Difficile de conduire avec le cœur pris dans un étau, resserrant sa
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Difficile de conduire avec le cœur pris dans un étau, resserrant sa
FICTION D ifficile de conduire avec le cœur pris dans un étau, resserrant sa prise à chaque kilomètre, à chaque minute qui le rapprochait du père qu'il n'avait jamais connu. Daniel y parvint tout de même, comme d'habitude. Serrer les dents, mettre le pied au plancher et ne jamais regarder en arrière. Tante Hannah, la femme qui l'avait élevé à la mort de sa mère, lui aurait conseillé d'ignorer la lettre, de ne pas revenir sur le passé, mais elle bronzait maintenant dans une communauté de personnes âgées en Arizona. De plus, pourquoi laisser filer sa dernière chance ? Mon cher Daniel, J'espère que tu vas bien. Ce n'est pas mon cas. J'ignore comment tu réagiras à ma demande, mais ma fin est proche et j'aurais voulu te voir une fois au moins avant de partir. Tu as maintenant dix-huit ans (oui, je sais que tu les as fêtés la semaine dernière), et tu es désormais adulte. J'espère que tu pourras me pardonner mes nombreux péchés par omission. J'ai des choses à te raconter sur ta famille, et je pense qu'elles méritent que tu viennes jusqu'à Plunder pour les entendre. Si tu choisis d'ignorer cette lettre, sache au moins que j'ai souvent pensé à toi et à ta mère, toujours avec beaucoup de regrets et d'affection. Ton père qui t'aime, Willem Carey Voilà pourquoi Daniel était là, cahotant sur les petites routes de campagne qui longeaient les côtes de la Caroline du Nord, au milieu de nulle part, avec rien d'autre que des forêts de pins autour de lui, et le bout du monde droit devant. Sans la carte que son père lui avait dessinée, Daniel n'aurait jamais su où se trouvait Plunder. Dieu lui-même devait l'ignorer. Daniel ne savait 55 56 LES DOSSIERS ALAN WAKE toujours pas comment se comporter une fois devant son père. Que faire ? L'étreindre ou l'envoyer directement au paradis où il avait déjà un pied ? D'une main, Daniel conduisait le vieux pick-up Ford sur la route étroite et brute, tandis que de l'autre, il cherchait en vain une station de radio. Le soleil de fin d'après-midi filtrait entre les arbres noueux penchés sur la route, leurs ombres distordues dessinées sur l'asphalte. Daniel n'avait pas croisé de voiture depuis plus d'une demi-heure. Une chose surgit soudain des bois. Le jeune homme appuya trop tard sur la pédale de frein et sentit quelque chose craquer sous ses pneus. Il se gara sur le bord de la route et descendit. Un énorme écureuil se tordait au milieu de la chaussée, les pattes agitées de soubresauts. Non... Ce n'était pas un écureuil. C'était une belette ou peut-être un spermophile. Quelle que soit la bête en question, elle était difficilement identifiable maintenant. Ce n'était plus qu'une boule de fourrure noire avec des tripes roses sortant d'un côté, les entrailles fumant dans l'air frisquet. Daniel trouva une grosse pierre au bord de la route, la souleva à deux mains et s'approcha de la misérable créature. « Il faut réparer ses bêtises, lui disait toujours sa tante. On répare ses bêtises et on prend ses décisions tout seul. » L'animal le regardait, la haine brillant dans ses yeux tels deux petits tisonniers. Une bulle de sang se forma sur ses lèvres alors qu'il se débattait sur la route, exhibant ses dents jaunes. Daniel souleva la pierre et la laissa retomber sur la créature, lui écrasant le crâne. L'animal couina et sembla se jeter sur Daniel avant de mourir. Le jeune homme poussa le corps écrasé dans les sous-bois à l'aide d'une branche morte avant de s'essuyer les mains sur son pantalon. Il avait presque atteint la voiture quand il regarda autour de lui, soudain conscient que les bois étaient devenus silencieux. Aucun chant d'oiseau. Aucun bruissement de feuilles dans le vent. FICTION Pas même de bruits d'insectes. Le silence complet. Daniel marcha lentement jusqu'à sa voiture, mais une fois à l'intérieur, il appuya à fond sur l'accélérateur. Il avait fait l'erreur de ne pas faire le plein à la station-service Chevron devant laquelle il était passé. L'aiguille du réservoir indiquait qu'il était au quart plein. Il faudrait le remplir à Plunder, en espérant que la ville ne soit plus très loin. Daniel s'était imaginé qu'il s'agirait d'une simple excursion d'une journée : il devait quitter son campus à l'autre bout de l'état tôt le matin pour pouvoir rencontrer Willem Carey et écouter ses excuses minables. Peut-être Willem voulait-il lui apprendre à lancer une balle de base-ball ou à accrocher un appât avant de mourir ? Ou alors lui donner des conseils de père au sujet des femmes ? Ou encore lui montrer un album photo familial rempli de clichés d'inconnus ? Peu importe ce que Willem Carey lui voulait, Daniel n'accepterait rien de sa part. C'était trop tard. Il s'était manifesté dix-huit ans trop tard. Alors pourquoi est-ce que tu fais ça, Daniel ? Difficile de laisser passer cette occasion de rencontrer ce type... Ce type qu'il avait aimé et haï, et qui lui avait manqué d'aussi loin qu'il s'en souvienne. 57 58 LES DOSSIERS ALAN WAKE Daniel appuya sur l'accélérateur, propulsant la voiture en avant. Il ignorait s'il fuyait des fantômes ou s'il fonçait droit vers eux. Il faisait presque nuit lorsqu'il sortit enfin de la forêt et vit ce qui ressemblait à une ville. Ce devait être Plunder, puisque la route se finissait en cul-de-sac après deux petits bâtiments : une station avec une seule pompe à essence, et une vieille structure en bardeaux nommée Maritime Café, comme l'indiquaient les lettres irrégulières peintes sur le côté. Quelques bateaux de pêche abandonnés tanguaient tristement dans le port. Une douzaine de cabanes, perchées sur les collines rocheuses alentour, semblaient sur le point de dévaler la pente. Daniel jura tout bas en voyant la pancarte FERMÉ sur la vitre de la station-service. Il se gara devant le café, où il aperçut un vieil homme perché sur un tabouret et une femme derrière le comptoir. Tous deux le regardèrent sortir de voiture et le suivirent des yeux jusqu'à ce qu'il entre. « Salut », dit Daniel à la femme aux cheveux gris derrière le comptoir, une petite boule d'une cinquantaine d'années au tablier sale et aux cheveux serrés dans un filet. Le jeune homme prit place sur un tabouret et remarqua la collection de bateaux en bouteille derrière la femme : des navires de guerre, des chaloupes et des galions en pleine mer, soigneusement reproduits. Ce souci du détail détonnait un peu dans ce café où flottait une odeur de steak moisi, resté dans un réfrigérateur débranché depuis un mois ou deux. La femme désigna son tablier. « T'es perdu, mon petit ? — Perdu ? Un peu qu'il est perdu », caqueta le vieil homme au comptoir, qui se mit à tousser avant de s'essuyer la bouche du dos de sa main grisonnante. L'assiette devant lui contenait les restes d'un poisson, la tête intacte, la peau irrégulière et grumeleuse. Daniel dut faire un effort pour détacher son regard du poisson. « Est-ce que... Est-ce que la station-service est fermée toute la journée ? FICTION — Perdu et à sec, dit le vieil homme d'une voix traînante, en fouillant sa bouche de l'index. C'est terrible, vraiment terrible. — Grayson est parti chasser, dit la femme. Il devrait rentrer demain. — Personne d'autre ne peut me vendre de l'essence ? demanda Daniel. — Nan. » Le vieux retira son doigt de la bouche et contempla sa trouvaille. « Pas de téléphone portable, pas de télévision, pas d'Internet. » Il regarda Daniel, un vaisseau éclaté dans le blanc de l'œil droit, tel un ver rouge et fin. « Tu peux compter que sur toimême, gamin, comme nous. — J'ai compris. » La femme pointa Daniel du doigt. « T'es le gamin de Willem. Il t'attendait. — On t'attendait tous », renchérit le vieil homme. La femme donna un coup de torchon au vieillard. « Tu cherches Willem ? » demanda le vieil homme à Daniel. Il souleva le poisson et le secoua, faisant voler des morceaux de chair de l'arête centrale. « Eh bien, il est là. » — Allez, Ephraim, sors donc de là », dit la femme. Elle attendit que le vieil homme passe la porte en traînant les pieds. « Je t'emmènerai voir ton père dès que j'aurais fermé. J'en ai pour quelques minutes. » Daniel attendit dans la voiture, trop heureux de sortir du café et désireux de quitter cette petite ville crasseuse au plus vite. Il avait fait une erreur en venant ici. Il s'effondra sur le volant et appuya sa tête sur ses mains. « Debout, la marmotte. » La femme du café lui fit signe lorsqu'il se redressa d'un bond. « Prêt à rencontrer ton papa ? — Vous pourriez juste me dire où il habite. — Mieux vaut que je t'y emmène moi-même, répondit la femme. Les gens d'ici sont... protecteurs envers Willem. Il a un don. Un don spécial. 59 60 LES DOSSIERS ALAN WAKE — Il m'a dit qu'il était malade. — Ouais, c'est pas la première fois que ça arrive, mais il s'en sort toujours. » La femme cracha par terre. « Laisse ta voiture ici, on va prendre un raccourci », dit-elle en empruntant péniblement un chemin presque invisible menant vers l'eau. Dix minutes plus tard, ils atteignirent une corniche dans les ténèbres. Daniel vit un phare d'un blanc sale perché sur un promontoire rocheux. On aurait dit un gâteau de mariage sans son jeune marié. Les vagues se brisaient sur la paroi au loin, projetant du sel dans les airs. « On y est, dit la femme en montrant l'endroit du doigt.Willem va être fou de joie de te voir. » Daniel hésita. « Tu vas pas te dégonfler, petit ? » La femme sourit, dévoilant des dents jaunes, et Daniel songea soudain à l'animal qu'il avait écrasé, grimaçant en expirant. « Merci », dit-il en passant devant elle, mal à l'aise, les cheveux dressés sur la nuque. Il marcha jusqu'à la porte du phare, regarda autour de lui, mais la vieille avait déjà repris le chemin par lequel ils étaient arrivés. Daniel allait frapper à la porte lorsqu'il s'immobilisa. Il décida de faire le tour du phare. Il voulait savoir dans quoi il allait mettre les pieds, plutôt que de se laisser guider sans réfléchir. Il contourna lentement l'édifice, essayant d'entendre ce qui se passait à l'intérieur, mais seuls les hurlements du vent lui parvinrent. Une soudaine bourrasque le déséquilibra et l'amena vers l'eau comme si elle avait voulu l'y pousser. Daniel baissa les yeux, doutant de ce qu'il discernait sous les vagues, incrédule. Des voitures. Il lui sembla en voir trois, puis quatre, six, huit... Une douzaine de voitures, au moins. De vieux modèles et des plus récents, une décapotable jaune et un mini-van blanc, de plus en plus de voitures sous la surface, empilées les unes sur les autres. « Daniel ? » FICTION Daniel fit volte-face. Un homme élancé, vêtu d'un long manteau sombre et d'une chemise d'un blanc étincelant se tenait à quinze centimètres à peine de lui. « Daniel », répéta l'homme dans un souffle, le vent fouettant les longs cheveux sombres qui encadraient son visage. « J'espérais que tu viendrais, mais je ne t'en aurais pas voulu si... » Il mit une main sur l'épaule du jeune homme, mais la retira en voyant l'expression de Daniel. « Je suis Willem. » Et non « Je suis ton père ». S'il avait dit ça, Daniel aurait fait demi-tour et reprit sa voiture sans un mot pour quitter la ville et rouler jusqu'à ce que son réservoir soit vide ou que son téléphone portable capte un signal. Willem ne prononça pas ces mots, son accueil montrant qu'il était conscient du gouffre qui les séparait, du fil cassé, de la promesse brisée. Daniel étudia Willem, essayant de retrouver sur son visage étroit et ridé une partie de lui, cherchant ce qui avait pu plaire à sa mère chez cet homme, mais il ne discerna dans ses yeux enfoncés que la lassitude et la nervosité, ainsi qu'une immense tristesse. 61 62 LES DOSSIERS ALAN WAKE « Je sais ce que tu dois te dire, dit Willem. — Non, vous n'en avez aucune idée. Et vous devriez vous en réjouir. » Willem réagit comme sous l'effet d'une gifle. « J'imagine que je l'ai mérité. » S'il attendait que Daniel le contredise, il pouvait tout aussi bien attendre que le phare disparaisse dans la mer. Daniel frissonna. « Entre te mettre à l'abri du vent, dit Willem. Je vais te faire du thé chaud... » Daniel désigna du doigt les voitures submergées. « On dirait que les gens du coin conduisent très mal. » La tempête hurlait autour d'eux. « Les temps sont durs, répondit Willem. Les gens balancent leur voiture du haut du promontoire, et puis ils la déclarent volée pour récupérer l'argent de l'assurance. — Alors, ça doit faire un bail que les temps sont durs, dit Daniel. – Depuis plus longtemps que tu ne peux l'imaginer, dit Willem en passant la main dans ses cheveux emmêlés. Et si on rentrait se réchauffer au lieu de rester dans le vent ? » Daniel ne bougea pas. « Je comprends, dit Willem. Tu n'as pas vraiment envie d'être ici. Tu penses avoir fait une erreur en venant. Et je comprends surtout que tu m'en veuilles. – Dans le mille, Willem. » L'homme n'avait même pas l'air malade. Sa peau était tavelée, mais il se déplaçait rapidement et semblait très alerte. Cette histoire de maladie était sûrement du baratin pour faire venir Daniel et lui demander du fric. « Tu as fait un long voyage pour venir me voir, dit Willem, et je sais que ce n'est pas la pitié qui t'a fait venir ici, mais la curiosité. Moi aussi, j'étais comme toi. C'est l'occasion pour toi d'apprendre des choses. » Son long visage se fendit d'un sourire. « En plus, tu peux facilement partir quand tu le souhaites. » FICTION Daniel se retourna, se sentant pris au piège, comme prisonnier d'une des voitures en dessous, s'enfonçant peu à peu dans l'obscurité, où des choses innommables grouillaient au fond de l'océan. Lorsque Willem se dirigea soudain vers la porte du phare, Daniel lui emboîta le pas. Willem lui tint la porte ouverte. Celle-ci avait été épaisse et solide à une époque, un véritable rempart contre les éléments déchaînés qui giflaient le phare, mais son bois était devenu spongieux, débarrassé des vers par le temps et la marée. Willem dut utiliser son épaule pour la refermer derrière lui et ne prit même pas la peine de mettre le gros verrou. Le palier était humide et faiblement éclairé, le sol en ardoise grisâtre profondément usé. Une autre petite porte crevait le mur sous l'escalier, menant probablement à une réserve souterraine. Un escalier de fer s'élevait haut, très haut en une spirale venteuse. Willem se débarrassa de son manteau, qu'il suspendit à un crochet. « Par ici, dit-il en grimpant les marches deux à deux, le fer grinçant à chacun de ses pas. Attention où tu mets les pieds. » Daniel jeta un dernier regard à la porte d'entrée, puis suivit Willem. La pièce habitable au premier étage comportait une petite cuisine dotée d'un réchaud à gaz à deux brûleurs, d'un bureau en planches désordonné, et d'un canapé en cuir brun affaissé. Dans un coin, une palette, qui servait apparemment de lit à Willem, était recouverte d'une unique couverture usée. Le canapé faisait face à une petite fenêtre surplombant l'océan. Daniel voyait le vent frapper les carreaux et les crêtes blanches des vagues dans les ténèbres. « Je t'en prie, fais comme... Fais comme chez toi », dit Willem en plaçant une vieille théière sur le réchaud avant de saisir une tasse dans ses mains énormes et puissantes. Willem se balançait sur place en regardant par la fenêtre qui faisait face à la côte. 63 64 LES DOSSIERS ALAN WAKE « Désolé pour l'installation sommaire. Je... je reçois rarement des visites. – La femme du café m'a dit que vous étiez la star de Plunder. » Willem redressa la tête. « Pardon ? – La vedette. Elle m'a dit que vous aviez un don spécial. » Willem contempla à nouveau l'océan par la fenêtre. « Disons que... je fais ce que j'ai à faire. » Daniel prit place sur le canapé moisi et s'y enfonça si profondément qu'il eut l'impression d'être avalé vivant. Il se redressa légèrement, en mettant les mains dans les interstices entre les coussins, et sentit quelque chose de dur. Il retira du canapé un permis de conduire. Janice Cooke, Middleton,Tennessee. Le permis avait expiré dix-sept ans plus tôt. Jolie fille. Suffisamment belle pour avoir pris la place de sa mère après que Willem l'ait quittée. La période correspondait. Willem était penché sur le réchaud, attendant que la bouilloire se mette à bouillir, les épaules voutées. Il semblait plus maigre sans son manteau, le visage couleur de champignon pâle. Les vagues se brisaient sur les rochers avec le bruit d'un coup de canon lointain, et Daniel souhaita de toute son âme se trouver à n'importe quel autre endroit. Il s'approcha du bureau. Willem mit une cuillère à café de thé en vrac dans la tasse, y versa de l'eau chaude, puis la tendit à Daniel. Le jeune homme y trempa prudemment les lèvres et acquiesça. « C'est bon. » Ce n'était pas bon. C'était fade et amer. Daniel frissonna. « Tu as faim ? », demanda Willem. Daniel était affamé. « Non, ça va. » Il saisit des photos qui traînaient sur le bureau. Les clichés en noir et blanc passés provenaient d'une cabine photo telle qu'on en trouve dans les lieux touristiques. Sa mère et Willem grimaçaient devant l'objectif, têtes jointes, souriants, Willem alors beau comme une star de cinéma. FICTION Daniel n'avait que dix ans à la mort de sa mère. Durant tout ce temps, il ne l'avait jamais vue aussi heureuse que sur ces photos. Il avait conscience que Willem l'observait de ses yeux sombres et enfoncés. “« Un problème ? » Willem secoua la tête. « Tu ressembles beaucoup à ta mère. Je ne m'y attendais pas, dit-il en murmurant presque cette fois. Je ne m'attendais pas du tout à ça. » Les lumières de la pièce vacillèrent et il jeta à nouveau un coup d'œil par la fenêtre donnant sur le rivage. « Quelque chose ne va pas ? demanda Daniel. – J'aimais ta mère », dit Willem, les yeux soudain remplis de larmes. L'émotion de l'homme surprit Daniel, autant que s'il avait vu le Diable habillé en ange. « Vous l'aimiez jusqu'à ce que vous rencontriez Janice Cooke. » Le jeune homme balança le permis de conduire sur le bureau. « Avec elle, vous nous avez totalement oubliés. – Non, répondit Willem, les yeux toujours fixés sur les photos, ignorant ce que Daniel venait de dire. Les femmes... Les femmes ont toujours été... attirées par moi. Mais toutes ces années, ta mère est la seule que j'aie jamais aimée. – On dirait que ça ne lui a pas réussi. – J'ai fait de mon mieux, Daniel. » Willem se cramponna au bord du bureau. « J'ai risqué ma vie pour elle », dit-il, s'agrippant tellement fort que l'un de ses ongles se décolla et tomba au sol comme un papillon de nuit translucide. Daniel resta ébahi devant l'ongle, écœuré, mais Willem semblait ne rien avoir vu, distrait par des sons que lui seul pouvait entendre. Les lumières vacillèrent à nouveau. « Je... je dois descendre pour vérifier le générateur », dit Willem, qui partait déjà. Daniel attendit que ses pas se tussent pour fouiller négligemment les papiers posés sur le bureau. Il ramassa un livre à la reliure en cuir, le « Manifeste du brick La Dame de Caroline », comme il 65 66 LES DOSSIERS ALAN WAKE put le lire sur la couverture. Ses pages étaient ondulées, comme si elles avaient été mouillées, puis séchées, et l'écriture était si serrée qu'il dut approcher le livre de la lumière pour la déchiffrer. Les paragraphes datant du début du 19e siècle étaient des listes de cargaisons transportées d'Angleterre jusqu'en France : des rouleaux de tissus et du matériel agricole, des épices, du sucre et de la mélasse provenant des Indes. L'un des derniers paragraphes datait du 21 avril 1827. Daniel eut le souffle coupé en lisant les notes du capitaine. Aujourd'hui, nous avons mis le cap sur la côte ouest de l'Afrique pour récupérer un chargement d'esclaves. C'est notre première incursion dans ce commerce terrible et impie. Les hommes ne s'y prêtent pas volontiers, mais les gros bateaux marchands ont pris l'avantage sur nous et nous avons des familles à nourrir. C'est un travail terrible, mais Dieu nous pardonnera et l'équipage cessera de maugréer quand il aura son argent en poche. —James Riggs, capitaine Daniel remarqua une longue série de chiffres, des lignes supplémentaires commençant par 87 hommes, 105 femmes, chaque entrée barrée et remplacée par un nombre inférieur juste en dessous. Les derniers chiffres faisaient état de 31 hommes et 42 femmes. Une longue liste d'atrocités était consignée dans ces pages, des passages à tabac et des tortures. Toute résistance était sévèrement punie. Le brick était le théâtre mouvant d'horreurs sans nom. Les dernières notes du capitaine dataient du 11 novembre 1827. Nous sommes presque rentrés grâce aux vents forts qui nous poussent, même s'ils ne sont pas assez puissants à mon goût. J'ai hâte que cet horrible voyage se termine. Les cris des Africains résonnent encore dans ma tête. Ceux de l'un d'eux FICTION en particulier, un chef de village qui nous a tous maudits à chaque coup de fouet, jurant qu'il se vengerait. Nous avons perdu la moitié de notre cargaison avant de l'avoir livrée pour une mise aux enchères à Charleston, mais nous rapportons tout de même une fortune en or à Plunder, un trésor exceptionnel, qui mérite bien les souillures de nos âmes, comme notre cuisinier Willem Carey le répète en chevrotant. —James Riggs, capitaine « Tu devrais reposer ça, dit Willem à son retour. – Il y a beaucoup de choses que je devrais faire, dit Daniel en contemplant la tache d'encre à la fin des derniers mots du capitaine, comme si la plume était restée immobile trop longtemps au-dessus du papier. Ce truc devrait être dans un musée. – On devrait le brûler. – C'est pour ce livre que vous m'avez fait venir ici ? demanda Daniel. Pour découvrir les origines horribles de notre famille ? Rien de tel qu'un ancêtre faisant commerce dans l'esclavage... – Ta mère t'a déjà parlé de moi ? – Jamais. Autant dire que vous êtes un fantôme pour moi. » Willem baissa les yeux. « Pas un jour ne s'est écoulé sans que je pense à elle, dit-il. J'aurais voulu pouvoir lui expliquer... » Quelqu'un frappa à la porte en bas, faisant tressaillir Willem. « Je n'aurais jamais dû te demander de venir, Daniel. – C'est un peu trop tard pour ça, répondit celui-ci. Qui que ce soit, dites-lui de partir. – Je... je ne peux pas », dit Willem. Un filet de sang s'échappa d'une de ses narines et coula jusqu'au coin de sa bouche. « Ils ne seront satisfaits que lorsque j'aurai accompli ma mission. – Qui est-ce ? » Willem saisit le manifeste du bateau et le jeta contre le mur. « Qui frappe à la porte, Willem ? 67 68 LES DOSSIERS ALAN WAKE – Le capitaine Riggs », murmura Willem. Daniel se mit à rire, mais l'expression de Willem l'arrêta net. « Sérieusement ? » Les coups à la porte se firent plus forts, plus insistants. « Il faut faire vite », dit Willem. Daniel se libéra. « Tu ne comprends pas... « Bien sûr que si, dit Daniel. Soit c'est une blague, soit vous pensez qu'un capitaine mort frappe à la porte. Qu'est-ce que je dois savoir d'autre ? – Le capitaine Riggs n'est pas mort, répondit Willem. Pas vraiment. Aucun d'eux ne l'est. » Un bruit d'éclats de bois résonna dans l'escalier. « Par ici, dit Willem, en commençant à descendre. C'est notre seul espoir. » Daniel dévala l'escalier et découvrit Willem, adossé à la porte d'entrée, grognant sous les assauts. Le jeune homme le rejoignit et fit tout son possible pour que la porte reste fermée. Heureusement, lorsque Willem était descendu vérifier le générateur, il avait fermé la porte à l'aide du verrou. Mais cela ne suffirait peut-être pas. « La Dame de Caroline a coulé lors d'une tempête au large de la côte de Plunder, dit Willem en pesant sur la porte. Les vagues étaient si hautes qu'elles ont cassé les mâts comme des brindilles. L'équipage entier a péri et nous nous sommes tous noyés pour refaire surface au cours de la semaine suivante, le ventre gonflé... – OUVRE, WILLEM CAREY, C'EST UN ORDRE ! » Daniel sentit les coups portés contre la porte résonner dans tout son corps. « Alors... Ce sont des fantômes qui essaient d'entrer ? – Pas des fantômes, Daniel. » Le sang coulait maintenant des deux narines de Willem, formant une moustache sanglante sous son nez. « Les fantômes ne peuvent pas nous faire de mal. Les fantômes n'attendent rien de nous. FICTION – Alors, que sont-ils ? » Daniel frissonna lorsqu'un morceau de la porte se détacha, ses pieds glissant alors qu'il tentait de rester le dos appuyé à la porte. « Le chef du village nous a maudits pour notre cruauté, dit Willem d'une voix changée, plus profonde, et avec un accent vieux de plus de 200 ans. On traitait les Africains de cannibales, mais on se trompait. Le chef nous a donné une leçon, en nous montrant qui étaient les vrais cannibales. Il nous a maudits en nous condamnant à vivre une existence misérable, à mi-chemin entre la vie et la mort, notre monstruosité dévoilée... » Un morceau de porte éclata en projetant des échardes de bois et une main surgit pour les saisir. Une main semblable à une serre, à une peau de lépreux parcheminée, aux ongles noirs et recouverts de croûtes... La puanteur filtrait par la brèche. « ÉCARTE-TOI, WILLEM CAREY, ET LAISSE-NOUS ENTRER ! – Pas vous,Willem, dit Daniel en tentant de rester à l'écart de la main crochue.Vous n'avez pas été maudit. Le manifeste dit que... » Le verrou qui maintenait la porte grinça sous le poids des créatures de l'autre côté. « J'étais le meilleur d'un panier de pommes pourries, mais ça ne fait pas de moi un enfant de chœur », dit Willem. Une touffe de cheveux tomba de son crâne. « L'équipage est condamné à rester dans cette petite zone autour du phare, mais moi... » Le verrou commença à se détacher du cadre de la porte. « Moi... j'ai la liberté d'aller où je le veux pour trouver ce dont nous avons besoin », dit Willem. La main lui agrippa le bras, déchirant sa chair, maculant sa chemise blanche de sang. « C'est mon don. » Il cracha par terre. « J'étais un garçon de courses, qu'on envoyait faire les basses besognes du capitaine et de son équipage, ce qui a fait de moi quelqu'un d'aussi mauvais qu'eux. Quelqu'un de pire, même. » Ses yeux étaient écarquillés. « Plunder était un 69 70 LES DOSSIERS ALAN WAKE endroit idéal, mais au fil du temps, les réserves se sont amenuisées. Il fallait qu'on trouve des vierges pour assouvir la faim des bêtes que nous étions devenues, des jeunes pleines de promesses, de la chair fraîche. » Daniel songea au permis de conduire qu'il avait trouvé, et eut une pensée pour Janice Cooke et tous les véhicules empilés dans les eaux profondes et noires à l'extérieur. Des jeunes femmes, remplies d'espoir, amenées ici par le beau jeune homme que Daniel avait vu sur les photos, l'homme séduisant qui embrassait sa mère. – Et les habitants n'ont rien fait ? demanda Daniel. Ils devaient forcément savoir... – Il suffit de quelques tas de pièces d'or pour que les gens perdent leur âme, fiston. » Willem baissa les yeux. « En tout cas, ça a suffi pour que le capitaine et nous autres perdions la nôtre. » La porte d'entrée éclata, à moitié arrachée de son encadrement. « Tu as vu les gens du coin, fiston, dit Willem. Ils sont plus morts que vivants, ils sont vides... » Ses pieds se mirent à glisser sur le sol alors qu'il tentait en vain de repousser les créatures de l'autre côté de la porte. « Il a fallu que je m'aventure de plus en plus loin pour rapporter... pour rapporter notre nourriture. » La porte trembla. « On... On ne pourra pas les retenir ! hurla Daniel. – Je sais, répondit Willem, mais il y a une autre issue. » Il faut passer par l'autre porte, celle sous les escaliers. Elle permet d'atteindre un tunnel qui mène directement à la terre ferme. Normalement, on l'utilise à marée haute, lorsque le phare est coupé de la côte. » Un autre morceau de la porte éclata et Daniel eut une vision de cauchemar : des visages grotesques, des hommes noyés et gonflés aux yeux exorbités et aux dents pourries, des visages qui FICTION n'avaient plus rien d'humain. « Maintenant ! » Willem poussa Daniel devant lui et le propulsa vers la sortie de secours, avant d'en claquer la porte. Il alluma une faible lumière électrique, qui projeta l'ombre de leur visage dans l'étroit couloir de pierre. Quelques instants plus tard, les créatures s'attaquèrent à la porte. 71 72 LES DOSSIERS ALAN WAKE « Vas-y, mon garçon, je les retiendrai assez longtemps pour que tu puisses sortir de l'autre côté, dit Willem. Cours jusqu'à ta voiture et ne te retourne pas. – Venez avec moi », dit Daniel. Willem secoua la tête alors que la porte ployait. « Venez avec moi, répéta Daniel. – J'aimais ta mère, dit Willem, les yeux mi-clos, plongé dans ses souvenirs. Je l'aimais trop pour... pour faire mon devoir. Mais il y avait un prix à payer pour l'avoir laissée partir. » Il regarda Daniel. “« Ce prix, c'était toi. » Daniel recula. « Ton tour devait venir à la première lune après ton dixhuitième anniversaire. J'avais promis au capitaine Riggs de te livrer en pâture tel un agneau. » Daniel recula dans le couloir. « Allez, va-t-en, dit Willem. Cours ! » Daniel hésita. « J'étais prêt à le faire, dit Willem en élevant la voix. Alors ne va pas t'imaginer que je suis quelqu'un de bien. Je t'aurais offert sur un plateau d'argent et j'aurais mangé ma part, tout comme eux, mais quand... quand je t'ai vu... j'ai vu ta mère. Je l'ai vue là, devant moi, comme à l'instant où je l'ai rencontrée. » Willem secoua la tête. « Il n'est pas question que je te livre à l'équipage. Pas question, même si je dois aller en Enfer. » La porte grinça, les charnières cédèrent et des hurlements se firent entendre de l'autre côté, de plus en plus forts et féroces. « C'est fini, Daniel. Le capitaine et l'équipage... On tombe tous en miettes, tous. » Willem regarda droit devant lui. « Fiche le camp d'ici, imbécile ! » Daniel se mit à courir dans le tunnel, marchant dans les flaques de moisissure qui recouvraient le sol de pierre, fonçant tête baissée pour éviter de se cogner dans le plafond très bas. Au FICTION moment où il atteignit la sortie, il entendit un hurlement et se retourna. Dans la lumière vacillante, il vit Willem aux prises avec une douzaine de créatures : des zombies, des cannibales ou des esclavagistes... quel que soit le terme qui convenait pour décrire ces monstres. Du sang et de la cervelle giclaient partout alors que Willem se battait, utilisant à son avantage l'étroitesse du couloir. Toutefois, les créatures étaient trop nombreuses et affamées, si bien que Willem perdait du terrain à chaque instant. Daniel vit l'un des esclavagistes mordre une jambe de Willem. Celui-ci hurla aussi fort que ses congénères, le visage déformé, les cheveux tombant par touffes, ses mains griffant et déchirant ses adversaires. « Papa ! » Daniel n'avait pas eu l'intention de prononcer ce mot et n'aurait jamais cru en être capable, mais alors que sa voix résonnait dans le couloir, Willem se retourna pour le regarder. Il faisait sombre et la lumière permettait à peine de voir à cette distance, mais Daniel crut voir Willem se redresser et hocher la tête avant d'être submergé par les zombies et de se perdre au milieu de la chair pourrie et des os protubérants sous les peaux parcheminées. Daniel sortit du tunnel en courant et gravit la colline sans se retourner. C'est à quarante-huit kilomètres de Plunder, loin de l'autoroute, qu'il tomba en panne d'essence. Le jeune homme écouta le moteur tousser avant de s'éteindre, puis le silence de la nuit tomba comme du brouillard. Il avait les étoiles pour seule compagnie. Il essaya d'utiliser son téléphone portable. Toujours aucun signal. Il resta assis quelques minutes, puis sortit de la voiture et se mit à marcher. 73