NOS ANCÊTRES, LES GAULOIS

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NOS ANCÊTRES, LES GAULOIS
DOSSIER – QUEL PEUPLE ?
Nos aNcêtres, les Gaulois
Après la Révolution, il a fallu créer
un « mythe national » dans lequel le peuple
français puiserait ses racines. Et, pour ce
faire, tordre ou distordre certaines vérités
historiques. L’historienne Suzanne Citron
s’est longuement penchée sur la fabrication
du roman national.
PAR CHRISTINE PEDOTTI
S
Gaulois
et Romains.
Deux images
d’une planche
d’un ouvrage
scolaire d’Ernest
Lavisse (cours
moyen, de 9 à
11 ans), Armand
Colin, 1909.
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uzanne Citron est jeune depuis très très
longtemps; elle avait 20 ans quand elle
distribuait, dans la clandestinité, Les
cahiers du Témoignage chrétien. Juive,
elle a été arrêtée à Lyon en juin 1944
et a connu les dernières semaines du
camp de Drancy d’où, heureusement, elle n’a pas
été déportée en Allemagne.
Pourtant, ce n’est ni sa mémoire ni son héroïsme
qui nous valent de la solliciter mais le travail d’historienne qu’elle a fourni sur Le mythe national
(éd. de l’Atelier, 2008), ou comment l’histoire de
France a été «inventée» au XIXe siècle afin de donner à la France républicaine un récit fondateur.
La nation issue de la Révolution ne pouvait ni se
réclamer des généalogies royales ni d’un droit
divin, il lui fallait donc se trouver d’autres racines.
C’est ainsi que nous sommes devenus Gaulois.
Tout commence au XVIIIe siècle, dès avant la fin
de la royauté, avec l’affrontement des Francs et
des Gaulois. Le comte de Boulainvilliers soutient
que la France commence avec les Francs : « La
conquête des Gaules par les Francs est le fondement de l’État français dans lequel nous vivons;
c’est à elle qu’il faut rapporter l’ordre politique suivi
depuis par la nation; c’est de là que nous avons
reçu notre droit primordial. » Cette théorie s’af-
TÉMOIGNAGE CHRÉTIEN
fronte à celle de l’abbé Dubos qui publie une Histoire critique de l’établissement de la monarchie
française dans les Gaules où il fait remonter les
origines jusqu’à Rome et aux Gaulois. Avec la
Révolution, l’abbé Sieyès tranche. À la noblesse
défaite, les Francs ; au tiers état triomphant, le
peuple gaulois. Nos ancêtres seront donc Gaulois.
«Mais, souligne Suzanne Citron, cette Gaule, nous
la devons surtout à Jules César qui définit la Gallia de l’Atlantique au Rhin. C’est la vision littéraire
de La guerre des Gaules. Du point de vue administratif, il y a des provinces, l’Aquitaine, la Narbonnaise, la Lyonnaise (Bretagne, Normandie, Îlede-France, Bourgogne) et la Belgique, au nord et à
l’est de la Seine et de la Saône.»
Mais qu’importe à nos bâtisseurs de mythe: à l’origine était la Gaule, ce que le petit manuel d’histoire
de la IIIe République composé par Ernest Lavisse fit
apprendre à tous les petits enfants de la France
métropolitaine comme des colonies: «Autrefois,
notre pays s’appelait la Gaule et ses habitants les
Gaulois.» Cette première leçon sera celle de tous
les enfants des écoles jusqu’aux années 1960.
«Cette Gaule, explique l’historienne, est plaquée
sur l’Hexagone, comme si la France, dans ses frontières du XIXe siècle, était préexistante. C’est une
véritable essentialisation de la France. La France
devient une sorte d’être, de personne: la Francia.
C’est ce qu’a très bien montré Colette Beaune dans
son travail sur la Naissance de la nation France.»
Une réécriture, des omissions
Cette histoire mythique, avec les fiers Gaulois,
saint Louis sous son chêne, Jeanne la bonne Lorraine et autres héros et héroïnes… a été racontée
aux enfants de France dans l’école de la République. Elle avait pour but de donner une mémoire
et une culture communes, de faire l’unité que le roi,
« père du peuple », ne faisait plus. « Le problème,
souligne Suzanne Citron, c’est qu’on a occulté le
récit véridique de notre histoire, beaucoup plus multiculturel et multiethnique. Ainsi, les grandes migrations venues de l’est ont été nommées
“grandes invasions” alors que la
population est composée de cette
mixité, de tous ces peuples qui se
sont mêlés. On a supposé une uniformité religieuse, chrétienne, alors
que, par exemple, des communautés juives existent en Narbonaise à
l’époque romaine. Dans ce mythe
national, Charles Martel, qui “arrête
les arabes à Poitiers” devient le sauveur d’une France qui n’existe pas
encore. Et on n’hésite pas à faire de
Charlemagne, son petit-fils, un roi
SUPPLÉMENT AU N° 3666
Dans ce mythe national,
Charles Martel devient
le sauveur d’une France
qui n’existe pas.
Et Charlemagne,
souverain européen,
un roi de France.
de France, alors qu’il est un souverain européen.»
Ces belles histoires, illustrées par de délicates
petites gravures dans les livres d’histoire du cours
élémentaire donneraient à sourire si elles ne constituaient pas aujourd’hui un véritable obstacle pour
porter un regard lucide sur la France d’aujourd’hui et de demain.
L’historienne médite sur ce que pourrait être aujourd’hui un récit national. Elle a d’ailleurs proposé
une Histoire de France autrement (éd. de l’Atelier,
1992). Elle s’étonne que les choses aient tant changé depuis les années 1970 et 1980. Elle a bien cru
que l’on pourrait libérer l’histoire de cette mytho-
Charlemagne
visite une école.
Manuel scolaire
de 1958.
logie, devenue aujourd’hui excluante.
«On assiste d’ailleurs à une sorte de reviviscence de cette histoire révisée, voire
révisionniste dans les publications historiques du Figaro, et ce n’est pas par
hasard, s’agace-t-elle. C’est une histoire
qui ne fait pas de place à l’autre, aux
apports, aux mélanges… Faire un récit national
aujourd’hui, mais sur quelle base territoriale? Comment s’enraciner dans une histoire globale, même
sur le socle hexagonal? Comment alors prendre en
compte au moins une dimension européenne? Comment élargir notre histoire à celle de tous ceux et
celles qui constituent la France aujourd’hui?»
À l’écouter, on comprend combien la construction mythique de la IIIe République, supposée alors
faire l’unité du peuple, est devenue de nos jours
un handicap. Et que dirait Ernest Lavisse s’il entendait aujourd’hui certains collégiens traiter leurs
copains de classe de «Gaulois»? ■
VOUS AVEZ DIT « POPULAIRE » ?
Il y a des livres et des auteurs dont on ne parle jamais,
du moins pas dans les pages culturelles des journaux.
Ils appartiennent à cette «littérature populaire» qu’on
évoque avec condescendance, et qu’on ne lit pas (ou
discrètement) si l’on se pique d’aimer la littérature. On
les traite de «produits d’éditeur» dont la seule raison
d’être est de rapporter de l’argent. Pourtant, si ces livres
sont en effet de bonnes affaires pour les éditeurs comme
pour les libraires, c’est d’abord parce qu’ils ont un
public… Gilles Legardinier est un auteur qui a des centaines de milliers de lecteurs et de lectrices en France
et dont les livres sont traduits en vingt langues. L’écriture est son métier. Il a d’abord été scénariste et l’est
toujours, a écrit des thrillers qui ont plutôt bien marché, et dit qu’il a toujours aimé raconter des histoires.
Un jour, il a cédé aux instances de ses proches qui s’étonnaient qu’il ne se laisse pas aller à raconter des histoires
qui lui ressemblaient, c’est-à-dire un peu foldingues.
C’est comme ça que naît Demain j’arrête!, en 2011, un
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triomphe qui déconcerte l’éditeur qui avait fait un premier tirage à 4000 exemplaires. Depuis, le succès ne se
dément pas dans un genre plutôt rare, la comédie.
Quand on lui demande qui sont ses lecteurs, il répond
sans hésiter et avec une sorte de jubilation: «les gens
qui ne lisent pas», comprenons ceux qui ne lisent pas
les livres qu’il «faut lire». Ce qui frappe dans la conversation avec Gilles Legardinier, c’est à quel point il aime
les gens qui le lisent. Il les connaît d’abord parce qu’ils
lui écrivent, et il leur répond; ensuite parce qu’ils les
rencontre. Les séances de dédicace durent des heures
et des heures. À la fin de chaque livre, il s’adresse au
lecteur de façon très personnelle: «Je ne veux pas laisser les gens comme ça, après le point final. Mon éditeur trouvait ça idiot, il a fallu que je me batte. Et je
veux aussi qu’il y ait ma signature manuscrite.» Pourquoi un tel succès? «Mes histoires rencontrent les gens,
les font rire, les émeuvent. Elles sont imaginaires, mais
les sentiments qu’elles provoquent sont réels.» C.P.
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