Katy Deville, co-directrice du Théâtre de Cuisine

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Katy Deville, co-directrice du Théâtre de Cuisine
Katy Deville, co-directrice du Théâtre de Cuisine, a été impressionnée par la puissance poétique
de l’Antigone d’Henry Bauchau. Cette lecture lui a d’ailleurs inspiré un spectacle mêlant le théâtre
et la danse.
Katy Deville a également profité d’un Groupe de Travail Jeune Public, pour, avec la complicité
du pédopsychiatre Patrick Bensoussan, ouvrir encore plus largement l’exploration de cette figure mythique. La consigne donnée aux participants était on ne peut plus libre et ouverte : venir parler
de SON Antigone.
«Antigone est une affaire de tous et de chacun. Elle nous renvoie irrémédiablement à nous-même,
à ce que nous avons été dans notre adolescence, à ce que nous sommes aujourd’hui dans la cité».
Bouleversée par la lecture d’Henry Bauchau et par sa vision d’Antigone, Katy Deville, metteur en scène
et co-directrice de la compagnie Théâtre de Cuisine a fait un pari fou : non pas adapter cette écriture
poétique, mais lui permettre de traverser les corps. Avec Joëlle Driguez, elle a conçu une pièce chorégraphique
où, entre le parler du théâtre et le silence de la danse transparaît la quête radicale, autant désespérée que
radieuse, de celle qui dit non au pouvoir des hommes pour mieux acquiescer aux puissances vitales.
Paradoxalement, c’est la radicalité du personnage qui le rend partageable. Comme le fait remarquer
Katy Deville : «Personne ne détient la vérité sur Antigone. Elle n’appartient à personne, chacun peut
donc s’en saisir». De Sophocle, à Anouilh, Brecht et Henry Bauchau, le mythe n’a cessé de circuler dans
l’imaginaire collectif. Aujourd’hui, il est toujours aussi actif, puisqu’il questionne l’endroit où l’individu
pour devenir le sujet de sa propre vie, de sa propre histoire, doit rompre avec la loi du groupe. En tout
cas, ce thème libère la parole.
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Une figure tellement singulière qu’elle en devient plurielle
Antigone agit comme un détonateur. Une jeune femme s’est ainsi saisie de l’invitation lancée par Katy
Deville pour écrire un texte qu’elle a donné à entendre publiquement : «25 janvier, Antigone parle : La
lumière d’Antigone disait-elle. Mais qu’est ce que cela peut signifier au fond ? De quelle lumière s’agit-il
? Ma conviction profonde, oui, je la connais. Est-ce cela la lumière d’Antigone ? Ma lumière ? Depuis
tous ce temps, les chemins empruntés m’ont permis de m’en aiguiser une de conviction aiguë et tranchante. Comme une hache viendrait s’abattre sur un tronc dur et solide ma conviction s’abat d’un coup
sec sur le doute lorsqu’il se présente. Lui aussi solide qu’un intrus habille. J’avance avec cette fragilité,
force de l’innocence. Je sais qu’elle est mon arme. Pourtant le doute parfois à mon oreille :
de quelle arme parles-tu ? Une embûche placée sur ta route et tu t’effondres. J’admets alors. Je dis oui
peut être. Je dis et s’il n’y avait plus d’embûche, d’obstacle bien placé, serais-je pour autant Antigone ?
Non ! Ma force c’est ma lutte, ma quête ma faiblesse. Mon ennemi : plusieurs visages que je reconnais.
Ils ont tous le même regard. Il y a peur, angoisse, ego, souffrance, reconnaissance et bien d’autres aux
yeux louches et moqueurs. Chacun d’entre eux a son rôle à jouer et se prend très au sérieux comme
autant de mauvais acteur. Entre tous, je m’emploie à agir avec calme et bien sûr conviction. Je me rappelle
d’où je viens. Potager, mains calleuses, terre retournée. Puis bulding, semblant de parc, espace vert pour
des semblants de vie. Et je me rappelle enfin que je suis toute petite. Qu’il n’y a rien que je sache, que ma vie
aura passé à la vitesse d’une étoile filante à l’échelle de l’univers et que personne ne m’attend ailleurs
pour me récompenser. Non c’est ici et maintenant que je suis. Vivante et affamée». Comme une œuvre,
une vie ne se résume pas. Elle se ressent.
Un autre intervenant se souvient : «Je lisais très peu et j’ai lu l’Antigone d’Anouilh et ça m’a fait pleurer.
J’avais 17, 18 ans. Cette pièce m’a ouvert sur ce que j’avais en moi. Une révolte et cette possibilité
de clarté, de générosité, de sincérité».
Encore un autre témoignage qui tente de mettre des mots sur la multitude de sensations et de sentiments
qu’une telle œuvre suscite : «Quand j’ai lu ce livre j’étais dans un état second. Ça m’a touché énormément.
Ça m’a rappelé mon éducation : l’oubli de soi, le respect… Et ensuite ça nous renvoie à l’archaïque,
à ce qui est ancré en nous… Et en même temps c’est un appel à la révolte. On peut échapper à son
destin en le prenant en main. C’est le dépouillement total qui va à l’essentiel de ce que l’on est».
Ne rien réduire
Antigone est souvent associée à une époque de la vie, généralement l’adolescence et sa posture
de révolte. Mais, toute transposition trop directe rend le mythe inopérant. «Antigone n’est pas une
spécificité de l’adolescence, insiste le pédopsychiatre Patrick Bensoussan. Quelle est la part de nostalgie
pour l’adulte dans une telle construction ? Un vieillard peut être un Antigone et dire non. Ça n’a rien
à voir avec le tumulte adolescent». Une professeur de français refuse, elle aussi, une lecture réductrice
de cette œuvre : Je n’aime pas non plus voir Antigone comme l’éternelle adolescente. Je la vois plutôt
comme celle qui est chargée d’arrêter la spirale infernale. Et là c’est quelqu’un qui dit oui à la vie. Elle
vient d’une famille marquée par l’hérédité et seule elle décide d’arrêter ce mouvement et de réhabiliter
son père et ses frères. Ça n’a rien à voir avec des petits secrets d’adolescent comme une lecture superficielle
de la pièce d’Anouilh pourrait le laisser penser».
De même, aujourd’hui, Antigone raisonne fortement dans les souffrances sociales de masse, elle
ne se résout pourtant qu’à l’intérieur de chacun de nous. «J’ai relu le mois dernier l’Antigone
d’Anouilh. Quand j’étais adolescente, ce personnage me faisait rêver. Et aujourd’hui, je n’ai plus
d’admiration pour lui. Il représente tout un malaise profond d’une impossibilité de vivre de l’adolescence.
C’est une expérience très personnelle, car j’ai été très mal pendant cette période de ma vie et Antigone
traduisait mon inaptitude totale à vivre avec le monde des adultes. Je fais des ateliers théâtre avec
des gens en insertion. J’ai beaucoup rencontré dans mon métier cette espèce d’intégrité qui empêche
de vivre. Je suis régulièrement face à des espèces d’Antigone hommes ou femmes qui ont la volonté
de dire non à ce monde dans lequel ils ne peuvent pas vivre».
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Le mythe n’est pas une assistante sociale
Antigone est une figure de la tragédie Grecque, de ce théâtre apparu à Athènes au Ve siècle avant notre
ère, en même temps que la Politique et l’idée de démocratie. Il y a là un fil qu’il ne faut pas rompre
et, au contraire, transmettre. Une enseignante de français : «Le personnage d’Antigone m’a construit.
Je suis enseignante dans des classes de Première L. Nous avons un objet d’étude qui s’intitule la réécriture.
Et cette année, je vais travailler sur le personnage d’Antigone de Sophocle à Bauchau, en passant par
Anouilh et Brecht. Comment passer de l’Antigone de théâtre à l’Antigone de roman ? Comment
on l’a rêvé ?».
Et visiblement le personnage n’a rien perdu de sa puissance d’évocation. Comme l’explique une
lycéenne : «Nous avons travaillé en classe sur l’Antigone de Sophocle. Elle est fragile et révoltée. À la fois
aimante et révoltée par les lois, la politique et les adultes».
Katy Deville et Joëlle Driguez, chorégraphe sur le spectacle Antigone, ont elles aussi confronté ce matériau
poétique et mythique avec des lycéens.
«Nous avons réalisé des stages d’écriture avec des classes option théâtre, déclare Katy Deville. Nous leur
avons proposé trois textes d’Henry Bauchau : un extrait du journal d’Antigone (le journal que l’écrivain
tient pendant qu’il écrit le roman) et deux textes du roman à proprement parlé. Ils ont choisi l’un des
trois textes pour n’en garder que les mots qui résonnaient le plus fortement en eux. Et à partir
de ce matériau, ils ont écrit un texte personnel».
Les stages ne duraient que neuf heures et pourtant, les textes produits par les lycéens (lire ci-dessous)
sont d’une force étonnante. De toute évidence, ils ont été habités par leur sujet. Katy Deville décrit
le processus d’immersion : «Les textes ont été écrits le deuxième jour. Le premier jour, Joëlle travaillait
à une mise en état du corps. Car on prépare aussi le corps à écrire. Pour moi, l’écriture est quelque chose
de complètement corporel. Ce n’est pas seulement mental. Et dans ce stage, j’ai senti que quelque chose
se mettait en marche dans leurs êtres».
Patrick Bensoussan n’a pas caché son étonnement devant la charge émotionnelle dégagée par ces textes
d’adolescents. «Habituellement, on ne s’engage pas comme ça. Il faut avoir confiance. Surtout
à l’adolescence où le lien entre ce que l’on ressent intérieurement et ce que l’on vit est très mélangé. Tous
les éléments vécus en dehors de soi sont aussitôt ressentis comme des éléments intérieurs. Il est alors
d’autant plus difficile de témoigner si vite et au plus près de soi».
Et le pédopsychiatre de s’interroger : «La qualité de la rencontre théâtrale permet sans doute à cette
parole de se libérer ? Nous sommes face à l’une des questions fondamentales du théâtre qui permet
à la fois de rencontrer l’autre et se rencontrer soi-même. Pour ce faire, on convoque des personnages
emblématiques comme Antigone».
«Encore combien de révoltes pour devenir ce que je suis»
Cette figure traverse ainsi les siècles et les générations. Impossible de la confisquer, de la réduire à un
propos ou à une cause. Les visions du mythe diffèrent sans cesse, sans se contredire et quels que soient
les âges de l’existence. «On peut penser Antigone à tous les moments de la vie, déclare encore Patrick
Bensoussan. Même quand on est vieux, quand ce n’est plus changer le monde qui nous intéresse, mais
au contraire ne rien changer. D’ailleurs, Antigone n’est pas forcément rattachée à la figure du non. Elle
peut représenter une façon de dire oui beaucoup plus massive».
Une radicalité, agissante et non consensuelle, pas antagoniste, mais accueillante. Cette «leçon de vie»
participe sans doute d’une tentative d’unité paradoxale qui acquiescerait à une inévitable séparation,
mais, finalement, sans rien concéder sur l’essentiel. Henry Bauchau évoque une danse qui serait «cette
part, infinie un peu, infirme sûrement, qui nous a été donnée dans l’acte d’exister».
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Extraits de fictions écrites par les lycéens à partir de l’Antigone d’Henri Bauchau
«Des dunes, des dunes, il n’y a que ça. Cela fait des années entières que je parcours ce monde inactif.
Je marche, je ne cesse de marcher. C’est la seule chose à faire ici. Je sens régulièrement une brise puissante.
Alors mon souffle s’arrête et j’imagine à chaque instant que tout peut arriver. Seul un miracle pourrait me
redonner goût à la vie et me dire pourquoi je suis ici. Sans personne je suis là au milieu de ces montagnes
ensablées. Mon corps faiblit de jour en jour et mes vêtements se décomposent. La chaleur que produit
ce soleil est immense. Elle me contrôle, j’y suis soumise. Je sens que mes yeux me brûlent. A cause de ces
misérables grains de sable, je suis contrainte d’enrouler mon visage d’un voile léger mais très désagréable
à porter. Parfois je me force à émettre des sons dans l’ultime espoir d’être entendu par quelques passants.
Mais il n’y a rien, que du vide et les échos de ma voix. Je comprends alors malheureusement, que je suis
condamnée à rester seule ici pour l’éternité. Je suis perdue ». (Mylène, élève de Seconde)
«Est-ce que c’est dans toutes les familles pareil ? J’en doute ? Je doute que dans toutes les familles il y ait
une telle fracture et une telle haine. Alors pourquoi la mienne. On dit qu’il faut se réconcilier avec son
passé pour pouvoir se construire un futur. Mais alors moi, je ne pourrai jamais me construire ma vie
à moi. J’ai toujours vécu et lutté pour les autres. J’aimerais maintenant un peu vivre pour moi, j’aimerais
avoir une famille et l’on irait pique-niquer au bord d’une rivière sur une nappe rouge et blanche avec un
panier en osier. On resterait des heures allongés au soleil et l’on se baignerait quand on en aurait envie.
Une vie simple. J’ai eu suffisamment de lutte dans ma vie». (Margot, élève de Première)
«Rebelle, définitivement rebelle. Une page de ma vie est tournée. Lâcher prise. Avancer. Ne pas regarder
ma petite vie d’avant. Je cligne des yeux et je m’échappe. Je me redécouvre. Rebelle. Encore un nouveau
moi. Rebelle. Pour trouver un sens à ma vie. Encore combien de révolte pour devenir ce que je suis.
À chaque pas, il faut recommencer quelque chose. Se mettre à nu, puis se rhabiller d’émotion,
de rencontres nouvelles. À chaque pas trouver d’autres raisons de vivre. Je suis un esprit errant
à la découverte d’autres moi». (Chani, élève de Première)
«La révolte m’attire ou plutôt ce monde d’injustice me pousse. Nous sommes pourtant libres et égaux
en droit, disait la France. Mais aujourd’hui notre devise n’est plus qu’une phrase sans aucun sens
ou plutôt que l’on néglige. Cette magnifique révolution qui nous donnait la liberté, nous a donné des
droits dont nous ne savons plus profiter. L’habitude, l’aspect normal des choses aveugle l’homme, c’est
pour cela qu’il faut évoluer. Il faut changer et réapprendre à percevoir la beauté de ce qui nous entoure.
Nous sommes habitués à cette semi-liberté, prenons alors toute la liberté. Mais je suis peu expérimenté
et ne réussirai pas seul à recouvrir Polynice». (Dylan, élève de Première)
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