Stéphanie Quériat ULB La mise en tourisme de l`Ardenne belge

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Stéphanie Quériat ULB La mise en tourisme de l`Ardenne belge
La mise en tourisme de l’Ardenne belge (1850-1914).
Genèse et évolution d’un espace touristique. Processus, acteurs et territoires
Par Stéphanie Quériat
Soutenance de thèse le 27 octobre 2010
Lien permanent vers la thèse
http://theses.ulb.ac.be/ETD-db/collection/available/ULBetd-10262010-112509/
Résumé en français
Le tourisme en Ardenne au 19e siècle est un sujet trop vaste pour se laisser complètement appréhender en une seule
thèse de doctorat : de trop nombreuses thématiques peuvent être abordées et lui être rattachées de près ou de loin. A
l’une ou l’autre exception locale ou thermale près, aucune recherche systématique n’avait d’ailleurs encore été menée
sur cet espace spécifique.
Ce travail s’est donc voulu une première pierre sur laquelle, nous l’espérons, des recherches ultérieures, relatives à
l’Ardenne mais aussi à d’autres espaces, pourront venir s’appuyer mais aussi se confronter. Cette première pierre
n’est cependant pas dénuée d’ambitions. Pour poser les fondements, il fallait tenir compte du système touristique
dans son ensemble et l’attaquer sur plusieurs fronts : celui des représentations, de la perception, celui correspondant
à la réalité plus physique du territoire, celui de ses acteurs et en particulier des touristes qui le pratiquent. C’est que
nous avons tenté.
Les sources n’ont pas manqué, au contraire, bien que le tourisme en Belgique et en Ardenne ne se réfère à aucun
cadre étatique à l’époque étudiée. Leur quantité et leur caractère épars témoignent de l’imbrication déjà profonde du
tourisme, de ses pratiques, de ses acteurs, dans les domaines culturel, social, économique, scientifique ou politique.
Notre travail s’est prioritairement basé sur les ouvrages touristiques (guides touristiques, récits de voyage et leurs
multiples combinaisons). Cette source incontournable a encore de nombreuses choses à apprendre au chercheur en
histoire du tourisme qui est conscient de ses écueils, pour autant qu’il s’attache à la questionner de manière
approfondie et avec des outils renouvelés. Nous avons trouvé ceux-ci dans la cartographie numérique, empruntée à
la géographie. Elle a ici été employée de manière innovante et dynamique pour traduire dans l’espace les données
présentes dans les sources et ainsi clarifier, illuminer les processus et les transformations qui s’opèrent au sein des
espaces considérés.
Notre approche historique s’est donc nourrie d’autres disciplines pour aiguiser ses méthodes. Elle s’en est aussi
inspirée pour structurer ce travail.
Le concept de mise en tourisme, créé par les géographes, exprime le passage, pour un territoire, d’un état non
touristique vers un état touristique. Nous l’avons combiné, de manière souple, au concept d’artialisation, conçu par le
philosophe Alain Roger. Celle-ci exprime, quant à elle, le passage pour un espace de l’état de territoire à celui de
paysage, soit grâce aux modifications physiques opérées sur le territoire lui-même par divers acteurs – on parle alors
d’artialisation in situ –, soit grâce aux transformations opérées dans (et par) le regard collectif posé sur cet espace et
induites par des modèles ou des schèmes de perception – l’artialisation est alors dite « in visu ». L’intérêt des deux
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concepts résidait notamment dans la place particulièrement significative que chacun d’eux accorde aux acteurs.
Un cadre qui s’envisageait selon trois grands axes était ainsi donné à nos résultats :
Le premier de ces axes est celui de la mise en tourisme in visu, qui correspond aux transformations opérées
dans le regard collectif posé sur l’espace considéré, qui transforme cet espace en territoire touristique, à travers des
modèles ou des schèmes de perception.
Nous y avons analysé l’origine de l’imaginaire associé à l’Ardenne, son contenu et son évolution ainsi que la
construction de l’espace touristique ardennais comme un espace cohérent à travers les représentations et
perceptions qui lui sont associées dans une série de médias (ouvrages touristiques, peintures, photographies, etc.).
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Nous avons montré, dans cette partie, la convergence du regard posé progressivement dans le courant du 19 siècle
sur l’espace ardennais par les différents acteurs de la sphère culturelle et scientifique. Cette convergence s’explique
par l’existence de tout un réseau de sociabilités et d’échanges qui lie au quotidien les différents intervenants. Elle
s’explique aussi par l’existence, d’une part, d’un contexte national préoccupé par le développement de son identité et,
d’autre part, de courants esthétiques qui dépassent les frontières belges et modèlent profondément les perceptions
du monde occidental.
L’espace ardennais va faire ainsi l’objet à partir de cette période de multiples représentations qui vont nourrir de
manière positive l’imaginaire qui lui est associé.
Nous avons également montré dans cette partie comment l’Ardenne se construit dans le champ touristique à partir du
milieu du 19e siècle et acquiert une légitimité, un sens, grâce à l’action d’une poignée d’auteurs de la littérature
touristique belge. Ce sont ces auteurs – que nous avons appelés les « Défricheurs » – qui, pour la première fois, vont
rassembler dans leurs ouvrages sous l’appellation ardennaise une série de territoires du sud de notre pays. Certains
ont déjà été parcourus par des touristes et les Défricheurs n’en sont donc pas les découvreurs. Leur innovation,
guidée par la recherche du pittoresque, tient plutôt dans le territoire élargi – l’ensemble de la région située au sud du
sillon Sambre et Meuse – qu’ils assimilent au label touristique ardennais, territoire qui se distingue nettement de ceux
associés aux sens plus traditionnels de l’Ardenne ou à ceux qui sont définis dans le champ scientifique. Cette
innovation est bien accueillie et progresse dans les représentations.
L’Ardenne touristique telle que la présentent les Défricheurs n’est ni monolithique ni homogène et son territoire évolue
au cours de la période étudiée.
Ses limites sont au départ essentiellement définies par l’esthétique du pittoresque. Ce qui ne lui correspond pas est
en très grande partie écarté. L’Ardenne touristique des années 1850 est donc surtout celle des vallées accidentées.
De nouveaux territoires lui sont progressivement intégrés au fil des années par les Défricheurs à travers cette
esthétique mais aussi à travers celle, plus exigeante, du sublime. Une certaine volonté d’exhaustivité va également
peu à peu intervenir. Les vides se comblent pour couvrir réellement à la veille de la première guerre mondiale
l’ensemble ou presque des territoires situés au sud du sillon Sambre et Meuse.
Cette vision de l’Ardenne touristique défendue et diffusée par les auteurs belges ne trouve pas vraiment d’écho dans
les guides des grandes collections avant l’extrême fin du 19e siècle. Celles-ci se concentrent avant tout, durant la
période étudiée, sur les lieux les plus anciennement mis en tourisme et les plus accessibles. Elles restent soumises
jusqu’à la veille de la première guerre mondiale à l’esthétique du pittoresque.
Le second axe choisi est celui de la mise en tourisme in situ qui correspond aux modifications opérées de
manière plus physique sur le territoire. Nous y avons privilégié une approche basée sur l’analyse approfondie des
implantations hôtelières touristiques et de leurs exploitants, sur celle des curiosités touristiques et enfin, dans une
moindre mesure de la résidence secondaire.
De manière générale, cette partie insiste sur le caractère progressif et l’ancrage local des infrastructures touristiques
ardennaises qui contrastent avec la mise en tourisme in situ de la côte belge, réalisée à coup de projets de grande
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ampleur avec des capitaux extérieurs. Elle détecte aussi les signes d’une certaine accélération vers la fin du 19 et le
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début du 20 siècle qui annonce le passage vers une véritable économie du tourisme et un plus grand
professionnalisme. Le rôle joué par les touristes dans l’ensemble de ces processus y est souligné.
La confrontation des trois cas étudiés permet aussi de mettre en évidence certaines différences en termes de
chronologie et d’ampleur mais aussi d’identifier les connexions qui existent entre eux.
L’analyse relative aux hôtels a démontré l’existence sur le territoire ardennais d’un substrat hôtelier préalable au
tourisme que celui-ci investira avant que de nouvelles structures soient créées spécialement. Le développement
hôtelier se concentre essentiellement, durant la période étudiée, dans les territoires les plus anciennement mis en
tourisme et plus particulièrement dans les grandes vallées pittoresques – c’est aussi le cas mais plus faiblement pour
la résidence secondaire. Au fil du temps, des pôles s’y constituent qui ordonnent et hiérarchisent le territoire. La mise
en tourisme in situ des territoires interstitiels contrastera toujours par contre par sa fragilité.
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L’intérêt porté aux acteurs nous a également permis de démontrer le profil familial des exploitations ardennaises qui
lui garantit de fait une certaine pérennité et répond aux attentes de touristes issus majoritairement de la bourgeoisie.
La mise en tourisme in situ des curiosités touristiques reste par contraste relativement rare durant la période étudiée
et leur exploitation financière plus inhabituelle encore. Il faut attendre la fin du 19e siècle pour voir apparaître quelques
changements dans cette économie occasionnelle.
Les cavités souterraines qui vont faire l’objet de projets commerciaux dès les années 1850 constituent une exception
mais aussi le point de départ d’une économie plus raisonnée dans le domaine des curiosités. Leur rôle novateur, et
plus particulièrement encore celui des grottes de Han, agira progressivement comme un stimulant.
Le troisième axe correspond aux acteurs : ceux qui interviennent dans les processus décrits ci-dessus mais aussi
et surtout les touristes. Nous nous sommes intéressée dans le dernier chapitre à leurs origines géographiques
(majoritairement belges), à leur profil socio-économique (petite et moyenne bourgeoisie essentiellement), à leurs
pratiques, etc. L’analyse de la source particulièrement exceptionnelle que constitue le livre d’or des grottes de
Rochefort a notamment permis de mettre en évidence, aux côtés d’une sociabilité familiale classique, la présence en
nombre de touristes (environ 30% des visiteurs de la grotte) venant par le biais de diverses associations créées dans
le but d’encadrer les loisirs mais aussi de protéger et consolider les fondements de la nation. Elles constituent l’une
des bases sur lequel s’appuie le tourisme en Ardenne mais aussi, pour certaines, les prémices d’un tourisme social.
Notre travail sur la mise en tourisme de l’Ardenne belge traduit donc davantage la génération du tourisme en Ardenne
que son ancrage. Il s’attache à expliquer comment ce territoire devient progressivement synonyme d’espace
touristique, d’espace culturel et de loisirs. Il en donne le sens.
Le processus se déploie dans un espace qui n’est vierge ni au niveau des représentations et des perceptions ni dans
sa réalité plus physique. Bien que dotée d’un fil rouge, la génération du tourisme en Ardenne n’est pas linéaire. Elle
apparaît pleine d’imbrications et des nuances importantes sont perceptibles à une échelle plus fine.
Le territoire touristique ardennais est un territoire hiérarchisé et qui démontre une certaine élasticité. Des différences
significatives apparaissent entre l’espace de ses représentations et celui plus physique sur lequel prend pied une
exploitation commerciale.
L’un des premiers enseignements généraux de cette recherche est que la mise en tourisme de l’Ardenne ne fait pas
preuve d’une véritable originalité à l’échelle européenne.
L’Ardenne touristique n’est pas le territoire d’une invention qui va ensuite percoler chez d’autres. L’Ardenne est un
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territoire touristique qui profite dans le courant du 19 siècle des avancées faites au sein d’autres territoires
touristiques plus anciens (comme la Suisse ou le Rhin). Les schèmes de perception – le pittoresque mais aussi le
sublime – qui interviennent dans sa mise en œuvre, dans sa construction ont déjà été utilisés pour d’autres espaces
et lui sont simplement appliqués. L’Ardenne éprouve d’ailleurs, tout au long de la période étudiée, quelques difficultés
à affirmer son indépendance au niveau esthétique. Elle reste jusqu’à la veille de la première guerre mondiale un
territoire touristique qui se définit par une comparaison avec les territoires européens les plus emblématiques.
A l’échelle de la Belgique, l’originalité semble pourtant bien plus importante.
L’Ardenne touristique se définit comme une émanation de la petite et moyenne bourgeoisie, une construction réalisée
par et pour elle. C’est elle qui élabore son image à travers les représentations qui en sont données dans les différents
médias étudiés. C’est elle aussi qui constitue la part la plus importante des touristes et qui suscite et encadre les
déplacements de couches moins aisées de la population vers l’Ardenne. C’est elle, mais dans l’espace réceptif cette
fois, qui, après de premiers échanges concluants avec les touristes, va développer les structures d’accueil et
d’encadrement en symbiose avec leurs attentes.
L’idéal familial bourgeois s’observe d’ailleurs à plusieurs niveaux : dans la sociabilité des touristes qui parcourent le
territoire ou y séjournent, dans le profil des exploitants des infrastructures d’accueil et dans l’adéquation entre les
besoins des premiers et l’offre des seconds.
Notre travail a également démontré la politisation profonde de l’espace touristique ardennais, dès ses débuts. Le rôle
directement joué par les autorités semble assez réduit mais leur influence apparaît en filigrane dans un contexte
socio-politique fortement imprégné de patriotisme et de la mise en œuvre de l’identité nationale belge.
Els Witte rappelait que « la légitimation du nouvel Etat dépend avant tout de la présence de valeurs et de normes
communes. Un schéma dominant apporte la cohésion socio-culturelle nécessaire et assure la formation d’une identité
collective, qui se manifeste dans un sentiment national. L’enseignement, la langue, la religion, les arts, les rites et les
symboles sont autant de canaux servant à véhiculer l’idéologie qui façonne la nation. »1
1
WITTE E., « La construction de la Belgique. 1828-1847 », in DUMOULIN M., DUJARDIN V., GERARD E. et VAN DEN
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Le tourisme s’inscrit profondément dans cette perspective, au même titre que ces autres domaines culturels. Les
acteurs les plus influents de la mise en tourisme in visu sont extrêmement proches des milieux politiques – et plus
particulièrement du parti libéral – et souvent inscrits dans le projet national de construction de la nation. Leur
occupation principale, qu’ils soient artistes, scientifiques, intellectuels, les place dès l’origine dans un cadre déjà
fortement soumis à cette influence.
Cette politisation se discerne encore de manière fort importante dans l’utilisation paternaliste de l’espace touristique
ardennais comme lieu d’éducation pour des populations moins favorisées.
La place occupée par les femmes nous a également semblé suffisamment importante que pour nous y attarder. Leur
influence dans la définition des représentations, dans la structuration in visu du territoire touristique ardennais est
infime. La place qu’elles occupent dans la pratique du tourisme et dans la structuration in situ du territoire est par
contre incontournable. Leur rôle se conçoit presque toujours dans le contexte du cercle familial. A l’exception des
institutrices qui encadrent les groupes d’enfants en excursion ou des associations féminines qui poursuivent un
objectif plus paternaliste, c’est en famille que les femmes se déplacent et elles le font en nombre important.
L’analyse poussée des acteurs de l’hôtellerie nous a également éclairé sur la place qu’elles occupent dans ce
domaine. Souvent peu mise en exergue, comme c’est aussi le cas pour d’autres secteurs du commerce, leur
influence est néanmoins extrêmement importante. C’est bien souvent sur les femmes que repose une bonne part du
fonctionnement des infrastructures d’hébergement, tant pratique que financier.
Notre étude permet donc de mieux comprendre la genèse du tourisme en Ardenne, les liens profonds qui existent
entre cette nouvelle activité et le territoire dans lequel elle s’insère. Elle lui donne un cadre spatial et explicite les
processus actifs en son sein.
Elle permet également de mieux comprendre l’articulation et les différences entre le champ des représentations et
celui des pratiques et de leurs infrastructures. Elle s’est intéressée de près aux acteurs de ces différentes sphères. A
une autre échelle, elle éclaire une facette particulière de l’histoire de la Belgique.
WIJNGAERT M. (Eds.), Nouvelle histoire de Belgique, vol. 1 : 1830-1905, Bruxelles, Ed. Complexe, 2005, p. 17.
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