Romeo et Juliette - Théâtre du Chêne vert

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Romeo et Juliette - Théâtre du Chêne vert
William Shakespeare
Romeo et Juliette
- Collection Théâtre -
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Table des matières
Romeo et Juliette........................................................................................1
PROLOGUE........................................................................................2
LE CHOEUR.......................................................................................3
ACTE PREMIER................................................................................4
SCENE PREMIERE............................................................................5
SCENE II...........................................................................................12
SCENE III..........................................................................................15
SCENE IV.........................................................................................19
SCENE V...........................................................................................23
ACTE II.............................................................................................28
PROLOGUE......................................................................................29
SCENE PREMIERE..........................................................................31
SCENE II...........................................................................................33
SCENE III..........................................................................................39
SCENE IV.........................................................................................42
SCENE V...........................................................................................48
SCENE VI.........................................................................................51
ACTE III............................................................................................53
SCENE PREMIERE..........................................................................54
SCENE II...........................................................................................60
SCENE III..........................................................................................64
SCENE IV.........................................................................................69
SCENE V...........................................................................................71
ACTE IV............................................................................................78
SCENE PREMIERE..........................................................................79
SCENE II...........................................................................................83
SCENE III..........................................................................................85
SCENE IV.........................................................................................87
SCENE V...........................................................................................89
ACTE V.............................................................................................94
SCENE PREMIERE..........................................................................95
SCENE II...........................................................................................98
i
Table des matières
Romeo et Juliette
SCENE III..........................................................................................99
ii
Romeo et Juliette
Auteur : William Shakespeare
Catégorie : Théâtre
Roméo, un Montaigu, et Juliette, une Capulet, tombent éperduement
amoureux l'un de l'autre, alors que leurs familles se vouent une haine
féroce depuis des lustres.
Licence : Domaine public
1
PROLOGUE
PROLOGUE
2
LE CHOEUR
Deux familles, égales en noblesse, Dans la belle Vérone, où nous plaçons
notre scène, Sont entraînées par d'anciennes rancunes à des rixes nouvelles
où le sang des citoyens souille les mains des citoyens.
Des entrailles prédestinées de ces deux ennemies a pris naissance, sous des
étoiles contraires, un couple d'amoureux dont la ruine néfaste et lamentable
doit ensevelir dans leur tombe l'animosité de leurs parents.
Les terribles péripéties de leur fatal amour et les effets de la rage obstinée
de ces familles, que peut seule apaiser la mort de leurs enfants, Vont en
deux heures être exposés sur notre scène.
Si vous daignez nous écouter patiemment, Notre zèle s'efforcera de
corriger notre insuffisance.
LE CHOEUR
3
ACTE PREMIER
ACTE PREMIER
4
SCENE PREMIERE
Vérone. - Une place publique.
Entrent Samson et Grégoire, armés d'épées et de boucliers.
SAMSON. - Grégoire, sur ma parole, nous ne supporterons pas leurs
brocards.
GRÉGOIRE. - Non, nous ne sommes pas gens à porter le brocart.
SAMSON. - Je veux dire que, s'ils nous mettent en colère, nous allongeons
le couteau.
GRÉGOIRE. - Oui, mais prends garde qu'on ne t'allonge le cou tôt ou tard.
SAMSON. - Je frappe vite quand on m'émeut.
GRÉGOIRE. - Mais tu es lent à t'émouvoir.
SAMSON. - Un chien de la maison de Montague m'émeut.
GRÉGOIRE. - Qui est ému, remue ; qui est vaillant, tient ferme ;
conséquemment, si tu es ému, tu lâches pied.
SAMSON. - Quand un chien de cette maison-là m'émeut, je tiens ferme. Je
suis décidé à prendre le haut du pavé sur tous les Montagues, hommes ou
femmes.
GRÉGOIRE. - Cela prouve que tu n'es qu'un faible drôle ; les faibles
s'appuient toujours au mur.
SAMSON. - C'est vrai ; et voilà pourquoi les femmes étant les vases les
plus faibles, sont toujours adossées au mur ; aussi, quand j'aurai affaire aux
Montagues, je repousserai les hommes du mur et j'y adosserai les femmes.
GRÉGOIRE. - La querelle ne regarde que nos maîtres et nous, leurs
hommes.
SAMSON. - N'importe ! je veux agir en tyran. Quand je me serai battu
avec les hommes, je serai cruel avec les femmes. Il n'y aura plus de
vierges !
GRÉGOIRE. - Tu feras donc sauter toutes leurs têtes ?
SAMSON. - Ou tous leurs pucelages. Comprends la chose comme tu
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Romeo et Juliette
voudras.
GRÉGOIRE. - Celles-là comprendront la chose, qui la sentiront.
SAMSON. - Je la leur ferai sentir tant que je pourrai tenir ferme, et l'on
sait que je suis un joli morceau de chair
GRÉGOIRE. - Il est fort heureux que tu ne sois pas poisson ; tu aurais fait
un pauvre merlan. Tire ton instrument ; en voici deux de la maison de
Montague. (Ils dégainent. ) Entrent Abraham et Balthazar.
SAMSON. - Voici mon épée nue ; cherche-leur querelle ; je serai derrière
toi.
GRÉGOIRE. - Oui, tu te tiendras derrière pour mieux déguerpir
SAMSON. - Ne crains rien de moi.
GRÉGOIRE. - De toi ? Non, Morbleu.
SAMSON. - Mettons la loi de notre côté et laissons-les commencer.
GRÉGOIRE. - Je vais froncer le sourcil en passant près d'eux, et qu'ils le
prennent comme ils le voudront.
SAMSON. - C'est-à-dire Comme ils n'oseront. Je Vais mordre mon pouce
en les regardant, et ce sera une disgrâce pour eux, s'ils le supportent.
ABRAHAM, à Samson. - Est-ce à notre intention que vous mordez votre
pouce, monsieur ?
SAMSON. - Je mords mon pouce, monsieur.
ABRAHAM. - Est-ce à notre intention que vous mordez votre pouce,
monsieur ?
SAMSON, bas à Grégoire. - La loi est-elle de notre côté, si je dis oui ?
GRÉGOIRE, bas à Samson. - Non.
SAMSON, haut à Abraham. - Non, monsieur ce n'est pas à votre intention
que je mords mon pouce, monsieur ; mais je mords mon pouce, monsieur.
GRÉGOIRE, à Abraham. - Cherchez-vous une querelle, monsieur ?
ABRAHAM. - Une querelle, monsieur ? Non, monsieur !
SAMSON. - Si vous en cherchez une, monsieur, je suis votre homme. Je
sers un maître aussi bon que le vôtre.
ABRAHAM. - Mais pas meilleur.
SAMSON. - Soit, monsieur.
Entre, au fond du théâtre, Benvolio ; puis, à distance, derrière lui, Tybalt.
GRÉGOIRE, à Samson. - Dis meilleur ! Voici un parent de notre maître.
SAMSON, à Abraham. - Si fait, monsieur, meilleur !
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ABRAHAM. - Vous en avez menti.
SAMSON. - Dégainez, si vous êtes hommes ! (Tous se mettent en garde. )
Grégoire, souviens-toi de ta maîtresse botte !
BENVOLIO, s'avançant la rapière au poing. - Séparez-vous, imbéciles !
rengainez vos épées ; vous ne savez pas ce que vous faites. (Il rabat les
armes des valets. )
TYBALT, s'élançant, l'épée nue, derrière Benvolio.
- Quoi !
l'épée à la main, parmi ces marauds sans coeur ! Tourne-toi, Benvolio, et
fais face à ta mort.
BENVOLIO, à Tybalt. - Je ne veux ici que maintenir la paix ; rengaine ton
épée, ou emploie-la, comme moi, à séparer ces hommes.
TYBALT. - Quoi, l'épée à la main, tu parles de paix ! Ce mot, je le hais,
comme je hais l'enfer, tous les Montagues et toi. À toi, lâche !
Tous se battent. D'autres partisans des deux maisons arrivent et se joignent
à la mêlée.
Alors arrivent des citoyens armés de bâtons.
PREMIER CITOYEN. - À l'oeuvre les bâtons, les piques, les partisanes !
Frappez ! Écrasez-les ! À bas les Montagues ! À bas les Capulets !
Entrent Capulet, en robe de chambre, et lady Capulet.
CAPULET. - Quel est ce bruit ?... Holà ! qu'on me donne ma grande épée.
LADY CAPULET. - Non ! une béquille ! une béquille !... Pourquoi
demander une épée ?
CAPULET. - Mon épée, dis-je ! le vieux Montague arrive et brandit sa
rapière en me narguant !
Entrent Montague, l'épée à la main, et lady Montague.
MONTAGUE. - À toi, misérable Capulet !... Ne me retenez pas !
lâchez-moi.
LADY MONTAGUE, le retenant. - Tu ne feras pas un seul pas vers ton
ennemi.
Entre le prince Escalus, avec sa suite.
LE PRINCE. - Sujets rebelles, ennemis de la paix ! profanateurs qui
souillez cet acier par un fratricide !... Est-ce qu'on ne m'entend pas ?...
Holà ! vous tous, hommes ou brutes, qui éteignez la flamme de votre rage
pernicieuse dans les flots de pourpre échappés de vos veines, sous peine de
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torture, obéissez ! Que vos mains sanglantes jettent à terre ces épées
trempées dans le crime, et écoutez la sentence de votre prince irrité ! (Tous
les combattants s'arrêtent. ) Trois querelles civiles, nées d'une parole en
l'air, ont déjà troublé le repos de nos rues, par ta faute, vieux Capulet, et
par la tienne, Montague ; trois fois les anciens de Vérone, dépouillant le
vêtement grave qui leur sied, ont dû saisir de leurs vieilles mains leurs
vieilles partisanes, gangrenées par la roule, pour séparer vos haines
gangrenées. Si jamais vous troublez encore nos rues, votre vie payera le
dommage fait à la paix. Pour cette fois, que tous se retirent. Vous, Capulet,
venez avec moi ; et vous, Montague, vous vous rendrez cette après-midi,
pour connaître notre décision ultérieure sur cette affaire, au vieux château
de Villafranca, siège ordinaire de notre justice.
Encore une fois, sous peine de mort, que tous se séparent !
(Tous sortent, excepté Montague, lady Montague et Benvolio.)
MONTAGUE. - Qui donc a réveillé cette ancienne querelle ?
Parlez, neveu, étiez-vous là quand les choses ont commencé ?
BENVOLIO. - Les gens de votre adversaire et les vôtres se battaient ici à
outrance quand je suis arrivé ; j'ai dégainé pour les séparer ; à l'instant
même est survenu le fougueux Tybalt, l'épée haute, vociférant ses défis à
mon oreille, en même temps qu'il agitait sa lame autour de sa tête et
pourfendait l'air qui narguait son impuissance par un sifflement. Tandis
que nous échangions les coups et les estocades, sont arrivés des deux côtés
de nouveaux partisans qui ont combattu jusqu'à ce que le prince soit venu
les séparer
LADY MONTAGUE. - Oh ! où est donc Roméo ? l'avez-vous vu
aujourd'hui ? Je suis bien aise qu'il n'ait pas été dans cette bagarre.
BENVOLIO. - Madame, une heure avant que le soleil sacré perçât la vitre
d'or de l'Orient, mon esprit agité m'a entraîné à sortir ; tout en marchant
dans le bois de sycomores qui s'étend à l'ouest de la ville, j'ai vu votre fils
qui s'y promenait déjà ; je me suis dirigé vers lui, mais, à mon aspect, il
s'est dérobé dans les profondeurs du bois. Pour moi, jugeant de ses
émotions par les miennes, qui ne sont jamais aussi absorbantes que quand
elles sont solitaires, j'ai suivi ma fantaisie sans poursuivre la sienne, et j'ai
évité volontiers qui me fuyait si volontiers.
MONTAGUE. - Voilà bien des matinées qu'on l'a vu là augmenter de ses
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larmes la fraîche rosée du matin et à force de soupirs ajouter des nuages
aux nuages. Mais, aussitôt que le vivifiant soleil commence, dans le plus
lointain Orient, à tirer les rideaux ombreux du lit de l'Aurore, vite mon fils
accablé fuit la lumière ; il rentre, s'emprisonne dans sa chambre, ferme ses
fenêtres, tire le verrou sur le beau jour et se fait une nuit artificielle. Ah !
cette humeur sombre lui sera fatale, si de bons conseils n'en dissipent la
cause.
BENVOLIO. - Cette cause, la connaissez-vous, mon noble oncle ?
MONTAGUE. - Je ne la connais pas et je n'ai pu l'apprendre de lui.
BENVOLIO. - Avez-vous insisté près de lui suffisamment ?
MONTAGUE. - J'ai insisté moi-même, ainsi que beaucoup de mes amis ;
mais il est le seul conseiller de ses passions ; il est l'unique confident de
lui-même, confident peu sage peut-être, mais aussi secret, aussi
impénétrable, aussi fermé à la recherche et à l'examen que le bouton qui est
rongé par un ver jaloux avant de pouvoir épanouir à l'air ses pétales
embaumés et offrir sa beauté au soleil ! Si seulement nous pouvions savoir
d'où lui viennent ces douleurs, nous serions aussi empressés pour les guérir
que pour les connaître.
Roméo paraît à distance.
BENVOLIO. - Tenez, le voici qui vient. Éloignez-vous, je vous prie ; ou je
connaîtrai ses peines, ou je serai bien des fois refusé.
MONTAGUE. - Puisses-tu, en restant, être assez heureux pour entendre
une confession complète !... Allons, madame, partons ! (Sortent Montague
et lady Montague.)
BENVOLIO. - Bonne matinée, cousin !
ROMÉO. - Le jour est-il si jeune encore ?
BENVOLIO. - Neuf heures viennent de sonner.
ROMÉO. - Oh ! que les heures tristes semblent longues !
N'est-ce pas mon père qui vient de partir si vite ?
BENVOLIO. - C'est lui-même. Quelle est donc la tristesse qui allonge les
heures de Roméo ?
ROMÉO. - La tristesse de ne pas avoir ce qui les abrégerait.
BENVOLIO. - Amoureux ?
ROMÉO. - Éperdu...
BENVOLIO. - D'amour ?
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ROMÉO. - Des dédains de celle que j'aime.
BENVOLIO. - Hélas ! faut-il que l'amour si doux en apparence, soit si
tyrannique et si cruel à l'épreuve !
ROMÉO. - Hélas ! faut-il que l'amour malgré le bandeau qui l'aveugle,
trouve toujours, sans y voir, un chemin vers son but !... Où
dînerons-nous ?... ô mon Dieu !... Quel était ce tapage ?... Mais non, ne me
le dis pas, car je sais tout ! Ici on a beaucoup à faire avec la haine, mais
plus encore avec l'amour... Amour ! ô tumultueux amour ! ô amoureuse
haine ! ô tout, créé de rien ! ô lourde légèreté ! Vanité sérieuse ! Informe
chaos de ravissantes visions ! Plume de plomb, lumineuse fumée, feu
glacé, santé maladive ! Sommeil toujours éveillé qui n'est pas ce qu'il est !
Voilà l'amour que je sens et je n'y sens pas d'amour... Tu ris, n'est-ce pas ?
BENVOLIO. - Non, cousin : je pleurerais plutôt.
ROMÉO. - Bonne âme !... et de quoi ?
BENVOLIO. - De voir ta bonne âme si accablée.
ROMÉO. - Oui, tel est l'effet de la sympathie. La douleur ne pesait qu'à
mon coeur, et tu veux l'étendre sous la pression de la tienne : cette
affection que tu me montres ajoute une peine de plus à l'excès de mes
peines. L'amour est une fumée de soupirs ; dégagé, c'est une flamme qui
étincelle aux yeux des amants ; comprimé, c'est une mer qu'alimentent
leurs larmes. Qu'est-ce encore ? La folle la plus raisonnable, une
suffocante amertume, une vivifiante douceur !... Au revoir, mon cousin. (Il
va pour sortir ) BENVOLIO. - Doucement, je vais vous accompagner :
vous me faites injure en me quittant ainsi.
ROMÉO. - Bah ! je me suis perdu moi-même ; je ne suis plus ici ; ce n'est
pas Roméo que tu vois, il est ailleurs.
BENVOLIO. - Dites-moi sérieusement qui vous aimez.
ROMÉO. - Sérieusement ? Roméo ne peut le dire qu'avec des sanglots.
BENVOLIO. - Avec des sanglots ? Non ! dites-le-moi sérieusement.
ROMÉO. - Dis donc à un malade de faire sérieusement son testament !
Ah ! ta demande s'adresse mal à qui est si mal !
Sérieusement, cousin, j'aime une femme.
BENVOLIO. - En le devinant, j'avais touché juste.
ROMÉO. - Excellent tireur !... j'ajoute qu'elle est d'une éclatante beauté.
BENVOLIO. - Plus le but est éclatant, beau cousin, plus il est facile à
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Romeo et Juliette
atteindre.
ROMÉO. - Ce trait-là frappe à côté ; car elle est hors d'atteinte des flèches
de Cupidon : elle a le caractère de Diane ; armée d'une chasteté à toute
épreuve, elle vit à l'abri de l'arc enfantin de l'Amour ; elle ne se laisse pas
assiéger en termes amoureux, elle se dérobe au choc des regards
provocants et ferme son giron à l'or qui séduirait une sainte. Oh ! elle est
riche en beauté, misérable seulement en ce que ses beaux trésors doivent
mourir avec elle !
BENVOLIO. - Elle a donc juré de vivre toujours chaste ?
ROMÉO. - Elle l'a juré, et cette réserve produit une perte immense. En
affamant une telle beauté par ses rigueurs, elle en déshérite toute la
postérité. Elle est trop belle, trop sage, trop sagement belle, car elle mérite
le ciel en faisant mon désespoir. Elle a juré de n'aimer jamais, et ce
serment me tue en me laissant vivre, puisque c'est un vivant qui te parle.
BENVOLIO. - Suis mon conseil : cesse de penser à elle.
ROMÉO. - Oh ! apprends-moi comment je puis cesser de penser.
BENVOLIO. - En rendant la liberté à tes yeux : examine d'autres beautés.
ROMÉO. - Ce serait le moyen de rehausser encore ses grâces exquises.
Les bienheureux masques qui baisent le front des belles ne servent, par
leur noirceur, qu'à nous rappeler la blancheur qu'ils cachent. L'homme
frappé de cécité ne saurait oublier le précieux trésor qu'il a perdu avec la
vue.
Montre-moi la plus charmante maîtresse : que sera pour moi sa beauté,
sinon une page où je pourrai lire le nom d'une beauté plus charmante
encore ? Adieu : tu ne saurais m'apprendre à oublier
BENVOLIO. - J'achèterai ce secret-là, dussé-je mourir insolvable ! (Ils
sortent. )
SCENE PREMIERE
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SCENE II
Devant la maison de Capulet.
Entrent Capulet, Pâris et un valet
CAPULET. - Montaigu est lié comme moi, et sous une égale caution. Il
n'est pas bien difficile, je pense, à des vieillards comme nous de garder la
paix.
Pâris. - Vous avez tous deux la plus honorable réputation ; et c'est pitié que
vous ayez vécu si longtemps en querelle...
Mais maintenant, monseigneur, que répondez-vous à ma requête ?
CAPULET. - Je ne puis que redire ce que j'ai déjà dit. Mon enfant est
encore étrangère au monde ; elle n'a pas encore vu la fin de ses quatorze
ans ; laissons deux étés encore se flétrir dans leur orgueil, avant de la juger
mure pour le mariage.
Pâris. - De plus jeunes qu'elle sont déjà d'heureuses mères.
CAPULET. - Trop vite étiolées sont ces mères trop précoces...
La terre a englouti toutes mes espérances ; Juliette seule, Juliette est la
reine espérée de ma terre. Courtisez-la gentil Pâris, obtenez son coeur ;
mon bon vouloir n'est que la conséquence de son assentiment ; si vous lui
agréez, c'est de son choix que dépendent mon approbation et mon plein
consentement... Je donne ce soir une fête, consacrée par un vieil usage, à
laquelle j'invite ceux que j'aime ; vous serez le très bienvenu, si vous
voulez être du nombre. Ce soir, dans ma pauvre demeure, attendez-vous à
contempler des étoiles qui, tout en foulant la terre, éclipseront la clarté des
cieux. Les délicieux transports qu'éprouvent les jeunes galants alors
qu'avril tout pimpant arrive sur les talons de l'imposant hiver, vous les
ressentirez ce soir chez moi, au milieu de ces fraîches beautés en bouton.
Écoutez-les toutes, voyez-les toutes, et donnez la préférence à celle qui la
méritera. Ma fille sera une de celles que vous verrez, et, si elle ne se fait
pas compter elle peut du moins faire nombre. Allons, venez avec moi...
SCENE II
12
Romeo et Juliette
(Au valet. ) Holà, maraud ! tu vas te démener à travers notre belle Vérone ;
tu iras trouver les personnes dont les noms sont écrits ici, et tu leur diras
que ma maison et mon hospitalité sont mises à leur disposition. (Il remet
un papier au valet et sort avec Pâris. )
LE VALET, seul, les yeux fixés sur le papier - Trouver les gens dont les
noms sont écrits ici ? Il est écrit... que le cordonnier doit se servir de son
aune, le tailleur de son alêne, le pêcheur de ses pinceaux et le peintre de ses
filets ; mais moi, on veut que j'aille trouver les personnes dont les noms
sont écrits ici, quand je ne peux même pas trouver quels noms a écrits ici
l'écrivain ! Il faut que je m'adresse aux savants... Heureuse rencontre !
Entrent Benvolio et Roméo.
BENVOLIO. - Bah ! mon cher, une inflammation éteint une autre
inflammation ; une peine est amoindrie par les angoisses d'une autre peine.
La tête te tournera-t-elle ? tourne en sens inverse, et tu te remettras... Une
douleur désespérée se guérit par les langueurs d'une douleur nouvelle ; que
tes regards aspirent un nouveau poison, et l'ancien perdra son action
vénéneuse.
ROMÉO, ironiquement. - La feule de plantain est excellente pour cela.
BENVOLIO. - Pourquoi, je te prie ?
ROMÉO. - Pour une jambe cassée.
BENVOLIO. - Ça, Roméo, es-tu fou ?
ROMÉO. - Pas fou précisément, mais lié plus durement qu'un fou ; je suis
tenu en prison, mis à la diète, flagellé, tourmenté et... (Au valet.) Bonsoir,
mon bon ami.
LE VALET. - Dieu vous donne le bonsoir !... Dites-moi, monsieur
savez-vous lire ?
ROMÉO. - Oui, ma propre fortune dans ma misère.
LE VALET. - Peut-être avez-vous appris ça sans livre ( mais, dites-moi,
savez-vous lire le premier écrit venu ?
ROMÉO. - Oui, si j'en connais les lettres et la langue.
LE VALET. - Vous parlez Congrément. Le ciel vous tienne en joie ! (Il va
pour se retirer )
ROMÉO, le rappelant. - Arrête, l'ami, je sais lire. (Il prend le papier des
mains du valet et lit :) " Le signor Martino, sa femme et ses filles ; le comte
Anselme et ses charmantes soeurs ; la veuve du signor Vitruvio ; le signor
SCENE II
13
Romeo et Juliette
Placentio et ses aimables nièces ; Mercutio et son frère valentin ; mon
oncle Capulet, sa femme et ses filles ; ma jolie nièce Rosaline ; Livia ; le
signor valentio et son cousin Tybalt ; Lucio et la vive Héléna. " (Rendant
le papier.) Voilà une belle assemblée. Où doit-elle se rendre ?
LE VALET. - Là-haut.
ROMÉO. - Où cela ?
LE VALET. - Chez nous, à souper
ROMÉO. - Chez qui ?
LE VALET. - Chez mon maître.
ROMÉO. - J'aurais dû commencer par cette question.
LE VALET. - Je Vais tout vous dire sans que vous le demandiez : mon
maître est le grand et riche Capulet ; si vous n'êtes pas de la maison des
Montagues, je vous invite à venir chez nous faire sauter un cruchon de
vin... Dieu vous tienne en joie ! (Il sort.)
BENVOLIO. - C'est l'antique fête des Capulets ; la charmante Rosaline,
celle que tu aimes tant, y soupera, ainsi que toutes les beautés admirées de
Vérone ; vas-y, puis, d'un oeil impartial, compare son visage à d'autres que
je te montrerai, et je te ferai convenir que ton cygne n'est qu'un corbeau.
ROMÉO. - Si jamais mon regard, en dépit d'une religieuse dévotion,
proclamait un tel mensonge, que mes larmes se changent en flammes ! et
que mes yeux, restés vivants, quoique tant de fois noyés, transparents
hérétiques, soient brûlés comme imposteurs ! Une femme plus belle que
ma bien-aimée ! Le soleil qui voit tout n'a jamais vu son égale depuis qu'a
commencé le monde !
BENVOLIO. - Bah ! vous l'avez vue belle, parce que vous l'avez vue
seule ; pour vos yeux, elle n'avait d'autre contrepoids qu'elle-même ; mais,
dans ces balances cristallines, mettez votre bien-aimée en regard de telle
autre beauté que je vous montrerai toute brillante à cette fête, et elle n'aura
plus cet éclat qu'elle a pour vous aujourd'hui.
ROMÉO. - Soit ! J'irai, non pour voir ce que tu dis, mais pour jouir de la
splendeur de mon adorée. (Ils sortent. )
SCENE II
14
SCENE III
Dans la maison de Capulet.
Entrent lady Capulet et la nourrice.
LADY CAPULET. - Nourrice, où est ma fille ? Appelle-la.
LA NOURRICE. - Eh ! par ma virginité de douze ans, je lui ai dit de
venir.. (Appelant. ) Allons, mon agneau ! allons, mon oiselle ! Dieu me
pardonne !... Où est donc cette fille ?...
Allons, Juliette !
Entre Juliette.
JULIETTE. - Eh bien, qui m'appelle ?
LA NOURRICE. - Votre mère.
JULIETTE. - Me voici, madame. Quelle est votre volonté ?
LADY CAPULET. - Voici la chose... Nourrice, laisse-nous un peu ; nous
avons à causer en secret... (La nourrice va pour sortir.) Non, reviens,
nourrice ; je me suis ravisée, tu assisteras à notre conciliabule. Tu sais que
ma fille est d'un joli âge.
LA NOURRICE. - Ma foi, je puis dire son âge à une heure près.
LADY CAPULET. - Elle n'a pas quatorze ans.
LA NOURRICE. - Je parierais quatorze de mes dents, et, à ma grande
douleur je n'en ai plus que quatre, qu'elle n'a pas quatorze ans... Combien y
a-t-il d'ici à la Saint-Pierre-ès-Liens ?
LADY CAPULET. - Une quinzaine au moins.
LA NOURRICE. - Au moins ou au plus, n'importe ! Entre tous les jours de
l'année, c'est précisément la veille au soir de la Saint-Pierre-ès-Liens
qu'elle aura quatorze ans. Suzanne et elle, Dieu garde toutes les âmes
chrétiennes ! étaient du même âge... Oui, à présent, Suzanne est avec
Dieu : elle était trop bonne pour moi ; mais, comme je disais, la veille au
soir de la Saint-Pierre-ès-Liens elle aura quatorze ans ; elle les aura, ma
parole. Je m'en souviens bien. Il y a maintenant onze ans du tremblement
SCENE III
15
Romeo et Juliette
de terre ; et elle fut sevrée, je ne l'oublierai jamais, entre tous les jours de
l'année, précisément ce jour-là ; car j'avais mis de l'absinthe au bout de
mon sein, et j'étais assise au soleil contre le mur du pigeonnier ;
monseigneur et vous, vous étiez alors à Mantoue... Oh ! j'ai le cerveau
solide !... Mais, comme je disais, dès qu'elle eut goûté l'absinthe au bout de
mon sein et qu'elle en eut senti l'amertume, il fallait voir comme la petite
folle, toute furieuse, s'est emportée contre le téton ! Tremble, fit le
pigeonnier ; il n'était pas besoin, je vous jure, de me dire de décamper... Et
il y a onze ans de ça ; car alors elle pouvait se tenir toute seule ; oui, par la
sainte croix, elle pouvait courir et trottiner tout partout ; car, tenez, la veille
même, elle s'était cogné le front ; et alors mon mari, Dieu soit avec son
âme ! c'était un homme bien gai ! releva l'enfant : oui-da, dit-il, tu tombes
sur la face ?
Quand tu auras plus d'esprit, tu tomberas sur le dos ; n'est-ce pas, Juju ? Et,
par Notre-Dame, la petite friponne cessa de pleurer et dit : oui ! Voyez
donc à présent comme une plaisanterie vient à point ! Je garantis que,
quand je vivrais mille ans, je n'oublierais jamais ça : N'est-ce pas, Juju ?
fit-il ; et la petite folle s'arrêta et dit : oui !
LADY CAPULET. - En voilà assez ; je t'en prie, tais-toi.
LA NOURRICE. - Oui, madame ; pourtant je ne peux pas m'empêcher de
rire quand je songe qu'elle cessa de pleurer et dit : oui ! Et pourtant je
garantis qu'elle avait au front une bosse aussi grosse qu'une coque de jeune
poussin, un coup terrible ! et elle pleurait amèrement. oui-da, fit mon mari,
tu tombes sur la face ? Quand tu seras d'âge, tu tomberas sur le dos :
n'est-ce pas, Juju ? Et elle s'arrêta et dit : oui !
JULIETTE. - Arrête-toi donc aussi, je t'en prie, nourrice !
LA NOURRICE. - Paix ! j'ai fini. Que Dieu te marque de sa grâce ! tu étais
le plus joli poupon que j'aie jamais nourri ; si je puis vivre pour te voir
marier un jour, je serai satisfaite.
LADY CAPULET : - Voilà justement le sujet dont je viens l'entretenir..
Dis-moi, Juliette, ma fille, quelle disposition te sens-tu pour le mariage ?
JULIETTE. - C'est un honneur auquel je n'ai pas même songé.
LA NOURRICE. - Un honneur ! Si je n'étais pas ton unique nourrice, je
dirais que tu as sucé la sagesse avec le lait.
LADY CAPULET. - Eh bien, songez au mariage, dès à présent ; de plus
SCENE III
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Romeo et Juliette
jeunes que vous, dames fort estimées, ici à Vérone même, sont déjà
devenues mères ; si je ne me trompe, j'étais mère moi-même avant l'âge où
vous êtes fille encore. En deux mots, voici : le vaillant Pâris vous
recherche pour sa fiancée.
LA NOURRICE. - Voilà un homme, ma jeune dame ! un homme comme
le monde entier.. Quoi ! c'est un homme en cire !
LADY CAPULET. - Le parterre de Vérone n'offre pas une fleur pareille.
LA NOURRICE. - Oui, ma foi, il est la fleur du pays, la fleur par
excellence.
LADY CAPULET. - Qu'en dites-vous ? pourriez-vous aimer ce
gentilhomme ? Ce soir vous le verrez à notre fête ; lisez alors sur le visage
du jeune Pâris, et observez toutes les grâces qu'il a tracées la plume de la
beauté ; examinez ces traits si bien mariés, et voyez quel charme chacun
prête à l'autre ; si quelque chose reste obscur en cette belle page, vous le
trouverez éclairci sur la marge de ses yeux. Ce précieux livre d'amour, cet
amant jusqu'ici détaché, pour être parfait, n'a besoin que d'être relié !... Le
poisson brille sous la vague, et c'est la splendeur suprême pour le beau
extérieur de receler le beau intérieur ; aux yeux de beaucoup, il n'en est que
plus magnifique, le livre qui d'un fermoir d'or étreint la légende d'or !
Ainsi, en l'épousant, vous aurez part à tout ce qu'il possède, sans que
vous-même soyez en rien diminuée.
LA NOURRICE. - Elle, diminuer ! Elle grossira, bien plutôt.
Les femmes s'arrondissent auprès des hommes !
LADY CAPULET, à Juliette. - Bref, dites-moi si vous répondrez à l'amour
de Pâris.
JULIETTE. - Je verrai à l'aimer, S'il suffit de voir pour aimer ! mais mon
attention à son égard ne dépassera pas la portée que lui donneront vos
encouragements.
Entre un valet.
LE VALET. - Madame, les invités sont venus, le souper est servi ; on vous
appelle ; on demande mademoiselle ; on maudit la nourrice à l'office ; et
tout est terminé. Il faut que je m'en aille pour servir ; je vous en conjure,
venez vite.
LADY CAPULET. - Nous te suivons. Juliette, le comte nous attend.
LA NOURRICE. - Va, fillette, va ajouter d'heureuses nuits à tes heureux
SCENE III
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Romeo et Juliette
jours. (Tous sortent. )
SCENE III
18
SCENE IV
Une place sur laquelle est située la maison de Capulet.
Entrent Roméo, costumé ; Mercutio, Benvolio, avec cinq ou six autres
masques ; des gens portant des torches, et des musiciens.
ROMÉO. - Voyons, faut-il prononcer un discours pour nous excuser ou
entrer sans apologie ?
BENVOLIO. - Ces harangues prolixes ne sont plus de mode.
Nous n'aurons pas de Cupidon aux yeux bandés d'une écharpe, portant un
arc peint à la tartare, et faisant fuir les dames comme un épouvantail ; pas
de prologue appris par coeur et mollement débité à l'aide d'un souffleur
pour préparer notre entrée. Qu'ils nous estiment dans la mesure qu'il leur
plaira ; nous leur danserons une mesure, et nous partirons.
ROMÉO. - Qu'on me donne une torche ! Je ne suis pas en train pour
gambader ! Sombre comme je suis, je veux porter la lumière.
MERCUTIO. - Ah ! mon doux Roméo, nous voulions que vous dansiez.
ROMÉO. - Non, croyez-moi : vous avez tous la chaussure de bal et le talon
léger : moi, j'ai une âme de plomb qui me cloue au sol et m'ôte le talent de
remuer
MERCUTIO. - Vous êtes amoureux ; empruntez à Cupidon ses ailes, et
vous dépasserez dans votre vol notre vulgaire essor.
ROMÉO. - Ses flèches m'ont trop cruellement blessé pour que je puisse
m'élancer sur ses ailes légères ; enchaîné comme je le suis, je ne saurais
m'élever au-dessus d'une immuable douleur, je succombe sous l'amour qui
m'écrase.
MERCUTIO. - Prenez le dessus et vous l'écraserez : le délicat enfant sera
bien vite accablé par vous.
ROMÉO. - L'amour, un délicat enfant ! Il est brutal, rude, violent ! il
écorche comme l'épine.
MERCUTIO. - Si l'amour est brutal avec vous, soyez brutal avec lui ;
SCENE IV
19
Romeo et Juliette
écorchez l'amour qui vous écorche, et vous le dompterez. (Aux valets. )
Donnez-moi un étui à mettre mon visage !
(Se masquant. ) Un masque sur un masque ! Peu m'importe à présent qu'un
regard curieux cherche à découvrir mes laideurs ! Voilà d'épais sourcils qui
rougiront pour moi !
BENVOLIO. - Allons, frappons et entrons ; aussitôt dedans, que chacun ait
recours à ses jambes.
ROMÉO. - À moi une torche ! Que les galants au coeur léger agacent du
pied la natte insensible. Pour moi, je m'accommode d'une phrase de
grand-père : je tiendrai la chandelle et je regarderai... À vos brillants ébats
mon humeur noire ferait tache.
MERCUTIO. - Bah ! la nuit tous les chats sont gris ! Si tu es en humeur
noire, nous te tirerons, sauf respect, du bourbier de cet amour où tu
patauges jusqu'aux oreilles... Allons vite.
Nous usons notre éclairage de jour...
ROMÉO. - Comment cela ?
MERCUTIO. - Je veux dire, messire, qu'en nous attardant nous consumons
nos lumières en pure perte, comme des lampes en plein jour... Ne tenez
compte que de ma pensée :
notre mérite est cinq fois dans notre intention pour une fois qu'il est dans
notre bel esprit.
ROMÉO. - En allant à cette mascarade, nous avons bonne intention, mais
il y a peu d'esprit à y aller.
MERCUTIO. - Peut-on demander pourquoi ?
ROMÉO. - J'ai fait un rêve cette nuit.
MERCUTIO. - Et moi aussi.
ROMÉO. - Eh bien ! qu'avez-vous rêvé ?
MERCUTIO. - Que souvent les rêveurs sont mis dedans !
ROMÉO. - Oui, dans le lit où, tout en dormant, ils rêvent la vérité.
MERCUTIO. - Oh ! je vois bien, la reine Mab vous a fait visite.
Elle est la fée accoucheuse et elle arrive, pas plus grande qu'une agate à
l'index d'un alderman, traînée par un attelage de petits atomes à travers les
nez des hommes qui gisent endormis. Les rayons des roues de son char
sont faits de longues pattes de faucheux ; la capote, d'ailes de sauterelles ;
les rênes, de la plus fine toile d'araignée ; les harnais, d'humides rayons de
SCENE IV
20
Romeo et Juliette
lune. Son fouet, fait d'un os de griffon, a pour corde un fil de la Vierge.
Son cocher est un petit cousin en livrée grise, moins gros de moitié qu'une
petite bête ronde tirée avec une épingle du doigt paresseux d'une servante.
Son chariot est une noisette, vide, taillée par le menuisier écureuil ou par le
vieux ciron, carrossier immémorial des fées. C'est dans cet apparat qu'elle
galope de nuit en nuit à travers les cerveaux des amants qui alors rêvent
d'amour sur les genoux des courtisans qui rêvent aussitôt de courtoisies,
sur les doigts des gens de loi qui aussitôt rêvent d'honoraires, sur les lèvres
des dames qui rêvent de baisers aussitôt ! Ces lèvres, Mab les crible
souvent d'ampoules, irritée de ce que leur haleine est gâtée par quelque
pommade. Tantôt elle galope sur le nez d'un solliciteur, et vite il rêve qu'il
flaire une place ; tantôt elle vient avec la queue d'un cochon de la dîme
chatouiller la narine d'un curé endormi, et vite il rêve d'un autre bénéfice ;
tantôt elle passe sur le cou d'un soldat, et alors il rêve de gorges ennemies
coupées, de brèches, d'embuscades, de lames espagnoles, de rasades
profondes de cinq brasses, et puis de tambours battant à son oreille ; sur
quoi il tressaille, s'éveille, et, ainsi alarmé, jure une prière ou deux, et se
rendort. C'est cette même Mab qui, la nuit, tresse la crinière des chevaux et
dans les poils emmêlés durcit ces noeuds magiques qu'on ne peut
débrouiller sans encourir malheur.
C'est la stryge qui, quand les filles sont couchées sur le dos, les étreint et
les habitue à porter leur charge pour en faire des femmes à solide carrure.
C'est elle...
ROMÉO. - Paix, paix, Mercutio, paix. Tu nous parles de riens !
MERCUTIO. - En effet, je parle des rêves, ces enfants d'un cerveau en
délire, que peut seule engendrer l'hallucination, aussi insubstantielle que
l'air, et plus variable que le vent qui caresse en ce moment le sein glacé du
nord, et qui, tout à l'heure, s'échappant dans une bouffée de colère, va se
tourner vers le midi encore humide de rosée !
BENVOLIO. - Ce vent dont vous parlez nous emporte hors de
nous-mêmes : le souper est fini et nous arriverons trop tard.
ROMÉO. - Trop tôt, j'en ai peur ! Mon âme pressent qu'une amère
catastrophe, encore suspendue à mon étoile, aura pour date funeste cette
nuit de fête, et terminera la méprisable existence contenue dans mon sein
par le coup sinistre d'une mort prématurée. Mais que celui qui est le
SCENE IV
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Romeo et Juliette
nautonier de ma destinée dirige ma voile !... En avant, joyeux amis !
BENVOLIO. - Battez, tambours ! (Ils sortent. )
SCENE IV
22
SCENE V
Une salle dans la maison de Capulet.
Entrent plusieurs valets ponant des serviettes.
PREMIER VALET. - Où est donc Laterine, qu'il ne m'aide pas à
desservir ? Lui, soulever une assiette ! Lui, frotter une table !
Fi donc !
DEUXIEME VALET. - Quand le soin d'une maison est confié aux mains
d'un ou deux hommes, et que ces mains ne sont même pas lavées, c'est une
sale chose.
PREMIER VALET. - Dehors les tabourets !... Enlevez le buffet !...
Attention à l'argenterie... (À l'un de ses camarades.) Mon bon, mets-moi de
côté un massepain ; et, si tu m'aimes, dis au portier de laisser entrer
Suzanne Lameule et Nelly...
Antoine ! Laterrine !
TROISIEME VALET. - Voilà, mon garçon ! présent !
PREMIER VALET. - On vous attend, On vous appelle, On vous demande,
on vous cherche dans la grande chambre.
TROISIEME VALET. - Nous ne pouvons pas être ici et là...
Vivement, mes enfants ; mettez-y un peu d'entrain, et que le dernier restant
emporte tout. (Ils se retirent. )
Entrent le vieux Capulet, puis, panai la foule des convives, Tybalt, Juliette
et la nourrice ; enfin Roméo, accompagné de ses amis, tous masqués. Les
valets vont et viennent
CAPULET. - Messieurs, soyez les bienvenus ! Celles de ces dames qui ne
sont pas affligées de cors aux pieds vont vous donner de l'exercice !... Ah !
ah ! mes donzelles ! qui de vous toutes refusera de danser à présent ? Celle
SCENE V
23
Romeo et Juliette
qui fera la mijaurée, celle-là, je jurerai qu'elle a des cors ! Eh ! je vous
prends par l'endroit sensible, n'est-ce pas ? (À de nouveaux arrivants. )
Vous êtes les bienvenus, messieurs... J'ai vu le temps où, moi aussi, je
portais un masque et où je savais chuchoter à l'oreille des belles dames de
ces mots qui les charment : ce temps-là n'est plus, il n'est plus, il n'est
plus ! (À de nouveaux arrivants. ) Vous êtes les bienvenus, messieurs...
Allons, musiciens, jouez ! Salle nette pour le bal ! Qu'on fasse place ! et en
avant, jeunes filles ! (La musique joue. les danses commencent. Aux
valets.) Encore des lumières, marauds. Redressez ces tables, et éteignez le
feu ; il fait trop chaud ici. (À son cousin Capulet, qui arrive. ) Ah ! mon
cher ce plaisir inespéré est d'autant mieux venu... Asseyez-vous,
asseyez-vous, bon cousin Capulet ; car vous et moi, nous avons passé nos
jours de danse. Combien de temps y a-t-il depuis le dernier bal où vous et
moi nous étions masqués ?
DEUXIEME CAPULET. - Trente ans, par Notre-Dame !
PREMIER CAPULET. - Bah ! mon cher ! pas tant que ça ! pas tant que
ça ! C'était à la noce de Lucentio. Vienne la Pentecôte aussi vite qu'elle
voudra, il y aura de cela quelque vingt-cinq ans ; et cette fois nous étions
masqués.
DEUXIEME CAPULET. - Il y a plus longtemps, il y a plus longtemps :
son fils est plus âgé, messire ; son fils a trente ans.
PREMIER CAPULET. - Pouvez-vous dire ça ! Son fils était encore mineur
il y a deux ans.
ROMÉO, à un valet, montrant Juliette. - Quelle est cette dame qui enrichit
la main de ce cavalier, là-bas ?
LE VALET. - Je ne sais pas, monsieur.
ROMÉO. - Oh ! elle apprend aux flambeaux à illuminer ! Sa beauté est
suspendue à la face de la nuit comme un riche joyau à l'oreille d'une
Éthiopienne ! Beauté trop précieuse pour la possession, trop exquise pour
la terre ! Telle la colombe de neige dans une troupe de corneilles, telle
apparaît cette jeune dame au milieu de ses compagnes. Cette danse finie,
j'épierai la place où elle se tient, et je donnerai à ma main grossière le
bonheur de toucher la sienne. Mon coeur a-t-il aimé jusqu'ici ? Non ;
jurez-le, mes yeux ! Car jusqu'à ce soir, je n'avais pas vu la vraie beauté.
TYBALT, désignant Roméo. - Je reconnais cette voix ; ce doit être un
SCENE V
24
Romeo et Juliette
Montague... (À un page. ) Va me chercher ma rapière, page ! Quoi ! le
misérable ose venir ici, couvert d'un masque grotesque, pour insulter et
narguer notre solennité ? Ah ! par l'antique honneur de ma race, je ne crois
pas qu'il y ait péché à l'étendre mort !
PREMIER CAPULET, s'approchant de Tybalt. - Eh bien ! qu'as-tu donc,
mon neveu ? Pourquoi cette tempête ?
TYBALT. - Mon oncle, voici un Montague, un de nos ennemis, un
misérable qui est venu ici par bravade insulter à notre soirée solennelle.
PREMIER CAPULET. - N'est-ce pas le jeune Roméo ?
TYBALT. - C'est lui, ce misérable Roméo !
PREMIER CAPULET. - Du Calme, gentil cousin ! laisse-le tranquille ; il a
les manières du plus courtois gentilhomme ; et, à dire vrai, Vérone est fière
de lui, comme d'un jouvenceau vertueux et bien élevé. Je ne voudrais pas,
pour toutes les richesses de cette ville, qu'ici, dans ma maison, il lui fût fait
une avanie. Aie donc patience, ne fais pas attention à lui, c'est ma volonté ;
si tu la respectes, prends un air gracieux et laisse là cette mine farouche qui
sied mal dans une fête.
TYBALT. - Elle sied bien dès qu'on a pour hôte un tel misérable ; je ne le
tolérerai pas !
PREMIER CAPULET. - VOUS le tolérerez ! qu'est-ce à dire, monsieur le
freluquet ! J'entends que vous le tolériez... Allons donc ! Qui est le maître
ici, vous ou moi ? Allons donc ! Vous ne le tolérerez pas ! Dieu me
pardonne ! Vous voulez soulever une émeute au milieu de mes hôtes !
Vous voulez mettre le vin en perce ! Vous voulez faire l'homme !
TYBALT. - Mais, mon oncle, c'est une honte.
PREMIER CAPULET. - Allons, allons, vous êtes un insolent garçon. En
vérité, cette incartade pourrait vous coûter cher : Je sais ce que je dis... Il
faut que vous me contrariiez !... Morbleu ! c'est le moment !... (Aux
danseurs.) À merveille, mes chers coeurs !... (À Tybalt.) Vous êtes un
faquin... Restez tranquille, sinon... (Aux valets.) Des lumières ! encore des
lumières ! par décence ! (À Tybalt. ) Je vous ferai rester tranquille, allez !
(Aux danseurs.) De l'entrain, mes petits coeurs !
TYBALT. - La patience qu'on m'impose lutte en moi avec une colère
obstinée, et leur choc fait trembler tous mes membres... Je vais me retirer ;
mais cette fureur rentrée, qu'en ce moment on croit adoucie, se convertira
SCENE V
25
Romeo et Juliette
en fiel amer (Il sort. )
ROMÉO, prenant la main de Juliette.
- Si j'ai profané avec mon indigne main cette châsse sacrée, je suis prêt à
une douce pénitence : permettez à mes lèvres, comme à deux pèlerins
rougissants, d'effacer ce grossier attouchement par un tendre baiser.
JULIETTE. - Bon pèlerin, vous êtes trop sévère pour votre main qui n'a
fait preuve en ceci que d'une respectueuse dévotion. Les saintes mêmes ont
des mains que peuvent toucher les mains des pèlerins ; et cette étreinte est
un pieux baiser
ROMÉO. - Les saintes n'ont-elles pas des lèvres, et les pèlerins aussi ?
JULIETTE. - Oui, pèlerin, des lèvres vouées à la prière.
ROMÉO. - Oh ! alors, chère sainte, que les lèvres fassent ce que font les
mains. Elles te prient ; exauce-les, de peur que leur foi ne se change en
désespoir.
JULIETTE. - Les saintes restent immobiles, tout en exauçant les prières.
ROMÉO. - Restez donc immobile, tandis que je recueillerai l'effet de ma
prière. (Il l'embrasse sur la bouche.) Vos lèvres ont effacé le péché des
miennes.
JULIETTE. - Mes lèvres ont gardé pour elles le péché qu'elles ont pris des
vôtres.
ROMÉO. - Vous avez pris le péché de mes lèvres ? ô reproche charmant !
Alors rendez-moi mon péché. (Il l'embrasse encore. )
JULIETTE. - Vous avez l'art des baisers.
LA NOURRICE, à Juliette. - Madame, votre mère voudrait vous dire un
mot. (Juliette se dirige vers lady Capulet. )
ROMÉO, à la nourrice. - Qui donc est sa mère ?
LA NOURRICE. - Eh bien, bachelier sa mère est la maîtresse de la
maison, une bonne dame, et sage et vertueuse ; j'ai nourri sa fille, celle
avec qui vous causiez ; je vais vous dire :
celui qui parviendra à mettre la main sur elle pourra faire sonner les écus.
ROMÉO. - C'est une Capulet ! ô trop chère créance ! Ma vie est due à mon
ennemie !
BENVOLIO, à Roméo. - Allons, partons ; la fête est à sa fin.
ROMÉO, à part. - Hélas ! oui, et mon trouble est à son comble.
PREMIER CAPULET, aux invités qui se retirent. - Ça, messieurs, n'allez
SCENE V
26
Romeo et Juliette
pas nous quitter encore : nous avons un méchant petit souper qui se
prépare... Vous êtes donc décidés ?... Eh bien, alors je vous remercie tous...
Je vous remercie, honnêtes gentilshommes. Bonne nuit. Des torches par
ici !... Allons, mettons-nous au lit ! (À son cousin Capulet.) Ah ! ma foi,
mon cher, il se fait tard : je vais me reposer (Tous sortent, excepté Juliette
et la nourrice. ) JULIETTE. - Viens ici, nourrice ! quel est ce
gentilhomme, là-bas ?
LA NOURRICE. - C'est le fils et l'héritier du vieux Tibério.
JULIETTE. - Quel est celui qui sort à présent ?
LA NOURRICE. - Ma foi, je crois que c'est le jeune Pétruchio.
JULIETTE, montrant Roméo. - Quel est cet autre qui suit et qui n'a pas
voulu danser ?
LA NOURRICE. - Je ne sais pas.
JULIETTE. - Va demander Son nom. (La nourrice S'éloigne un moment. )
S'il est marié, mon cercueil pourrait bien être mon lit nuptial.
LA NOURRICE, revenant. - Son nom est Roméo ; c'est un Montague, le
fils unique de votre grand ennemi.
JULIETTE. - Mon unique amour émane de mon unique haine ! Je l'ai vu
trop tôt sans le connaître et je l'ai connu trop tard. Il m'est né un prodigieux
amour, puisque je dois aimer un ennemi exécré !
LA NOURRICE. - Que dites-vous ? que dites-vous ?
JULIETTE. - Une strophe que dent de m'apprendre un de mes danseurs.
(voix au-dehors appelant Juliette. )
LA NOURRICE. - Tout à l'heure ! tout à l'heure !... Allons nous-en ; tous
les étrangers sont partis.
SCENE V
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ACTE II
ACTE II
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PROLOGUE
Entre le choeur
LE CHOEUR
Maintenant, le vieil amour agonise sur son lit de mort,
Et une passion nouvelle aspire à son héritage.
Cette belle pour qui notre amant gémissait et voulait mourir,
Comparée à la tendre Juliette, a cessé d'être belle.
Maintenant Roméo est aimé de celle qu'il aime :
Et tous deux sont ensorcelés par le charme de leurs regards.
Mais il a besoin de conter ses peines à son ennemie supposée,
Et elle dérobe ce doux appât d'amour sur un hameçon dangereux.
Traité en ennemi, Roméo ne peut avoir un libre accès
Pour soupirer ces voeux que les amants se plaisent à prononcer
Et Juliette, tout aussi éprise, est plus impuissante encore
À se ménager une rencontre avec son amoureux.
Mais la passion leur donne la force, et le temps, l'occasion
PROLOGUE
29
Romeo et Juliette
De goûter ensemble d'ineffables joies dans d'ineffables transes. (Il sort.)
PROLOGUE
30
SCENE PREMIERE
Une route aux abords du jardin de Capulet.
Roméo entre précipitamment.
ROMÉO, montrant le mur du jardin. - Puis-je aller plus loin, quand mon
coeur est ici ? En amère, masse terrestre, et retrouve ton centre. (Il escalade
le muret disparaît. )
Entrent Benvolio et Mercutio.
BENVOLIO. - Roméo ! mon cousin Roméo !
MERCUTIO. - Il a fait sagement. Sur ma vie, il s'est esquivé pour gagner
son lit.
BENVOLIO. - Il a couru de ce côté et sauté par-dessus le mur de ce jardin.
Appelle-le, bon Mercutio.
MERCUTIO. - Je ferai plus ; je vais le conjurer Roméo ! caprice !
frénésie ! passion ! amour ! apparais-nous sous la forme d'un soupir ! Dis
seulement un vers, et je suis satisfait ! Crie seulement hélas ! accouple
seulement amour avec jour !
Rien qu'un mot aimable pour ma commère Vénus ! Rien qu'un sobriquet
pour son fils, pour son aveugle héritier, le jeune Adam Cupid, celui qui
visa si juste, quand le roi Cophetua s'éprit de la mendiante !... Il n'entend
pas, il ne remue pas, il ne bouge pas. Il faut que ce babouin-là soit mort :
évoquons-le. Roméo, je te conjure par les yeux brillants de Rosaline, par
son front élevé et par sa lèvre écarlate, par son pied mignon, par sa jambe
svelte, par sa cuisse frémissante, et par les domaines adjacents :
apparais-nous sous ta propre forme !
BENVOLIO. - S'il t'entend, il se fâchera.
MERCUTIO. - Cela ne peut pas le fâcher ; il se fâcherait avec raison, si je
faisais surgir dans le cercle de sa maîtresse un démon d'une nature étrange
que je laisserais en arrêt jusqu'à ce qu'elle l'eût désarmé par ses exorcismes.
SCENE PREMIERE
31
Romeo et Juliette
Cela serait une offense : mais j'agis en enchanteur loyal et honnête ; et, au
nom de sa maîtresse, c'est lui seul que je vais faire surgi.
BENVOLIO. - Allons ! il s'est enfoncé sous ces arbres pour y chercher une
nuit assortie à son humeur. Son amour est aveugle, et n'est à sa place que
dans les ténèbres.
MERCUTIO. - Si l'amour est aveugle, il ne peut pas frapper le but... Sans
doute Roméo s'est assis au pied d'un pêcher, pour rêver qu'il le commet
avec sa maîtresse. Bonne nuit, Roméo... Je vais trouver ma chère
couchette ; ce lit de camp est trop froid pour que j'y dorme. Eh bien,
partons-nous ?
BENVOLIO. - Oui, partons ; car il est inutile de chercher ici qui ne veut
pas se laisser trouver (Ils sortent. )
SCENE PREMIERE
32
SCENE II
Le jardin de Capulet.
Sous les fenêtres de l'appartement de Juliette.
Entre Roméo.
ROMÉO. - Il se rit des plaies, celui qui n'a jamais reçu de blessures !
(Apercevant Juliette qui apparaît à une fenêtre. ) Mais doucement ! Quelle
lumière jaillit par cette fenêtre ?
Voilà l'Orient, et Juliette est le soleil ! Lève-toi, belle aurore, et tue la lune
jalouse, qui déjà languit et pâlit de douleur parce que toi, sa prêtresse, tu es
plus belle qu'elle-même ! Ne sois plus sa prêtresse, puisqu'elle est jalouse
de toi ; sa livrée de vestale est maladive et blême, et les folles seules la
portent : rejette-la !... Voilà ma dame ! Oh ! voilà mon amour ! Oh ! si elle
pouvait le savoir !... Que dit-elle ? Rien... Elle se tait...
Mais non ; son regard parle, et je veux lui répondre... Ce n'est pas à moi
qu'elle s'adresse. Deux des plus. belles étoiles du ciel, ayant affaire ailleurs,
adjurent ses yeux de vouloir bien resplendir dans leur sphère jusqu'à ce
qu'elles reviennent.
Ah ! si les étoiles se substituaient à ses yeux, en même temps que ses yeux
aux étoiles, le seul éclat de ses joues ferait pâlir la clarté des astres, comme
le grand jour, une lampe ; et ses yeux, du haut du ciel, darderaient une telle
lumière à travers les régions aériennes, que les oiseaux chanteraient,
croyant que la nuit n'est plus. Voyez comme elle appuie sa joue sur sa
main ! Oh ! que ne suis-je le gant de cette main ! Je toucherais sa joue !
JULIETTE. - Hélas !
ROMÉO. - Elle parle ! Oh ! parle encore, ange resplendissant !
Car tu rayonnes dans cette nuit, au-dessus de ma tête, comme le messager
ailé du ciel, quand, aux yeux bouleversés des mortels qui se rejettent en
amère pour le contempler, il devance les nuées paresseuses et vogue sur le
sein des airs !
SCENE II
33
Romeo et Juliette
JULIETTE. - ô Roméo ! Roméo ! pourquoi es-tu Roméo ?
Renie ton père et abdique ton nom ; ou, si tu ne le veux pas, jure de
m'aimer, et je ne serai plus une Capulet.
ROMÉO, à part. - Dois-je l'écouter encore ou lui répondre ?
JULIETTE. - Ton nom seul est mon ennemi. Tu n'es pas un Montague, tu
es toi-même. Qu'est-ce qu'un Montague ? Ce n'est ni une main, ni un pied,
ni un bras, ni un visage, ni rien qui fasse partie d'un homme... Oh ! sois
quelque autre nom !
Qu'y a-t-il dans un nom ? Ce que nous appelons une rose embaumerait
autant sous un autre nom. Ainsi, quand Roméo ne s'appellerait plus
Roméo, il conserverait encore les chères perfections qu'il possède...
Roméo, renonce à ton nom ; et, à la place de ce nom qui ne fait pas partie
de toi, prends-moi tout entière.
ROMÉO. - Je te prends au mot ! Appelle-moi seulement ton amour et je
reçois un nouveau baptême : désormais je ne suis plus Roméo.
JULIETTE. - Quel homme es-tu, toi qui, ainsi caché par la nuit, viens de te
heurter à mon secret ?
ROMÉO. - Je ne sais par quel nom t'indiquer qui je suis.
Mon nom, sainte chérie, m'est odieux à moi-même, parce qu'il est pour toi
un ennemi : si je l'avais écrit là, j'en déchirerais les lettres.
JULIETTE. - Mon oreille n'a pas encore aspiré cent paroles proférées par
cette voix, et pourtant j'en reconnais le son.
N'es-tu pas Roméo et un Montague ?
ROMÉO. - Ni l'un ni l'autre, belle vierge, si tu détestes l'un et l'autre.
JULIETTE. - Comment es-tu venu ici, dis-mol ? et dans quel but ? Les
murs du jardin sont hauts et difficiles à gravir. Considère qui tu es : ce lieu
est ta mort, si quelqu'un de mes parents te trouve ici.
ROMÉO. - J'ai escaladé ces murs sur les ailes légères de l'amour : car les
limites de pierre ne sauraient arrêter l'amour, et ce que l'amour peut faire,
l'amour ose le tenter ; voilà pourquoi tes parents ne sont pas un obstacle
pour moi.
JULIETTE. - S'ils te voient, ils te tueront.
ROMÉO. - Hélas ! il y a plus de péril pour moi dans ton regard que dans
vingt de leurs épées : que ton oeil me soit doux, et je suis à l'épreuve de
leur inimitié.
SCENE II
34
Romeo et Juliette
JULIETTE. - Je ne voudrais pas pour le monde entier qu'ils te vissent ici.
ROMÉO. - J'ai le manteau de la nuit pour me soustraire à leur vue.
D'ailleurs, si tu ne m'aimes pas, qu'ils me trouvent ici ! J'aime mieux ma
vie finie par leur haine que ma mort différée sans ton amour.
JULIETTE. - Quel guide as-tu donc eu pour arriver jusqu'ici ?
ROMÉO. - L'amour, qui le premier m'a suggéré d'y venir : il m'a prêté son
esprit et je lui ai prêté mes yeux. Je ne suis pas un pilote ; mais, quand tu
serais à la même distance que la vaste plage baignée par la mer la plus
lointaine, je risquerais la traversée pour une denrée pareille.
JULIETTE. - Tu sais que le masque de la nuit est sur mon visage ; sans
cela, tu verrais une virginale couleur colorer ma joue, quand je songe aux
paroles que tu m'as entendue dire cette nuit. Ah ! je voudrais rester dans les
convenances ; je voudrais, je voudrais nier ce que j'ai dit. Mais adieu, les
cérémonies ! M'aimes-tu ? Je sais que tu vas dire oui, et je te croirai sur
parole. Ne le jure pas : tu pourrais trahir ton serment : les parjures des
amoureux font, dit-on, rire Jupiter.. Oh ! gentil Roméo, si tu m'aimes,
proclame-le loyalement : et si tu crois que je me laisse trop vite gagner je
froncerai le sourcil, et je serai cruelle, et je te dirai non, pour que tu me
fasses la cour : autrement, rien au monde ne m'y déciderait... En vérité,
beau Montague, je suis trop éprise, et tu pourrais croire ma conduite
légère ; mais crois-moi, gentilhomme, je me montrerai plus fidèle que
celles qui savent mieux affecter la réserve. J'aurais été plus réservée, il faut
que je l'avoue, si tu n'avais pas surpris, à mon insu, l'aveu passionné de
mon amour : pardonne-moi donc et n'impute pas à une légèreté d'amour
cette faiblesse que la nuit noire fa permis de découvrir
ROMÉO. - Madame, je jure par cette lune sacrée qui argente toutes ces
cimes chargées de fruits !...
JULIETTE. - Oh ! ne jure pas par la lune, l'inconstante lune dont le disque
change chaque mois, de peur que ton amour ne devienne aussi variable !
ROMÉO. - Par quoi dois-je jurer ?
JULIETTE. - Ne jure pas du tout ; ou, si tu le veux, jure par ton gracieux
être, qui est le dieu de mon idolâtrie, et je te croirai.
ROMÉO. - Si l'amour profond de mon coeur..
JULIETTE. - Ah ! ne jure pas ! Quoique tu fasses ma joie, je ne puis
goûter cette nuit toutes les joies de notre rapprochement ; il est trop
SCENE II
35
Romeo et Juliette
brusque, trop imprévu, trop subit, trop semblable à l'éclair qui a cessé
d'être avant qu'on ait pu dire : il brille !... Doux ami, bonne nuit ! Ce
bouton d'amour mûri par l'haleine de l'été, pourra devenir une belle fleur, à
notre prochaine entrevue... Bonne nuit, bonne nuit ! Puisse le repos, puisse
le calme délicieux qui est dans mon sein, arriver à ton coeur !
ROMÉO. - Oh ! vas-tu donc me laisser si peu satisfait ?
JULIETTE. - Quelle satisfaction peux-tu obtenir cette nuit ?
ROMÉO. - Le solennel échange de ton amour contre le mien.
JULIETTE. - Mon amour ! je te l'ai donné avant que tu l'aies demandé. Et
pourtant je voudrais qu'il fat encore à donner.
ROMÉO. - Voudrais-tu me le retirer ? Et pour quelle raison, mon amour ?
JULIETTE. - Rien que pour être généreuse et te le donner encore. Mais je
désire un bonheur que j'ai déjà : ma libéralité est aussi illimitée que la mer,
et mon amour aussi profond :
plus je te donne, plus il me reste, car l'une et l'autre sont infinis. (On entend
la voix de la nourrice. ) J'entends du bruit dans la maison. Cher amour,
adieu ! J'y vais, bonne nourrice !...
Doux Montague, sois fidèle. Attends un moment, je vais revenir (Elle se
retire de la fenêtre. )
ROMÉO. - ô céleste, céleste nuit. ! J'ai peur, comme il fait nuit, que tout
ceci ne soit qu'un rêve, trop délicieusement flatteur pour être réel.
Juliette revient.
JULIETTE. - Trois mots encore, cher Roméo, et bonne nuit, cette fois ! Si
l'intention de ton amour est honorable, si ton but est le mariage, fais-moi
savoir demain, par la personne que je ferai parvenir jusqu'à toi, en quel lieu
et à quel moment tu veux accomplir la cérémonie, et alors je déposerai à
tes pieds toutes mes destinées, et je te suivrai, monseigneur jusqu'au bout
du monde !
LA NOURRICE, derrière le théâtre. - Madame !
JULIETTE. - J'y vais ! tout à l'heure ! Mais si ton amère-pensée n'est pas
bonne, je te conjure...
LA NOURRICE, derrière le théâtre. - Madame !
JULIETTE. - À l'Instant ! J'y Vals !.., de cesser tes Instances et de me
laisser à ma douleur.. J'enverrai demain.
ROMÉO. - Par le salut de mon âme...
SCENE II
36
Romeo et Juliette
JULIETTE. - Mille fois bonne nuit ! (Elle quitte la fenêtre. )
ROMÉO. - La nuit ne peut qu'empirer mille fois, dès que ta lumière lui
manque... (Se retirant à pas lents. ) L'amour court vers l'amour comme
l'écolier hors de la classe ; mais il s'en éloigne avec l'air accablé de l'enfant
qui rentre à l'école.
Juliette reparaît à la fenêtre.
JULIETTE. - Stt ! Roméo ! Stt !... Oh ! que n'ai-je la voix du fauconnier
pour réclamer mon noble tiercelet ! Mais la captivité est enrouée et ne peut
parler haut : sans quoi j'ébranlerais la caverne où Écho dort, et sa voix
aérienne serait bientôt plus enrouée que la mienne, tant je lui ferais répéter
le nom de mon Roméo !
ROMÉO, revenant sur ses pas. - C'est mon âme qui me rappelle par mon
nom ! Quels sons argentins a dans la nuit la voix de la bien-aimée ! Quelle
suave musique pour l'oreille attentive !
JULIETTE. - Roméo !
ROMÉO. - Ma mie ?
LA NOURRICE, derrière le théâtre. - Madame !
JULIETTE. - À queue heure, demain, enverrai-je vers toi ?
ROMÉO. - À neuf heures.
JULIETTE. - Je n'y manquerai pas ! il y a vingt ans d'ici là. J'ai oublié
pourquoi je rai rappelé.
ROMÉO. - Laisse-moi rester ici jusqu'à ce que tu t'en souviennes.
JULIETTE. - Je l'oublierai, pour que tu restes là toujours, me rappelant
seulement combien j'aime ta compagnie.
ROMÉO. - Et je resterai là pour que tu l'oublies toujours, oubliant
moi-même que ma demeure est ailleurs.
JULIETTE. - Il est presque jour. Je voudrais que tu fusses parti, mais sans
t'éloigner plus que l'oiseau familier d'une joueuse enfant : elle le laisse
voleter un peu hors de sa main, pauvre prisonnier embarrassé de liens, et
vite elle le ramène en tirant le fil de soie, tant elle est tendrement jalouse de
sa liberté !
ROMÉO. - Je voudrais être ton oiseau !
JULIETTE. - Ami, Je le voudrais aussi ( mais je te tuerais à force de
caresses. Bonne nuit ! bonne nuit ! Si douce est la tristesse de nos adieux
que je te dirais : bonne nuit ! jusqu'à ce qu'il soit jour (Elle se retire. )
SCENE II
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Romeo et Juliette
ROMÉO, seul. - Que le sommeil se fixe sur tes yeux et la paix dans ton
coeur ! Je voudrais être le sommeil et la paix, pour reposer si
délicieusement ! Je vais de ce pas à la cellule de mon père spirituel, pour
implorer son aide et lui conter mon bonheur. (Il sort. )
SCENE II
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SCENE III
La cellule de fière Laurence.
Entre Frère Laurence, portant un panier
LAURENCE. - L'aube aux yeux gris couvre de son sourire la nuit
grimaçante, et diapre de lignes lumineuses les nuées d'Orient ; l'ombre
couperosée, chancelant comme un ivrogne, s'éloigne de la route du jour
devant les roues du Titan radieux. Avant que le soleil, de son regard de
flamme, ait ranimé le jour et séché la moite rosée de la nuit, il faut que je
remplisse cette cage d'osier de plantes pernicieuses et de fleurs au suc
précieux. La terre, qui est la mère des créatures, est aussi leur tombe ; leur
sépulcre est sa matrice même. Les enfants de toute espèce, sortis de son
flanc, nous les trouvons suçant sa mamelle inépuisable ; la plupart sont
doués de nombreuses vertus ; pas un qui n'ait son mérite, et pourtant tous
différent ! Oh ! combien efficace est la grâce qui réside dans les herbes,
dans les plantes, dans les pierres et dans leurs qualités intimes ! Il n'est rien
sur la terre de si humble qui ne rende à la terre un service spécial ; il n'est
rien non plus de si bon qui, détourné de son légitime usage, ne devienne
rebelle à son origine et ne tombe dans l'abus. La vertu même devient vice,
étant mal appliquée, et le vice est parfois ennobli par l'action.
Entre Roméo.
LAURENCE, prenant Une fleur dans le panier. - Le Calice enfant de cette
faible fleur recèle un poison et un cordial puissants : respirez-la, elle
stimule et l'odorat et toutes les facultés ; goûtez-la, elle frappe de mort et le
coeur et tous les sens. Deux reines ennemies sont sans cesse en lutte dans
l'homme comme dans la plante, la grâce et la rude volonté ; et là ou la pire
prédomine, le ver de la mort a bien vite dévoré la créature.
ROMÉO. - Bonjour père.
LAURENCE. - Bénédictine ! Quelle voix matinale me Salue si
doucement ? Jeune fils, c'est signe de quelque désordre d'esprit, quand on
SCENE III
39
Romeo et Juliette
dit adieu si tôt à son lit. Le souci fait le guet dans les yeux du vieillard, et
le sommeil n'entre jamais où loge le souci. Mais là où la jeunesse ingambe
repose, le cerveau dégagé, là règne le sommeil d'or. Je conclus donc de ta
visite matinale que quelque grave perturbation t'a mis sur pied. Si cela n'est
pas, je devine que notre Roméo ne s'est pas couché cette nuit.
ROMÉO. - Cette dernière conjecture est la vraie ; mais mon repos n'en a
été que plus doux.
LAURENCE. - Dieu pardonne au pécheur ! Étais-tu donc avec Rosaline ?
ROMÉO. - Avec Rosaline ! Oh non, mon père spirituel : j'ai oublié ce
nom, et tous les maux attachés à ce nom.
LAURENCE. - Voilà un bon fils... Mais où as-tu été alors ?
ROMÉO. - Je vais te le dire et t'épargner de nouvelles questions. Je me
suis trouvé à la même fête que mon ennemi :
tout à coup cet ennemi m'a blessé, et je l'ai blessé à mon tour : notre
guérison à tous deux dépend de tes secours et de ton ministère sacré. Tu le
vois, saint homme, je n'ai pas de haine ; car j'intercède pour mon
adversaire comme pour moi.
LAURENCE. - Parle clairement, mon cher fils, et explique-toi sans
détour : une confession équivoque n'obtient qu'une absolution équivoque.
ROMÉO. - Apprends-le donc tout net, j'aime d'un amour profond la fille
charmante du riche Capulet. Elle a fixé mon coeur comme j'ai fixé le sien ;
pour que notre union soit complète, il ne nous manque que d'être unis par
toi dans le saint mariage. Quand, où et comment nous nous sommes vus,
aimés et fiancés, je te le dirai chemin faisant ; mais, avant tout, je t'en prie,
consens à nous marier aujourd'hui même.
LAURENCE. - Par saint François ! quel changement ! Cette Rosaline que
tu aimais tant, est-elle donc si vite délaissée ?
Ah ! l'amour des jeunes gens n'est pas vraiment dans le coeur, il n'est que
dans les yeux. Jésus Maria ! Que de larmes pour Rosaline ont inondé tes
joues blêmes ! Que d'eau salée prodiguée en pure perte pour assaisonner un
amour qui n'en garde pas même l'amère-goût ! Le soleil n'a pas encore
dissipé tes soupirs dans le ciel : tes gémissements passés tintent encore à
mes vieilles oreilles. Tiens, il y a encore là, sur ta joue, la trace d'une
ancienne larme, non essuyée encore ! Si alors tu étais bien toi-même, si ces
douleurs étaient bien les tiennes, toi et tes douleurs vous étiez tout à
SCENE III
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Romeo et Juliette
Rosaline ; et te voilà déjà changé ! Prononce donc avec moi cette
sentence :
Les femmes peuvent faillir, quand les hommes ont si peu de force.
ROMÉO. - Tu m'as souvent reproché mon amour pour Rosaline.
LAURENCE. - Ton amour ? Non, mon enfant, mais ton idolâtrie.
ROMÉO. - Et tu m'as dit d'ensevelir cet amour
LAURENCE. - Je ne t'ai pas dit d'enterrer Un amour pour en exhumer un
autre.
ROMÉO. - Je t'en prie, ne me gronde pas : celle que j'aime à présent me
rend faveur pour faveur, et amour pour amour ; l'autre n'agissait pas ainsi.
LAURENCE. - Oh ! elle voyait bien que ton amour déclamait sa leçon
avant même de savoir épeler. Mais viens, jeune volage, viens avec moi ;
une raison me décide à l'assister :
cette union peut, par un heureux effet, changer en pure affection la rancune
de vos familles.
ROMÉO. - Oh ! partons : il y a urgence à nous hâter
LAURENCE. - Allons sagement et doucement : trébuche qui' court vite.
(Ils sortent. )
SCENE III
41
SCENE IV
Une rue. Entrent Benvolio et Mercutio.
MERCUTIO. - Où diable ce Roméo peut-il être ? Est-ce qu'il n'est pas
rentré cette nuit ?
BENVOLIO. - Non, pas chez son père ; j'ai parlé à son valet.
MERCUTIO. - Ah ! cette pâle fille au coeur de pierre, cette Rosaline, le
tourmente tant qu'à coup sûr il en deviendra fou.
BENVOLIO. - Tybalt, le parent du vieux Capulet, lui a envoyé une lettre
chez son père.
MERCUTIO. - Un cartel, sur mon âme !
BENVOLIO. - Roméo répondra.
MERCUTIO. - Tout homme qui sait écrire peut répondre à une lettre. .
BENVOLIO. - C'est à l'auteur de la lettre qu'il répondra : provocation pour
provocation.
MERCUTIO. - Hélas ! pauvre Roméo ! il est déjà mort : poignardé par
l'oeil noir d'une blanche donzelle, frappé à l'oreille par un chant d'amour
atteint au beau milieu du coeur par la flèche de l'aveugle archerot... Est-ce
là un homme en état de tenir tête à Tybalt ?
BENVOLIO. - Eh ! qu'est-ce donc que ce Tybalt ?
MERCUTIO. - Plutôt le prince des tigres que des chats, je puis vous le
dire. Oh ! il est le courageux capitaine du point d'honneur Il se bat comme
vous modulez un air observe les temps, la mesure et les règles, allonge
piano, une, deux, trois, et vous touche en pleine poitrine. C'est un
pourfendeur de boutons de soie, un duelliste, un duelliste, un gentilhomme
de première salle, qui ferraille pour la première cause venue.
(Il se met en garde et se fend. ) Oh ! la botte immortelle ! la riposte en
tierce ! touché !
BENVOLIO. - Quoi donc ?
MERCUTIO, se relevant. - Au diable ces merveilleux grotesques avec leur
SCENE IV
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Romeo et Juliette
zézaiement, et leur affectation, et leur nouvel accent ! (Changeant de voix.)
Jésus ! la bonne lame ! le bel homme ! l'excellente putain ! Ah ! mon
grand-père, n'est-ce pas chose lamentable que nous soyons ainsi harcelés
par ces moustiques étrangers, par ces colporteurs de modes qui nous
poursuivent de leurs pardonnez-moi, et qui, tant ils sont rigides sur leurs
nouvelles formes, ne sauraient plus s'asseoir à l'aise sur nos vieux
escabeaux ? Peste soit de leurs bonjours et de leurs bonsoirs.
Entre Roméo, rêveur
BENVOLIO. - Voici Roméo ! Voici Roméo !
MERCUTIO. - N'ayant plus que les os ! sec comme un hareng saur ! Oh !
pauvre chair quel triste maigre tu fais !... Voyons, donne-nous un peu de
cette poésie dont débordait Pétrarque : comparée à ta dame, Laure n'était
qu'une fille de cuisine, bien que son chantre sût mieux rimer que toi ;
Didon, une dondon ; Cléopâtre, une gipsy ; Hélène, une catin ; Héro, une
gourgandine ; Thisbé, un oeil d'azur, mais sans éclat ! Signor Roméo,
bonjour ! À votre culotte française le salut français !... Vous nous avez
joués d'une manière charmante hier soir.
ROMÉO. - Salut à tous deux !... que voulez-vous dire ?
MERCUTIO. - Eh ! vous ne comprenez pas ? vous avez fait une fugue,
une si belle fugue !
ROMÉO. - Pardon, mon cher Mercutio, j'avais une affaire urgente ; et,
dans un cas comme le mien, il est permis à un homme de brusquer la
politesse.
MERCUTIO. - Autant dire que, dans un cas comme le vôtre, un homme
est forcé de fléchir le jarret pour...
ROMÉO. - Pour tirer sa révérence.
MERCUTIO. - Merci. Tu as touché juste.
ROMÉO. - C'est l'explication la plus bienséante.
MERCUTIO. - Sache que je suis la rose de la bienséance.
ROMÉO. - Fais-la-moi sentir.
MERCUTIO. - La rose même !
ROMÉO, montrant sa chaussure couverte de rubans. - Mon escarpin t'en
offre la rosette !
MERCUTIO. - Bien dit. Prolonge cette plaisanterie jusqu'à ce que ton
escarpin soit éculé : quand il n'aura plus de talon, tu pourras du moins
SCENE IV
43
Romeo et Juliette
appuyer sur la pointe.
ROMÉO. - Plaisanterie de va-nu-pieds !
MERCUTIO. - Au secours, bon Benvolio ! mes esprits se dérobent.
ROMÉO. - Donne-leur du fouet et de l'éperon ; sinon, je crie :
victoire !
MERCUTIO. - Si c'est à la course des oies que tu me défies, je me récuse :
il y a de l'oie dans un seul de tes esprits plus que dans tous les miens...
M'auriez-vous pris pour une oie ?
ROMÉO. - Je ne t'ai jamais pris pour autre chose.
MERCUTIO. - Je vais te mordre l'oreille pour cette plaisanterie-là.
ROMÉO. - Non. Bonne oie ne mord pas.
MERCUTIO. - Ton esprit est comme une pomme aigre : il est à la sauce
piquante.
ROMÉO. - N'est-ce pas ce qu'il faut pour accommoder l'oie grasse ?
MERCUTIO. - Esprit de chevreau ! cela prête à volonté : avec un pouce
d'ampleur on en fait long comme une verge.
ROMÉO. - Je n'ai qu'à prêter l'ampleur à l'oie en question, cela suffit ; te
voilà déclaré... grosse oie. (Ils éclatent de rire. )
MERCUTIO. - Eh bien, ne vaut-il pas mieux rire ainsi que de geindre par
amour ? Te voilà sociable à présent, te voilà redevenu Roméo ; te voilà ce
que tu dois être, de par l'art et de par la nature. Crois-moi, cet amour
grognon n'est qu'un grand nigaud qui s'en va, tirant la langue, et cherchant
un trou où fourrer sa... marotte.
BENVOLIO. - Arrête-toi là, arrête-toi là.
MERCUTIO. - Tu veux donc que j'arrête mon histoire à contre-poil ?
BENVOLIO. - Je craignais qu'elle ne fût trop longue.
MERCUTIO. - Oh ! tu te trompes : elle allait être fort courte, car je suis à
bout et je n'ai pas l'intention d'occuper la place plus longtemps.
ROMÉO. - Voilà qui est parfait.
Entrent la nourrice et Pierre.
MERCUTIO. - Une voile ! une voile ! une voile !
BENVOLIO. - Deux voiles ! deux voiles ! une culotte et un jupon.
LA NOURRICE. - Pierre !
PIERRE. - Voilà !
LA NOURRICE. - Mon éventail, Pierre.
SCENE IV
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Romeo et Juliette
MERCUTIO. - Donne-le-lui, bon Pierre, qu'elle cache son visage, son
éventail est moins laid.
LA NOURRICE. - Dieu vous donne le bonjour, mes gentilshommes !
MERCUTIO. - Dieu vous donne le bonsoir ma gentille femme !
LA NOURRICE. - C'est donc déjà le soir ?
MERCUTIO. - Oui, déjà, je puis vous le dire, car l'index libertin du cadran
est en érection sur midi.
LA NOURRICE. - Diantre de vous ! quel homme êtes-vous donc ?
ROMÉO. - Un mortel, gentille femme, que Dieu créa pour se faire injure à
lui-même.
LA NOURRICE. - Bien répondu, sur ma parole ! Pour se faire injure à
lui-même, a-t-il dit... Messieurs, quelqu'un de vous saurait-il m'indiquer où
je puis trouver le jeune Roméo ?
ROMÉO. - Je puis vous l'indiquer : pourtant le jeune Roméo, quand vous
l'aurez trouvé, sera plus vieux qu'au moment où vous vous êtes mise à le
chercher Je suis le plus jeune de ce nom-là, à défaut d'un pire.
LA NOURRICE. - Fort bien !
MERCUTIO. - C'est le pire qu'elle trouve fort bien ! bonne remarque, ma
foi, fort sensée, fort sensée.
LA NOURRICE, à Roméo. - Si vous êtes Roméo, monsieur, je désire vous
faire une courte confidence.
BENVOLIO. - Elle va le convier à quelque souper.
MERCUTIO. - Une maquerelle ! une maquerelle ! une maquerelle !
Taïaut !
ROMÉO, à Mercutio. - Quel gibier as-tu donc levé ?
MERCUTIO. - Ce n'est pas précisément un lièvre, mais une bête à poil,
rance comme la venaison moisie d'un pâté de carême. (Il chante.)
Un vieux lièvre faisandé. Quoiqu'il ait le poil gris, est un fort bon plat de
carême Mais un vieux lièvre faisandé. A trop longtemps duré, S'il est moisi
avant d'être fini.
ROMÉO, venez-vous chez votre père ? Nous y allons dîner.
ROMÉO. - Je vous suis.
MERCUTIO, saluant la nourrice en chantant. - Adieu, antique dame,
adieu, madame, adieu, madame. (Sortent Mercutio et Benvolio. ) .
LA NOURRICE. - Oui, Morbleu, adieu ! Dites-moi donc quel est cet
SCENE IV
45
Romeo et Juliette
impudent fripier qui a débité tant de vilénies ?
ROMÉO. - C'est un gentilhomme, nourrice, qui aime à s'entendre parler, et
qui en dit plus en une minute qu'il ne pourrait en écouter en un mois.
LA NOURRICE. - S'il s'avise de rien dire contre moi, je le mettrai à la
raison, fût-il vigoureux comme vingt freluquets de son espèce ; et si je ne
le puis moi-même, j'en trouverai qui y parviendront. Le polisson ! le
malotru ! Je ne suis pas une de ses drôlesses ; je ne suis pas une de ses
femelles ! (À Pierre. ) Et toi aussi, il faut que tu restes coi, et que tu
permettes au premier croquant venu d'user de moi à sa guise !
PIERRE. - Je n'ai vu personne user de vous à sa guise ( Si je l'avais vu, ma
lame aurait bien vite été dehors, je vous le garantis. Je suis aussi prompt
qu'un autre à dégainer quand je vois occasion pour une bonne querelle, et
que la loi est de mon côté.
LA NOURRICE. - Vive Dieu ! je suis si vexée que j'en tremble de tous
mes membres !... Le polisson ! le malotru !... De grâce, monsieur un mot !
Comme je vous l'ai dit, ma jeune maîtresse m'a chargée d'aller à votre
recherche... Ce qu'elle m'a chargée de vous dire, je le garde pour moi...
Mais d'abord laissez-moi vous déclarer que, si vous aviez l'intention,
comme on dit, de la mener au paradis des fous, ce serait une façon d'agir
très grossière, comme on dit : car la demoiselle est si jeune ! Si donc il
vous arrivait de jouer double jeu avec elle, ce serait un vilain trait à faire à
une demoiselle, et un procédé très mesquin.
ROMÉO. - Nourrice, recommande-moi à ta dame et maîtresse. Je te jure...
LA NOURRICE. - L'excellent coeur ! Oui, ma foi, je le lui dirai.
Seigneur ! Seigneur ! Elle va être bien joyeuse.
ROMÉO. - Que lui diras-tu, nourrice ? Tu ne m'écoutes pas.
LA NOURRICE. - Je lui dirai, monsieur, que vous jurez, ce qui, à mon
avis, est une action toute gentilhommière.
ROMÉO. - Dis-lui de trouver quelque moyen d'aller à confesse cette
après-midi ; c'est dans la cellule de frère Laurence qu'elle sera confessée et
mariée. Voici pour ta peine. (Il lui offre sa bourse. )
LA NOURRICE. - Non vraiment, monsieur, pas un denier !
ROMÉO. - Allons ! il le faut, te dis-je.
LA NOURRICE, prenant la bourse. - Cette après-midi, monsieur ? Bon,
elle sera là.
SCENE IV
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Romeo et Juliette
ROMÉO. - Et toi, bonne nourrice, tu attendras derrière le mur de l'abbaye.
Avant une heure, mon valet ira te rejoindre et t'apportera une échelle de
corde : ce sont les haubans par lesquels je dois, dans le mystère de la nuit,
monter au hunier de mon bonheur Adieu !... Recommande-moi à ta
maîtresse.
LA NOURRICE. - Sur ce, que le Dieu du ciel te bénisse ! Écoutez,
monsieur Roméo. - Qu'as-tu à me dire, ma chère nourrice ?
LA NOURRICE. - Votre valet est-il discret ? Vous connaissez sans doute
le proverbe : Deux personnes, hormis une, peuvent garder un secret.
ROMÉO. - Rassure-toi : mon valet est éprouvé comme l'acier.
LA NOURRICE. - Bien, monsieur : ma maîtresse est bien la plus
charmante dame... Seigneur ! Seigneur !... Quand elle n'était encore qu'un
petit être babillard !... Oh ! il y a en ville un grand seigneur, un certain
Pâris, qui voudrait bien tâter du morceau ; mais elle, la bonne âme, elle
aimerait autant voir un crapaud, un vrai crapaud, que de le voir, lui. Je la
fâche quelquefois quand je lui dis que Pâris est l'homme qui lui convient le
mieux : ah ! je vous le garantis, quand je dis ça, elle devient aussi pâle que
n'importe quel linge au monde...
Romarin et Roméo commencent tous deux par la même lettre, n'est-ce
pas ?
ROMÉO. - Oui, nourrice. L'un et l'autre commencent par un R. Après ?
LA NOURRICE. - Ah ! vous dites ça d'un air moqueur. Un R, c'est bon
pour le nom d'un chien, puisque c'est un grognement de chien... Je suis
bien sûre que Roméo commence par une autre lettre... Allez, elle dit de si
jolies sentences sur vous et sur le romarin, que cela vous ferait du bien de
les entendre.
ROMÉO. - Recommande-moi à ta maîtresse. (Il sort. )
LA NOURRICE. - Oui, mille fois !... Pierre !
PIERRE. - Voilà !
LA NOURRICE. - En avant, et lestement. (Ils sortent. )
SCENE IV
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SCENE V
Le jardin de Capulet. Entre Juliette.
JULIETTE. - L'horloge frappait neuf heures, quand j'ai envoyé la
nourrice ; elle m'avait promis d'être de retour en une demi-heure...
Peut-être n'a-t-elle pas pu le trouver !...
Mais non... Oh ! elle est boiteuse ! Les messagers d'amour devraient être
des pensées, plus promptes dix fois que les rayons du soleil, qui dissipent
l'ombre au-dessus des collines nébuleuses. Aussi l'amour est-il traîné par
d'agiles colombes ; aussi Cupidon a-t-il des ailes rapides comme le vent.
Maintenant le soleil a atteint le sommet suprême de sa course
d'aujourd'hui ; de neuf heures à midi il y a trois longues heures, et elle n'est
pas encore venue ! Si elle avait les affections et le sang brûlant de la
jeunesse, elle aurait le leste mouvement d'une balle ; d'un mot je la
lancerais à mon bien-aimé qui me la renverrait d'un mot. Mais ces vieilles
gens, on les rendrait souvent pour des morts, à voir leur inertie, leur lenteur
leur lourdeur et leur pâleur de plomb.
Entrent la nourrice et Pierre.
JULIETTE. - Mon Dieu, la voici enfin... ô nourrice de miel, quoi de
nouveau ? L'as-tu trouvé ?... Renvoie cet homme.
LA NOURRICE. - Pierre, restez à la porte. (Pierre sort. )
JULIETTE. - Eh bien, bonne, douce nourrice ?... Seigneur !
pourquoi as-tu cette mine abattue ? Quand tes nouvelles seraient tristes,
annonce-les-moi gaiement. Si tes nouvelles sont bonnes, tu fais tort à leur
douce musique en me la jouant avec cet air aigre.
LA NOURRICE. - Je suis épuisée ; laisse-moi respirer un peu.
Ah ! que mes os me font mal ! Quelle course j'ai faite !
JULIETTE. - Je Voudrais que tu eusses mes os, pourvu que j'eusse des
nouvelles... Allons, je t'en prie, parle ; bonne, bonne nourrice, parle.
LA NOURRICE. - Jésus ! quelle hâte ! Pouvez-vous pas attendre un peu ?
SCENE V
48
Romeo et Juliette
Voyez-vous pas que je suis hors d'haleine ?
JULIETTE. - Comment peux-tu être hors d'haleine quand il te reste assez
d'haleine pour me dire que tu es hors d'haleine ? L'excuse que tu donnes à
tant de délais est plus longue à dire que le récit que tu t'excuses de différer
tes nouvelles sont-elles bonnes ou mauvaises ? Réponds à cela ; réponds
d'un mot, et j'attendrai les détails. Édifie-moi : sont elles bonnes ou
mauvaises ?
LA NOURRICE. - Ma foi, vous avez fait là un pauvre choix : vous ne
vous entendez pas à choisir un homme : Roméo, un homme ? non. Bien
que son visage soit le plus beau visage qui soit, il a la jambe mieux faite
que tout autre ; et pour la main, pour le pied, pour la taille, bien qu'il n'y ait
pas grand chose à en dire, tout cela est incomparable... Il n'est pas la fleur
de la courtoisie, pourtant je le garantis aussi doux qu'un agneau... Va ton
chemin, fillette, sers Dieu... Ah ça ! avez-vous dîné ici ?
JULIETTE. - Non, non... Mais je savais déjà tout cela. Que dit-il de notre
mariage ? Qu'est-ce qu'il en dit ?
LA NOURRICE. - Seigneur que la tête me fait mal ! quelle tête j'ai ! Elle
bat comme si elle allait tomber en vingt morceaux...
Et puis, d'un autre côté, mon dos... Oh ! mon dos ! mon dos !
Méchant coeur que vous êtes de m'envoyer ainsi pour attraper ma mort à
galoper de tous côtés !
JULIETTE. - En vérité, je suis fâchée que tu ne sois pas bien : chère,
chère, chère nourrice, dis-moi, que dit mon bien aimé ?
LA NOURRICE. - Votre bien-aimé parle en gentilhomme loyal, et
courtois, et affable, et.gracieux, et, j'ose le dire, vertueux... Où est votre
mère ?
JULIETTE. - Où est ma mère ? Eh bien, elle est à la maison : où veux-tu
qu'elle soit ? Que tu réponds singulièrement ! votre bien-aimé parle en
gentilhomme loyal, où est votre mère ?
LA NOURRICE. - Oh ! Notre-Dame du bon Dieu ! êtes-vous à ce point
brûlante ? Pardine, échauffez-vous encore : est-ce là votre cataplasme pour
mes pauvres os ? Dorénavant, faites vos messages vous-même !
JULIETTE. - Que d'embarras !... Voyons, que dit Roméo ?
LA NOURRICE. - Avez-vous permission d'aller à confesse aujourd'hui ?
JULIETTE. - OUI.
SCENE V
49
Romeo et Juliette
LA NOURRICE. - Eh bien, courez de ce pas à la cellule de frère
Laurence : un mari vous y attend pour faire de vous sa femme. Ah bien !
voilà ce fripon de sang qui vous vient aux joues : bientôt elles deviendront
écarlates à la moindre nouvelle. Courez à l'église ; moi, je vais d'un autre
côté, chercher l'échelle par laquelle votre bien-aimé doit grimper jusqu'au
nid de l'oiseau, dès qu'il fera nuit noire. C'est moi qui suis la bête de
somme, et je m'épuise pour votre plaisir ; mais, pas plus tard que ce soir, ce
sera vous qui porterez le fardeau.
Allons je vais dîner ; courez vite à la cellule.
JULIETTE. - frite au bonheur suprême !... Honnête nourrice, adieu. (Elles
sortent par des côtés différents. )
SCENE V
50
SCENE VI
La cellule de frère Laurence.
Entrent fière Laurence et Roméo.
LAURENCE. - Veille le ciel sourire à cet acte pieux, et puisse l'avenir ne
pas nous le reprocher par un chagrin !
ROMÉO. - Amen ! amen ! Mais viennent tous les chagrins possibles, ils ne
sauraient contrebalancer le bonheur que me donne la plus courte minute
passée en sa présence. Joins seulement nos mains avec les paroles saintes,
et qu'alors la mort, vampire de l'amour, fasse ce qu'elle ose : c'est assez que
Juliette soit mienne !
LAURENCE. - Ces joies violentes ont des fins violentes, et meurent dans
leur triomphe : flamme, et poudre elles se consument en un baiser Le plus
doux miel devient fastidieux par sa suavité même, et détruit l'appétit par le
goût : aime donc modérément : modéré est l'amour durable : la
précipitation n'atteint pas le but plus tôt que la lenteur.
Entre Juliette.
LAURENCE. - Voici la dame ! Oh ! jamais un pied aussi léger n'usera la
dalle éternelle : les amoureux pourraient chevaucher sur ces fils de la
Vierge qui flottent au souffle ardent de l'été, et ils ne tomberaient pas : si
légère est toute vanité !
JULIETTE. - Salut à mon vénérable confesseur !
LAURENCE. - Roméo te remerciera pour nous deux, ma fille.
JULIETTE. - Je lui envoie le même salut ! Sans quoi ses remerciements
seraient immérités.
ROMÉO. - Ah ! Juliette, si ta joie est à son comble comme la mienne, et si,
plus habile que moi, tu peux la peindre, alors parfume de ton haleine l'air
qui nous entoure, et que la riche musique de ta voix exprime le bonheur
idéal que nous fait ressentir à tous deux une rencontre si chère.
JULIETTE. - Le sentiment, plus riche en impressions qu'en paroles, est fier
SCENE VI
51
Romeo et Juliette
de son essence, et non des ornements : indigents sont ceux qui peuvent
compter leurs richesses ; mais mon sincère amour est parvenu à un tel
excès que je ne saurais évaluer la moitié de mes trésors.
LAURENCE. - Allons, venez avec moi, et nous aurons bientôt fait ; sauf
votre bon plaisir, je ne vous laisserai seuls que quand la sainte Église vous
aura incorporés l'un à l'autre. (Ils sortent. )
SCENE VI
52
ACTE III
ACTE III
53
SCENE PREMIERE
Vérone. - La promenade du Cours près de la porte des Borsari.
Entrent Mercutio, Benvolio, un page et des valets.
BENVOLIO. - Je t'en prie, bon Mercutio, retirons-nous ; la journée est
chaude ; les Capulets sont dehors, et, si nous les rencontrons, nous ne
pourrons pas éviter une querelle : car, dans ces jours de chaleur, le sang est
furieusement excité !
MERCUTIO. - Tu m'as tout l'air d'un de ces gaillards qui, dès qu'ils entrent
dans une taverne, me flanquent leur épée sur la table en disant : Dieu
veuille que je n'en aie pas besoin ! et qui à peine la seconde rasade a-t-elle
opéré, dégainent contre le cabaretier sans qu'en réalité il en soit besoin.
BENVOLIO. - Moi ! j'ai l'air d'un de ces gaillards-là ?
MERCUTIO. - Allons, allons, tu as la tête aussi chaude que n'importe quel
drille d'Italie ; personne n'a plus d'emportement que toi à prendre de
l'humeur et personne n'est plus d'humeur à s'emporter
BENVOLIO. - Comment cela ?
MERCUTIO. - Oui, s'il existait deux êtres comme toi, nous n'en aurions
bientôt plus un seul, car l'un tuerait l'autre. Toi !
mais tu te querelleras avec un homme qui aura au menton un poil de plus
ou de moins que toi ! Tu te querelleras avec un homme qui fera craquer des
noix, par cette unique raison que tu as l'oeil couleur noisette : il faut des
yeux comme les tiens pour découvrir là un grief ! Ta tête est pleine de
querelles, comme l'oeuf est plein du poussin ; ce qui ne l'empêche pas
d'être vide, comme l'oeuf cassé, à force d'avoir été battue à chaque
querelle. Tu tes querellé avec un homme qui toussait dans la rue, parce
qu'il avait réveillé ton chien endormi au soleil. Un jour, n'as-tu pas cherché
noise à un tailleur parce qu'il portait un pourpoint neuf avant Pâques, et à
un autre parce qu'il attachait ses souliers neufs avec un vieux ruban ? Et
c'est toi qui me fais un sermon contre les querelles !
SCENE PREMIERE
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Romeo et Juliette
BENVOLIO. - Si j'étais aussi querelleur que toi, je céderais ma vie en
nue-propriété au premier acheteur qui m'assurerait une heure et quart
d'existence.
MERCUTIO. - En nue-propriété ! Voilà qui serait propre !
( Entrent tybalt, Pétruchio et quelques partisans. )
BENVOLIO. - Sur ma tête, voici les Capulets.
MERCUTIO. - Par mon talon, je ne m'en soucie pas.
TYBALT, à ses amis. - Suivez-moi de près, car je vais leur parler.. (À
Mercutio et à Benvolio.) Bonsoir messieurs : un mot à l'un de vous.
MERCUTIO. - Rien qu'un mot ? Accouplez-le à quelque chose : donnez le
mot et le coup.
TYBALT. - Vous m'y trouverez assez disposé, messire, pour peu que vous
m'en fournissiez l'occasion.
MERCUTIO. - Ne pourriez-vous pas prendre l'occasion sans qu'on vous la
fournît ?
TYBALT. - Mercutio, tu es de concert avec Roméo...
MERCUTIO. - De concert ! Comment ! nous prends-tu pour des
ménestrels ? Si tu fais de nous des ménestrels, prépare toi à n'entendre que
désaccords. (Mettant la main sur son épée. ) Voici mon archet ; voici qui
vous fera danser Sangdieu, de concert !
BENVOLIO. - Nous parlons ici sur la promenade publique ; ou
retirons-nous dans quelque lieu écarté, ou raisonnons froidement de nos
griefs, ou enfin séparons-nous. Ici tous les yeux se fixent sur nous.
MERCUTIO. - Les yeux des hommes sont faits pour voir :
laissons-les se fixer sur nous : aucune volonté humaine ne me fera bouger,
moi !
TYBALT, à Mercutio. - Allons, la paix soit avec vous, messire ! (Montrant
Roméo. ) Voici mon homme.
MERCUTIO. - Je veux être pendu, messire, si celui-là porte votre livrée :
Morbleu, allez sur le terrain, il sera de votre suite ; c'est dans ce sens-là que
votre seigneurie peut l'appeler son homme.
TYBALT. - Roméo, l'amour que je te porte ne me fournit pas de terme
meilleur que celui-ci : Tu es un infâme !
ROMÉO. - Tybalt, les raisons que j'ai de t'aimer me font excuser la rage
qui éclate par un tel salut... Je ne suis pas un infâme... Ainsi, adieu : je vois
SCENE PREMIERE
55
Romeo et Juliette
que tu ne me connais pas. (Il va pour sortir )
TYBALT. - Enfant, ceci ne saurait excuser les injures que tu m'as faites :
tourne-toi donc, et en garde !
ROMÉO. - Je proteste que je ne t'ai jamais fait injure, et que je larme d'une
affection dont tu n'auras idée que le jour où tu en connaîtras les motifs...
Ainsi, bon Capulet... (ce nom m'est aussi cher que le mien), tiens-toi pour
satisfait.
MERCUTIO. - ô froide, déshonorante, ignoble soumission !
Une estocade pour réparer cela ! (Il met l'épée à la main. ) Tybalt, tueur de
rats, voulez-vous faire un tour ?
TYBALT. - Que veux-tu de moi ?
MERCUTIO. - Rien, bon roi des chats, rien qu'une de vos neuf vies ;
celle-là, j'entends m'en régaler, me réservant, selon votre conduite future à
mon égard, de mettre en hachis les huit autres. Tirez donc vite votre épée
par les oreilles, ou, avant qu'elle soit hors de l'étui, vos oreilles sentiront la
mienne.
TYBALT, l'épée à la main. - Je suis à vous.
ROMÉO. - Mon bon Mercutio, remets ton épée.
MERCUTIO, à Tybalt. - Allons, messire, votre meilleure passe ! (Ils se
battent. )
ROMÉO. - Dégaine, Benvolio, et abattons leurs armes...
Messieurs, par pudeur, reculez devant un tel outrage : Tybalt !
Mercutio ! Le prince a expressément interdit les rixes dans les rues de
Vérone. Arrêtez, Tybalt ! cher Mercutio ! (Roméo étend son épée entre les
combattants. Tybalt atteint Mercutio par-dessous le bras de Roméo et
s'enfuit avec ses partisans. )
MERCUTIO. - Je suis blessé... Malédiction sur les deux maisons ! Je suis
expédié... Il est parti ! Est-ce qu'il n'a rien ? (Il chancelle. )
BENVOLIO, soutenant Mercutio. - Quoi, es-tu blessé ?
MERCUTIO. - Oui, oui, une égratignure, une égratignure, Morbleu, c'est
bien suffisant... Où est mon page ? Maraud, va me chercher un chirurgien.
(Le page sort. )
ROMÉO. - Courage, ami : la blessure ne peut être sérieuse.
MERCUTIO. - Non, elle n'est pas aussi profonde qu'un puits, ni aussi large
qu'une porte d'église ; mais elle est suffisante, elle peut compter :
SCENE PREMIERE
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Romeo et Juliette
demandez à me voir demain, et, quand vous me retrouverez, j'aurai la
gravité que donne la bière. Je suis poivré, je vous le garantis, assez pour ce
bas monde...
Malédiction sur vos deux maisons !... Moi, un homme, être égratigné à
mort par un chien, un rat, une souris, un chat !
par un fier-à-bras, un gueux, un maroufle qui ne se bat que par règle
d'arithmétique ! (À Roméo.) Pourquoi diable vous êtes-vous mis entre
nous ? J'ai reçu le coup par-dessous votre bras.
ROMÉO. - J'ai cru faire pour le mieux.
MERCUTIO. - Aide-moi jusqu'à une maison, Benvolio, ou je vais
défaillir... Malédiction sur vos deux maisons ! Elles ont fait de moi de la
viande à vermine... Oh ! j'ai reçu mon affaire, et bien à fond... Vos
maisons ! (Mercutio sort, soutenu par Benvolio.)
ROMÉO, seul. - Donc un bon gentilhomme, le proche parent du prince,
mon intime ami, a reçu le coup mortel pour moi, après l'outrage
déshonorant fait à ma réputation par Tybalt, par Tybalt, qui depuis une
heure est mon cousin !... ô ma douce Juliette, ta beauté m'a efféminé ; elle
a amolli la trempe d'acier de ma valeur
Rentre Benvolio.
BENVOLIO. - ô Roméo, Roméo ! le brave Mercutio est mort.
Ce galant esprit a aspiré la nuée, trop tôt dégoûté de cette terre.
ROMÉO. - Ce jour fera peser sur les jours à venir sa sombre fatalité : il
commence le malheur, d'autres doivent l'achever.
Rentre Tybalt.
BENVOLIO. - Voici le furieux Tybalt qui revient.
ROMÉO. -Vivant ! triomphant ! et Mercutio tué ! Remonte au ciel,
circonspecte indulgence, et toi, furie à l'oeil de flamme, sois mon guide
maintenant ! Ah ! Tybalt, reprends pour toi ce nom d'infâme que tu m'as
donné tout à l'heure :
l'âme de Mercutio n'a fait que peu de chemin au-dessus de nos têtes, elle
attend que la tienne vienne lui tenir compagnie. Il faut que toi ou moi, ou
tous deux, nous allions le rejoindre.
TYBALT. - Misérable enfant, tu étais son camarade ici-bas :
c'est toi qui partiras d'ici avec lui.
ROMÉO, mettant l'épée à la main. - Voici qui en décidera. (Ils se battent.
SCENE PREMIERE
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Romeo et Juliette
Tybalt tombe. )
BENVOLIO. - Fuis, Roméo, va-t'en ! Les citoyens sont sur pied, et Tybalt
est tué... Ne reste pas là stupéfait. Le prince va te condamner à mort, si tu
es pris... Hors d'ici ! va-t'en ! fuis !
ROMÉO. - Oh ! je suis le bouffon de la fortune !
BENVOLIO. - Qu'attends-tu donc ? (Roméo s'enfuit. ) Entre une foule de
citoyens armés.
PREMIER CITOYEN. - Par où s'est enfui celui qui a tué Mercutio ?
Tybalt, ce meurtrier par où s'est-il enfui ?
BENVOLIO. - Ce Tybalt, le voici à terre !
PREMIER CITOYEN. - Debout, monsieur, suivez-moi : je vous somme de
m'obéir au nom du prince.
Entrent le prince et sa suite, Montague, Capulet, lady Montague, lady
Capulet et d'autres.
LE PRINCE. - Ou sont les vins provocateurs de cette rixe ?
BENVOLIO. - ô noble prince, je puis te révéler toutes les circonstances
douloureuses de cette fatale querelle. (Montrant le corps de Tybalt.) Voici
l'homme qui a été tué par le jeune Roméo, après avoir tué ton parent, le
jeune Mercutio.
LADY CAPULET, se penchant sur le corps. - Tybalt, mon neveu !... Oh !
l'enfant de mon frère ! Oh ! prince !... Oh ! mon neveu !... mon mari ! C'est
le sang de notre cher parent qui a coulé !... Prince, si tu es juste, verse le
sang des Montagues pour venger notre sang... Oh ! mon neveu ! mon
neveu !
LE PRINCE. - Benvolio, qui a commencé cette rixe ?
BENVOLIO. - Tybalt, que vous voyez ici, tué de la main de Roméo. En
vain Roméo lui parlait sagement, lui disait de réfléchir à la futilité de la
querelle, et le mettait en garde contre votre auguste déplaisir... Tout cela,
dit d'une voix affable, d'un air calme, avec l'humilité d'un suppliant
agenouillé, n'a pu faire trêve à la fureur indomptable de Tybalt, qui, sourd
aux paroles de paix, a brandi la pointe de son épée contre la poitrine de
l'intrépide Mercutio. Mercutio, tout aussi exalté, oppose le fer au fer dans
ce duel à outrance ; avec un dédain martial, il écarte d'une main la froide
mort et de l'autre la retourne contre Tybalt, dont la dextérité la lui renvoie ;
Roméo leur crie : Arrêtez, amis ! amis, séparez-vous ! et, d'un geste plus
SCENE PREMIERE
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Romeo et Juliette
rapide que sa parole, il abat les pointes fatales. Au moment où il s'élance
entre eux, passe sous son bras même une botte perfide de Tybalt qui frappe
mortellement le fougueux Mercutio. Tybalt s'enfuit alors, puis tout à coup
revient sur Roméo, qui depuis un instant n'écoute plus que la vengeance.
Leur lutte a été un éclair ; car, avant que j'aie pu dégainer pour les séparer
le fougueux Tybalt était tué. En le voyant tomber, Roméo s'est enfui. Que
Benvolio meure si telle n'est pas la vérité !
LADY CAPULET, désignant Benvolio. - Il est parent des Montagues ;
l'affection le fait mentir, il ne dit pas la vérité ! Une vingtaine d'entre eux
se sont ligués pour cette lutte criminelle, et il a fallu qu'ils fussent vingt
pour tuer un seul homme ! Je demande justice, fais-nous justice, prince.
Roméo a tué Tybalt ; Roméo ne doit plus vivre.
LE PRINCE. - Roméo a tué Tybalt, mais Tybalt a tué Mercutio : qui
maintenant me payera le prix d'un sang si cher ?
MONTAGUE. - Ce ne doit pas être Roméo, prince, il était l'ami de
Mercutio. Sa faute n'a fait que terminer ce que la loi eût tranché, la vie de
Tybalt.
.LE PRINCE. - Et, pour cette offense, nous l'exilons sur-le-champ. Je suis
moi-même victime de vos haines ; mon sang coule pour vos brutales
disputes ; mais je vous imposerai une si rude amende que vous vous
repentirez tous du malheur dont je souffre. Je serai sourd aux plaidoyers et
aux excuses ; ni larmes ni prières ne rachèteront les torts ; elles sont donc
inutiles. Que Roméo se hâte de partir ; l'heure où on le trouverait ici serait
pour lui la dernière. Qu'on emporte ce corps et qu'on défère à notre
volonté : la clémence ne fait qu'assassiner en pardonnant à ceux qui tuent.
SCENE PREMIERE
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SCENE II
Le jardin de Capulet. Entre Juliette.
JULIETTE. - Retournez au galop, coursiers aux pieds de flamme, vers le
logis de Phébus ; déjà un cocher comme Phaéton vous aurait lancés dans
l'ouest et aurait ramené la nuit nébuleuse... Étends ton épais rideau, nuit
vouée à l'amour, que les yeux de la rumeur se ferment et que Roméo
bondisse dans mes bras, ignoré, inaperçu ! Pour accomplir leurs amoureux
devoirs, les amants y voient assez à la seule lueur de leur beauté ; et, si
l'amour est aveugle, il s'accorde d'autant mieux avec la nuit... Viens, nuit
solennelle, matrone au sobre vêtement noir apprends-moi à perdre, en la
gagnant, cette partie qui aura pour enjeux deux virginités sans tache ; cache
le sang hagard qui se débat dans mes joues, avec ton noir chaperon, jusqu'à
ce que le timide amour devenu plus hardi, ne voie plus que chasteté dans
l'acte de l'amour ! À moi, nuit ! Viens, Roméo, viens : tu feras le jour de la
nuit, quand tu arriveras sur les ailes de la nuit, plus éclatant que la neige
nouvelle sur le dos du corbeau.
Viens, gentille nuit ; viens, chère nuit au front noir donne moi mon Roméo,
et, quand il sera mort, prends-le et coupe le en petites étoiles, et il rendra la
face du ciel si splendide que tout l'univers sera amoureux de la nuit et
refusera son culte à l'aveuglant soleil... Oh ! j'ai acheté un domaine
d'amour mais je n'en ai pas pris possession, et celui qui m'a acquise n'a pas
encore joui de moi. Fastidieuse journée, lente comme la nuit l'est, à la
veille d'une fête, pour l'impatiente enfant qui a une robe neuve et ne peut la
mettre encore ! Oh !
voici ma nourrice...
Entre la nourrice, avec une échelle de corde.
JULIETTE. - Elle m'apporte des nouvelles ; chaque bouche qui me parle
de Roméo, me parle une langue céleste... Eh bien, nourrice, quoi de
nouveau ?... Qu'as-tu là ? l'échelle de corde que Roméo t'a dit d'apporter ?
SCENE II
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Romeo et Juliette
LA NOURRICE. - Oui, oui, l'échelle de corde ! (Elle laisse tomber
l'échelle avec un geste de désespoir )
JULIETTE. - Mon Dieu ! que se passe-t-il ? Pourquoi te tordre ainsi les
mains ?
LA NOURRICE. - Ah ! miséricorde ! il est mort, il est mort, il est mort !
Nous sommes perdues, madame, nous sommes perdues ! Hélas ! quel
jour ! C'est fait de lui, il est tué, il est mort !
JULIETTE. - Le Ciel a-t-il pu être aussi cruel ?
LA NOURRICE. - Roméo l'a pu, sinon le ciel... ô Roméo ! Roméo ! Qui
l'aurait jamais cru ? Roméo !
JULIETTE. - Quel démon es-tu pour me torturer ainsi ? C'est un supplice à
faire rugir les damnés de l'horrible enfer Est-ce que Roméo s'est tué ?
Dis-moi oui seulement, et ce simple oui m'empoisonnera plus vite que le
regard meurtrier du basilic.
Je cesse d'exister s'il me faut ouïr ce oui, et si tu peux répondre : oui, les
yeux de Roméo sont fermés ! Est-il mort ?
dis oui ou non, et qu'un seul mot décide de mon bonheur ou de ma misère !
LA NOURRICE. - J'ai vu la blessure, je l'ai vue de mes yeux...
Par la croix du Sauveur.. là, sur sa mâle poitrine... Un triste cadavre, un
triste cadavre ensanglanté, pâle, pâle comme la cendre, tout couvert de
sang, de sang caillé... À le voir je me suis évanouie.
JULIETTE. - Oh ! renonce, mon coeur ; pauvre failli, fais banqueroute à
cette vie ! En prison, mes yeux ! Fermez-vous à la libre lumière ! Terre
vile, retourne à la terre, cesse de te mouvoir, et, Roméo et toi,
affaissez-vous dans le même tombeau.
LA NOURRICE. - ô Tybalt, Tybalt, le meilleur ami que j'eusse ! ô courtois
Tybalt ! honnête gentilhomme ! Faut-il que j'aie vécu pour te voir mourir !
JULIETTE. - Quel est cet ouragan dont les rafales se heurtent ? Roméo
est-il tué et Tybalt est-il mort ? Mon cher cousin, et mon mari plus cher !
Alors, que sonne la trompette terrible du dernier jugement ! Car qui donc
est vivant, si ces deux-là ne sont plus ?
LA NOURRICE. - Tybalt n'est plus, et Roméo est banni !
Roméo, qui l'a tué, est banni.
JULIETTE. - ô mon Dieu ! Est-ce que la main de Roméo a versé le sang
de Tybalt ?
SCENE II
61
Romeo et Juliette
LA NOURRICE. - Oui, oui, hélas ! oui.
JULIETTE. - ô coeur reptile caché sous la beauté en fleur !
Jamais dragon occupa-t-il une caverne si splendide ! Gracieux amant !
démon angélique ! corbeau aux plumes de colombe ! agneau ravisseur de
loups ! méprisable substance d'une forme divine ! Juste l'opposé de ce que
tu sembles être justement, saint damné, noble misérable ! ô nature, à quoi
réservais-tu l'enfer quand tu reléguas l'esprit d'un démon dans le paradis
mortel d'un corps si exquis ? Jamais livre contenant aussi vile rapsodie
fut-il si bien relié ? Oh ! que la perfidie habite un si magnifique palais !
LA NOURRICE. - Il n'y a plus à se fier aux hommes ; chez eux ni bonne
foi, ni honneur ce sont tous des parjures, tous des traîtres, tous des
vauriens, tous des hypocrites... Ah ! où est mon valet ? Vite, qu'on me
donne de l'eau-de-vie ! Ces chagrins, ces malheurs, ces peines me font
vieillir. Honte à Roméo !
JULIETTE. - Que ta langue se couvre d'ampoules après un pareil souhait !
Il n'est pas né pour la honte, lui. La honte serait honteuse de siéger sur son
front ; car c'est un trône où l'honneur devrait être couronné monarque
absolu de l'univers. Oh ! quel monstre j'étais de l'outrager ainsi !
LA NOURRICE. - Pouvez-vous dire du bien de celui qui a tué votre
cousin ?
JULIETTE. - Dois-je dire du mal de celui qui est mon mari ?
Ah ! mon pauvre seigneur, quelle est la langue qui caressera ta renommée,
quand moi, ton épousée depuis trois heures, je la déchire ? Mais pourquoi,
méchant, as-tu tué mon cousin ?
C'est que, sans cela, ce méchant cousin aurait tué mon Roméo ! Arrière,
larmes folles, retournez à votre source naturelle : il n'appartient qu'à la
douleur, ce tribut que par méprise vous offrez à la joie. Mon mari, que
Tybalt voulait tuer, est vivant ; et Tybalt, qui voulait tuer mon mari, est
mort. Tout cela est heureux : pourquoi donc pleurer ?... Ah ! il y a un mot,
plus terrible que la mort de Tybalt, qui m'a assassinée ! je voudrais bien
l'oublier, mais, hélas ! il pèse sur ma mémoire comme une faute damnable
sur l'âme du pécheur.
Tybalt est mort et Roméo est... banni. Banni ! ce seul mot banni a tué pour
moi dix mille Tybalt. Que Tybalt mourût, c'était un malheur suffisant, se
fût-il arrêté là. Si même le malheur inexorable ne se plaît qu'en compagnie,
SCENE II
62
Romeo et Juliette
s'il a besoin d'être escorté par d'autres catastrophes, pourquoi, après
m'avoir dit : Tybalt est mort, n'a-t-elle pas ajouté : Ton père aussi, ou ta
mère aussi, ou même ton père et ta mère aussi ?
Cela m'aurait causé de tolérables angoisses. Mais, à la suite de la mort de
Tybalt, faire surgir cette arrière-garde : Roméo est banni, prononcer
seulement ces mots, c'est tuer c'est faire mourir à la fois père, mère, Tybalt,
Roméo et Juliette ! Roméo est banni ! Il n'y a ni fin, ni limite, ni mesure, ni
borne à ce mot meurtrier ! Il n'y a pas de cri pour rendre cette douleur là.
Mon père et ma mère, où sont-ils, nourrice ?
LA NOURRICE. - Ils pleurent et sanglotent sur le corps de Tybalt.
Voulez-vous aller près d'eux ? Je vous y conduirai.
JULIETTE. - Ils lavent ses blessures de leurs larmes ! Les miennes, je les
réserve, quand les leurs seront séchées, pour le bannissement de Roméo.
Ramasse ces cordes... Pauvre échelle, te voilà déçue comme moi, car
Roméo est exilé : il avait fait de toi un chemin jusqu'à mon lit ; mais, restée
vierge, il faut que je meure dans un virginal veuvage. À moi, cordes ! à
moi, nourrice ! je vais au lit nuptial, et au lieu de Roméo, c'est le sépulcre
qui prendra ma virginité.
LA NOURRICE. - Courez à votre chambre ; je vais trouver Roméo pour
qu'il vous console... Je sais bien où il est...
Entendez-vous, votre Roméo sera ici cette nuit ; je vais à lui ; il est caché
dans la cellule de Laurence.
JULIETTE, détachant une bague de son doigt. - Oh ! trouve-le !
Remets cet anneau à mon fidèle chevalier, et dis-lui de venir me faire ses
derniers adieux.
SCENE II
63
SCENE III
La cellule de frère Laurence.
Entrent fière Laurence, puis Roméo. Le jour baisse.
LAURENCE. - Viens, Roméo ; viens, homme sinistre ; l'affliction s'est
enamourée de ta personne, et tu es fiancé à la calamité.
ROMÉO. - Quoi de nouveau, mon père ? Quel est l'arrêt du prince ? Quel
est le malheur inconnu qui sollicite accès près de moi ?
LAURENCE. - Tu n'es que trop familier avec cette triste société, mon cher
fils. Je viens rapprendre l'arrêt du prince.
ROMÉO. - Quel arrêt, plus doux qu'un arrêt de mort, a-t-il pu prononcer ?
LAURENCE. - Un jugement moins rigoureux a échappé à ses lèvres : il a
décidé, non la mort, mais le bannissement du corps.
ROMÉO. - Ah ! le bannissement ! Par pitié, dis la mort !
L'exil a l'aspect plus terrible, bien plus terrible que la mort.
Ne dis pas le bannissement !
LAURENCE. - Tu es désormais banni de Vérone. Prends courage ; le
monde est grand et vaste.
ROMÉO. - Hors des murs de Vérone, le monde n'existe pas ; il n'y a que
purgatoire, torture, enfer, même. être banni d'ici, c'est être banni du monde,
et cet exil-là, c'est la mort. Donc le bannissement, c'est la mort sous un
faux nom. En appelant la mort bannissement, tu me tranches la tête avec
une hache d'or, et tu souris au coup qui me tue !
LAURENCE. - ô péché mortel ! ô grossière ingratitude ! Selon notre loi, ta
faute, c'était la mort ; mais le bon prince, prenant ton parti, a tordu la loi, et
à ce mot sombre, la mort, a substitué le bannissement. C'est une grâce
insigne, et tu ne le vois pas.
ROMÉO. - C'est une torture, et non une grâce ! Le ciel est là où vit
Juliette : un chat, un chien, une petite souris, l'être le plus immonde, vivent
dans le paradis et peuvent la contempler mais Roméo ne le peut pas. La
SCENE III
64
Romeo et Juliette
mouche du charnier est plus privilégiée, plus comblée d'honneur, plus
favorisée que Roméo ; elle peut saisir les blanches merveilles de la chère
main de Juliette, et dérober une immortelle béatitude sur ces lèvres qui,
dans leur pure et vestale modestie, rougissent sans cesse, comme d'un
péché, du baiser qu'elles se donnent !
Mais Roméo ne le peut pas, il est exilé. Ce bonheur que la mouche peut
avoir, je dois le fuir, moi ; elle est libre, mais je suis banni. Et tu dis que
l'exil n'est pas la mort ! Tu n'avais donc pas un poison subtil, un couteau
bien affilé, un instrument quelconque de mort subite, tu n'avais donc, pour
me tuer, que ce mot : Banni !... banni ! Ce mot-là, mon père, les damnés de
l'enfer l'emploient et le prononcent dans des hurlements ! Comment as-tu
le coeur toi, prêtre, toi, confesseur spirituel, toi qui remets les péchés et
t'avoues mon ami, de me broyer avec ce mot : bannissement ?
LAURENCE. - Fou d'amour, laisse-moi te dire une parole.
ROMÉO. - Oh ! tu vas encore me parler de bannissement.
LAURENCE. - Je Vais te donner une armure à l'épreuve de ce mot. La
philosophie, ce doux lait de l'adversité, te soutiendra dans ton
bannissement.
ROMÉO. - Encore le bannissement !... Au gibet la philosophie ! Si la
philosophie ne peut pas faire une Juliette, déplacer une ville, renverser
l'arrêt d'un prince, elle ne sert à rien, elle n'est bonne à rien, ne m'en parle
plus !
LAURENCE. - Oh ! je le vois bien, les fous n'ont pas d'oreilles !
ROMÉO. - Comment en auraient-ils, quand les sages n'ont pas d'yeux ?
LAURENCE. - Laisse-moi discuter avec toi sur ta situation.
ROMÉO. - Tu ne peux pas parler de ce que tu ne sens pas. Si tu étais jeune
comme moi et que Juliette fût ta bien-aimée, si, marié depuis une heure, tu
avais tué Tybalt, si tu étais éperdu comme moi et comme moi banni, alors
tu pourrais parler alors tu pourrais t'arracher les cheveux, et te jeter contre
terre, comme je fais en ce moment, pour y prendre d'avance la mesure
d'une tombe ! (Il s'affaisse à terre. On frappe à la porte. )
LAURENCE. - Lève-toi, on frappe... Bon Roméo, cache-toi.
ROMÉO. - Je ne me cacherai pas ; à moins que mes douloureux soupirs ne
fassent autour de moi un nuage qui me dérobe aux regards ! (On happe
encore. )
SCENE III
65
Romeo et Juliette
LAURENCE. - Entends-tu comme on frappe ?... Qui est là ?...
Roméo, lève-toi, tu vas être pris... Attendez un moment...
Debout ! Cours à mon laboratoire !... (on happe.) Tout à l'heure !... Mon
Dieu, quelle démence !... (On frappe. ) J'y vais, j'y vais ! (Allant à la porte.)
Qui donc frappe si fort ? D'où venez-vous ? que voulez-vous ?
LA NOURRICE, du dehors. - Laissez-moi entrer, et vous connaîtrez mon
message. Je viens de la part de madame Juliette.
LAURENCE, ouvrant. - Soyez la bienvenue, alors.
Entre la nourrice.
LA NOURRICE. - ô saint moine, oh ! dites-moi, saint moine, où est le
seigneur de madame, où est Roméo ?
LAURENCE. - Là, par terre, ivre de ses propres larmes.
LA NOURRICE. - Oh ! dans le même état que ma maîtresse, juste dans le
même état.
LAURENCE. - ô triste sympathie ! lamentable situation !
LA NOURRICE. - C'est ainsi qu'elle est affaissée, sanglotant et pleurant,
pleurant et sanglotant !... (Se penchant sur Roméo. ) Debout, debout.
Levez-vous, si vous êtes un homme. Au nom de Juliette, au nom de
Juliette, levez-vous, debout ! Pourquoi tomber dans un si profond
désespoir ?
ROMÉO, se redressant comme en sursaut. - La nourrice !
LA NOURRICE. - Ah ! monsieur ! ah ! monsieur !... Voyons, la mort est
au bout de tout.
ROMÉO. - Tu as parlé de Juliette ! en quel état est-elle ? Est ce qu'elle ne
me regarde pas comme un assassin endurci, maintenant que j'ai souillé
l'enfance de notre bonheur d'un sang si proche du sien ? Où est-elle ? et
comment est-elle ?
Que dit ma mystérieuse compagne de notre amoureuse misère ?
LA NOURRICE. - Oh ! elle ne dit rien, monsieur ; mais elle pleure, elle
pleure ; et alors elle se jette sur son lit, et puis elle se redresse, et appelle
Tybalt ; et puis elle crie : Roméo ! et puis elle retombe.
ROMÉO. - Il semble que ce nom, lancé par quelque fusil meurtrier,
l'assassine, comme la main maudite qui répond à ce nom a assassiné son
cousin !... Oh ! dis-moi, prêtre, dis-moi dans quelle vile partie de ce
squelette est logé mon nom ; dis-le-moi, pour que je mette à sac ce hideux
SCENE III
66
Romeo et Juliette
repaire ! (Il tire son poignard comme pour s'en happer la nourrice le lui
arrache.)
LAURENCE. - Retiens ta main désespérée ! Es-tu un homme ? ta forme
crie que tu en es un ; mais tes larmes sont d'une femme, et ta sauvage
action dénonce la furie déraisonnable d'une bête brute. ô femme
disgracieuse qu'on croirait un homme, bête monstrueuse qu'on croirait
homme et femme, tu m'as étonné !... Par notre saint ordre, je croyais ton
caractère mieux trempé. Tu as tué Tybalt et tu veux te tuer ! tu veux tuer la
femme qui ne respire que par toi, en assouvissant sur toi-même une haine
damnée ! Pourquoi insultes-tu à la vie, au ciel et à la terre ? La vie, le ciel
et la terre se sont tous trois réunis pour ton existence ; et tu veux renoncer à
tous trois ! Fi ! fi ! tu fais honte à ta beauté, à ton amour à ton esprit.
Usurier tu regorges de tous les biens, et tu ne les emploies pas à ce légitime
usage qui ferait honneur à ta beauté, à ton amour à ton esprit. Ta noble
beauté n'est qu'une image de cire, dépourvue d'énergie vide ; ton amour ce
tendre engagement, n'est qu'un misérable parjure, qui tue celle que tu avais
fait voeu de chérir ; ton esprit, cet ornement de la beauté et de l'amour, n'en
est chez toi que le guide égaré : comme la poudre dans la calebasse d'un
soldat maladroit, il prend feu par ta propre ignorance et te mutile au lieu de
te défendre. Allons, relève-toi, l'homme ! Elle vit, ta Juliette, cette chère
Juliette pour qui tu mourais tout à l'heure : n'es-tu pas heureux ? Tybalt
voulait t'égorger, mais tu as tué Tybalt : n'es-tu pas heureux encore ? La loi
qui te menaçait de la mort devient ton amie et change la sentence en exil :
n'es-tu pas heureux toujours ? Les bénédictions pleuvent sur ta tête, la
fortune te courtise sous ses plus beaux atours ; mais toi, maussade comme
une fille mal élevée, tu fais la moue au bonheur et à l'amour. Prends garde,
prends garde, c'est ainsi qu'on meurt misérable. Allons, rends-toi près de ta
bien-aimée, comme il a été convenu : monte dans sa chambre et va la
consoler ; mais surtout quitte-la avant la fin de la nuit, car alors tu ne
pourrais plus gagner Mantoue ; et c'est là que tu dois vivre jusqu'à ce que
nous trouvions le moment favorable pour proclamer ton mariage,
réconcilier vos familles, obtenir le pardon du prince et te rappeler ici. Tu
reviendras alors plus heureux un million de fois que tu n'auras été désolé
au départ... Va en avant, nourrice, recommande-moi à ta maîtresse, et
dis-lui de faire coucher son monde de bonne heure ; le chagrin dont tous
SCENE III
67
Romeo et Juliette
sont accablés les disposera vite au repos... Roméo te suit.
LA NOURRICE. - Vrai Dieu ! je pourrais rester ici toute la nuit à écouter
vos bons conseils. Oh ! ce que c'est que la science !
(À Roméo. ) Mon seigneur, je vais annoncer à madame que vous allez
venir.
ROMÉO. - Va, et dis à ma bien-aimée de s'apprêter à me gronder
LA NOURRICE, lui remettant une bague. - Voici, monsieur un anneau
qu'elle m'a dit de vous donner Monsieur accourez vite, dépêchez-vous, car
il se fait tard. (La nourrice sort. )
ROMÉO, mettant la bague. - Comme ceci ranime mon courage !
LAURENCE. - Partez. Bonne nuit. Mais faites-y attention, tout votre sort
en dépend, quittez Vérone avant la fin de la nuit, ou éloignez-vous à la
pointe du jour sous un déguisement. Restez à Mantoue ; votre valet, que je
saurai trouver, vous instruira de temps à autre des incidents heureux pour
vous qui surviendront ici... Donne-moi ta main ; il est tard : adieu ; bonne
nuit.
ROMÉO. - Si une joie au-dessus de toute joie ne m'appelait ailleurs,
j'aurais un vif chagrin à me séparer de toi si vite.
Adieu. (Ils sortent. )
SCENE III
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SCENE IV
Dans la maison de Capulet.
Entrent Capulet, Lady Capulet et Pâris.
CAPULET. - Les choses ont tourné si malheureusement, messire, que nous
n'avons pas eu le temps de disposer notre fille. C'est que, voyez-vous, elle
aimait chèrement son cousin Tybalt, et moi aussi... Mais quoi ! nous
sommes nés pour mourir Il est très tard ; elle ne descendra pas ce soir Je
vous promets que, sans votre compagnie, je serais au lit depuis une heure.
Pâris. - Quand la mort parle, ce n'est pas pour l'amour le moment de parler.
Madame, bonne nuit : présentez mes hommages à votre fille.
LADY CAPULET. - Oui, messire, et demain de bonne heure je connaîtrai
sa pensée. Ce soir elle est cloîtrée dans sa douleur.
CAPULET. - Sire Pâris, je puis hardiment vous offrir l'amour de ma fille ;
je pense qu'elle se laissera diriger par moi en toutes choses ; bien plus, je
n'en doute pas... Femme, allez la voir avant d'aller au lit ; apprenez-lui
l'amour de mon fils Pâris, et dites-lui, écoutez bien, que mercredi
prochain...
Mais doucement ! quel jour est-ce ?
Pâris. - Lundi, monseigneur.
CAPULET. - Lundi ? hé ! hé ! alors, mercredi est trop tôt. Ce sera pour
jeudi... dites-lui que jeudi elle sera mariée à ce noble comte... Serez-vous
prêt ? Cette hâte vous convient-elle ? Nous ne ferons pas grand fracas ! un
ami ou deux ! Car voyez-vous, le meurtre de Tybalt étant si récent, on
pourrait croire que nous nous soucions fort peu de notre parent, si nous
faisions de grandes réjouissances. Conséquemment, nous aurons une
demi-douzaine d'amis, et ce sera tout. Mais que dites-vous de jeudi ?
Pâris. - Monseigneur, je voudrais que jeudi soit demain.
CAPULET. - Bon ; vous pouvez partir... Ce sera pour jeudi, alors. Vous,
femme, allez voir Juliette avant d'aller au lit, et préparez-la pour la noce...
SCENE IV
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Romeo et Juliette
Adieu, messire... De la lumière dans ma chambre, holà ! Ma foi, il est déjà
si tard qu'avant peu il sera de bonne heure... Bonne nuit. (Ils sortent. )
SCENE IV
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SCENE V
La chambre à coucher de Juliette. Entrent Roméo et Juliette.
JULIETTE. - veux-tu donc partir ? le jour n'est pas proche encore : c'était
le rossignol et non l'alouette dont la voix perçait ton oreille craintive.
Toutes les nuits il chante sur le grenadier là-bas. Crois-moi, amour c'était
le rossignol.
ROMÉO. - C'était l'alouette, la messagère du matin, et non le rossignol.
Regarde, amour ces lueurs jalouses qui dentellent le bord des nuages à
l'orient ! Les flambeaux de la nuit sont éteints, et le jour joyeux se dresse
sur la pointe du pied au sommet brumeux de la montagne. Je dois partir et
vivre, ou rester et mourir.
JULIETTE. - Cette clarté là-bas n'est pas la clarté du jour je le sais bien,
moi ; c'est quelque météore que le soleil exhale pour te servir de torche
cette nuit et éclairer ta marche vers Mantoue. Reste donc, tu n'as pas
besoin de partir encore.
ROMÉO. - Soit ! qu'on me prenne, qu'on me mette à mort ; je suis content,
si tu le veux ainsi. Non, cette lueur grise n'est pas le regard du matin, elle
n'est que le pâle reflet du front de Cynthia ; et ce n'est pas l'alouette qui
frappe de notes si hautes la voûte du ciel au-dessus de nos têtes. J'ai plus le
désir de rester que la volonté de partir devienne la mort, et elle sera bien
venue !... Ainsi le veut Juliette... Comment êtes-vous, mon âme ? Causons,
il n'est pas jour.
JULIETTE. - C'est le jour c'est le jour ! Fuis vite, va-t'en, pars : c'est
l'alouette qui détonne ainsi, et qui lance ces notes rauques, ces strettes
déplaisantes. On dit que l'alouette prolonge si doucement les accords ; cela
n'est pas, car elle rompt le nôtre. On dit que l'alouette et le hideux crapaud
ont changé d'yeux : oh ! que n'ont-ils aussi changé de voix, puisque cette
voix nous arrache effarés l'un à l'autre et te chasse d'ici par son hourvari
matinal ! Oh ! maintenant pars.
SCENE V
71
Romeo et Juliette
Le jour est de plus en plus clair.
ROMÉO. - De plus en plus clair ?... De plus en plus sombre est notre
malheur
Entre la nourrice.
LA NOURRICE. - Madame !
JULIETTE. - Nourrice !
LA NOURRICE. - Madame votre mère va venir dans votre chambre. Le
jour paraît ; soyez prudente, faites attention. (La nourrice sort. )
JULIETTE. - Allons, fenêtre, laissez entrer le jour et sortir ma vie.
ROMÉO. - Adieu, adieu ! un baiser, et je descends. (Ils s'embrassent.
Roméo descend. )
JULIETTE, se penchant sur le balcon. - Te voilà donc parti ? amour
seigneur époux, ami ! Il me faudra de tes nouvelles à chaque heure du jour,
car il y a tant de jours dans une minute ! Oh ! à ce compte-là, je serai bien
vieille, quand je reverrai mon Roméo.
ROMÉO. - Adieu ! je ne perdrai pas une occasion, mon amour, de
renvoyer un souvenir.
JULIETTE. - Oh ! crois-tu que nous nous rejoindrons jamais ?
ROMÉO. - Je n'en doute pas ; et toutes ces douleurs feront le doux
entretien de nos moments à venir.
JULIETTE. - ô Dieu ! j'ai dans l'âme un présage fatal. Maintenant que tu es
en bas, tu m'apparais comme un mort au fond d'une tombe. Ou mes yeux
me trompent, ou tu es bien pâle.
ROMÉO. - Crois-moi, amour tu me sembles bien pâle aussi.
L'angoisse aride boit notre sang. Adieu ! adieu ! (Roméo sort. )
JULIETTE. - ô fortune ! fortune ! tout le monde te dit capricieuse ! Si tu es
capricieuse, qu'as-tu à faire avec un homme d'aussi illustre constance ?
Fortune, sois capricieuse, car alors tu ne le retiendras pas longtemps,
j'espère, et tu me le renverras.
LADY CAPULET, du dehors. - Holà ! ma fille ! êtes-vous levée ?
JULIETTE. - Qui m'appelle ? est-ce madame ma mère ? Se serait-elle
couchée si tard ou levée si tôt ? Quel étrange motif l'amène ?
Entre lady Capulet.
LADY CAPULET. - Eh bien, comment êtes-vous, Juliette ?
JULIETTE. - Je ne suis pas bien, madame.
SCENE V
72
Romeo et Juliette
LADY CAPULET. - Toujours à pleurer la mort de votre cousin ?...
Prétends-tu donc le laver de la poussière funèbre avec tes larmes ? Quand
tu y parviendrais, tu ne pourrais pas le faire revivre. Cesse donc : un
chagrin raisonnable prouve l'affection ; mais un chagrin excessif prouve
toujours un manque de sagesse.
JULIETTE. - Laissez-moi pleurer encore une perte aussi sensible.
LADY CAPULET. - Vous ne sentirez que plus vivement cette perte, sans
sentir plus près de vous l'ami que vous pleurez.
JULIETTE. - Je sens si vivement la perte de cet ami que je ne puis
m'empêcher de le pleurer toujours.
LADY CAPULET. - Va, ma fille, ce qui te fait pleurer, c'est moins de le
savoir mort que de savoir vivant l'infâme qui l'a tué.
JULIETTE. - Quel infâme, madame ?
LADY CAPULET. - Eh bien ! cet infâme Roméo !
JULIETTE. - Entre un infâme et lui il y a bien des milles de distance. Que
Dieu lui pardonne ! Moi, je lui pardonne de tout mon coeur ; et pourtant
nul homme ne navre mon coeur autant que lui.
LADY CAPULET. - Parce qu'il vit, le traître !
JULIETTE. - Oui, madame, et trop loin de mes bras. Que ne suis-je
chargée de venger mon cousin !
LADY CAPULET. - Nous obtiendrons vengeance, sois-en sure.
Ainsi ne pleure plus. Je ferai prévenir quelqu'un à Mantoue, où vit
maintenant ce vagabond banni : on lui donnera une potion insolite qui
l'enverra vite tenir compagnie à Tybalt, et alors j'espère que tu seras
satisfaite.
JULIETTE. - Je ne serai vraiment satisfaite que quand je verrai Roméo...
supplicié, torturé est mon pauvre coeur, depuis qu'un tel parent m'est
enlevé. Madame, trouvez seulement un homme pour porter le poison ; moi,
je le préparerai, et si bien qu'après l'avoir pris, Roméo dormira vite en paix.
Oh ! quelle horrible souffrance pour mon coeur de l'entendre nommer, sans
pouvoir aller jusqu'à lui, pour assouvir l'amour que je portais à mon cousin
sur le corps de son meurtrier !
LADY CAPULET. - Trouve les moyens, toi ; moi, je trouverai l'homme.
Maintenant, fille, j'ai à te dire de joyeuses nouvelles.
JULIETTE. - La joie est la bienvenue quand elle est si nécessaire : quelles
SCENE V
73
Romeo et Juliette
sont ces nouvelles ? j'adjure votre Grâce.
LADY CAPULET. - Va, Va, mon enfant, tu as un excellent père ! pour te
tirer de ton accablement, il a improvisé une journée de fête à laquelle tu ne
t'attends pas et que je n'espérais guère.
JULIETTE. - Quel sera cet heureux jour madame ?
LADY CAPULET. - Eh bien, mon enfant, jeudi prochain, de bon matin,
un galant, jeune et noble gentilhomme, le comte Pâris, te mènera à l'église
Saint-Pierre et aura le bonheur de faire de toi sa joyeuse épouse.
JULIETTE. - oh ! par l'église de Saint-Pierre et par Saint Pierre lui-même,
il ne fera pas de moi sa joyeuse épouse. Je m'étonne de tant de hâte :
ordonner ma noce, avant que celui qui doit être mon mari m'ait fait sa
cour ! Je vous en prie, madame, dites à mon seigneur et père que je ne
veux pas me marier encore. Si jamais je me marie, je le jure, ce sera plutôt
à ce Roméo que vous savez haï de moi, qu'au comte Pâris.
voilà des nouvelles en vérité.
LADY CAPULET. - voici votre père qui vient ; faites-lui vous même votre
réponse, et nous verrons comment il la prendra.
Entrent Capulet et la nourrice.
CAPULET, regardant Juliette qui sanglote. - Quand le soleil disparaît, la
terre distille la rosée, mais, après la disparition du radieux fils de mon
frère, il pleut tout de bon. Eh bien ! es tu devenue gouttière, fillette ? Quoi,
toujours des larmes ! toujours des averses ! Dans ta petite personne tu
figures à la fois la barque, la mer et le vent : tes yeux, que je puis comparer
à la mer ont sans cesse un flux et un reflux de larmes ; ton corps est la
barque qui flotte au gré de cette onde salée, et tes soupirs sont les vents
qui, luttant de furie avec tes larmes, finiront, si un calme subit ne survient,
par faire sombrer ton corps dans la tempête... Eh bien, femme, lui
avez-vous signifié notre décision ?
LADY CAPULET. - Oui, messire ( mais elle refuse ( elle vous remercie.
La folle ! je voudrais qu'elle fût mariée à son linceul !...
CAPULET. - Doucement, Je n'y suis pas, je n'y suis pas, femme.
Comment ! elle refuse ! elle nous remercie et elle n'est pas fière, elle ne
s'estime pas bien heureuse, tout indigne qu'elle est, d'avoir, par notre
entremise, obtenu pour mari un si digne gentilhomme !
JULIETTE. - Je ne suis pas fière, mais reconnaissante ( fière, je ne puis
SCENE V
74
Romeo et Juliette
l'être de ce que je hais comme un mal. Mais je suis reconnaissante du mal
même qui m'est fait par amour.
CAPULET. - Eh bien, eh bien, raisonneuse, qu'est-ce que cela signifie ? Je
vous remercie et je ne vous remercie pas... Je suis fière et je ne suis pas
fière !... Mignonne donzelle, dispensez-moi de vos remerciements et de
vos fiertés, et préparez vos fines jambes pour vous rendre jeudi prochain à
l'église Saint Pierre en compagnie de Pâris ; ou je t'y traînerai sur la claie,
moi ! Ah ! livide charogne ! ah ! bagasse ! Ah ! face de suif !
LADY CAPULET. - Fi, fi ! perdez-vous le sens ?
JULIETTE, s'agenouillant. - Cher père, je vous en supplie à genoux, ayez
la patience de m'écouter ! rien qu'un mot !
CAPULET. - Au diable, petite bagasse ! misérable révoltée !
Tu m'entends, rends-toi à l'église jeudi, ou évite de me rencontrer jamais
face à face : ne parle pas, ne réplique pas, ne me réponds pas ; mes doigts
me démangent... Femme, nous croyions notre union pauvrement bénie,
parce que Dieu ne nous avait prêté que cette unique enfant ; mais, je le vois
maintenant, cette enfant unique était déjà de trop, et nous avons été
maudits en l'ayant. Arrière, éhontée !
LA NOURRICE. - Que le Dieu du ciel la bénisse ! Vous avez tort,
monseigneur, de la traiter ainsi.
CAPULET. - Et pourquoi donc, dame Sagesse ?... Retenez votre langue,
maîtresse Prudence, et allez bavarder avec vos commères.
LA NOURRICE. - Ce que je dis n'est pas un crime.
CAPULET. - Au nom du ciel, bonsoir !
LA NOURRICE. - Peut-on pas dire un mot ?
CAPULET. - Paix, stupide radoteuse ! Allez émettre vos sentences en
buvant un bol chez une commère, car ici nous n'en avons pas besoin.
LADY CAPULET. - vous êtes trop brusque.
CAPULET. - Jour de Dieu ! j'en deviendrai fou. Le jour, la nuit, à toute
heure, à toute minute, à tout moment, que je fusse occupé ou non, seul ou
en compagnie, mon unique souci a été de la marier ; enfin je trouve un
gentilhomme de noble lignée, ayant de beaux domaines, jeune, d'une noble
éducation, pétri, comme on dit, d'honorables qualités, un homme aussi
accompli qu'un coeur peut le souhaiter, et il faut qu'une petite sotte
pleurnicheuse, une poupée gémissante, quand on lui offre sa fortune,
SCENE V
75
Romeo et Juliette
réponde : Je ne veux pas me marier je ne puis aimer je suis trop jeune, je
vous prie de me pardonner ! Ah ! si vous ne vous mariez pas, vous verrez
comme je vous pardonne ; allez paître où vous voudrez, vous ne logerez
plus avec moi. Faites-y attention, songez-y je n'ai pas coutume de
plaisanter. Jeudi approche ; mettez la main sur votre coeur, et réfléchissez.
Si vous êtes ma fille, je vous donnerai à mon ami ; si tu ne l'es plus, va au
diable, mendie, meurs de faim dans les rues. Car, sur mon âme, jamais je
ne te reconnaîtrai, et jamais rien de ce qui est à moi ne sera ton bien.
Compte là-dessus, réfléchis, je tiendrai parole. (Il sort. )
JULIETTE. - N'y a-t-il pas de pitié, planant dans les nuages, qui voie au
fond de ma douleur ? ô ma mère bien-aimée, ne me rejetez pas, ajournez ce
mariage d'un mois, d'une semaine ! Sinon, dressez le lit nuptial dans le
sombre monument où Tybalt repose !
LADY CAPULET. - Ne me parle plus, car je n'ai rien à te dire ; fais ce que
tu voudras, car entre toi et moi tout est fini. (Elle sort. )
JULIETTE. - ô mon Dieu !... Nourrice, comment empêcher cela ? Mon
mari est encore sur la terre, et ma foi est au ciel ; comment donc ma foi
peut-elle redescendre ici-bas, tant que mon mari ne l'aura pas renvoyée du
ciel en quittant la terre ?... Console-moi, conseille-moi ! Hélas ! hélas ! se
peut-il que le ciel tende de pareils pièges à une créature aussi frêle que
moi ! Que dis-tu ? n'as-tu pas un mot qui me soulage ? Console-moi,
nourrice.
LA NOURRICE. - Ma foi, écoutez : Roméo est banni ; je gage le monde
entier contre néant qu'il n'osera jamais venir vous réclamer ; s'il le fait, il
faudra que ce soit à la dérobée. Donc, puisque tel est le cas, mon avis, c'est
que vous épousiez le comte. Oh ! c'est un si aimable gentilhomme ! Roméo
n'est qu'un torchon près de lui !... Un aigle, madame, n'a pas l'oeil aussi
vert, aussi vif, aussi brillant que Pâris. Maudit soit mon coeur si je ne vous
trouve pas bien heureuse de ce second mariage ! il vaut mieux que votre
premier Au surplus, votre premier est mort, ou autant vaudrait qu'il le fût,
que de vivre sans vous être bon à rien.
JULIETTE. - Paries-tu du fond du coeur ?
LA NOURRICE. - Et du fond de mon âme ; sinon, malédiction à tous
deux !
JULIETTE. - Amen !
SCENE V
76
Romeo et Juliette
LA NOURRICE. - Quoi ?
JULIETTE. - Oh ! tu m'as merveilleusement consolée. Va dire à madame
qu'ayant déplu à mon père, je suis allée à la cellule de Laurence, pour me
confesser et recevoir l'absolution.
LA NOURRICE. - Oui, certes, j'y vais. Vous faites sagement. (Elle sort. )
JULIETTE, regardant s'éloigner la nourrice. - ô Vieille damnée !
abominable démon ! Je ne sais quel est ton plus grand crime, ou de
souhaiter que je me parjure, ou de ravaler mon seigneur de cette même
bouche qui l'a exalté au-dessus de toute comparaison tant de milliers de
fois... Va-t'en, conseillère ; entre toi et mon coeur il y a désormais rupture.
Je vais trouver le religieux pour lui demander un remède ; à défaut de tout
autre, j'ai la ressource de mourir. (Elle sort. )
SCENE V
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ACTE IV
ACTE IV
78
SCENE PREMIERE
La cellule de fière Laurence.
Entrent Laurence et Pâris.
LAURENCE. - Jeudi, seigneur ! le terme est bien court.
Pâris. - Mon père Capulet le veut ainsi, et je ne retarderai son
empressement par aucun obstacle.
LAURENCE. - Vous ignorez encore, dites-vous, ses sentiments de la
dame. Voilà une marche peu régulière ; et qui ne me plaît pas.
Pâris. - Elle ne cesse de pleurer la mort de tybalt, et c'est pourquoi je lui ai
peu parlé d'amour ; car Vénus ne sourit guère dans une maison de larmes.
Or son père voit un danger à ce qu'elle se laisse ainsi dominer par la
douleur ; et, dans sa sagesse, il hâte notre mariage pour arrêter cette
inondation de larmes. Le chagrin qui l'absorbe dans la solitude pourra se
dissiper dans la société. Maintenant vous connaissez les raisons de cet
empressement.
LAURENCE, à part. - Hélas ! je connais trop celles qui devraient le
ralentir ! (Haut.) Justement, messire, voici la dame qui vient à ma cellule. (
Entre Juliette. )
Pâris. - Heureux de vous rencontrer, ma dame et ma femme !
JULIETTE. - Votre femme ! Je pourrai l'être quand je pourrai être mariée.
Pâris. - Vous pouvez et vous devez l'être, amour jeudi prochain.
JULIETTE. - Ce qui doit être sera.
LAURENCE. - Voilà une Vérité certaine.
Pâris, à Juliette. - venez-vous faire votre confession à ce bon père ?
JULIETTE. - Répondre à cela, ce serait me confesser à vous.
Pâris. - Ne lui cachez pas que vous m'aimez.
JULIETTE. - Je vous confesse que je l'aime.
Pâris. - Comme vous confesserez, j'en suis sûr, que vous m'aimez.
JULIETTE. - Si je fais cet aveu, il aura plus de prix en arrière de vous
SCENE PREMIERE
79
Romeo et Juliette
qu'en votre présence.
Pâris. - Pauvre âme, les larmes ont bien altéré ton visage.
JULIETTE. - Elles ont remporté là une faible victoire : il n'avait pas grand
charme avant leurs ravages.
Pâris. - Ces paroles-là lui font plus d'injure que tes larmes.
JULIETTE. - Ce n'est pas une calomnie, monsieur, c'est une vérité ; et
cette vérité, je la dis à ma face.
Pâris. - Ta beauté est à moi et tu la calomnies.
JULIETTE. - Il se peut, car elle ne m'appartient pas...Etes-vous de loisir,
saint père, en ce moment, ou reviendrai-je ce soir après vêpres ?
LAURENCE. - J'ai tout mon loisir, pensive enfant... Mon seigneur nous
aurions besoin d'être seuls.
Pâris. - Dieu me préserve de troubler la dévotion ! Juliette, jeudi, de bon
matin, j'irai vous réveiller. Jusque-là, adieu, et recueillez ce pieux baiser.
(Il l'embrasse et sort. )
JULIETTE. - Oh ! ferme la porte, et, cela fait, viens pleurer avec moi : plus
d'espoir, plus de ressource, plus de remède.
LAURENCE. - Ah ! Juliette, je connais déjà ton chagrin, et j'ai l'esprit
tendu par une anxiété inexprimable. Je sais que jeudi prochain, sans délai
possible, tu dois être mariée au comte.
JULIETTE. - Ne me dis pas que tu sais cela, frère, sans me dire aussi
comment je puis l'empêcher. Si dans ta sagesse tu ne trouves pas de
remède, déclare seulement que ma résolution est sage, et sur-le-champ je
remédie à tout avec ce couteau. (Elle montre un poignard. ) Dieu a joint
mon coeur à celui de Roméo ; toi, tu as joint nos mains ; et, avant que cette
main, engagée par toi à Roméo, scelle un autre contrat, avant que mon
coeur loyal, devenu perfide et traître, se donne à un autre, ceci aura eu
raison de tous deux. Donc, en vertu de ta longue expérience, donne-moi
vite un conseil ; sinon, regarde ! entre ma détresse et moi je prends ce
couteau sanglant pour médiateur : c'est lui qui arbitrera le litige que
l'autorité de ton âge et de ta science n'aura pas su terminer à mon honneur
Réponds-moi sans retard ; il me tarde de mourir si ta réponse ne m'indique
pas de remède !
LAURENCE. - Arrête, ma fille ( j'entrevois une espérance possible, mais
le moyen nécessaire à son accomplissement est aussi désespéré que le mal
SCENE PREMIERE
80
Romeo et Juliette
que nous voulons empêcher. Si, plutôt que d'épouser le comte Pâris, tu as
l'énergie de vouloir te tuer, il est probable que tu oseras affronter l'image
de la mort pour repousser le déshonneur, toi qui, pour y échapper, veux
provoquer la mort elle-même. Eh bien, si tu as ce courage, je te donnerai
un remède.
JULIETTE. - Oh ! plutôt que d'épouser Pâris, dis-moi de m'élancer des
créneaux de cette tour là-bas, ou d'errer sur le chemin des bandits ; dis-moi
de me glisser où rampent des serpents ; enchaîne-moi avec des ours
rugissants ; enferme moi, la nuit, dans un charnier, sous un monceau d'os
de morts qui s'entrechoquent, de moignons fétides et de crânes jaunes et
décharnés ; dis-moi d'aller, dans une fosse fraîche remuée, m'enfouir sous
le linceul avec un mort ; ordonne moi des choses dont le seul récit me
faisait trembler et je les ferai sans crainte, sans hésitation, pour rester
l'épouse sans tache de mon doux bien-aimé.
LAURENCE. - Écoute alors rentre à la maison, aie l'air gai et dis que tu
consens à épouser Pâris. C'est demain mercredi.
Demain soir, fais en sorte de coucher seule ; que ta nourrice ne couche pas
dans ta chambre ; une fois au lit, prends cette fiole et avale la liqueur qui y
est distillée. Aussitôt dans toutes tes veines se répandra une froide et
léthargique humeur : le pouls suspendra son mouvement naturel et cessera
de battre ; ni chaleur ni souffle n'attesteront que tu vis. Les roses de tes
lèvres et de tes joues seront flétries et ternes comme la cendre ; les fenêtres
de tes yeux seront closes, comme si la mort les avait fermées au jour de la
vie. Chaque partie de ton être, privée de souplesse et d'action, sera roide,
inflexible et froide comme la mort. Dans cet état apparent de cadavre tu
resteras juste quarante-deux heures, et alors tu t'éveilleras comme d'un
doux sommeil. Le matin, quand le fiancé arrivera pour hâter ton lever il te
trouvera morte dans ton lit.
Alors, selon l'usage de notre pays, vêtue de ta plus belle parure, et placée
dans un cercueil découvert, tu seras transportée à l'ancien caveau où repose
toute la famille des Capulets. Cependant, avant que tu sois éveillée,
Roméo, instruit de notre plan par mes lettres, arrivera ; lui et moi nous
épierons ton réveil, et cette nuit-là même Roméo t'emmènera à Mantoue.
Et ainsi tu seras sauvée d'un déshonneur imminent, si nul caprice futile,
nulle frayeur féminine n'abat ton courage au moment de l'exécution.
SCENE PREMIERE
81
Romeo et Juliette
JULIETTE. - Donne ! Eh ! donne ! ne me parle pas de frayeur.
LAURENCE, lui remettant la fiole. - Tiens, pars ! Sois forte et sois
heureuse dans ta résolution. Je vais dépêcher un religieux à Mantoue avec
un message pour ton mari.
JULIETTE. - Amour donne-moi ta force, et cette force me sauvera. Adieu,
mon père ! (Ils se séparent. )
SCENE PREMIERE
82
SCENE II
Dans la maison de Capulet.
Entrent Capulet, lady Capulet, la nourrice et des valets.
CAPULET, remettant un papier au premier valet. - Tu inviteras toutes les
personnes dont les noms sont écrits ici. (le valet sort. ) (Au second valet. )
Maraud, va me louer vingt cuisiniers habiles.
DEUXIEME VALET. - Vous n'en aurez que de bons, monsieur, car je
m'assurerai d'abord s'ils se lèchent les doigts.
CAPULET. - Et comment t'assureras-tu par là de leur savoir-faire ?
DEUXIEME VALET. - Pardine, monsieur, C'est un mauvais cuisinier que
celui qui ne se lèche pas les doigts : ainsi ceux qui ne se lécheront pas les
doigts, je ne les prendrai pas.
CAPULET. - Bon, va-t'en. (le valet sort. ) Nous allons être pris au
dépourvu cette fois. Eh bien, est-ce que ma fille est allée chez frère
Laurence ?
LA NOURRICE. - Oui, ma foi.
CAPULET. - Allons, il aura peut-être une bonne influence sur elle. La
friponne est si maussade, si opiniâtre.
Entre Juliette.
LA NOURRICE. - Voyez donc avec quelle mine joyeuse elle revient de
confesse.
CAPULET. - Eh bien, mon entêtée, où avez-vous été comme ça ?
JULIETTE. - Chez quelqu'un qui m'a appris à me repentir de ma coupable
résistance à vous et à vos ordres. Le vénérable Laurence m'a enjoint de me
prosterner à vos pieds, et de vous demander pardon... (Elle s'agenouille
devant son père. ) Pardon, je vous en conjure ! Désormais, je me laisserai
régir entièrement par vous.
CAPULET. - Qu'on aille chercher le comte, et qu'on l'instruise de ceci. Je
veux que ce noeud soit noué dès demain matin.
SCENE II
83
Romeo et Juliette
JULIETTE. - J'ai rencontré le jeune Comte à la cellule de Florence, et je
lui ai témoigné mon amour autant que je le pouvais sans franchir les
bornes de la modestie.
CAPULET. - Ah ! j'en suis bien aise... Voilà qui est bien... relève-toi.
(Juliette se relève. ) Les choses sont comme elles doivent être... Il faut que
je voie le comte. Morbleu, qu'on aille le chercher, vous dis-je. Ah !
pardieu ! c'est un saint homme que ce révérend père, et toute notre cité lui
est bien redevable.
JULIETTE. - Nourrice, voulez-vous venir avec moi dans mon cabinet ?
Vous m'aiderez à ranger les parures que vous trouverez convenables pour
ma toilette de demain.
LADY CAPULET. - Non, non, pas avant jeudi. Nous avons le temps.
CAPULET. - Va, nourrice, Va avec elle. (Juliette Sort avec la nourrice. - À
lady Capulet.) Nous irons à l'église demain.
LADY CAPULET. - Nous serons pris à court pour les préparatifs : il est
presque nuit déjà.
CAPULET. - Bah ! je vais me remuer, et tout ira bien, je te le garantis,
femme ! Toi, va rejoindre Juliette, et aide-la à se parer ; je ne me coucherai
pas cette nuit... Laisse-moi seul ; c'est moi qui ferai la ménagère cette
fois... Holà !... Ils sont tous sortis. Allons, je vais moi-même chez le comte
Pâris le prévenir pour demain. J'ai le coeur étonnamment allègre, depuis
que cette petite folle est venue à résipiscence. (Ils sortent. )
SCENE II
84
SCENE III
La chambre à coucher de Juliette.
Entrent Juliette et la nourrice.
JULIETTE. - Oui, c'est la toilette qu'il faut... Mais, gentille nourrice,
laisse-moi seule cette nuit, je t'en prie : car j'ai besoin de beaucoup prier
pour décider le ciel à sourire à mon existence, qui est, tu le sais bien, pleine
de trouble et de péché. (Entre lady Capulet.)
LADY CAPULET. - Allons, êtes-vous encore occupées ? avez-vous
besoin de mon aide ?
JULIETTE. - Non, madame ; nous avons choisi tout ce qui sera nécessaire
pour notre cérémonie de demain. Veuillez permettre que je reste seule à
présent, et que la nourrice veille avec vous cette nuit ; car j'en suis sûre,
vous avez trop d'ouvrage sur les bras, dans des circonstances si pressantes.
LADY CAPULET. - Bonne nuit ! Mets-toi au lit, et repose ; car tu en as
besoin. (Lady Capulet sort avec la nourrice. )
JULIETTE. - Adieu !... Dieu sait quand nous nous reverrons. Une vague
frayeur répand le frisson dans mes veines et y glace presque la chaleur
vitale... Je vais les rappeler pour me rassurer.. Nourrice !... qu'a-t-elle à
faire ici ? Il faut que je joue seule mon horrible scène. (Prenant la fiole que
Laurence lui a donnée. ) À moi, fiole !... Eh quoi ! si ce breuvage n'agissait
pas ! serais-je donc mariée demain matin ?... Non, non.
Voici qui l'empêcherait... Repose ici, toi. (Elle met un couteau à côté de
son lit. ) Et si c'était un poison que le moine m'eût subtilement administré
pour me faire mourir afin de ne pas être déshonorée par ce mariage, lui qui
m'a déjà mariée à Roméo ? J'ai peur de cela ; mais non, c'est impossible : il
a toujours été reconnu pour un saint homme... Et si, une fois déposée dans
le tombeau, je m'éveillais avant le moment où Roméo doit venir me
délivrer ! Ah ! l'effroyable chose ! Ne pourrais-je pas être étouffée dans ce
caveau dont la bouche hideuse n'aspire jamais un air pur et mourir
SCENE III
85
Romeo et Juliette
suffoquée avant que Roméo n'arrive ? Ou même, si je vis, n'est-il pas
probable que l'horrible impression de la mort et de la nuit jointe à la terreur
du lieu... En effet ce caveau est l'ancien réceptacle où depuis bien des
siècles sont entassés les os de tous mes ancêtres ensevelis ; où Tybalt
sanglant et encore tout frais dans la terre pourrit sous son linceul ; où,
dit-on, à certaines heures de la nuit, les esprits s'assemblent ! Hélas !
hélas ! n'est-il pas probable que, réveillée avant l'heure, au milieu
d'exhalaisons infectes et de gémissements pareils à ces cris de mandragores
déracinées que des vivants ne peuvent entendre sans devenir fous... Oh ! si
je m'éveille ainsi, est-ce que je ne perdrai pas la raison, environnée de
toutes ces horreurs ? Peut-être alors, insensée, voudrai-je jouer avec les
squelettes de mes ancêtres, arracher de son linceul Tybalt mutilé, et, dans
ce délire, saisissant l'os de quelque grand-parent comme une massue, en
broyer ma cervelle désespérée ! Oh ! tenez ! il me semble voir le spectre de
mon cousin poursuivant Roméo qui lui a troué le corps avec la pointe de
son épée... Arrête, Tybalt, arrête ! (Elle porte la fiole à ses lèvres.) Roméo !
Roméo ! Roméo ! voici à boire ! je bois à toi.
(Elle se jette sur son lit derrière un rideau. )
SCENE III
86
SCENE IV
Une salle dans la maison de Capulet. le jour se lève.
Entrent lady Capulet et la nourrice.
LADY CAPULET, donnant Un trousseau de clefs à la nourrice. Tenez,
nourrice, prenez ces clefs et allez chercher d'autres épices.
LA NOURRICE. - On demande des dattes et des coings pour la pâtisserie.
( Entre Capulet. )
CAPULET. - Allons ! debout ! debout ! debout ! le coq a chanté deux
fois ; le couvre-feu a sonné ; il est trois heures. (À lady Capulet. ) Ayez
l'oeil aux fours, bonne Angélique, et qu'on n'épargne rien.
LA NOURRICE, à Capulet. - Allez, allez, cogne-fétu, allez vous mettre au
lit ; ma parole, vous serez malade demain d'avoir veillé cette nuit.
CAPULET. - Nenni, nenni. Bah ! j'ai déjà passé des nuits entières pour de
moindres motifs, et je n'ai jamais été malade.
LADY CAPULET. - Oui, vous avez chassé les souris dans votre temps ;
mais je veillerai désormais à ce que vous ne veilliez plus ainsi. (lady
Capulet et la nourrice sortent. )
CAPULET. - Jalousie ! jalousie ! (Des Valets passent portant des broches,
des bûches et des paniers. ) (Au premier valet. ) Eh bien, l'ami, qu'est-ce
que tout ça ?
PREMIER VALET. - Monsieur, c'est pour le cuisinier, mais je ne sais trop
ce que c'est.
CAPULET. - Hâte-toi, hâte-toi. (Sort le premier valet.) (Au deuxième
valet.) Maraud, apporte des bûches plus sèches, appelle Pierre, il te
montrera où il y en a.
DEUXIEME VALET. - J'ai assez de tête, monsieur, pour suffire aux
bûches sans déranger Pierre. (Il sort. )
CAPULET. - Par la messe, bien répondu. Voilà un plaisant coquin ! Ah !
je te proclame roi des bûches... Ma foi, il est jour Le comte va être ici tout
SCENE IV
87
Romeo et Juliette
à l'heure avec la musique, car il me l'a promis. (Bruit d'instruments qui se
rapprochent. ) Je l'entends qui s'avance... Nourrice ! Femme ! Holà !
nourrice, allons donc ! ( Entre la nourrice. )
CAPULET. - Allez éveiller Juliette, allez, et habillez-la ; je vais causer
avec Pâris... Vite, hâtez-vous, hâtez-vous ! le fiancé est déjà arrivé ;
hâtez-vous, vous dis-je. (Tous sortent. )
SCENE IV
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SCENE V
La chambre à coucher de Juliette. Entre la nourrice.
LA NOURRICE, appelant. - Madame ! allons, madame !... Juliette !... Elle
dort profondément, je le garantis... Eh bien, agneau ! eh bien, maîtresse !...
Fi, paresseuse !... Allons, amour allons ! Madame ! mon cher coeur !
Allons, la mariée !
Quoi, pas un mot !... Vous en prenez pour votre argent cette fois, vous
dormez pour une semaine, car, la nuit prochaine, j'en réponds, le comte a
pris son parti de ne vous laisser prendre que peu de repos... Dieu me
pardonne ! Jésus Marie ! comme elle dort ! Il faut que je l'éveille...
Madame ! madame ! madame ! Oui, que le comte vous surprenne au lit ;
c'est lui qui vous secouera, ma foi... (Elle tire les rideaux du lit et découvre
Juliette étendue et immobile. ) Est-il possible ! Quoi ! toute vêtue, toute
parée, et recouchée ! Il faut que je la réveille... Madame ! madame !
madame ! hélas ! hélas ! au secours ! au secours ! ma maîtresse est morte.
ô malheur !
faut-il que je sois jamais née !... Holà, de l'eau-de-vie !... Monseigneur !
Madame ! ( Entre lady Capulet. )
LADY CAPULET. - Quel est Ce bruit ?
LA NOURRICE. - ô jour lamentable !
LADY CAPULET. - Qu'y a-t-il ?
LA NOURRICE, montrant le lit. - Regardez, regardez ! ô jour désolant !
LADY CAPULET. - Ciel ! ciel ! Mon enfant, ma vie ! Renais, rouvre les
yeux, ou je vais mourir avec toi ! Au secours ! au secours ! appelez au
secours !
( Entre Capulet CAPULET. ) - Par pudeur, amenez Juliette, Son mari est
arrivé.
LA NOURRICE. - Elle est morte, décédée, elle est morte ; ah ! mon Dieu !
LADY CAPULET. - Mon Dieu ! elle est morte ! elle est morte ! elle est
SCENE V
89
Romeo et Juliette
morte !
CAPULET, s'approchant de Juliette. - Ah ! que je la voie !...
C'est fini, hélas ! elle est froide ! Son sang est arrêté et ses membres sont
roides. La vie a depuis longtemps déserté ses lèvres. La mort est sur elle,
comme une gelée précoce sur la fleur des champs la plus suave.
LA NOURRICE. - ô jour lamentable !
LADY CAPULET. - Douloureux moment !
CAPULET. - La mort qui me l'a prise pour me faire gémir enchaîne ma
langue et ne me laisse pas parler.
Entrent fière Laurence et Pâris suivis de musiciens.
LAURENCE. - Allons, la fiancée est-elle prête à aller à l'église ?
CAPULET. - Prête à y aller, mais pour n'en pas revenir ! (À Pâris. ) ô mon
fils, la nuit qui précédait tes noces, la mort est entrée dans le lit de ta
fiancée, et voici la pauvre fleur toute déflorée par elle. Le sépulcre est mon
gendre, le sépulcre est mon héritier, le sépulcre a épousé ma fille. Moi, je
vais mourir et tout lui laisser. Quand la vie se retire, tout est au sépulcre.
Pâris. - N'ai-je si longtemps désiré voir cette aurore, que pour qu'elle me
donnât un pareil spectacle !
LADY CAPULET. - Jour maudit, malheureux, misérable, odieux ! Heure
la plus atroce qu'ait jamais vue le temps dans le cours laborieux de son
pèlerinage ! Rien qu'une pauvre enfant, une pauvre chère enfant, rien qu'un
seul être pour me réjouir et me consoler et la mort cruelle l'arrache de mes
bras !
LA NOURRICE. - ô douleur ! ô douloureux, douloureux, douloureux
jour ! Jour lamentable ! jour le plus douloureux que jamais, jamais j'aie
vu ! ô jour ! ô jour ! ô jour ! ô jour odieux ! Jamais jour ne fut plus
sombre ! ô jour douloureux ! ô jour douloureux !
Pâris. - Déçue, divorcée, frappée, accablée, assassinée ! Oui, détestable
mort, déçue par toi, ruinée par toi, cruelle, cruelle ! ô mon amour ! ma
vie !... Non, tu n'es plus ma vie, tu es mon amour dans la mort !
CAPULET. - Honnie, désolée, navrée, martyrisée, tuée ! Sinistre
catastrophe, pourquoi es-tu venue détruire, détruire notre solennité ?... ô
mon enfant ! mon enfant ! mon enfant ! Non ! toute mon âme ! Quoi, tu es
morte !... Hélas ! mon enfant est morte, et, avec mon enfant, sont
ensevelies toutes mes joies !
SCENE V
90
Romeo et Juliette
LAURENCE. - Silence, n'avez-vous pas de honte ? Le remède aux maux
désespérés n'est pas dans ces désespoirs. Le ciel et vous, vous partagiez
cette belle enfant ; maintenant le ciel l'a tout entière, et pour elle c'est tant
mieux. Votre part en elle, vous ne pouviez la garder de la mort, mais le ciel
garde sa part dans l'éternelle vie. Une haute fortune était tout ce que vous
lui souhaitiez ; c'était le ciel pour vous de la voir s'élever et vous pleurez
maintenant qu'elle s'élève au-dessus des nuages, jusqu'au ciel même ! Oh !
vous aimez si mal votre enfant que vous devenez fous en voyant qu'elle est
bien de vivre longtemps mariée, ce n'est pas être bien mariée ; la mieux
mariée est celle qui meurt jeune. Séchez vos larmes et attachez vos
branches de romarin sur ce beau corps ; puis, selon la coutume, portez-la
dans sa plus belle parure à l'église. Car bien que la faible nature nous force
tous à pleurer, les larmes de la nature font sourire la raison.
CAPULET. - Tous nos préparatifs de fête se changent en appareil funèbre :
notre concert devient un glas mélancolique ; notre repas de noces, un triste
banquet d'obsèques ; nos hymnes solennelles, des chants lugubres. Notre
bouquet nuptial sert pour une morte, et tout change de destination.
LAURENCE. - Retirez-vous, monsieur, et vous aussi, madame, et vous
aussi, messire Pâris ; que chacun se prépare à escorter cette belle enfant
jusqu'à son tombeau. Le ciel s'appesantit sur vous, pour je ne sais quelle
offense ; ne l'irritez pas davantage en murmurant contre sa volonté
suprême.
(Sortent Capulet, lady Capulet, Pâris et fière Laurence. )
PREMIER MUSICIEN. - Nous pouvons serrer nos flûtes et partir
LA NOURRICE. - Ah ! serrez-les, serrez-les, mes bons, mes honnêtes
amis ; car comme vous voyez, la situation est lamentable.
PREMIER MUSICIEN. - Oui, et je voudrais qu'on pût l'amender (Sort la
nourrice. )
Entre Pierre.
PIERRE. - Musiciens ! oh ! musiciens, vite Gaieté du coeur !
Gaieté du coeur ! Oh ! si vous voulez que je vive, jouez-moi Gaieté du
coeur !
PREMIER MUSICIEN. - Et pourquoi Gaieté du coeur ?
PIERRE. - ô musiciens ! parce que mon coeur lui-même joue l'air de Mon
coeur est triste. Ah ! jouez-moi quelque complainte joyeuse pour me
SCENE V
91
Romeo et Juliette
consoler.
DEUXIEME MUSICIEN. - Pas la moindre complainte ; ce n'est pas le
moment de jouer à présent.
PIERRE. - Vous ne voulez pas, alors ?
LES MUSICIENS. - Non.
PIERRE. - Alors vous allez l'avoir solide.
PREMIER MUSICIEN. - Qu'est-ce que nous allons avoir ?
PIERRE. - Ce n'est pas de l'argent, Morbleu, c'est une raclée, méchants
racleurs !
PREMIER MUSICIEN. - Méchant valet !
PIERRE. - Ah ! je vais vous planter ma dague de valet dans la perruque. Je
ne supporterai pas vos fadaises ; je vous en donnerai des fa dièses, moi, sur
les épaules, notez bien.
PREMIER MUSICIEN. - En nous donnant le fa dièse, c'est vous qui nous
noterez.
DEUXIEME MUSICIEN. - Voyons, rengainez votre dague et dégainez
votre esprit.
PIERRE. - En garde donc ! Je vais vous attaquer à la pointe de l'esprit et
rengainer ma pointe d'acier.. Ripostez-moi en hommes. (Il chante. )
Quand une douleur poignante blesse le coeur
Et qu'une morne tristesse accable l'esprit,
Alors la musique au son argentin...
Pourquoi son argentin ?
Pourquoi la musique a-t-elle le son argentin ?
Répondez, Simon Corde-à-Boyau ! PREMIER MUSICIEN. - Eh ! parce
que l'argent a le son fort doux.
PIERRE. - Joli ! Répondez, vous, Hugues Rebec !
DEUXIEME MUSICIEN. - La musique a le son argentin, parce que les
musiciens la font sonner pour argent.
PIERRE. - Joli aussi !... Répondez, vous, Jacques Serpent.
TROISIEME MUSICIEN. - Ma foi, je ne sais que dire.
PIERRE. - Oh ! j'implore votre pardon : vous êtes le chanteur de la bande.
Eh bien, je vais répondre pour vous. La musique a le son argentin, parce
que les gaillards de votre espèce font rarement sonner l'or (Il chante. )
Alors la musique au son argentin Apporte promptement le remède. (Il
SCENE V
92
Romeo et Juliette
sort.)
PREMIER MUSICIEN. - Voilà un fieffé coquin !
DEUXIEME MUSICIEN. - Qu'il aille se faire pendre !... Sortons, nous
autres ! attendons le convoi, et nous resterons à dîner (Ils sortent. )
SCENE V
93
ACTE V
ACTE V
94
SCENE PREMIERE
Mantoue. Une rue. Entre Roméo.
ROMÉO. - Si je puis me fier aux flatteuses assurances du sommeil, mes
rêves m'annoncent l'arrivée de quelque joyeuse nouvelle. La pensée
souveraine de mon coeur siège sereine sur son trône ; et, depuis ce matin,
une allégresse singulière m'élève au-dessus de terre par de riantes pensées.
J'ai rêvé que ma dame arrivait et me trouvait mort (étrange rêve qui laisse à
un mort la faculté de penser !), puis, qu'à force de baisers elle ranimait la
vie sur mes lèvres, et que je renaissais, et que j'étais empereur Ciel !
combien doit être douce la possession de l'amour, si son ombre est déjà si
prodigue de joies ! ( Entre Balthazar chaussé de bottes. )
ROMÉO. - Des nouvelles de Vérone !... Eh bien, Balthazar, est-ce que tu
ne m'apportes pas de lettre du moine ? Comment va ma dame ? Mon père
est-il bien ? Comment va madame Juliette ? Je te répète cette question-là ;
car si ma Juliette est heureuse, il n'existe pas de malheur.
BALTHAZAR. - Elle est heureuse, il n'existe donc pas de malheur. Son
corps repose dans le tombeau des Capulets, et son âme immortelle vit avec
les anges. Je l'ai vu déposer dans le caveau de sa famille, et j'ai pris aussitôt
la poste pour vous l'annoncer. Oh ! pardonnez-moi de vous apporter ces
tristes nouvelles : je remplis l'office dont vous m'aviez chargé, monsieur.
ROMÉO. - Est-ce ainsi ? eh bien, astres, je vous défie !... (À Balthazar) Tu
sais où je loge : procure-moi de l'encre et du papier, et loue des chevaux de
poste : je pars d'ici ce soir.
BALTHAZAR. - Je vous en conjure, monsieur, ayez de la patience. Votre
pâleur votre air hagard annoncent quelque catastrophe.
ROMÉO. - Bah ! tu te trompes !... Laisse-moi et fais ce que je te dis :
est-ce que tu n'as pas de lettre du moine pour moi ?
BALTHAZAR. - Non, mon bon seigneur.
ROMÉO. - N'importe : va-t'en, et loue des chevaux ; je te rejoins
SCENE PREMIERE
95
Romeo et Juliette
sur-le-champ. (Sort Balthazar) Oui, Juliette, je dormirai près de toi cette
nuit. Cherchons le moyen... ô destruction ! comme tu t'offres vite à la
pensée des hommes désespérés ! Je me souviens d'un apothicaire qui
demeure aux environs ; récemment encore je le remarquais sous sa
guenille, occupé, le sourcil froncé, à cueillir des simples ; il avait la mine
amaigrie ; l'âpre misère l'avait usé jusqu'aux os.
Dans sa pauvre échoppe étaient accrochés une tortue, un alligator empaillé
et des peaux de poissons monstrueux ; sur ses planches, une chétive
collection de boîtes vides, des pots de terre verdâtres, des vessies et des
graines moisies, des restes de ficelle et de vieux pains de roses étaient
épars çà et là pour faire étalage. Frappé de cette pénurie, je me dis à
moi-même :
Si un homme avait besoin de poison, bien que la vente en soit punie de
mort à Mantoue, voici un pauvre gueux qui lui en vendrait. Oh ! je
pressentais alors mon besoin présent ; il faut que ce besogneux m'en
vende... Autant qu'il m'en souvient, ce doit être ici sa demeure ; comme
c'est fête aujourd'hui, la boutique du misérable est fermée... Holà !
l'apothicaire !
( Une porte s'ouvre. Paraît l'apothicaire. )
L'APOTHICAIRE. - Qui donc appelle si fort ?
ROMÉO. - Viens ici, l'ami... Je vois que tu es pauvre ; tiens, voici quarante
ducats ; donne-moi une dose de poison ; mais il me faut une drogue
énergique qui, à peine dispersée dans les veines de l'homme las de vivre, le
fasse tomber mort, et qui chasse du corps le souffle aussi violemment,
aussi rapidement que la flamme renvoie la poudre des entrailles fatales du
canon !
L'APOTHICAIRE. - J'ai de ces poisons meurtriers. Mais la loi de
Mantoue, c'est la mort pour qui les débite.
ROMÉO. - Quoi ! tu es dans ce dénuement et dans cette misère, et tu as
peur de mourir ! La famine est sur tes joues ; le besoin et la souffrance
agonisent dans ton regard ; le dégoût et la misère pendent à tes épaules. Le
monde ne t'est point ami, ni la loi du monde ; le monde n'a pas fait sa loi
pour t'enrichir ; viole-la donc, cesse d'être pauvre et prends ceci. (Il lui
montre sa bourse. )
L'APOTHICAIRE. - Ma pauvreté consent, mais non ma volonté.
SCENE PREMIERE
96
Romeo et Juliette
ROMÉO. - Je paye ta pauvreté, et non ta volonté.
L'APOTHICAIRE. - Mettez ceci dans le liquide que vous voudrez, et
avalez ; eussiez-vous la force de vingt hommes, vous serez expédié
immédiatement.
ROMÉO, lui jetant sa bourse. - Voici ton or ; ce poison est plus funeste à
l'âme des hommes, il commet plus de meurtres dans cet odieux monde que
ces pauvres mixtures que tu n'as pas le droit de vendre. C'est moi qui te
vends du poison ; tu ne m'en as pas vendu. Adieu, achète de quoi manger
et engraisse. (Servant la fiole que l'apothicaire lui a remise. ) Ceci, du
poison ? non ! Viens, cordial, viens avec moi au tombeau de Juliette ; c'est
là que tu dois me servir (Ils se séparent.)
SCENE PREMIERE
97
SCENE II
La cellule de fière Laurence. Entre fière Jean.
JEAN. - Saint franciscain ! mon frère, holà !
LAURENCE. - Ce doit être la voix de frère Jean. De Mantoue sois le
bienvenu. Que dit Roméo ?... A-t-il écrit ? Alors donne moi sa lettre.
JEAN. - J'étais allé à la recherche d'un frère déchaussé de notre ordre, qui
devait m'accompagner et je l'avais trouvé ici dans la cité en train de visiter
les malades ; mais les inspecteurs de la ville, nous ayant rencontrés tous
deux dans une maison qu'ils soupçonnaient infectée de la peste, en ont
fermé les portes et n'ont pas voulu nous laisser sortir. C'est ainsi qu'a été
empêché mon départ pour Mantoue.
LAURENCE. - QUI donc a porté ma lettre à Roméo ?
JEAN. - La voici. Je n'ai pas pu t'envoyer, ni me procurer un messager
pour te la rapporter tant la contagion effrayait tout le monde.
LAURENCE. - Malheureux événement ! Par notre confrérie ce n'était pas
une lettre insignifiante, c'était un message d'une haute importance, et ce
retard peut produire de grands malheurs. Frère Jean, va me chercher un
levier de fer, et apporte le-moi sur-le-champ dans ma cellule.
JEAN. - Frère, je vais te l'apporter (Il sort. )
LAURENCE. - Maintenant il faut que je me rende seul au tombeau ; dans
trois heures la belle Juliette s'éveillera. Elle me maudira, parce que Roméo
n'a pas été prévenu de ce qui est arrivé ; mais je vais récrire à Mantoue, et
je la garderai dans ma cellule jusqu'à la venue de Roméo. Pauvre cadavre
vivant, enfermé dans le sépulcre d'un mort ! (Il sort. )
SCENE II
98
SCENE III
Vérone. - Un cimetière au milieu duquel s'élève le tombeau des Capulets.
Entre Pâris suivi de son page qui porte une torche et des fleurs.
Pâris. - Page, donne-moi ta torche. Éloigne-toi et tiens-toi à l'écart... Mais,
non, éteins-la, car je ne veux pas être vu. Va te coucher sous ces ifs là-bas,
en appliquant ton oreille contre la terre sonore ; aucun pied ne pourra se
poser sur le sol du cimetière, tant de fois amolli et foulé par la bêche du
fossoyeur sans que tu l'entendes : tu siffleras, pour m'avertir, si tu entends
approcher quelqu'un... Donne-moi ces fleurs. Fais ce que je te dis. Va.
LE PAGE, à part. - J'ai presque peur de rester seul ici dans le cimetière ;
pourtant je me risque. (Il se retire. )
Pâris. - Douce fleur je sème ces fleurs sur ton lit nuptial, dont le dais,
hélas ! est fait de poussière et de pierres ; je viendrai chaque nuit les
arroser d'eau douce, ou, à son défaut, de larmes distillées par des sanglots ;
oui, je veux célébrer tes funérailles en venant, chaque nuit, joncher ta
tombe et pleurer (Lueur d'une torche et bruit de pas au loin. le page siffle. )
Le page m'avertit que quelqu'un approche. Quel est ce pas sacrilège qui
erre par ici la nuit et trouble les rites funèbres de mon amour ?... Eh quoi !
une torche !... Nuit, voile-moi un instant. (Il se cache. )
( Entre Roméo, suivi de Balthazar qui porte une torche, une pioche et un
levier ).
ROMÉO. - Donne-moi cette pioche et ce croc d'acier. (Remettant un
papier au page.) Tiens, prends cette lettre ; demain matin, de bonne heure,
aie soin de la remettre à mon seigneur et père... Donne-moi la lumière. Sur
ta vie, voici mon ordre : quoi que tu voies ou entendes, reste à l'écart et ne
m'interromps pas dans mes actes. Si je descends dans cette alcôve de la
mort c'est pour contempler les traits de ma dame, mais surtout pour
détacher de son doigt inerte un anneau précieux, un anneau que je dois
employer à un cher usage. Ainsi, éloigne-toi, va-t'en... Mais si, cédant au
SCENE III
99
Romeo et Juliette
soupçon, tu oses revenir pour épier ce que je veux faire, par le ciel, je te
déchirerai lambeau par lambeau, et je joncherai de tes membres ce
cimetière affamé. Ma résolution est farouche comme le moment : elle est
plus terrible et plus inexorable que le tigre à jeun ou la mer rugissante.
BALTHAZAR. - Je m'en vais, monsieur, et je ne vous troublerai pas.
ROMÉO. - C'est ainsi que tu me prouveras ton dévouement... (Lui jetant sa
bourse. ) Prends ceci : vis et prospère... Adieu, cher enfant.
BALTHAZAR, à part. - N'importe. Je vais me cacher aux alentours ; sa
mine m'effraye, et je suis inquiet sur ses intentions. (Il se retire. )
ROMÉO, prenant le levier et allant au tombeau. - Horrible gueule, matrice
de la mort, gorgée de ce que la terre a de plus précieux, je parviendrai bien
à ouvrir tes lèvres pourries et à te fourrer de force une nouvelle proie ! (Il
enfonce la porte du monument. )
Pâris. - C'est ce banni, ce Montague hautain qui a tué le cousin de ma
bien-aimée : la belle enfant en est morte de chagrin, à ce qu'on suppose. Il
vient ici pour faire quelque infâme outrage aux cadavres : je vais l'arrêter..
(Il s'avance. ) Suspends ta besogne, impie, vil Montague : la vengeance
peut-elle se poursuivre au-delà de la mort ? Misérable condamné, je
t'arrête. Obéis et viens avec moi ; car il faut que tu meures.
ROMÉO. - Il le faut en effet, et c'est pour cela que je suis venu ici... Bon
jeune homme, ne tente pas un désespéré, sauve-toi d'ici et laisse-moi...
(Montrant les tombeaux. ) Songe à tous ces morts, et recule épouvanté... Je
t'en supplie, jeune homme, ne charge pas ma tête d'un péché nouveau en
me poussant à la fureur.. Oh ! va-t'en. Par le ciel, je t'aime plus que
moi-même, car c'est contre moi-même que je viens ici armé. Ne reste pas,
va-t'en ; vis, et dis plus tard que la pitié d'un furieux t'a forcé de fuir.
Pâris, l'épée à la main. - Je brave ta commisération, et je t'arrête ici comme
félon.
ROMÉO. - Tu veux donc me provoquer ? Eh bien, à toi, enfant. (Ils se
battent.)
LE PAGE. - ô ciel ! ils se battent : je vais appeler le guet. (Il sort en
courant. )
Pâris, tombant. - Oh ! je suis tué !... Si tu es généreux, ouvre le tombeau et
dépose-moi près de Juliette. (Il expire. )
ROMÉO. - Sur ma foi, je le ferai. (Se penchant sur le cadavre. )
SCENE III
100
Romeo et Juliette
Examinons cette figure : un parent de Mercutio, le noble comte Pâris ! Que
m'a donc dit mon valet ? Mon âme, bouleversée, n'y a pas fait attention...
Nous étions à cheval...
Il me contait, je crois, que Pâris devait épouser Juliette. M'a-t-il dit cela, ou
l'ai-je rêvé ? Ou, en l'entendant parler de Juliette, ai-je eu la folie de
m'imaginer cela ? (Prenant le cadavre par le bras. ) Oh ! donne-moi ta
main, toi que l'âpre adversité a inscrit comme moi sur son livre ! Je vais
t'ensevelir dans un tombeau triomphal... Un tombeau ? oh ! non, jeune
victime, c'est un Louvre splendide, car Juliette y repose, et sa beauté fait de
ce caveau une salle de fête illuminée. (Il dépose Pâris dans le monument. )
Mort, repose ici, enterré par un mort. Que de fois les hommes à l'agonie
ont eu un accès de joie, un éclair avant la mort, comme disent ceux qui les
soignent... Ah ! comment comparer ceci à un éclair ?
(Contemplant le corps de Juliette. ) mon amour ! ma femme !
La mort qui a sucé le miel de ton haleine n'a pas encore eu de pouvoir sur
ta beauté : elle ne t'a pas conquise ; la flamme de la beauté est encore toute
cramoisie sur tes lèvres et sur tes joues, et le pâle drapeau de la mort n'est
pas encore déployé là... (Allant à un autre cercueil. ) Tybalt ! te voilà donc
couché dans ton linceul sanglant ! Oh ! que puis-je faire de plus pour toi ?
De cette même main qui faucha ta jeunesse, je vais abattre celle de ton
ennemi. Pardonne-moi, cousin. (Revenant sur ses pas. ) Ah ! chère Juliette,
pourquoi es-tu si belle encore ? Dois-je croire que le spectre de la Mort est
amoureux et que l'affreux monstre décharné te garde ici dans les ténèbres
pour te posséder ?... Horreur ! Je veux rester près de toi, et ne plus sortir de
ce sinistre palais de la nuit ; ici, ici, je veux rester avec ta chambrière, la
vermine ! Oh ! c'est ici que je veux fixer mon éternelle demeure et
soustraire au joug des étoiles ennemies cette chair lasse du monde... (titrant
le corps embrassé. ) Un dernier regard, mes yeux ! bras, une dernière
étreinte ! et vous, lèvres, vous, portes de l'haleine, scellez par un baiser
légitime un pacte indéfini avec le sépulcre accapareur ! (Saisissant la fiole.
) Viens, amer conducteur, viens, âcre guide. Pilote désespéré, vite ! lance
sur les brisants ma barque épuisée par la tourmente ! À ma bien-aimée ! (Il
boit le poison. ) Oh ! l'apothicaire ne m'a pas trompé : ses drogues sont
actives... Je meurs ainsi... sur un baiser ! (Il expire en embrassant Juliette. )
Frère Laurence paraît à l'autre extrémité du cimetière, avec une lanterne,
SCENE III
101
Romeo et Juliette
un levier et une bêche.
LAURENCE. - Saint François me soit en aide ! Que de fois cette nuit mes
vieux pieds se sont heurtés à des tombes ! (Il rencontre Balthazar étendu à
terre. ) Qui est là ?
BALTHAZAR, se relevant. - Un ami ! quelqu'un qui vous connaît bien.
LAURENCE, montrant le tombeau des Capulets. - Soyez béni !...
Dites-moi, mon bon ami, quelle est cette torche là-bas qui prête sa lumière
inutile aux larves et aux crânes sans yeux ? Il me semble qu'elle brûle dans
le monument des Capulets.
BALTHAZAR. - En effet, saint prêtre ; il y a là mon maître, quelqu'un que
vous aimez.
LAURENCE. - Qui donc ?
BALTHAZAR. - Roméo.
LAURENCE. - Combien de temps a-t-il été là ?
BALTHAZAR. - Une grande demi-heure.
LAURENCE. - Viens avec moi au caveau.
BALTHAZAR. - Je n'ose pas, messire. Mon maître croit que je suis parti ;
il m'a menacé de mort en termes effrayants, si je restais à épier ses actes.
LAURENCE. - Reste donc, j'irai seul... L'inquiétude me prend : oh ! je
crains bien quelque malheur.
BALTHAZAR. - Comme je dormais ici sous cet if, j'ai rêvé que mon
maître se battait avec un autre homme et que mon maître le tuait.
LAURENCE, allant vers le tombeau. - Roméo ! (Dirigeant la lumière de sa
lanterne sur l'entrée du tombeau. ) Hélas ! hélas ! quel est ce sang qui tache
le seuil de pierre de ce sépulcre ?
Pourquoi ces épées abandonnées et sanglantes projettent-elles leur sinistre
lueur sur ce lieu de paix ? (Il entre dans le monument. ) Roméo ! Oh ! qu'il
est pâle !... Quel est cet autre ?
Quoi, Pâris aussi ! baigné dans son sang ! Oh ! quelle heure cruelle est
donc coupable de cette lamentable catastrophe ?...
(Éclairant Juliette. ) Elle remue ! (Juliette s'éveille et se soulève.)
JULIETTE. - ô frère charitable, où est mon seigneur ? Je me rappelle bien
en quel lieu je dois être : m'y voici... Mais où est Roméo ? (Rumeur au
loin. ) LAURENCE. - J'entends du bruit... Ma fille, quitte ce nid de mort,
de contagion, de sommeil contre nature. Un pouvoir au-dessus de nos
SCENE III
102
Romeo et Juliette
contradictions a déconcerté nos plans. Viens, viens, partons ! Ton mari est
là gisant sur ton sein, et voici Pâris. Viens, je te placerai dans une
communauté de saintes religieuses ; pas de questions ! le guet arrive...
Allons, viens, chère Juliette. (La rumeur se rapproche.) Je n'ose rester plus
longtemps. (Il sort du tombeau et disparaît. )
JULIETTE. - Va, sors d'ici, Car je ne m'en irai pas, mais. Qu'est ceci ? Une
coupe qu'étreint la main de mon bien-aimé ? C'est le poison, je le vois, qui
a causé sa fin prématurée. L'égoïste !
il a tout bu ! il n'a pas laissé une goutte amie pour m'aider à le rejoindre !
Je veux baiser tes lèvres : peut-être y trouverai-je un reste de poison dont le
baume me fera mourir... (Elle l'embrasse. ) Tes lèvres sont chaudes !
PREMIER GARDE, derrière le théâtre. - Conduis-nous, page... De quel
côté ?
JULIETTE. - Oui, du bruit ! Hâtons-nous donc ! (Saisissant le poignard de
Roméo.) ô heureux poignard ! voici ton fourreau... (Elle se happe.)
Rouille-toi là et laisse-moi mourir !
(Elle tombe sur le corps de Roméo et expire. ) Entre le guet, conduit parle
page de Pâris.
LE PAGE, montrant le tombeau. - Voilà l'endroit, là où la torche brûle.
PREMIER GARDE, à l'entrée du tombeau. - Le sol est sanglant.
Qu'on fouille le cimetière. Allez, plusieurs, et arrêtez qui vous trouverez.
(Des gardes sortent.) Spectacle navrant ! Voici le comte assassiné... et
Juliette en sang !... chaude encore !... morte il n'y a qu'un moment, elle qui
était ensevelie depuis deux jours !... Allez prévenir le prince, courez chez
les Capulets, réveillez les Montagues... que d'autres aillent aux recherches !
(D'autres gardes sortent. ) Nous voyons bien le lieu où sont entassés tous
ces désastres ; mais les causes qui ont donné lieu à ces désastres
lamentables, nous ne pouvons les découvrir sans une enquête. ( Entrent
quelques gardes, ramenant Balthazar. ).
DEUXIEME GARDE. - Voici le valet de Roméo, nous l'avons trouvé dans
le cimetière.
PREMIER GARDE. - Tenez-le sous bonne garde jusqu'à l'arrivée du
prince.
( Entre un garde, ramenant fière Laurence. ).
TROISIEME GARDE. - Voici un moine qui tremble, soupire et pleure.
SCENE III
103
Romeo et Juliette
Nous lui avons pris ce levier et cette bêche, comme il venait de ce côté du
cimetière.
PREMIER GARDE. - Graves présomptions ! Retenez aussi ce moine.
Le jour commence à poindre. Entrent le prince et sa suite.
LE PRINCE. - Quel est le malheur matinal qui enlève ainsi notre personne
à son repos ?
( Entrent Capulet, lady Capulet et leur suite. ).
CAPULET. - Pourquoi ces clameurs qui retentissent partout ?
LADY CAPULET. - Le peuple dans les rues, Ciel Roméo !... Juliette !...
Paris !... et tous accourent, en jetant l'alarme, vers notre monument.
LE PRINCE. - D'où vient cette épouvante qui fait tressaillir nos oreilles ?
PREMIER GARDE, montrant les cadavres. - Mon souverain, voici le
comte Pâris assassiné ; voici Roméo mort ; voici Juliette, la morte qu'on
pleurait, chaude encore et tout récemment tuée.
LE PRINCE. - Cherchez, fouillez partout, et sachez comment s'est fait cet
horrible massacre.
PREMIER GARDE. - Voici un moine, et le valet du défunt Roméo ; ils ont
été trouvés munis des instruments nécessaires pour ouvrir la tombe de ces
morts.
CAPULET. - ô Ciel !... Oh ! vois donc, femme, notre fille est en sang !...
Ce poignard s'est mépris... Tiens ! sa gaine est restée vide au flanc du
Montague, et il s'est égaré dans la poitrine de ma fille !
LADY CAPULET. - Mon Dieu ! ce spectacle funèbre est le glas qui
appelle ma vieillesse au sépulcre.
Entrent Montague et sa suite.
LE PRINCE. - Approche, Montague : tu tes levé avant l'heure pour voir
ton fils, ton héritier couché avant l'heure.
MONTAGUE. - Hélas ! mon suzerain, ma femme est morte cette nuit.
L'exil de son fils l'a suffoquée de douleur ! Quel est le nouveau malheur
qui conspire contre mes années ?
LE PRINCE, montrant le tombeau. - Regarde, et tu verras.
MONTAGUE, reconnaissant Roméo. - malappris ! Y a-t-il donc
bienséance à prendre le pas sur ton père dans la tombe ?
LE PRINCE. - Fermez la bouche aux imprécations, jusqu'à ce que nous
ayons pu éclaircir ces mystères, et en connaître la source, la cause et
SCENE III
104
Romeo et Juliette
l'enchaînement. Alors c'est moi qui mènerai votre deuil, et qui le conduirai,
s'il le faut, jusqu'à la mort. En attendant, contenez-vous, et que l'affection
s'asservisse à la patience... Produisez ceux qu'on soupçonne. (Les gardes
amènent Laurence et Balthazar )
LAURENCE. - Tout impuissant que j'ai été, c'est moi qui suis le plus
suspect, puisque l'heure et le lieu s'accordent à m'imputer cet horrible
meurtre ; me voici, prêt à m'accuser et à me défendre, prêt à m'absoudre en
me condamnant.
LE PRINCE. - Dis donc vite ce que tu sais sur ceci.
LAURENCE. - Je serai bref, car le peu de souffle qui me reste ne suffisait
pas à un récit prolixe. Roméo, ici gisant, était l'époux de Juliette ; et
Juliette, ici gisante, était la femme fidèle de Roméo. Je les avais mariés : le
jour de leur mariage secret fut le dernier jour de Tybalt, dont la mort
prématurée proscrivit de cette cité le nouvel époux. C'était lui, et non
Tybalt, que pleurait Juliette. (À Capulet.) Vous, pour chasser la douleur
qui assiégeait votre fille, vous l'aviez fiancée, et vous vouliez la marier de
force au comte Pâris. Sur ce, elle est venue à moi, et, d'un air effaré, m'a dit
de trouver un moyen pour la soustraire à ce second mariage ; sinon, elle
voulait se tuer là, dans ma cellule. Alors, sur la foi de mon art, je lui ai
remis un narcotique qui a agi, comme je m'y attendais, en lui donnant
l'apparence de la mort. Cependant j'ai écrit à Roméo d'arriver dès cette nuit
fatale, pour aider Juliette à sortir de sa tombe empruntée, au moment où
l'effet du breuvage cesserait. Mais celui qui était chargé de ma lettre, frère
Jean, a été retenu par un accident, et me l'a rapportée hier soir. Alors tout
seul, à l'heure fixée d'avance pour le réveil de Juliette, je me suis rendu au
caveau des Capulets, dans l'intention de l'emmener et de la recueillir dans
ma cellule jusqu'à ce qu'il me fût possible de prévenir Roméo. Mais quand
je suis arrivé quelques minutes avant le moment de son réveil, j'ai trouvé
ici le noble Pâris et le fidèle Roméo prématurément couchés dans le
sépulcre. Elle s'éveille, je la conjure de partir et de supporter ce coup du
ciel avec patience... Aussitôt un bruit alarmant me chasse de la tombe ;
Juliette, désespérée, refuse de me suivre et c'est sans doute alors qu'elle
s'est fait violence à elle-même. Voilà tout ce que je sais. La nourrice était
dans le secret de ce mariage.
Si dans tout ceci quelque malheur est arrivé par ma faute, que ma vieille
SCENE III
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Romeo et Juliette
vie soit sacrifiée, quelques heures avant son épuisement, à la rigueur des
lois les plus sévères.
LE PRINCE. - Nous t'avons toujours connu pour un saint homme... Où est
le valet de Roméo ? qu'a-t-il à dire ?
BALTHAZAR. - J'ai porté à mon maître la nouvelle de la mort de Juliette ;
aussitôt il a pris la poste, a quitté Mantoue et est venu dans ce cimetière, à
ce monument. Là, il m'a chargé de remettre de bonne heure à son père la
lettre que voici et entrant dans le caveau, m'a ordonné sous peine de mort
de partir et de le laisser seul.
LE PRINCE, prenant le papier que tient Balthazar - Donne moi cette lettre,
je veux la voir... Où est le page du comte, celui qui a appelé le guet ?
Maraud, qu'est-ce que ton maître a fait ici ?
LE PAGE. - Il est venu jeter des fleurs sur le tombeau de sa fiancée et m'a
dit de me tenir à l'écart, ce que j'ai fait. Bientôt un homme avec une
lumière est arrivé pour ouvrir la tombe ; et, quelques instants après, mon
maître a tiré l'épée contre lui ; et c'est alors que j'ai couru appeler le guet.
LE PRINCE, jetant les yeux sur la lettre. - Cette lettre Confirme les paroles
du moine... Voilà tout le récit de leurs amours... Il a appris qu'elle était
morte ; aussitôt, écrit-il, il a acheté du poison chez un pauvre apothicaire et
sur-le-champ s'est rendu dans ce caveau pour y mourir et reposer près de
Juliette. (Regardant autour de lui. ) Où sont-ils, ces ennemis ? Capulet !
Montague ! Voyez par quel fléau le ciel châtie votre haine : pour tuer vos
joies, il se sert de l'amour !... Et moi, pour avoir fermé les yeux sur vos
discordes, j'ai perdu deux parents. Nous sommes tous punis.
CAPULET. - ô Montague, mon frère, donne-moi ta main. (Il serve la main
de Montague.) Voici le douaire de ma fille ; je n'ai rien à te demander de
plus.
MONTAGUE. - Mais moi, j'ai à te donner plus encore. Je veux dresser une
statue de ta fille en or pur. Tant que Vérone gardera son nom, il n'existera
pas de figure plus honorée que celle de la loyale et fidèle Juliette.
CAPULET. - Je veux que Roméo soit auprès de sa femme dans la même
splendeur : pauvres victimes de nos inimitiés !
LE PRINCE. - Cette matinée apporte avec elle une paix sinistre, le soleil
se voile la face de douleur. Partons pour causer encore de ces tristes
choses. Il y aura des graciés et des punis. Car jamais aventure ne fut plus
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douloureuse que celle de Juliette et de son Roméo. (Tous sortent. )
SCENE III
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PDF version Ebook ILV 1.4 (décembre 2009)