Stéphane Audeguy

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Stéphane Audeguy
SEPT/OCT 11
LE MAGAZINE DES LIVRES
Bimestriel
53 RUE DU CHEMIN VERT
92100 BOULOGNE-BILLANCOURT - 01 46 10 21 21
Surface approx. (cm²) : 1088
N° de page : 47-49
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[entretien]
Stéphane Audeguy
Cristallisation
Stéphane Audeguy est l'un des romanciers attendus de cette
rentrée littéraire. Il a fait paraître, depuis 2O05, aux Éditions
Gallimard, trois romans (La théorie des nuages, Fils unique. Nous
autres) et quatre essais (Les Monstres : si loin, si proches, Petit
éloge de la douceur, ln Memoriam, Pigault-Lebrun, l'enfant du
carnaval)- Son quatrième roman Rom@ est une histoire d'amour
qui nous entraîne dans les vertiges de l'Histoire de Rome et ceux du
virtuel à travers un jeu internet. Stéphane Audeguy se passionne
dans son œuvre pour la temporalité et son champ des possibles.
Propos recueillis par Laurelme Amanieux
« J'aime, dans le roman comme
dans la vie, les êtres qui
semblent peuplés; rien de plus
fastidieux qu'un homme ou une
femme qui serait à chaque
instant lui-même. »
GALLIMARD
1172849200503/GTG/ALZ/2
Stéphane Audeguy se lance un défi en
changeant de voix narrative pour chaque
roman ll explore un narrateur au point de
vue omniscient dans La Théorie des
nuages, un « je » qui n'est pas le sien dans
Fils unique, un « nous » choral dans Nous
autres, et voici que dans Rom®, c'est la
ville qui parle, une ville qui n'a pas de
sexe déterminé, ni féminine, rn masculine,
maîs à la manière des métamorphoses du
devin Tirésias, elle est tour à tour l'un puis
l'autre Jamais dans ses romans, le «je »
ne se tourne vers lui-même Stéphane Audeguy refuse le genre de l'autofiction, un
piège qui pourrait rétrécir l'objet de la littérature, alors qu'il existe autour de nous
la largeur de l'univers, toutes ces vies qui
ont existé ou qui auraient pu exister, et
que le romancier s'attache à raconter Et
d'une Rome aux couches historiques multiples, l'auteur fait surgir un foisonnement
de personnages, une foule de destins aux
échos songeurs qui semblent se répondre
entre eux Comme écrivait le poète Michaux : « Tout est détaché II faut
constamment veiller à rattacher, à relier
ensemble », et c'est ce que fait Stéphane
Audeguy II réinvente le récit poétique
dont on n'avait pas vu trace si déployée
depuis les surréalistes
-Stéphane Audeguy, qu'est-ce qui, pour
vous, déclenche l'écriture ? Vous parlez
parfois d'une intuition ou d'une émotion à
l'origine de vos romans. Dans le cas de
Rom@, comment vous est venue l'idée
initiale?
Rien n'est plus facile que d'avoir une
idée , on rencontre d'ailleurs tous les
jours des personnes qui ont d'excellentes
idées de roman, de scénario, d'entreprise,
que sais-je 9 La question serait plutôt de
porter une idée à un certain point d'opacité et de complexité et, si je puis dire, de
cristallisation Et sans doute, pour moi,
les romans naissent d'une rêverie sur un
titre ce Iut le cas de La Théorie des
nuages à Rom®.
Je peux essayer de reconstituer le schéma
de cette cristallisation, non sans préciser
que les choses sont évidemment plus
confuses quand on se lance dans l'aventure
d'écrire une fiction J'aime le côté buissonnant et buissonmer de l'ordinateur Généralement, je pars de petites cellules, et je
les fais pousser, je les cultive, comme des
bactéries Je n'écris pas mon livre dans
l'ordre, maîs dé-ci dé-là Très vite s'est imposé à moi d'écnre « Roma » avec un arobas Sans doute parce que c'est un roman
que je projetais d'écrire à la Villa Médicis.
C'était donc, pour une année, mon adresse.
Aussi l'alliance d'un des plus vieux noms
de notre culture avec un symbole usité sur
internet, et qui n'a pas trente ans peut-être
Après, je me suis pris à rêver au fait que
« Rom® » pouvait signifier une adresse,
au sens rhétorique j'ai donc décidé que la
ville « s'adresserait à » quelqu'un, je ne savais pas encore à qui
Enfin, il y a ce palindrome, simple et
merveilleux comme une rencontre .
« amor », « roma » Le jeu de mots est
aussi vieux que la ville Maîs qu'est-ce
que peut être aimer dans cette ville-là,
maintenant, dans cet aujourd'hui d'une
ville qui n'est pas stratifiée en couches
temporelles bien sages, maîs un monstre,
une chimère des temps comme ce bronze
du toit du Panthéon qui servit pour fondre
les colonnes du baldaquin de SaintPierre, ou ce temple antique qui sert de
façade à la bourse *> Je me réfère même
au mot anglais « Roma » pour Rome, et,
au depart, j'ai pensé « Que veut dire
aimer Rome, aujourd'hui 9 Et de l'aimer
telle qu'elle est, pas seulement comme un
ensemble de ruines anciennes 9 »
Eléments de recherche : GALLIMARD : maison d'éditions, toutes citations y compris ses collections Partie 1/2 (cf fiche pour détails)
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Rom® est un récit qui intègre certaines
des variations de Rome, c'est un roman
de dérive dans la ville, de piéton de Rome
comme il y eut un piéton de Pans Aimer
une ville, c'est la connaître dans toutes
ses dimensions par exemple, ce qu'elle
doit à Mussolini, pour le pire et pour le
meilleur C'est lui qui a fait tracer, par
exemple, la Via dei Fon Imperial!, qui
permet à nous autres touristes d'aller arpenter le Forum romain Maîs, pour le
rendre accessible, Mussolini a rasé un
quartier médiéval et renaissance entier II
a d'ailleurs détruit cinquante-cinq églises
à Rome ' Ainsi qu'une partie du Capitale,
une tour de Paul III Farnèse En même
temps, cela n'aurait guère de sens de dire
qu'il aurait fallu laisser Rome en l'état,
car comment définir l'état de départ 9 II
n'y a pas d'état premier originaire
Ajoutons encore un sens au titre Rom©
j'ai imaginé qu'un jeu en ligne propose à
de multiples joueurs dans le monde de
vivre, sous la forme d'avatars, dans une
Rome électroniquement simulée, celle du
IIIe siècle Or, a partir de cette clôture très
particulière, je peux me proposer une rêverie sur un objet emblématique de la
Rome antique le Colisée Les Romains
passent souvent pour n'avoir pas inventé
grand-chose, pour être d'abord des pragmatiques, des maîtres de l'organisation
On les sous-estime nettement sur ce plan,
notamment par rapport aux Grecs Alors
qu'ils ont inventé quelque chose de tout à
fait étonnant l'amphithéâtre Un amphithéâtre, c'est le redoublement du théâtre
grec deux théâtres collés ensemble Ils
ont inventé le lieu de spectacle fermé sur
lui-même II est très cuneux, dès lors, de
voir la civilisation romaine trouver dans
le jeu en réseau une sorte de nouvelle jeunesse, et souvent à la lettre, puisque les
concepteurs de jeux s'en inspirent souvent Le temps n'apparaît linéaire que
dans sa représentation scolaire (la frise
chronologique) , il est en fait affecté de
toutes sortes de plis Eh bien Rom® propose une manière d'architechtomque de
cette ville qu'on dit eternelle
- Certains passages de votre roman sont
de véritables poèmes en prose, qui créent
un chant, une écriture musicale avec ses
refrains. Votre art de la composition est
celui du récit poétique. Les personnages
riment entre eux. Ils existent par un système de résonance.
J'espère que vous avez raison La rime
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est l'une des plus vieilles formes du
monde Sans doute n'écnrai-je pas ce
qu'on appelle des vers rimes, maîs
quelque chose d'un goût pour les harmoniques de ce monde que nous ne pouvons, sans outrecuidance, que considérer
comme le seul existant, maîs qui ne se réduit certainement pas au réel des plats romanciers réalistes qui dominent
aujourd'hui le champ littéraire Tout être
vivant est aujourd'hui hanté par tous les
passés du monde , c'est pourquoi, dans
Rom®, les personnages font signe, de
façon spectrale, vers d'autres temps
- Vous écrivez des romans dont la voix
narrative enveloppe le plus possible une
collectivité. Comment choisissez-vous
cette voix pour chaque texte ?
Je dirais plutôt, à la lumière de ce que je
viens de dire, que j'aime, dans le roman
comme dans la vie, les êtres qui semblent
peuples , rien de plus fastidieux qu'un
homme ou une femme qui serait a chaque
instant lui-même À chaque fois que j'ai
écrit un roman, j'ai modifié la voix narrative , ou plutôt le projet nouveau a appelé un tel changement C'est bien la
moindre des choses de ne pas proposer
au lecteur toujours la même provende '
Dans La Théorie des nuages, c'est une
voix neutre, un « il », dans Fils unique,
un «je » qui n'est pas le mien, maîs celui
du frère méconnu de Jean-Jacques Rousseau, dans Nous autres, évidemment,
c'est un « nous » qui, je croîs, évoque la
dimension spectrale de l'humanité dont
je parlais tout à l'heure, jusqu'aux animaux Ce n'est pas une question abstraite, plutôt une question d'oreille, de
musicalité Jamais je n'ai recouru aux facilités et aux complaisances du récit à la
première personne Le solipsisme m'apparaît une impasse totale, un appauvrissement des possibilités de la littérature,
et ne saurait être confondu, d'ailleurs,
avec la question du singulier
Pour Rom @, j ' ai fait parler Rome, ce qui
pose la question (dérisoire et amusante)
dè son sexe Rome est-elle féminine ou
masculine ? Au grand dam des correcteurs des épreuves de ce livre, c'est parfois l'un, parfois l'autre
- Comment situez-vous vos romans par
rapport à la littérature contemporaine en
France?
Il faut distinguer deux plans J'écris de
manière hystérique, je ne m'occupe que
de ce que j ' ai à faire Je fais ce que je fais
dans une indifférence totale à tout, ce qui
est peut-être une façon d'être perméable
à bien des choses Je reste, par ailleurs,
un lecteur Cependant, je ne vois pas
pourquoi un écrivain devrait se tenir au
courant de ce qui est publié, comme s'il
devait pratiquer une sorte de veille technologique i Cela ne m'empêche pas de
lire, quand j'écris, quand je n'écns pas,
des œuvres de littérature française Parmi
les romans français actuels que j'ai lus,
mettons, depuis dix ans, je ne peux pas
en citer un seul qui m'ait influence, ni positivement, ni négativement Je vois bien
comment une personne malveillante
pourrait tirer profit de cette déclaration,
maîs je croîs que ce n'est pas une question de prétention ou de snobisme On ne
peut inventer, essayer d'inventer, que
seul, c'est tout Le peu de ce que je
connais de la littérature française
contemporaine explore des régions qui ne
m'intéressent pas en tant qu'écrivain,
même si je prends, parfois, grand plaisir
à la lire Je suis sûr que nous sommes
nombreux à être dans cette situation
J'essaie d'être le plus innocent possible
Ce qu'on appelle les classiques, c'est différent Je les lis ou les relis, constamment Je ne vous dirais pas lesquels, car
ce faisant j'aurais l'air de me réclamer de
quelqu'un Maîs je voudrais insister sur
le fait que quand j'écris, non seulement
je ne me situe pas par rapport à des écrivains contemporains ou passés, maîs
même pas par rapport à la littérature Si je
devais dire ce que je cherche dans cette
activité, je serais contraint, au risque du
ridicule, de proposer cette formule je
cherche à capturer une intensité de vie
Sans doute ma démarche ne s'ancre-t-elle
pas dans un réel spécifiquement français
Je m'aperçois d'ailleurs que dans Rom®,
il n'y a pas de personnages français Ce
n'est pas de la francophobie Simplement
je me sens plutôt francophone (c'est la
langue française que, par hasard, je pratique) que français Naturellement, il ne
suffit pas de placer un roman à l'autre
bout du monde et d'y fourrer des moussons, des animaux exotiques et des
plantes vertes évidemment luxuriantes
pour faire un roman digne de ce nom Je
n'ai d'ailleurs jamais écrit un roman en
France La Théorie des nuages, je l'ai
composé à Hampstead, au nord de Londres, là où certaines scènes du roman se
passent, pour des raisons privées je vi-
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vais où j'aimais Le deuxième, Fils
unique, je l'ai écrit à Londres presque entièrement Nous autres, qui se passe au
Kenya, a été écrit en France et au Brésil
Rom® donc en grande partie à Rome
Résider à l'étranger - maîs la ville de
Pans, figée dans sa sauce haussmannienne, me semble de plus en plus exotique - m'offre le flottement dont j'ai
besoin (d'autres le trouvent en Ardèche
ou même à Saint-Germam-des-Prés) Je
ne suis pas un bourlingueur à la Cendrars j'aime rester où je suis
-Est-ce qu'écrire change votre vision du
monde ?
Écrire est une affaire vitale Sinon, à quoi
bon ? II s'agit d'en sortir change, et toujours amené vers d'autres rivages
M'émeut particulièrement ce qu'écrit
Leibniz à la fin de l'un de ses essais . « Je
me croyais arrive au port, me voilà rejeté
en pleine mer » Écrire, comme lire, c'est
se mettre en position d'être affecté J'espère que certains des miens usent de mes
livres comme d'une expérience Ils l'ont
été pour moi il ne s'agit pas d'abord de
faire un roman, ni de le faire publier,
maîs d'ajouter à notre façon de vivre de
nouvelles façons de voir, de penser, de
sentir Ou, comme dit Ponge, de « prétendre à d'autres qualités » que celles qui
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nous sont conférées par les hasards de
l'existence sociale
- Est-ce que la litterature possède selon
vous une capacité à initier le lecteur ?
Pourrait-elle le transformer intérieurement, refigurer sa vision du monde
comme l'écrit le philosophe Paul Ricœur?
Je répondrais volontiers par l'affirmative,
maîs je parlerai d'une intensification de
l'existence tout entière, tous les sens y
compris, plutôt que de « vision du
monde »
Je me souviens que dans une dissertation
que j'avais faite en hypokhâgne, où il
s'agissait en substance de savoir à quoi
servent les romans, j'avais défendu l'idée
que lire dispensait d'avoir à fréquenter
les gens et le monde -j'étais à l'époque
un sociopathe banal -, qu'on faisait ainsi
une sorte d'économie De cette conception inepte de la littérature, je n'ai gardé
que la violence, et je la revendique • dans
la brève existence qui nous est dévolue,
l'art est notre seul moyen d'accéder à une
temporalité élargie Au vers de Baudelaire, « j'ai plus de souvenirs que si
j'avais mille ans », le lecteur peut faire
écho j'ai plus de souvenirs que si jamais
mille pages. Encore une fois, c'est une
question d'intensité, de multiplications
de possibles lire veut dire que je peux
comprendre la construction d'un barrage sur le
pacifique ou une guerre
napoléonienne, la vie
d'un robot ou la mort
d'un chien, que je peux
assimiler tous les affects
qui sont liés au monde
fictif que je traverse, et le
plus beau est qu'ensuite
cela circule dans le reel
évidemment, cela compose avec ma vie (rien de
plus sot que le cliché qui
voudrait qu'un lecteur, ou
un écrivain, soit un déçu
de la réalité) , et si je lis
dans Proust le récit de
l'apparition d'une fillette
sur fond de buissons
d'aubépine, je peux ensuite composer, pour mon
compte, de nouveaux
rapports entre une femme
aimée, un paysage, etc
Lire n'est pas un enrichissement
culturel
(quelle pauvreté ') C'est
une des modalités d'une vie joyeuse, tragique, folle entière
Si un roman de trois cents pages provoque chez son lecteur trois fois une
réaction comme celle que je viens de décrire, c'est déjà bien Car il y a aussi du
remplissage, même dans les chefs-d'œuvre, la grâce ne jaillit pas tous les jours
de toutes les pages Encore faut-il, écrivant, se soumettre à un exercice
d'« étrangement » à soi-même Au sujet
de l'autofiction, si l'on excepte quèlques
réussites isolées et partielles, je suis du
même avis que Robert Desnos et que
Rrose Sélavy je ne suis pas persuade
« que la culture du moi puisse amener la
moiteur du cul » •
ROMfS,
Stephane Audeguy, Editions Gallimard, 17,50 €
Eléments de recherche : GALLIMARD : maison d'éditions, toutes citations y compris ses collections Partie 1/2 (cf fiche pour détails)

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