Extension du domaine de la scène

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Extension du domaine de la scène
Emmanuel Wallon, professeur à l’Université Paris Ouest Nanterre Article paru dans Bernard Debroux & Sylvie Martin-­‐Lahmani (dir.), Le théâtre en sa ville, Alternatives Théâtrales n° 109, Bruxelles, coédition Théâtre de la Ville, Paris, 2011, p. 4-­‐11. Extension du domaine de la scène Un théâtre sans capitale Maintes villes ont adopté une institution qui porte leur nom et, parfois, le fait retentir autour du monde en tournée. Mais une cité majuscule comme Paris ne saurait se reconnaître dans un seul théâtre, fût-­‐il sa propriété exclusive, une pièce maîtresse de son patrimoine, un point de mire pour les visiteurs au cœur de son enceinte. Genève a sa Comédie, parmi bien d’autres enseignes : tant pis pour Rousseau. Paris compte plus de deux cent salles .1 La faute à Voltaire, certes, mais d’abord à Molière, Corneille et Racine, ensuite à Marivaux, Crébillon, Beaumarchais, et aussi à Scribe, Hugo, Musset, Rostand, Feydeau, Labiche, Becque, Bernard, et encore à Jarry, Claudel, Giraudoux, Anouilh, Montherlant, Sartre, Camus, Ionesco, Beckett, Adamov, enfin aux contemporains qu’on n’omettra sous aucun prétexte. La faute aux entrepreneurs de spectacles en tous genres, ces directeurs artistiques ou administratifs, régisseurs et metteurs en scène qui semèrent des maisons d’illusion pour monter les œuvres de tels auteurs. La faute aux monarques, puis aux ministres de la République qui multiplièrent les lieux de représentation afin d’amplifier l’éclat et l’agrément de leur capitale. Bâtir sur place La commune n’en entretient pas moins un Théâtre de la Ville (TV) qu’elle souhaite digne de son prestige: merci Chirac ? Tiberi ? Delanoë ? Non, la décision appartint au préfet Maurice Doublet, car c’est en 1967 qu’une association éponyme fut créée pour prendre en charge la gestion de l’établissement, avec une subvention du Conseil de Paris dont l’exécutif était encore exercé par ce haut fonctionnaire. Un théâtre dit de la Ville doit assumer d’éminentes fonctions symboliques, à l’instar des maisons d’État. À défaut du Tout-­‐Paris qu’un seul spectacle échouerait à fédérer, les élites culturelles s’y congratulent aux premières, attirées par exemple par cette pièce de Jon Fosse pour laquelle Richard Peduzzi a reconstitué une salle du Louvre sur le plateau, le théâtre devenant un musée, figurant lui-­‐même un cimetière: salut Chéreau !2 Il fait jeu égal avec la première institution nationale, pas en matière d’ancienneté, bien sûr, ni de réputation, sans doute, mais de fréquentation, car les deux bâtiments du Châtelet et des Abbesses réunissent plus de 255.000 spectateurs, presque autant que les trois salles de la Comédie-­‐Française, qui totalisa 265.395 entrées au cours de la saison 2008-­‐2009. Tout en lui respire l’urbanité : de l’atrium communiquant avec la place au toit de zinc rincé par les averses, des cafés qui le jouxtent aux affiches qui lui servent d’ambassades dans les couloirs du métro. Pour le comédien Laval, l’un des épistoliers qui prirent le parti de d’Alembert contre Rousseau, fustigeant chez ce dernier, comme deux traits de caractère parallèles, le dénigrement des acteurs et le mépris des femmes, l’établissement permanent d’un spectacle aux frais d’une ville, entre autres avantages « en rendra le séjour plus agréable, et en amusant les citoyens, les empêchera d’abandonner leur pays et d’aller dissiper leurs revenus chez l’étranger ».3 C’est 1 Voir E. Wallon, « Scène-­‐sur-­‐Seine, Géographie culturelle d’une capitale », in Paris s’éveille, Les Temps Modernes, n° 617, Paris, janvier-­‐février 2002 (avec Michel Deguy & Jean-­‐François Louette), p. 199-­‐222. 2 Rêve d’automne, de Jon Fosse, traduit du norvégien par Terje Sinding, mise en scène de Patrice Chéreau, décor de Richard Peduzzi, avec Valeria Bruni-­‐Tedeschi, Marie Bunel, Pascal Greggory, Michelle Marquais, Bulle Ogier, Alexandre Styker, Bernard Verley, dans le cadre du Festival d’Automne, du 4 décembre 2010 au 25 janvier 2011. 3 [Réponse de] P.-­‐A. Laval, comédien, à M. J.-­J. Rousseau, citoyen de Genève, sur les raisons qu’il expose pour réfuter Monsieur d’Alembert, qui dans le VIIe Volume de l’Encyclopédie, Article Genève, prouve que pourquoi il recommandait aux Genevois d’assurer la régie municipale d’un théâtre doté d’une troupe de quinze sujets : « Premièrement il faudrait que ce fut le corps de ville qui se chargeât de la direction. On nommerait quatre commissaires, qui mettraient à la tête du spectacle, comme directeur honoraire, un homme de probité.» Pour veiller à la moralité de l’ensemble, il s’empressait d’ajouter : « Il serait expédient qu’il fût marié ».4 Les édiles parisiens ont retenu une partie de la leçon. S’ils n’obligent pas le directeur à convoler en justes noces, ils n’en président pas moins à sa désignation et à la définition de ses missions. Indubitablement « de la Ville », donc, par sa position citadine et son statut municipal, « le » Théâtre ne saurait en revanche prétendre à un quelconque monopole de représentation, ne serait-­‐ce que dans la mesure où son pareil se dresse en vis-­‐à-­‐vis. L’édifice du quai de Gesvres se mire au couchant dans les eaux de la fontaine du Palmier, où son jumeau du quai de la Mégisserie, le Théâtre musical de Paris (TMP), trempe son reflet le matin.5 L’origine de ce dédoublement remonte aux chantiers du baron Haussmann. Ils égayèrent comme une nuée de passereaux le public qui se pressait auparavant aux devantures du boulevard du Crime, pour le redistribuer entre divers quartiers de divertissement.6 En 1862, le Cirque Olympique surgit à l’ouest de la place dégagée depuis 1802 par la démolition du fort du Grand Châtelet, face au Théâtre Lyrique, planté de l’autre côté selon les plans d’un même architecte, Gabriel Davioud. Quinze ans plus tard l’art lyrique avait changé de trottoir, car le premier se convertit en Théâtre du Châtelet, alors que le second, ravagé par les incendies de la Commune, se releva de ses cendres en 1875, sous le titre de Théâtre Historique, et fut renommé « des Nations » en 1879, avant d’être baptisé Sarah-­‐Bernhardt par son illustre et immodeste locataire à compter de 1898. Les autorités de Vichy préférèrent le qualifier « de la Cité », histoire d’effacer ce patronyme juif. Puis il devint, sous la direction d’Aman Maistre-­‐Julien, le siège du festival d’art dramatique de Paris, dont l’extraversion justifia de nouveau l’appellation de Théâtre des Nations, de 1947 à 1957.7 Ici l’éruption de mai 1968 ne vira pas au forum permanent que connut l’Odéon, mais elle coïncida avec une petite révolution architecturale. Rendu au public en décembre, après deux ans d’études et de travaux sous la conduite de Jean Perrotet (assisté de Valentin Fabre et Jean Tribel pour la décoration, de René Allio pour la scénographie), le Théâtre de la Ville arborait désormais l’allure d’un « théâtre municipal populaire », à comparer au prototype de Chaillot. Nouveau directeur, Jean Mercure ne prétendait nullement répliquer à Jean Vilar ou Georges Wilson, puisqu’il ne conduisait pas de troupe, mais il ouvrait l’édifice sur la ville, instaurait dans les gradins un semblant de démocratie des regards, élargissait le programme à la danse, à la musique et aux arts des autres continents.8 Dernière mutation en date, l’astre du Châtelet se vit flanqué d’un satellite à Montmartre grâce à la construction en style pseudo-­‐classique du Théâtre l’établissement d’une Comédie dans cette ville y ferait réunir la sagesse de Lacédémone à la politesse d’Athènes (première édition à La Haye, 1758) in Jean-­‐Jacques Rousseau, in Œuvres diverses, nouvelle édition aux dépens de la Compagnie, Amsterdam, 1761, p. 394 ; voir aussi, Claude Villaret, Considérations sur l'art du théâtre, D*** [dédiées] à M. Jean-­Jacques Rousseau, citoyen de Genève, ou Lettre d'un écolier de philosophie à Monsieur J.-­ J. Rousseau, citoyen de Genève & habitant de Montmorency, En réponse à sa lettre à M. d'Alembert sur les spectacles, Genève, 1759. 4 Ibidem, p. 408. 5 Voir notamment André Degaine, Guide des promenades théâtrales à Paris, Nizet, Saint-­‐Genouph, 3e éd., 1999. 6 Voir Catherine Christophe-­‐Naugrette, Les théâtres et la ville sous le Second Empire : une mutation organisée, thèse pour le doctorat en arts du spectacle, Université Paris III, 1990 ; et Paris sous le Second Empire, le théâtre et la ville, Librairie Théâtrale, Paris, 1998. 7 Voir Odette Aslan, Paris, capitale mondiale du théâtre. Le Théâtre des Nations, CNRS Éditions (collection « Arts du spectacle »), Paris, 2009 ; voir aussi Daniela Peslin, Le Théâtre des nations, une aventure théâtrale à redécouvrir, L’Harmattan, Paris, 2009. 8 Voir Valentin Fabre et Jean Perrotet, « Recherches et réalisations, 1963-­‐1996, Dialogue d’architectes », in Marcel Freydefont (dir.), Le lieu, la scène, la salle, la ville, Études théâtrales, n° 11-­‐12, Louvain-­‐la-­‐Neuve, 1997, p. 142-­‐145. des Abbesses,9 inauguré en 1996 avec un opéra « de poche » de Jean Cocteau dont le titre10 – pour la petite histoire – dissuada le maire d’alors, Jean Tiberi, d’y paraître aux côtés de sa femme Xavière, les deux conjoints ayant maille à partir avec la justice. L’exemple excita des envies. L’Odéon, promu Théâtre de l’Europe en 1983, réussit une opération similaire en 2005, enjambant la Seine et franchissant même la ceinture des Maréchaux, lorsque le ministère permit à sa direction d’implanter une annexe aux ateliers du boulevard Berthier, rive droite, où l’activité avait été transférée durant les travaux du théâtre historique de la rive gauche. En 2008, encouragée par la ministre de la Culture Christine Albanel, Muriel Mayette, administratrice générale du Français, alla jusqu’à rêver à haute voix d’affecter la MC93 de Bobigny à la vénérable société, sans parvenir à ses fins cette fois-­‐ci.11 La centralité éclatée Du déplacement à la dérive, il n’y a qu’un saut. Dans le dernier tiers du XXe siècle, tandis que les élus de la petite et de la grande couronne francilienne édifiaient des salles de spectacle un peu partout, les artistes débordèrent du cadre traditionnel de la scène pour investir la salle ou s’épandre dans les rues. Quant aux spectateurs, ils inventèrent une psychogéographie du théâtre au gré de leurs itinéraires.12 Le spectacle vivant n’est plus le principal motif de sortie du public qui se partage entre cinéma et concerts, expositions et salons, mais sa pratique a gagné en volume, en variété et en surface ce qu’elle a perdu en proportion. Pour les passionnés, Paris s’étend d’Ivry-­‐sur-­‐Seine (Théâtre Antoine Vitez) à Bezons (Théâtre Paul Éluard), et de la Ferme du Buisson (Noisiel) à la Ferme du Bonheur (Nanterre). La ville, matrice de mouvements et chaudron d’émotions, ne se résume pas à une projection en deux dimensions. La carte des arts d’interprétation recouvre celle du RER. Outre la liste des salles commerciales et subventionnées, elle inclut un catalogue des conservatoires publics et des cours privés d’art dramatique, des locaux prêtés aux amateurs, des maisons de production et des abris de compagnies, des ateliers, friches, sites de résidence et espaces intermédiaires où s’échafaudent les alternatives.13 Il y a belle lurette que l’art ne tourne plus autour d’un axe. Qui oserait encore reléguer la Cartoucherie de Vincennes à la périphérie du théâtre parisien, comme si le Soleil, la Tempête, l’Aquarium, le Chaudron et l’Épée de bois n’avaient écrit depuis 1970 des pages majeures de sa chronique ?14 L’Opéra lui-­‐même, emblème d’État par excellence, s’est divisé en 1989 entre Garnier et Bastille. Au monument de la rénovation urbaine et de la révolution industrielle, trônant au bout de l’avenue qui lui est dédiée, au contact des banques et des gares, au carrefour d’un faisceau de voies rayonnant vers les points cardinaux, tel l’astre d’un système gravitationnel aspirant les abonnés et les badauds vers l’occident du pouvoir et de l’argent, au détriment du cœur historique de la cité, correspond dorénavant une seconde forteresse du chant, fonctionnelle et sans grâce, érigée à l’emplacement d’une station orientale que la dernière locomotive à vapeur avait quittée en 1969. En l’absence de centre, tâchons néanmoins de déchiffrer le plan, marges comprises. Quatre ordres spectaculaires se superposent dans Paris : étatique, municipal, associatif et commercial. L’État y maintient sous sa tutelle, outre l’Opéra et l’Opéra-­‐Comique, pas moins de 9 Architecte : Charles Vandenhove, avec Jacques Sequaris et Prudent de Wispelaere. 10 L’épouse injustement soupçonnée, livret de Jean Cocteau, musique de Valérie Stéphan, mise en scène de Jacques Nichet, coproduction du Théâtre des Treize Vents et de l'Opéra de Montpellier (1995), du 16 novembre au 7 décembre 1996 au Théâtre des Abbesses à Paris. 11 Voir E. Wallon, « L'impromptu de Bobigny », in La Scène, n° 51, Nantes, décembre 2008. 12 « La psychogéographie se proposerait l’étude des lois exactes, et des effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant directement sur le comportement affectif des individus. » Guy-­‐Ernest Debord, « Introduction à une critique de la géographie urbaine », in Les lèvres nues n° 6, Bruxelles, 1955, rééd. en ligne par La revue des ressources, 2002, www.larevuedesressources.org/spip.php?article33. 13 Voir notamment Valérie Appert, Le théâtre à Paris, Parigramme, Paris, 2003. 14 Voir Joël Cramesnil, La Cartoucherie, Une aventure théâtrale, L’Amandier, Paris, 2005. quatre des cinq théâtres nationaux : la Comédie-­‐Française,15 l’Odéon-­‐Théâtre de l’Europe,16 le Théâtre national de Chaillot17 et le Théâtre national de la Colline18, ainsi que l’établissement pluridisciplinaire du Parc et de la Grande Halle de la Villette (EPPGHV). La Ville contrôle, en plus des deux institutions désignées ici par les acronymes TMP et TV, des théâtres dits parfois à tort d’arrondissements, chacun doté d’un cahier des charges spécifique (Mouffetard, Théâtre 13, Théâtre 14, Le Monfort, Paris-­‐Villette, Vingtième Théâtre). En 1995, Jacques Chirac avait installé la Maison de la Poésie dans une salle aux origines révolutionnaires, le Théâtre Molière. Au cours des deux mandats de Bertrand Delanoë la Mairie a élargi cette famille d’institutions atypiques en réaménageant d’anciens bâtiments : une manufacture d’instruments à vent rachetée par un cercle ouvrier (La Maison des Métallos, pluridisciplinaire, rouverte en 2007), un magasin de matériaux de construction (le Point éphémère, voué aux musiques actuelles depuis 2004), les écuries des pompes funèbres communales (le Centquatre, pluridisciplinaire, inauguré en 2008), un théâtre d’opérette visité par les Ballets russes de Serge Diaghilev en 1918 mais dévasté par un exploitant de jeux en 1990 (la Gaîté-­‐Lyrique, dédiée à la création numérique depuis 2011). On peut encore mentionner le cabaret des Trois Baudets, qui a retrouvé son nom et sa vocation en 2009, au terme d’une longue fermeture. Plusieurs établissements sont conjointement soutenus par la Ville et l’État : les théâtres de la Bastille (hardiment tourné vers l’étranger), de la Cité internationale (hospitalier envers les jeunes compagnies) et du Rond-­‐Point (voué aux auteurs vivants), ainsi que L’Étoile du nord (scène conventionnée pour la danse). Malgré leur appétit de nouveautés, leurs moyens ne les autorisent guère à investir de l’argent frais dans des productions. C’est pourquoi leurs directeurs acceptent volontiers d’héberger les programmes du Festival d’Automne à Paris, que le ministère de la Culture subventionne très majoritairement avec le concours de la Ville et de la Région, et de Paris Quartier d’été, dont la Mairie est au contraire le chef de file, l’État ayant réduit sa contribution en 2011. L’aventure du Théâtre de l’Est parisien (TEP) est aussi singulière que celle de son fondateur, le metteur en scène Guy Rétoré, qui le dirigea de 1960 à 2002, en changeant plusieurs fois de statut – de la troupe permanente (1960) à la maison de la culture (1963) et du centre dramatique national (1966) au théâtre national (1971), puis à la simple « structure de production et de diffusion » (1987) – et d’habitacle, de la rue Malte-­‐Brun (1963) à l’avenue Gambetta (1988). Il faut croire que le modèle de la décentralisation n’était pas conçu pour la capitale : un seul centre dramatique national (CDN) y subsiste sous la houlette de Lucien et Micheline Attoun, Théâtre Ouvert, voué à la « mise en espace » et en circulation des textes contemporains dans son espace exigu de la Cité Véron, au flanc du Moulin-­‐Rouge. En revanche les CDN forment un brillant anneau de Saturne autour du périphérique. Le spectateur parisien, supposé bourgeois mais souvent enseignant, cadre, ingénieur, intermittent du spectacle ou étudiant, se doit de fréquenter assidument les scènes d’Aubervilliers, Gennevilliers, Montreuil, Nanterre, Saint-­‐
Denis, Sartrouville, qui ornent de clous d’or la ceinture rouge. Les cols blancs ont pris l’avantage sur les cols bleus dans la plupart des communes, et les socialistes le pas sur les communistes dans les exécutifs locaux, mais c’est toujours en banlieue qu’il faut poursuivre l’inventaire. Deux maisons de la culture perpétuent le rêve d’André Malraux, selon lequel des institutions polyvalentes devaient favoriser l’accès du plus grand nombre aux œuvres majeures : la Maison des arts de Créteil, qui porte son nom, et la MC93 à Bobigny, qui dépend en large partie des subsides du conseil général de la Seine-­‐Saint-­‐Denis. Elles appartiennent à la famille des scènes nationales, qui fédère depuis 1991 les établissements assimilés, quelle que soit leur appellation 15 Voir notamment Béatrix Dussane, La Comédie-­Française, Hachette, Paris, 1980, rééd. 2010 ; Sylvie Bostsarron Chevalley, La Comédie-­Française, 1680-­1980, Catalogue d’exposition, Bibliothèque nationale, Paris, 1980 ; Jacques Lorcey, La Comédie-­‐Française, Fernand Nathan, Paris, 1980 ; Patrick Devaux, La Comédie-­Française, PUF “Que sais-­‐je ?”, Paris, 1993. 16 Voir Antoine De Baecque (dir.), Odéon, Un théâtre dans l’histoire, Gallimard, Paris, 2010. 17 Voir Colette Godard, Chaillot, Histoire d’un Théâtre populaire, Seuil, Paris, 2000. 18 Voir Quittez le théâtre affamés de changements : 12 saisons à la Colline avec Alain Françon, Théâtre national de la Colline, Biro, Paris, 2009. d’origine. Il en existe sept autres en Île-­‐de-­‐France, dans chacune des cinq villes nouvelles encerclant la conurbation (l’Apostrophe à Cergy-­‐Pontoise, le Prisme à Saint-­‐Quentin-­‐en-­‐
Yvelines, l’Agora à Évry, la Ferme du Buisson à Marne-­‐la-­‐Vallée, la Coupole à Sénart), plus le Théâtre 71 de Malakoff, une des premières terres de mission de l’art dramatique, mais aussi de la danse, des marionnettes et du cirque, et les Gémeaux de Sceaux où font régulièrement étape des metteurs en scène de renom. Le secteur associatif bénéficie de subventions de niveaux aussi variables que leurs sources sont diversifiées. Les abris de compagnie et les ateliers d’expérimentation ont éclos en nombre durant les deux dernières décennies. Intra muros, le spectateur en quête de projets originaux ou de formes inédites visite les studios de Confluences, dans un fond de cour du boulevard de Charonne (20e), Le Lavoir moderne, « Laboratoire multiculturel populaire » de la rue Léon (18e) ou encore Le Grand Parquet, installé sous tente rue du Département (18e). Hors les murs, il apprécie l’Échangeur de Bagnolet, Gare au théâtre à Vitry-­‐sur-­‐Seine, Mains d’Œuvres à Saint-­‐
Ouen, le Collectif 12 de Mantes-­‐la-­‐Jolie, Anis Gras à Arcueil et autres « tiers-­‐lieux ».19 Enfin le théâtre privé constitue à double titre une exception parisienne, d’abord parce qu’il n’a pas d’équivalent en France, ensuite parce que le ministère et la municipalité cofinancent un fond de soutien qui profite à cinquante entreprises, du Théâtre Antoine aux Variétés en passant par Mogador et Marigny, alimenté par une taxe parafiscale de 3,5% sur le prix des billets.20 Ces membres de l’Association pour le soutien au théâtre privé (ASTP) ont donné 19.200 représentations pour 3,2 millions de spectateurs en 2009.21 Une centaine d’autres salles, qui n’y adhèrent pas, programment majoritairement des concerts, des spectacles comiques, de music-­‐
hall ou de cabaret qui peuvent leur donner accès aux aides du Centre national des variétés, de la chanson et du jazz (CNV), à condition de se soumettre à un prélèvement analogue. Des métropoles en regard Longtemps Paris revendiqua le rang de capitale du théâtre. Sa prétention ne s’appuyait pas uniquement sur la prolifération des lieux de représentation. Dans son ouvrage sur la « Naissance de la société du spectacle » en Europe au XIXe siècle, Christophe Charle rappelle que le répertoire français dominait la scène occidentale dans le dernier tiers du XIXe siècle, son influence s’étendant jusqu’à Broadway dans les premières décennies du XXe.22 Cette époque est bien révolue. Les métropoles rivales déploient une égale variété de genres dans de multiples salles, suivant une topographie qui croise l’histoire des arts avec l’histoire urbaine. Au milieu du XIXe siècle, Londres partageait presque équitablement ses théâtres et ses music-­‐
halls entre le West End, autour de Covent Garden, et les anciens faubourgs de l’East End où les affaires allaient bientôt péricliter. Depuis le début du troisième millénaire, l’extension d’une mégalopole à la reconquête de ses docks tend de nouveau à équilibrer ces pôles. Le clivage Est-­‐
Ouest a marqué Berlin beaucoup plus en profondeur, si bien que la capitale réunifiée doit entretenir la pléiade de grands théâtres lyriques et dramatiques qui faisaient l’honneur des deux Allemagnes. En matière de division, Bruxelles fait figure d’apprentie en comparaison de Belfast ou Nicosie ; on espère qu’aucun mur, même virtuel, n’y séparera jamais les Wallons des Flamands, ni les Européens des porteurs d’autres passeports. Sa situation complexe au regard des communautés linguistiques se traduit par la coexistence de deux institutions, le Koninklijke Vlaamse Schouwburg (KVS) et le Théâtre national de la Communauté française (ex-­‐TNB), dont les autorités tolèrent heureusement la coopération, encouragée par le polyglotte KunstenFestivaal des Arts qui s’est fait une spécialité de déplacer les frontières entre les 19 Voir notamment la liste des membres du réseau Actes-­‐IF : www.actesif.com 20 Jean-­‐Paul Caracalla, Lever de rideau, Histoire des théâtres privés de Paris, Denoël, Paris, 1994. 21 Voir E. Wallon, « Le théâtre et les spectacles » et « Le spectacle vivant en chiffres », in Philippe Poirrier (dir.), Politiques et pratiques de la culture, La Documentation française, coll. « Les Notices », Paris, 2010, p. 113-­‐127 et 128-­‐135. 22 Voir Christophe Charle, Théâtres en capitales, Naissance de la société du spectacle à Paris, Berlin, Londres et Vienne, 1860-­1914, Albin Michel, Paris, 2008, p. 309-­‐354. populations comme entre les disciplines. Seul le Théâtre royal de la Monnaie, dont les productions d’opéra passent allégrement du français à l’anglais et du russe à l’italien, préserve un semblant d’unité fédérale, peut-­‐être en souvenir de cette représentation dont sortit la manifestation qui appela les Belges à l’indépendance et à l’unité, en 1830.23 En Italie justement, les théâtres dits « stables » sont d’abord des temples du lyrique. La scène que Riccardo Muti donna le 12 mars 2011 à l’Opéra de Rome, lorsqu’il reprit avec le public, debout comme un seul homme, « Va pensiero », le chœur des esclaves du Nabucco de Verdi, hymne du Risorgimento, en présence du maire et du président du conseil, dédiant cet air à la défense des dépenses publiques pour cette culture « sur laquelle est fondée l’histoire de l’Italie», ne pouvait avoir lieu, selon les mots du chef, que « dans notre maison, le théâtre de la capitale ». Celle-­‐ci n’en possède pas moins d’autres salles à forte valeur symbolique, en particulier le Teatro di Roma, soutenu par la commune, la province et la région, qui réalise le grand écart entre son siège historique du largo Argentina et sa succursale du Teatro India, sis dans l’ex-­‐usine Mira Lanza, non loin d’un gazomètre. Dans les autres capitales également, Copenhague, Lisbonne, Madrid, Stockholm ou Vienne, l’implantation des théâtres a contribué à sculpter la morphologie urbaine, mais chaque fois ce sont la présence des artistes et la ferveur du public qui dessinent la physionomie théâtrale. Ainsi à Moscou, les établissements officiels voisinent avec les maisons de maîtres : au cours de leur carrière, Piotr Fomenko, Valery Fokine et Anatoli Vassiliev ne se sont pas contentés de diriger des théâtres, ils ont aussi fondé des écoles, animés des centres de recherche, créé des ateliers. Au delà de l’Atlantique, New York propose la solution radicale d’une spatialisation des styles, une adresse sur Broadway, Off Broadway, Off Off Broadway et désormais à Dumbo, Brooklyn ou dans le Queens indiquant presque aussi clairement qu’un manifeste esthétique de quelle tendance son occupant se réclame.24 Quant à Tokyo, les théâtres s’y déplacent au gré des mouvements spéculatifs et des opérations de rénovation. Si tentantes soient-­‐elles, les comparaisons internationales ont leurs limites. L’attachement des citoyens allemands à leurs théâtres de ville relève moins de leur familiarité avec un édifice ou de leur sympathie pour un directeur que de leur fidélité à une troupe. Au cours de la saison 2008-­‐2009, environ cent cinquante de ces institutions disposaient d’un ou plusieurs ensembles permanents, lesquels employaient plus de 2.000 acteurs, ainsi que 1.400 danseurs, 2.800 choristes, 1.300 chanteurs solistes et plus de 5.000 musiciens d’orchestre.25 Dans les seize Länder, l’affection entre une compagnie et sa cité s’avère réciproque et durable. Rien de tel en France, ni même en Île-­‐de-­‐France où demeure une bonne moitié des intermittents du spectacle. Pour des centaines de milliers de spectateurs, le Théâtre de la Ville restera, longtemps après sa mort, l’une des résidences de Pina Bausch. Mais son nom restera à jamais solidaire de Wuppertal, jusqu’alors fameuse pour avoir servi de berceau à la firme Bayer qui y déposa le brevet de l’aspirine en 1899, si ce n’est pour le monorail d’où un éléphant fit un plongeon dans la rivière en 1950, nous enseigne l’intarissable Wikipédia. Les trente-­‐cinq années qu’elle y a passées à la tête du Tanztheater ont laissé des traces dans les mémoires, voire dans le paysage, comme sur la pellicule de Wim Wenders,26 qui avait déjà tourné sur place quelques scènes d’Alice dans les villes en 1973, peu après l’embauche d’une chorégraphe encore inconnue. La province émancipée Quel théâtre français prétendrait incarner si fort une cité ? Dans bien des préfectures, l’hôtel de ville jouxte le théâtre municipal, sur une place profane qui fait pendant au parvis de la 23 Voir E. Wallon, « Cette baraque de foire sur la place de l’Europe », in Théâtre, fabrique d’Europe, E. Wallon (dir.), Études théâtrales, n° 46 Louvain-­‐la-­‐Neuve, décembre 2009, p. 16. Voir Frédéric Martel, Theater, Sur le déclin du théâtre en Amérique (et comment il peut résister en France), La Découverte, Paris, 2006. 25 Source : Theaterstatsitik 2008/2009, Summentabellen, Bühnenverein, Cologne, 2010. 26 Voir Pina, film de Wim Wenders pour et avec le Tanztheater Wuppertal Pina Bausch, production Neue Road Movies, Allemagne, 1h43, 35 mm, couleur, Dolby, DCP ED, 2011. 24 cathédrale. La relation vire quelquefois à l’intime, comme à Toulouse dont le Capitole abrite la mairie et l’opéra depuis des lustres, ou encore à Poissy dont le conseil conçut une mairie-­‐théâtre en 1935, à la façon dont on incorporait ailleurs des écoles aux mairies. Des identités marquantes se distinguent çà et là. Les CDN arborent encore les couleurs des communes qui les accueillirent, telle Saint-­‐Etienne, la première (1947), ou Montluçon, parmi les plus modestes (1993). Le Havre, Amiens, Bourges, Grenoble, cités qui inaugurèrent l’ère des maisons de la culture, leur témoignent toujours autant de fierté. Mais presque partout le privilège de représentation est partagé. En prenant la direction du TV en 2008, Emmanuel Demarcy-­‐Mota dût s’éloigner de Reims, qui possède trois des fleurons dont peut s’enorgueillir aujourd’hui une métropole régionale: la Comédie (CDN) qu’il animait jusqu’alors, Le Manège (scène nationale assortie d’un ancien cirque « en dur ») et le théâtre municipal. Bordeaux, Lille, Lyon, Marseille, Montpellier, Rennes et Strasbourg alignent davantage de hauts lieux. Partout le pluralisme règne. Même le bourg de Bussang, dans les Vosges (1.650 habitants au dernier recensement), dont le site réserve une rubrique au Théâtre du Peuple, fondé par Maurice Pottecher en 1895, met en vedette les spectacles de son casino, inauguré en 2006. En quelques décennies, le « désert français » s’est décidemment couvert d’équipements. L’opposition de Paris à la province serait-­‐elle un cliché révolu, du moins dans le domaine du théâtre ? Le prolixe Abbé de Saint-­‐Pierre, qui souhaitait « rendre les chemins praticables en hiver », « renfermer les mendiants », « multiplier les collèges de filles », ou encore « rendre l'Académie des bons écrivains plus utile » – car l’Académie française l’exclut le 5 mai 1718 pour avoir osé écrire que feu Louis XIV ne méritait pas le nom de Grand –, rédigea aussi des projets « pour l’agrandissement de la Capitale » et « pour rendre les spectacles plus utiles à l’État ». Il n’est pas étonnant que cet homme qui vantait les mérites de la capitale militât afin qu’elle offrît à la province l’exemple de pièces vertueuses, si possible dans un nouveau théâtre national aux tarifs modiques, dans l’espoir de civiliser la nation. La supériorité de l’opinion parisienne en matière dramatique lui paraissait acquise, car le citadin y rencontre davantage de spectacles sur lesquels aiguiser son regard, mais aussi plus de débats dans lesquels affiner son jugement. « Il y a pour toutes les conditions différentes plus d’amusements, plus de spectacles, plus de promenades, plus de conversations, plus de commerce, plus de nouvelles, plus de nouveautés, en un mot, plus de sortes de plaisirs. » (…) « Le préjugé est pour la capitale, et ce préjugé est fondé en raison, car, là où les opinions sont plus contestées et débattues par un grand nombre d’esprits supérieurs, là elles doivent être plus épurées et plus éloignées de l’erreur. »27 Autrement dit, version François Villon, « Il n’est de bon bec que de Paris. » Cette vieille idée n’a pas complètement fané, puisque Paris garde l’apanage d’une presse nationale dont la critique tranche de tout, d’un ample milieu professionnel bruissant de cent rumeurs, d’une administration centrale et d’autorités politiques à portée de voix des ténors de la corporation. En revanche la capitale n’a plus l’exclusivité de l’extraversion. C’en est fini des tournées en sens unique, du centre vers la périphérie. Les créations circulent d’une région à l’autre et conquièrent l’Île-­‐de-­‐France. Les coproductions associent des théâtres de toutes villes et de toutes catégories. Des dizaines de scènes et de festivals invitent des réalisations étrangères, de Brétigny-­‐sur-­‐Orge à Villeneuve d’Ascq et de Brest à Mulhouse. Le Festival d’Automne à Paris, lancé en 1972 par Michel Guy sur les instances du président Pompidou, pour ranimer la flamme éteinte du Théâtre des Nations et restaurer la réputation internationale de la scène française, a lui-­‐même essaimé en divers lieux de la capitale (TV compris) et de la banlieue. 27 Abbé Charles Irénée Castel de Saint-­‐Pierre, « Avantages que doit produire l’agrandissement continuel de la capitale d’un État », in Gustave de Molinari, L'Abbé de Saint-­Pierre, membre exclu de l'Académie française, sa vie et ses œuvres, précédées d'une appréciation et d'un précis historique de l'idée de la paix perpétuelle... avec des notes et des éclaircissements, Guillaumin, Paris, 1857, p. 176 ; voir aussi Abbé Charles Irénée Castel de Saint-­‐Pierre, « Projet pour rendre les spectacles plus utile à l’État » in Œuvres diverses, chez Briasson, Paris, 1730, tome 2, cité par Jeffrey S. Ravel, The Contested Parterre, Public Theater and French Political Culture, 1689-­1791, Cornell University Press, New York, 1999, p. 194. À l’intersection des sphères En définitive, trois mouvements de longue durée et de profonde amplitude ont transformé le rapport que le théâtre tisse avec la ville, au fur et à mesure que l’Europe capitalisait l’héritage de ses cités pour accéder à une urbanité à la fois extensive et diffuse. Premièrement, cette discipline a perdu sa centralité dans l’univers des représentations, au profit d’autres arts et d’autres media. Deuxièmement, les métropoles rivales se sont interconnectées à travers une multitude de canaux par lesquels transitent à toute vitesse les données et les devises, les hommes et les formes. Troisièmement, la redistribution des compétences, dans un cadre fédéral ou décentralisé, selon les pays, a favorisé l’entrée en lice de nouveaux pouvoirs avides d’image et de collectivités en quête d’identité. Une scène locale, si modeste soit-­‐elle, devient dès lors le pivot d’un complexe jeu d’inclusions et de projections à l’échelle du quartier, de la commune, de la province, de la région, de la nation, de l’Europe et du monde. À défaut de pouvoir se baptiser « théâtre international de quartier », comme le Prato à Lille, une institution dramatique doit aménager pour l’ensemble de ses spectateurs un espace de civilité – aussi bien interne qu’externe – dans lequel ils pourront mettre leurs certitudes à l’épreuve de l’imaginaire et vivre des expériences d’altérité. Séduisant concept, mais comment le concrétiser sur le pavé ? Il appartient à chaque théâtre de rêver son public tout en le constituant, en pratique de susciter sa venue non sans préparer son retour. Cela reposait jadis sur le talent d’un directeur de cette espèce que Lionel Charle appelle « les hommes doubles », parce qu’ils servent d’intermédiaires entre les auteurs et les spectateurs, simultanément connaisseurs et exploitants, férus d’art autant que de commerce,28 tel Gabriel Astruc attirant les esthètes dans un Châtelet métamorphosé pour y accueillir les Ballets russes, en 1909, avant d’aimanter ces élites versatiles vers le Théâtre des Champs-­‐
Élysées, inauguré en 1913.29 De nos jours, dans le théâtre public, les entrepreneurs ont cédé leur fauteuil à des artistes, et les administrateurs à des programmateurs. Le projet soumis aux tutelles est censé faire la différence, selon l’exemple des centres dramatiques instaurés sous la IVe République, où les responsabilités s’exercent selon les clauses d’un contrat conclu intuitu personae. L’emplacement occupé dans la cité, l’allure de la façade, le confort intérieur et même la disposition des salles importent moins que les ressources artistiques, le programme et les actions qui l’accompagnent. Au temps de l’aristocratie régnante, il fallait présenter une ville idéale au regard du prince, comme la figurait le décor fixe du théâtre Olimpico de Vicence. Après le triomphe de la bourgeoisie, il convenait de satisfaire la bonne société qui, de l’orchestre ou du balcon, se tendait un miroir. Dans un régime démocratique, il s’agit en principe de porter une idée de la Cité plutôt que d’exprimer l’esprit d’une ville en particulier. C’est d’abord l’enjeu de la création elle-­‐même. Aux Bouffes du nord, Peter Brook, capitaine au long cours, a prouvé de 1974 à 2010 que celle-­‐ci procédait bien plus du talent que de l’accent et du travail que du décorum. C’est ensuite une affaire d’attention à l’environnement, approché à travers les écoles, les associations, les entreprises, les bailleurs de logements collectifs, les organismes de solidarité, les hôpitaux ou les prisons. Nouer des liens avec les habitants requiert de la part des personnels patience et modestie, mais aussi une intense faculté d’initiative car les modalités de l’éducation artistique et de la médiation culturelle doivent être renouvelées en permanence, afin de servir l’implication des publics sans trahir les intentions de l’artiste.30 Il faut en outre user de pédagogie à l’égard des tutelles qui cèdent fréquemment à la tentation de séparer ces deux aspects d’un projet d’établissement, soit en optant pour des directeurs de 28 Cf. Christophe Charle, « Le temps des hommes doubles », in Revue d’histoire moderne et contemporaine, 39-­‐I, 1992, p. 73-­‐85. Voir Roland Huesca, «Gabriel Astruc, un entrepreneur de spectacles à la Belle Époque », in Pascale Goetschel & Jean-­‐Claude Yon (dir.), Directeurs de théâtre, XIXe-­XXe siècles, Histoire d'une profession, Publications de la Sorbonne, Paris, 2008, p. 143-­‐165. 30 Voir E. Wallon, « Méditer la médiation », in Actes du colloque sur la médiation culturelle, éd. de la Manufacture (Haute École de théâtre de Suisse romande), Lausanne, mai 2011. 29 renom qui n’ont guère la fibre sociale, soit au contraire en exigeant des preuves d’engagement dans les quartiers au détriment de l’impératif esthétique. C’est enfin une question d’intérêt pour les lointains, maintenant étroitement imbriqués dans l’horizon proche. L’enracinement d’un théâtre dans son terreau urbain ne signifie plus du tout que son répertoire soit assigné à résidence. La pensée voyage à travers les continents, les langages et les genres, hier avec Nusrat Fateh Ali Khan, Merce Cunningham, Peter Stein et Beno Besson, aujourd’hui avec Youssou N’Dour, Sidi Larbi Cherkaoui, Bob Wilson et Matthias Langhoff. Entre le theatrum loci et le theatrum mundi, refusons de choisir. Qu’elle soit baignée par la Seine, la Garonne, le Tibre ou le Mékong, il convient pour toute scène de décliner au génitif la formule consacrée des discours pontificaux. Un théâtre pour demain se déclarera urbis et orbis : de la ville et de l’univers. Emmanuel Wallon est professeur de sociologie politique à l’Université Paris Ouest Nanterre et au Centre d’études
théâtrales de Louvain-la-Neuve. Membre du comité de rédaction des revues Les Temps Modernes, de 1995 à 2007, Études
théâtrales, depuis 1993, et L’Observatoire, la revue des politiques culturelles, depuis 2007, il a présidé HorsLesMurs,
association nationale pour le développement des arts de la rue et du cirque, de 1998 à 2003. Il a publié ou dirigé divers
ouvrages, parmi lesquels: L'artiste, le prince, Pouvoirs publics et création (Presses universitaires de Grenoble, 1991); Le
temps de l’artiste, le temps du politique (avec B. Masson, Les Cahiers du Renard, Paris, n°15, décembre 1993); Théâtre en
pièces, Le texte en éclats (Études théâtrales, Louvain-la-Neuve, n°13, 1998), La souveraineté, Horizons et figures de la
politique (avec M. Kail, Les Temps Modernes, Paris, n° 610, 2000); Le cirque au risque de l’art (Arles, Actes Sud, 2002);
Paris s’éveille, Les Temps Modernes, n° 617, janvier-février 2002 (avec M. Deguy & J.-F. Louette) ; Europe, scènes peu
communes (Études théâtrales, n° 37, février 2007) et Théâtre, fabrique d’Europe (Études théâtrales, n° 46, décembre 2009).

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