Marc-‐René Jung, « L`empereur Conrad, chanteur de la poésie

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Marc-‐René Jung, « L`empereur Conrad, chanteur de la poésie
Marc-­‐René Jung, « L'empereur Conrad, chanteur de la poésie lyrique. Fiction et vérité dans le Roman de la Rose de Jean Renart », Romania, 101, 1980, p. 35-­‐50. (Sarah Delale) Marc-­‐René Jung souhaite se pencher sur la dimension (méta-­‐)littéraire d’un roman que la critique avait jusqu’alors surtout étudié pour son versant dit « réaliste ». L’intertexte littéraire dans le Guillaume de Dole serait au service d’une réflexion sur les interactions du réel et de la fiction (liée en grande partie pour le critique à l’artifice, voire au mensonge), et sur l’impact que cette dernière peut avoir sur les personnages qu’elle séduit : la fiction conduit le réel dans l’impasse et toute fin heureuse nécessite son effondrement. Après une étude des renvois de la diégèse à un intertexte littéraire, M.-­‐R. Jung étudie les insertions lyriques liées à Conrad, afin de dégager une évolution parallèle entre le contenu des chansons courtoises et l’histoire d’amour avec Liénor. Ces considérations amènent le critique à partager les lieux du roman et les personnages qui leur sont attachés entre un domaine de la vérité, le plessis, et un domaine de l’artifice, du mensonge et de la fiction, la cour de Conrad. Pour M.-­‐R. Jung, si des personnages appartenant au monde du public visé par le texte sont évoqués dans le roman, ils ne le sont que pour affirmer le statut fictif du texte, puisque « le public sait pertinemment que la rencontre à Saint-­‐Trond n’a jamais eu lieu » et que tous ces « barons ne se sont jamais trouvés en un même endroit » : le texte ressemble à « une tapisserie à mille fleurs où le botaniste, tout en pouvant identifier mille fleurs réelles devra reconnaître que ces mille fleurs ne fleurissent nul part ensemble et en même temps – sinon dans la fiction » (p. 35). « [L]e Roman de la Rose est de la littérature sur la littérature » (p. 36). Par opposition aux références historiques, le critique relève les endroits où le texte se date lui-­‐même à partir de mythes littéraires : le roi Marc, Arthur, Alexandre ou Pâris de Troie. La littérature apparaît en outre comme « le point de référence pour toutes les comparaisons », notamment pour le sénéchal, Liénor et Guillaume. Dans un second temps, M.-­‐R. Jung s’intéresse plus particulièrement au sens à donner à l’intertexte lyrique, et en particulier aux chansons courtoises chantées par et pour Conrad. Celles-­‐ci constitueraient « une sorte de sous-­‐conversation ou discours parallèle » : ce que Conrad chante « est non seulement parfaitement adapté à sa situation sentimentale, mais fonde un discours littéraire sur l’impact idéologique de la chanson courtoise » (p. 39-­‐40). Le critique identifie une évolution dans le sujet des chansons qui va de l’amorete (v. 923, 2e chanson : deux premières chansons), à l’acceptation du mythe de la fin’amor (chansons 3 à 6), acceptation qui provoque l’apparition dans les chansons du thème de la trahison et de personnages traditionnels du chant courtois, les losengiers (chansons 6 à 8). M.-­‐R. Jung propose ainsi d’interpréter l’apparition du sénéchal après la 7e chanson comme une matérialisation dans la narration des losengiers qui viennent d’être évoqués dans la chanson. « C’est parce que le sénéchal émane de la canso que Jean Renart n’utilise pas le motif de la gageure ; le calomniateur lui suffit » (p. 42). L’aporie du motif courtois vient du fait que le chant de Conrad « est beaucoup moins une expression des sentiments de l’empereur qu’une projection sur le récit des conséquences qu’implique l’acceptation totale de l’idéologie de la canso » (p. 43). Pris au piège de cette aporie dans les chansons 9 à 11, Conrad dit vouloir cesser de chanter. « L’acceptation progressive de l’idéologie amoureuse de la canso a conduit Conrad dans une impasse. La canso n’offre pas de solution, car elle n’exprime que le désir ou la plainte, et contient, à l’intérieur de son système, le lozengier ou le gilos. […] L’amant reste plaintif et immobile – et il le restera éternellement si la dame, elle, n’agit point » (p. 44). Après l’arrivée de Liénor, le retour du chant chez Conrad se fera donc par le biais d’une chanson dite « populaire », v. 5106-­‐5111 : la « réaction spontanée, qui vient du cœur, n’est pas une chanson courtoise, elle ne peut pas être une canso. Le chant de la plénitude n’est pas du registre courtois. Le ge ne demant rien s’oppose dans toute sa force à la requête de la canso » (p. 45). Dans un dernier temps, M.-­‐R. Jung présente ce qu’il appelle sa thèse : « le mensonge et la fiction viennent de la cour et de la littérature courtoise, tandis que la vérité est rattachée au plessis. Le conte de Jouglet avec ses descriptions selon l’art tel qu’il apparaît dans le roman courtois, représente le mensonge de la fiction. Le mensonge du sénéchal est le mensonge du courtisan […]. Le don venu de la cour par l’intermédiaire du représentant de l’empereur […] suffit à faire tomber la mère dans le piège du mensonge courtois » (p. 46). Le dysfonctionnement du réel, identifiable à la péripétie, doit alors se résoudre par l’incursion de la vérité dans le domaine de la fiction : « le mensonge doit être démasqué à la cour même. Ceci ne peut être fait que par un personnage qui vient du plessis. [...] Avec un art consommé, Jean Renart remplace l’artifice par la vérité nue et naturelle » (p. 46-­‐47). Si Liénor « se trompe » d’abord en se faisant « artifictiellement belle », « le hasard (ou l’auteur) » fait tomber la coiffe de la jeune fille » (p. 47-­‐48). La coiffe répond ainsi symboliquement au heaume que Conrad avait offert à Guillaume dans un mouvement de dissimulation et de révélation : « [l]e heaume, c’est le masque ». Si Guillaume s’était masqué en atteignant la cour pour rejoindre « l’artifice chevaleresque » (p. 48), Liénor rétablit la vérité. « Le tournoi est une fiction, la canso est une fiction, les dons sont un piège, le désir provoqué par la littérature conduit dans l’impasse. Liénor, en chair et en os et non pas son mirage, vient à la cour, où la fiction s’effondre – pour se réaliser » (p. 49). Les rapports du réel avec la fiction résident donc dans la capacité des personnages et du lecteur à « non point se perdre dans l’art, non point le prendre pour de la réalité, mais être conscient de l’artifice ». Ainsi des insertions lyriques, qu’il faut « reconnaître pour ce qu’elles sont : le produit de l’art, pour que puisse apparaître la vérité de la belle Lienor » (p. 50).