Liban : une nation introuvable

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Liban : une nation introuvable
Liban :
une nation introuvable ?
CLOTILDE DE FOUCHÉCOUR
La fragmentation de la société libanaise peut donner à penser que l’État libanais est
une construction artificielle et que la nation libanaise n’existe pas. En réalité, si la
nation libanaise est fragile du fait du grand nombre d’influences qui s’y concentrent,
elle existe néanmoins et résiste aux différences forces qui pourraient concourir à sa
destruction.
C. DE F.
« Le Liban, c’est l’histoire d’un rocher et
d’un grand ciel.
Et de cet autre ciel inversé : la mer.
Le Libanais est planté là, en une sorte
d’équilibre instable. »
Salah Stétié
Printemps arabe semble avoir oublié
le Liban. Pourtant, c’est bien un journaliste libanais, Samir Kassir, qui appelait dès 2004 les Arabes à redevenir les sujets
de leur histoire en brisant le mythe de l’exceptionnalisme arabe (1) : la démocratie et la
laïcité n’étaient incompatibles avec l’arabité
que parce qu’on les pensait telles. Figure de
la « révolution du Cèdre » qui préluda au
départ des troupes syriennes, le cofondateur
du Mouvement de la gauche démocratique
annonçait en mars 2005 : « Nos frères syriens
[…] réaliseront bientôt que le Printemps
arabe, qui s’épanouit à Beyrouth, annonce le
temps de la floraison à Damas (2). » Le 2 juin
L
E
(1) Samir Kassir, Considérations sur le malheur arabe, Actes
Sud/Sindbad, 2004.
(2) Samir Kassir, « Beyrouth est le printemps des Arabes », AnNahar, 4 mars 2005.
372
2005, la charge explosive placée sous le siège
de sa voiture le tua net, à quarante-cinq ans.
Aujourd’hui, ce n’est pas sans une certaine
amertume que ses confrères voient le « printemps » démocratique fleurir tandis que le
Liban s’installe une nouvelle fois dans la crise
politique. Et si, plutôt que d’un « malheur
arabe », c’était d’un « malheur libanais » qu’il
fallait parler ? Incapable de se percevoir
comme une nation autrement que par procuration, le Liban serait-il un mythe et la « libanisation », c’est-à-dire le morcellement
communautaire, loin d’être un accident de
l’histoire récente, serait-il inscrit dans les
« gènes » d’une République qui a moins d’un
siècle ?
Retour à mars 2005
Avant d’apporter quelques éléments de
réponse en nous appuyant sur ce que les Libanais eux-mêmes en disent, nous effectuerons
un bref retour en arrière, en mars 2005. Pour
quelles raisons la « révolution du Cèdre » estelle restée un processus inachevé ? Ces
LE PRINTEMPS ARABE
raisons sont-elles conjoncturelles ou les
racines de ce blocage sont-elles plus
profondes ?
Le 14 février 2005, alors que le Liban vit
encore sous occupation syrienne, le Premier
ministre Rafic Hariri meurt assassiné dans un
attentat suicide qui cause la mort de vingt
personnes. Les 1 800 kg d’explosif ont eu
raison du blindage du véhicule. Les services
secrets syriens sont aussitôt montrés du doigt.
Le choc dans l’opinion est tel que le mur de
la peur tombe. Chaque jour des rassemblements spontanés d’une ampleur croissante se
tiennent sur la place des Martyrs, renvoyant
au monde et au pays lui-même l’image d’un
peuple qui se relève. Le drapeau libanais est
brandi en étendard tandis que toutes confessions et sensibilités se trouvent rassemblées.
Le mythe de la « révolution du Cèdre » est
né.
Pour la première fois depuis l’indépendance, la nation libanaise prenait conscience
d’elle-même. D’accords du Caire (3) en guerre
civile, le processus qui devait mener le Liban
à la souveraineté était resté inachevé. Ce
moment était venu – du moins le pensait-on.
La révolution décapitée
La suite des événements allait très vite
apporter un démenti à cette espérance collective. Le 8 mars, les partis pro-syriens Amal et
Hezbollah organisent une contre-manifestation. Or il s’agit de deux partis dont la base
électorale est presque exclusivement chiite : la
scission communautaire menace. Certes, six
jours plus tard – le 14 mars – un million de
personnes, un quart de la population du pays,
afflue sur la place des Martyrs et, parmi eux,
des chiites. Néanmoins, la fracture du 8 Mars
ne cesse de s’accentuer. Les troupes syriennes
quittent le Liban, mais les attentats contre les
phares de la « révolution du Cèdre » se succèdent : Samir Kassir est assassiné le 2 juin ; le
12 décembre, c’est une autre figure emblématique du printemps de Beyrouth qui meurt
assassinée : Gebrane Tueni, député grec
orthodoxe de mère druze, poète et mécène.
La journaliste May Chidiac échappe à la mort
(3) Les accords du Caire, signés secrètement en 1969, entre une
délégation libanaise et l’Organisation de la libération de la Palestine (OLP) consacrèrent le droit des combattants palestiniens à
porter les armes sur le sol libanais dans le cadre de la résistance
à Israël.
dans un attentat mais restera amputée et en
2006 Pierre Gemayel tombe à son tour.
Les instigateurs des attentats ont rassemblé
dans la mort des personnalités aux sensibilités politiques différentes mais incarnant
chacune une certaine idée du Liban. Les
vivants, quant à eux, sont déjà divisés.
La guerre des chefs
Si plusieurs figures de la société civile libanaise disparaissent, d’autres reviennent sur le
devant de la scène, suscitant l’enthousiasme
de leurs partisans et ravivant des rivalités
passées. Le 7 mai, le général Aoun rentre de
son exil français, cristallisant les attentes de
ceux qui voient en lui une sorte de De Gaulle
libanais (4) capable d’asseoir un État fort sur
des bases saines par un dépassement des
clivages confessionnels (5). En juillet, c’est au
tour de Samir Geagea de réapparaître après
onze ans d’incarcération. Les deux chefs chrétiens se connaissent bien pour s’être affrontés. Les espoirs d’une réconciliation seront
vite balayés. En février 2006, Aoun signe un
« document d’entente » avec le Hezbollah.
Le 14 Mars ne symbolise plus le rassemblement d’une nation mais désigne désormais
une plate-forme électorale, coalition qualifiée
de « pro-occidentale » par opposition au parti
de la « résistance contre Israël ». Parmi les
Libanais musulmans, l’élément confessionnel
ou clanique joue un rôle majeur dans la
recomposition des forces politiques, puisque
la population sunnite s’aligne majoritairement
sur les positions du 14 Mars, tandis que les
chiites dans leur grande majorité suivent les
mots d’ordre de Nasrallah, chef « charismatique » du Hezbollah qui dénonce dans le
Tribunal spécial pour le Liban (TSL) une
ingérence étrangère (6). Les chrétiens, quant
à eux, se partagent entre les deux courants.
Les bombardements israéliens de l’été 2006
installent un peu plus le Hezbollah dans la vie
politique et sociale du Liban et de violents
(4) Le titre de son ouvrage, Une certaine vision du Liban, propose
une telle filiation (Michel Aoun, entretiens avec Frédéric Domont,
Fayard, 2005).
(5) La Charte fondatrice du Courant patriotique libre (parti
aouniste) appelle à « séparer le politique du religieux, en vue d’accéder à un État laïque ». Charte du Courant patriotique libre,
septembre 2005.
(6) Le TSL a été formé dans le cadre de l’ONU, à la demande
du gouvernement libanais, pour juger les responsables de l’assassinat du Premier ministre Hariri.
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CLOTILDE DE FOUCHÉCOUR
affrontements entre sunnites et chiites au
printemps 2008 font craindre une nouvelle
guerre civile. Une nouvelle polarisation politico-confessionnelle se met ainsi en place,
prenant la relève de la fracture islamo-chrétienne de la guerre civile. Y aurait-il une fatalité libanaise ? Le pays serait-il condamné à
la fragmentation ?
« Deux négations ne font pas une
nation » ?
Si « deux négations ne font » certes « pas
une nation », selon le mot de George
Naccache en 1949, certains indices semblent
cependant indiquer que jamais l’idée de
nation libanaise n’a été aussi largement acceptée qu’aujourd’hui, aussi paradoxal que cela
puisse paraître.
Il est intéressant de le noter : tant le 8 Mars
que le 14 Mars se réclament de leur « libanité » pour discréditer le camp opposé. Les
partisans du 14 Mars pointent du doigt le
parrainage irano-syrien du Hezbollah, la
pratique de la censure, contraire à la tradition
libanaise de la libre expression et la détention
des armes par la milice du Hezbollah au détriment de la souveraineté nationale, tandis que
le 8 Mars dénonce une politique massive
d’achat du foncier libanais par des Saoudiens,
les gages donnés aux wahabites, d’une part,
l’alignement sur les priorités américano-israéliennes, d’autre part.
Il y a peu, les maronites, hérauts de l’idée
nationale, s’opposaient aux musulmans, aux
« byzantins » et aux « laïcs » attachés à la
grande Syrie ou à la nation arabe.
Aujourd’hui, ceux qui nient l’existence d’une
« nation libanaise » sont devenus plus rares et
reconnaissent au moins l’existence d’une
« société libanaise » dotées de caractéristiques
propres. Le parcours de Samir Kassir est à cet
égard éloquent : né à Beyrouth d’un père
d’origine palestinienne et d’une mère d’origine syrienne, défenseur de la cause palestinienne, attaché à la laïcité tout en revendiquant son arabité, c’est en patriote qu’il
s’engagea contre le régime d’oppression
syrien, exigeant « en tant que Libanais » « la
souveraineté et l’indépendance de [s]on
pays ».
D’autre part, aussi contesté soit-il par une
partie importante de la population, le TSL a
contribué à réintroduire une dimension juri374
dique dans la vie politique. Le temps de l’impunité semble être passé et après la grande
vague d’attentats ciblés, la violence politique
semble avoir fait son temps, du moins sous
une forme spectaculaire. Et l’on peut penser
que la confiance dans la poursuite du processus judiciaire a facilité le passage pacifique
dans l’opposition de Saad Hariri lors du changement de majorité gouvernementale. Accepté
ou non, le processus judiciaire traduit une
inscription collective dans la durée.
Le « moment » chiite
Après le « maronitisme » qui domina la
scène politique jusqu’à la guerre civile et le
« sunnitisme » porté par la figure de Rafic
Hariri, est venu le temps du « chiisme politique ».
Le « maronitisme » affirmait une sorte de
leadership naturel des chrétiens maronites,
seule confession dont l’enracinement est
essentiellement libanais. Cette vision politique
fut exprimée par le Président Béchir Gemayel
en 1982, quelques heures avant l’attentat qui
lui coûta la vie : « Le Liban n’est pas un foyer
national chrétien, mais le Liban est une patrie
pour les chrétiens… » Plus loin : « Il est
certain que je suis le Président de tout le
Liban. […] Les institutions du pays sont libanaises. Elles ne sont ni chrétiennes ni musulmanes (7). » Légitime tant que la démographie
était favorable aux maronites (c’est-à-dire du
XVIIIe à la guerre civile), le maronitisme pâtit
du nouveau rapport démographique mais le
patriarche reste une figure tutélaire du Liban
tout entier.
Le « sunnitisme » incarné par Rafic Hariri,
puis par son fils Saad Hariri, né en Arabie
saoudite, a mis l’accent sur la convivialité libanaise, l’amitié islamo-chrétienne avec l’instauration d’une fête mariale bi-confessionnelle,
l’ouverture sur l’Occident grâce à une politique généreuse de bourses d’étude, le développement des affaires et la reconstruction du
centre-ville de Beyrouth. Le « chiisme politique » met l’accent sur l’égalité sociale, la
lutte contre la corruption et l’affairisme, et la
résistance à Israël.
Chacun ayant eu son « moment », ce sont
les limites mêmes du système confessionnel,
(7) Cité par Jean-Pierre Péroncel-Hugoz, in Une croix sur le
Liban, Lieu Commun, 2004 (Folio, p. 230-231).
LE PRINTEMPS ARABE
en tant que mode d’organisation de la vie juridique et politique, qui apparaissent à un
nombre croissant de Libanais comme une
cause de blocage.
Sortir du confessionnalisme
politique et juridique ?
Le dimanche 20 mars 2011, 20 000
personnes ont défilé dans les rues de Beyrouth
contre le confessionnalisme, c’est-à-dire une
organisation juridique à base confessionnelle,
qu’il s’agisse du statut civil ou de l’organisation politique (répartition des sièges de
députés et des postes gouvernementaux). Si la
confession n’est désormais plus apparente sur
la carte d’identité, chaque individu appartient
toujours juridiquement et obligatoirement à
l’une des dix-huit confessions religieuses officiellement reconnues. Pour G. Corm, sortir du
confessionnalisme, c’est-à-dire doter les
communautés religieuses d’un statut de
nature civile et non plus politique, constitue
certes un défi « de taille », « mais c’est le seul
qui vaille la peine d’être relevé (8) ». Ce défi
est de taille car le confessionnalisme apparaît
à beaucoup comme un « garde-fou » face au
risque d’hégémonie d’une confession ou de
dérive autoritaire de l’État.
La fin du confessionnalisme juridique n’a
des chances de conforter la nation libanaise
que si elle a été précédée par une évolution
des esprits. Mais cette « déconfessionnalisation des esprits » est-elle possible sans qu’il
soit porté atteinte à la pluralité culturelle et
spirituelle constitutive de l’identité libanaise
et source de richesse (9) ?
L’un des principaux défis à relever pour les
Libanais consiste à dépasser des clichés qui
entretiennent le communautarisme confessionnel. Ces clichés sont le fait des étrangers
mais aussi le fait des Libanais eux-mêmes. Ils
sont de deux ordres ; d’ordre historique et
identitaire : au Liban les clivages politiques
auraient toujours eu une base confessionnelle ; le second cliché est d’ordre anthropologique : son « présupposé de base est que la
communauté religieuse forge exclusivement
(8) Georges Corm, Le Liban contemporain. Histoire et société,
La Découverte, 2003, p. 295 et 2005, p. 321. Il est à noter que la
date de 1840 retenue par Georges Corm se réfère au premier
conflit à coloration confessionnelle au Liban qui opposa chrétiens
et druzes et vit naître en Occident la « question d’Orient ».
(9) Voir à ce propos Salah Stétié, Liban pluriel. Essai sur une
culture conviviale, Naufal, 1994.
l’identité et le comportement de ses adhérents (10) ». Cette perception que la plupart
des Libanais ont de l’identité nationale libanaise, sans même parler des observateurs
étrangers, tient à une perception partielle et
réductrice de leur propre histoire.
L’histoire du Liban écrite
par des Libanais
La transmission d’une histoire commune au
Liban doit donc commencer par un travail de
« déconstruction » : « Le Liban n’est ni une
création artificielle de l’impérialisme français
ni le refuge des chrétiens d’Orient séculairement persécutés par l’islam, encore moins le
pays d’une Phénicie heureuse imaginaire (11) », déclare l’universitaire.
À ce jour, il n’existe pas de manuel commun
d’histoire libanaise : les débats sur la question
n’ont pas encore abouti. Or le matériau pour
un tel manuel existe déjà : il s’agit de la
somme magistrale qui fut dirigée par Boutros
Dib, ancien recteur de l’Université libanaise.
Intitulé Histoire du Liban des origines au
XXe siècle, et paru en 2006, après la mort de
B. Dib, cet ouvrage collectif réunit les contributions de dix historiens et géographes reflétant la diversité libanaise, Boutros Dib en
ayant rédigé la majeure partie. Il s’agit à ce
jour de la seule histoire complète du Liban
écrite par des historiens libanais (sur les dix
auteurs, un seul est de nationalité étrangère :
il s’agit du professeur J. Richard qui a assumé
la rédaction du chapitre sur les Croisades).
L’histoire s’achève en 1975, début de la guerre
civile.
L’Histoire du Liban fut pour Boutros Dib
l’œuvre d’une vie. Personnalité unanimement
reconnue pour sa probité intellectuelle et ses
qualités humaines, Boutros Dib était désigné
pour cette tâche : « Par son parcours d’universitaire, d’homme politique et d’humaniste,
il avait le profil parfait du rassembleur. N’at-il pas été le premier laïc à enseigner l’histoire de l’Église à la faculté de théologie de
Beyrouth, l’un des rares chrétiens à être invité
à prendre la parole dans une mosquée, de
surcroît pendant le mois de ramadan (12) ? »
(10) Georges Corm, op. cit., p. 321.
(11) Ibid., p. 40.
(12) Note de l’éditeur, in Boutros Dib (dir.), Histoire du Liban,
Philippe Rey, 2006, p. 9.
375
CLOTILDE DE FOUCHÉCOUR
Nommé recteur de l’Université libanaise en
1977, Boutros Dib refusa la scission de fait qui
s’était instaurée à l’Université entre musulmans et chrétiens (13).
La lecture de cet ouvrage est porteuse de
plusieurs enseignements. Certes, on pourra
objecter que la conclusion de l’ouvrage (la
nation libanaise est une réalité historique)
est appelée par la démarche même : retracer la succession d’événements qui se sont
déroulés dans l’espace délimité par les frontières actuelles du Liban et que le choix de
l’espace levantin aurait démontré l’existence
d’une nation plus large. À cela on peut
répondre qu’une identité n’est pas exclusive
d’une autre et que les frontières actuelles
correspondent peu ou prou à plusieurs
ensembles historiques objectifs. Si l’Ougarit
antique est située en Syrie, c’est bien la côte
libanaise qui recouvre le plus largement l’espace phénicien antique. D’autre part, la
montagne a joui d’un statut d’autonomie
dans le cadre de l’Imara (entité politique
dirigée par un émir issu de la population
locale). La montagne ne pouvant subsister
sans importations ni « grenier à blé », l’idée
d’un pays « naturel » incluant outre la
montagne la plaine de la Békaa et la bande
côtière a sa légitimité.
Boutros Dib a d’ailleurs choisi d’ouvrir
l’ouvrage sur un aperçu géographique. Pour
l’historien, la géographie libanaise détermine deux traits nationaux : la double vocation d’ouverture et de refuge. Pays de hautes
montagnes plongeant sur la mer, le Liban
cultive une tradition d’ouverture que l’histoire phénicienne inaugure, qui se poursuit
avec les royaumes francs puis sous Fakhreddine II qui noue une politique d’alliance
avec le grand-duché de Toscane tandis que
la création en 1584 du Collège maronite de
Rome favorise la formation d’un clergé
ouvert à l’Occident. Refuge, parce que la
géographie de la montagne s’y prête (les
chrétiens y furent les seuls en Orient à être
dispensés de l’impôt de la dhimmitude) ;
pays refuge notamment pour les Arméniens
qui fuirent les massacres de 1915 et pour les
Palestiniens expulsés de Jordanie à la suite
du Septembre noir en 1970.
(13) Entretien avec Maha Nunez-Dib, 14 février 2011.
376
À rebours de quelques idées reçues
Parmi les enseignements que l’on peut tirer
de la lecture de l’Histoire du Liban, quelques
uns vont nettement à rebours des idées
reçues.
D’une part, si la pluralité linguistique est
une constante libanaise depuis l’époque
phénicienne et la période gréco-latine, on
tend à oublier que l’arabe a depuis longtemps
sa place au Liban. L’historien Ibn Jubaïr
remarque, à l’époque croisée, que les scribes
chrétiens prennent note en arabe des dépôts
de marchandises et c’est l’arabe que le franciscain maronite Ibn al-Qilai choisit pour
chanter en zajal (poésie traditionnelle improvisée) l’« exception » maronite (14).
Deuxième « surprise » et non des moindres :
les conflits confessionnels sont récents à
l’échelle de l’histoire du Liban. Les Maronites
coexistaient avec les populations musulmanes et
bientôt druzes (15), selon un mode d’organisation clanique. Leur mode de vie était plus
proche de celui des autres montagnards que de
celui des citadins, byzantins ou musulmans.
Cette politique de tolérance fut à son tour pratiquée par les chefs croisés. À Tyr, sous domination croisée, chrétiens non latins, musulmans et
juifs disposent de leurs lieux de culte et de leur
propre juridiction ; les marchands musulmans
bénéficient d’une protection. Francs et musulmans n’hésitent pas à s’allier contre leurs coreligionnaires. C’est là une constante de l’histoire
libanaise jusqu’en 1840 : les alliances sont politiques mais non confessionnelles. Ce n’est qu’à
partir de 1840 que les affrontements prendront
un tour confessionnel lors des massacres entre
druzes et chrétiens, qui correspondent à une
forte poussée démographique des maronites et
des interventions de plus en plus directes des
puissances turque et occidentales. Cette confessionnalisation de la vie politique s’opère au
moment où les normes juridiques et l’organisation électorale commencent à se codifier et c’est
la France laïque, jouant à contre-emploi, qui
fige juridiquement ce qui relevait jusque là de
la tradition.
(14) Kamal Salibi, « Le Liban sous les Mamelouks », in Boutros
Dib (dir.), op. cit., p. 287.
(15) Considérée comme une branche ismaélienne issue du
chiisme, le druzisme est un monothéisme qui unit des éléments
coraniques, mystiques musulmans et persans à une sagesse héritée
de la Grèce antique. Les druzes ne se soumettent pas à la charia.
La population est concentrée en Syrie, au Liban (dans le Chouf)
et dans le nord d’Israël (Galilée).
LE PRINTEMPS ARABE
Mais cette vision historique commune est
réservée à un public restreint. Seule une
version vulgarisée permettrait une diffusion
plus large, dans l’attente d’un manuel scolaire
commun.
Quelle éducation civique ?
La guerre a laissé des séquelles : la diminution de la part chrétienne a développé chez
certains une mentalité « défensive » tandis
que la sectorisation communautaire s’est
accentuée. Néanmoins, jamais le brassage n’a
été aussi grand à l’université.
Obligatoire au Liban, l’éducation civique
est censée contribuer à l’émergence d’un
sentiment commun d’appartenance ; encore
faut-il que celle-ci soit assise sur des bases
solides et acceptables par tous. Si la sensibilisation à l’environnement fait l’objet d’un
consensus, le dépassement des méfiances
intercommunautaires bute sur plusieurs
obstacles. Certes, en matière de dialogue
islamo-chrétien, un travail important est
effectué par les autorités religieuses et un
certain nombre d’associations renouant avec
une tradition séculaire de coexistence, voire
de convivialité. Plus difficiles à surmonter, en
revanche : les méfiances nées de la guerre,
instrumentalisées aujourd’hui encore par les
formations politiques. L’absence d’un véritable travail de mémoire collectif ainsi que la
méfiance entretenue par une atmosphère
intérieure tendue confortent la tendance
traditionnelle au clanisme et favorisent le
repli communautaire.
Les actions civiques visant à « assouplir »
le rapport à autrui trouvent ainsi assez vite
leurs limites lorsqu’elles sont conçues
uniquement sous l’angle du dialogue et
qu’elles ne viennent pas se greffer sur un
fond culturel commun suffisamment solide,
de type humaniste. La « convivialité » libanaise est devenue source de richesse
(chacune des dix-huit confessions conjugue
à sa manière l’infini et le fini) chaque fois
qu’elle s’est ouverte sur l’universel. Les
grands textes « humanistes » de Sophocle, de
Platon ou d’Isocrate annonçant le dépassement de l’ethnicité et l’universalité de la
parole ont évidemment beaucoup à dire aux
Méditerranéens que sont les Libanais, d’autant que la culture hellénique fait partie
intégrante du patrimoine culturel liba-
nais (16), même si cet héritage est
aujourd’hui délaissé puisque l’enseignement
du grec ancien est réservé aux études supérieures. Dans ce même esprit d’universalité,
Amin Maalouf propose, en « contre-poison »
aux « identités meurtrières » (17), cette
phrase d’un poète arabe du VIIe siècle : « Si
j’ai été créé de terre, alors toute la terre est
mienne et tous les humains sont mes proches
(18). » L’humanisme libanais apparaît par
ailleurs plus ouvert que d’autres au sentiment du sacré, comme l’indique le succès du
Prophète écrit par Khalil Gibran en 1923 (19).
La place de la langue française
Et la langue française, quel rôle peut-elle
jouer dans l’identité nationale libanaise ?
Principale langue d’ouverture à partir du
XIXe siècle, mais fragilisé par le manque de
formateurs et par la prédominance de l’anglais dans le reste du Proche-Orient, le français reste cependant une langue de formation
et une langue de culture au Liban (20). Le lien
entre la permanence du français et l’identité
nationale libanaise peut se faire à plusieurs
niveaux. Parce qu’elle a fait très vite l’objet
d’une « appropriation » par les élites libanaises qui contribuèrent à leur tour à sa diffusion dans l’ensemble du Levant, la langue
française appartient à l’héritage culturel libanais. D’autre part, longtemps l’apanage des
milieux chrétiens et dans une moindre mesure
des élites sunnites, sa diffusion récente au sein
d’une partie de la population chiite en fait
désormais une langue, certes en recul, mais
diffusée de manière plus égale au sein de la
population libanaise. De plus, du fait de la
gratuité des études supérieures en France, le
français devient aujourd’hui au Liban – et
c’est nouveau – un facteur de promotion
sociale. La France est en effet le premier pays
(16) L’école stoïcienne connut un grand essor dans le Liban hellenisé. Pour autant, le grec ne devint jamais la langue unique de cette
région. Au Ve siècle et ensuite, le latin était la langue juridique, le
grec la langue culturelle et l’araméo-syriaque, l’arabe et le copte
restèrent des langues vernaculaires.
(17) Amin Maalouf, Les Identités meurtrières, Grasset, 1998.
(18) Cité par Amin Maalouf lors d’une interview sur Euronews
à la suite de l’obtention du prix Prince des Asturies des lettres 2010.
(19) Né à Bcharré (dans la montagne libanaise) en 1883, Khalil
Gibran s’installa aux États-Unis après un séjour en Europe.
(20) L’État libanais a signé le 23 octobre 2010 avec l’organisation
internationale de la francophonie un « pacte linguistique » visant à
assurer la pérennité du français, à côté de l’arabe langue nationale
et de l’anglais, seconde langue d’ouverture.
377
CLOTILDE DE FOUCHÉCOUR
d’accueil pour les étudiants libanais. Enfin,
parce que le français est une langue exigeante,
son maintien dans le système scolaire libanais (21) est gage d’une certaine qualité de
l’enseignement.
Par ailleurs, certains traits de la langue et
de la culture françaises ont sans doute contribué à façonner un esprit libanais où l’esprit
d’analyse et l’ironie se joignent à une
approche poétique du monde plus sémitique,
au sens large du terme. Certains auteurs français entrent plus que d’autres en résonance
avec les problématiques libanaises, qu’il
s’agisse de Montaigne, développant un humanisme « pour temps de crise », ou de Camus,
le « Méditerranéen », faisant le choix de l’humanité contre la violence politique. Dans un
autre domaine, celui de la pensée politique,
l’importance accordée en France à l’État a
sans doute quelque chose à dire aux Libanais
d’aujourd’hui et le discours du commandant
de Gaulle à l’université Saint-Joseph n’a pas
perdu de son actualité : « Sur ce sol merveilleux et pétri d’histoire, déclarait de Gaulle aux
étudiants, […] il vous appartient de construire
un État. Non point seulement d’en partager
les fonctions, d’en exercer les attributs, mais
bien de lui donner cette vie propre, cette force
intérieure, sans lesquelles il n’y a que des
institutions vides (22). »
Dans le regard des autres
Enfin, il n’est pas de nation sans représentation collective ni « mystique ». « La seule
chose que nous ayons en commun, c’est notre
drapeau », me déclarait un jeune Libanais.
Quand bien même cela serait vrai, ce ne serait
déjà pas négligeable tant le Cèdre fédère et
tant sa symbolique est forte.
La difficulté vient de ce que l’image du
Liban est à la fois un miroir brisé – un ensem(21) 65 % des établissements scolaires libanais choisissent encore
le français comme langue « seconde » (voire comme langue
« première » d’enseignement) contre 35 % l’anglais. La proportion
passe à 50 % dans le supérieur.
(22) Discours du commandant de Gaulle à l’université SaintJoseph de Beyrouth, le 3 juillet 1931, cité par Alexandre Najjar, in
De Gaulle et le Liban, tome I, Beyrouth, Éditions Terre du Liban,
2002, p. 70-71.
378
ble des projections particulières – et un miroir
déformé par le regard extérieur. Il est significatif que les films récemment primés qui
évoquent le Liban aient été des films étrangers, qu’il s’agisse de Valse avec Bachir d’Ari
Folman (2008) ou de Lebanon de Samuel
Maoz (2010). S’il ne s’agit pas de mettre en
cause l’incontestable réussite formelle de ces
deux films, un certain malaise naît du malentendu engendré par les titres. C’est Israël qui
est le sujet réel de ces deux films, non le
Liban.
Certes, il existe un cinéma libanais mais
celui-ci se heurte à des obstacles d’ordre
financier qui entravent son développement et,
à l’image du pays, il « se cherche toujours une
unité (23). »
La littérature et le journalisme ne connaissent pas ces obstacles matériels et peuvent à
la fois véhiculer une image collective et témoigner de l’esprit de résistance libanais. Celuici réside dans l’obstination du peuple libanais
à persister dans son être et dans la fidélité
d’une partie importante de sa population aux
traditions nationales de tolérance, d’ouverture, de refus du sectarisme et de priorité
accordée à la culture et à l’éducation. Il faut
lire L’École de la guerre d’Alexandre Najjar,
feuilleter les bandes dessinées de Zeina
Abirached, y retrouver une humanité que la
guerre n’a pas détruite, une pudeur qui refuse
de s’appesantir sur la douleur. La littérature
libanaise mériterait d’être davantage connue.
L’identité nationale libanaise existe : on ne
la chercherait pas avec une telle ardeur si elle
n’existait pas. Fragile, difficilement saisissable
et pourtant là, elle nous interroge parce
qu’elle anticipe sur notre propre évolution
dans un monde en constante recomposition.
CLOTILDE DE FOUCHÉCOUR
(23) Robert Eid, Le Cinéma libanais d’après-guerre. Construction
de mémoire et recomposition identitaire, thèse de doctorat, université Sorbonne Nouvelle-Paris III, p. 289-290.