cette manifestation.
Par contre, on remarque la présence des « rebelles » du Parti Socialiste, ces rebelles proches
du Mouvement Populaire Wallon d’André Renard.
Une retraite aux flambeaux est aussi organisée dans les rues louviéroises.
16
Bracquegnies, 15 octobre 1962.
Commémorant aussi le « Fusil brisé », les manifestants portent alors des banderoles hostiles
aux armes nucléaires, ainsi qu’au ministre Gilson, notamment à propos du droit de grève. Là
aussi, la façade de la Maison de Peuple est couverte de pancartes.
Le « Monument de la paix » à La Louvière, première ville belge de la Paix, 10 mai 1969
A l’occasion du centenaire de La Louvière, le « Monument de la paix », œuvre de Michel
Stievenart, est inauguré sur la place communale
La Louvière, « Ville de paix », 15 mai 1982
L’année 1982 est marquée par de nombreuses manifestations opposées à l’installation des
« euromissiles » en Belgique. Dans ce contexte, plusieurs « villes « (La Louvière n’est pas
encore officiellement une ville) s’associent et se proclament « Villes de paix ». La ville
sicilienne d’Aragona, récemment jumelée avec La Louvière, appartient à ce mouvement.
Le « Fusil brisé », une idéologie anachronique ?
Il faut dire que l’évolution des structures politiques belges, marquée par l’émergence
des problèmes communautaires, et l’effondrement du « bloc » communiste depuis 1989
(chute du Mur de Berlin), avec la disparition de l’U.R.S.S., donnent l’impression, fausse,
que le combat du « Fusil brisé » est aujourd’hui périmé ... Et pourtant ... la crise
économique et sociale est de plus en plus dure, les exclus du système sont
impitoyablement éliminés, les pouvoirs réels de décision sont devenus multinationaux, et
obéissent à la loi du profit.
Quant aux guerres, elles sont pluriethniques et déchirent surtout les régions les plus
pauvres, celles où l’armement remplace la nourriture et détruit toute vie culturelle.
L’extrémisme religieux, quelle que soit sa confession, s’avère de plus en plus terroriste et
belliqueux, et les nationalismes sont de plus en plus agressifs, par exemple en Europe
centrale et orientale
Peut-on dès lors affirmer que le rêve du « Fusil brisé » appartient à une idéologie
anachronique ?

Documents pareils

Lorsque la Juventus s`invite à La Louvière…

Lorsque la Juventus s`invite à La Louvière… compte 43 millions de supporters, à travers l’Europe. C’est la première, et la seule équipe, à avoir gagné toutes les compétitions internationales. » Et parfois, de très grandes portes. « Je suis p...

Plus en détail