La Fonte des Glaces

Transcription

La Fonte des Glaces
La Fonte des Glaces
Un projet de court-métrage écrit par
Mlle Stéphane Raymond et Julien Lacheray.
Sous le regard de Céline Sciamma.
Réalisé par
Mlle Stéphane Raymond
Produit par
Yvan Rougnon
LAZENNEC TOUT COURT
5 rue Darcet
75017 Paris
01 53 04 41 00
01 53 04 41 01
Note d’intention de réalisation
Aujourd’hui le nombre de crémations est en progression sensible mais la question de
la dispersion des cendres reste complexe et taboue. La diversité des modèles
familiaux et des croyances mène souvent à des cérémonies vécues comme
impersonnelles ou à la division des cendres. Il est même désormais interdit de garder
l’urne chez soi ou de disperser les cendres dans les lieux publics. Les crématoriums
offrent certes des endroits dédiés comme les columbariums ou les jardins du souvenir mais avouent que la majorité des urnes disparaissent dans la nature.
Que faire des cendres d’une personne aimée ?
Quand j’ai perdu ma mère il y a deux ans, j’ai dû faire face à cette question. Je suis
athée mais cela ne fait pas de moi quelqu’un de cynique et ne me dispense pas du
besoin de cérémonie. Avec ma sœur, lorsque nous avons dispersé les cendres de notre
mère, en secret et dans l’urgence, j’avais l’impression d’être prise dans un récit qui
me dépassait. Plus tard est venue l’envie de faire de cette journée un film, pour
pouvoir relire le réel, le rendre compréhensible et le réinventer.
La première scène du film est un prologue. La mère, que l’on entend parler en off au
début de la séquence, n’apparaît à l’image que dans les dernières secondes, alors
qu’elle est perdue dans ses pensées, comme le fantôme d’elle-même. Nous ne la
verrons ainsi qu’une seule fois et ne garderons d’elle que cette image, comme une
photographie. Pour Emilie, c’est aussi symboliquement la dernière fois qu’elle voit sa
mère et lui parle. Désormais elle n’existera plus que par ses traces.
Le repli et la nostalgie ne m’intéressent pas. J’ai construit le scénario comme celui
d’un film d’action. On progresse en même temps que les personnages sans jamais être
en avance sur eux. Leur parole provoque toujours le mouvement. J’ai voulu rendre
une continuité trouée d’ellipses pour ne garder que leurs soubresauts, leurs doutes et
leurs remises en question.
Tout au long de leur périple, Emilie et Gabriel s’affrontent. Ils cherchent à tâtons un
sanctuaire et excluent les uns après les autres les lieux qu’ils traversent. Au terme de
leur trajet, tant spirituel que géographique, ils s’accordent pour disperser les cendres
dans la montagne. Métaphoriquement, ils s’éloignent de plus en plus du monde, des
cadres sociaux et religieux, pour trouver une terre vierge et remonter à la source. Là
où les glaces fondent et où la vie se renouvelle.
La montagne, c’est là où je suis née, où j’ai grandi, où ma mère est morte et où j’ai
dispersé ses cendres. La montagne est mon église. C’est ce qui est permanent. Elle
était là avant moi, elle sera toujours là.
J’ai voulu que l’histoire se passe début mai, à la fonte des neiges. C’est à cette période
que je préfère la montagne, quand elle est sauvage et violente. Peu de gens la
connaissent ainsi, quand les refuges sont fermés et que les promeneurs se font rares.
L’hiver, le paysage est adouci par un épais manteau blanc et l’été c’est un joyeux
matelas de verdure et de fleurs, débordant de vie, qui l’habille. Dans mon film, la
montagne n’est surtout pas un décor bucolique. Je veux filmer la brume, la boue,
l’herbe jaunie, les névés et les torrents gonflés d’eau. Autour d’Emilie et Gabriel, il y
a cette indifférence du monde, cette nature qui a quelque chose d’inépuisable, en
dehors des peines et des joies humaines.
Les natures mortes font également partie des motifs qui rythmeront le récit. Ce sont
des images qui me fascinent car elles parviennent à mêler vie et mort à l’intérieur du
plus simple et humble motif. Les restes d’un repas sont comme les témoins
mélancoliques d’un moment de vie et de plaisir à jamais disparu.
Il existe pour moi une forme de foi en la beauté, la puissance et la fragilité de la vie.
L’affirmation de la vie est en son essence même « religieuse ». Je ne crois pas en
Dieu mais je ne crois pas en rien. A la mort de ma mère, la cérémonie m’a aidée à
fabriquer du sens à partir du non-sens et de la nécessité à partir du hasard.
Hors du cadre des religions, le rite célébré par les personnages n’est pas réglé ni
codifié, il est spontané. Emilie et Gabriel font à ce moment là quelque chose de très
humain qu’ils n’ont pas appris mais dont ils ont besoin. Ils découvrent, comme des
enfants, des gestes symboliques presque primitifs. Je veux filmer la dispersion des
cendres de manière solennelle, privilégier des gros plans sur les mains, l’eau et les
cendres. Comme si les mains détachées du corps avaient une volonté propre et
retrouvaient des automatismes inconscients. La voix off crée un temps suspendu, un
temps à part dans la continuité du film. Le rite célébré par Emilie et Gabriel instaure
une coupure dans le temps quotidien, un moment de retrouvailles avec le temps
mythique.
NOTE TECHNIQUE
Je suis venue au cinéma par la photographie. Ma formation s’est axée en premier lieu
sur le travail de l’image par passion pour le cadre et le découpage. Ce que j’aime
avant tout, c’est avoir l’œil dans l’œilleton de la caméra, être engagée tout entière
dans la scène. Ainsi je compte cadrer mon propre film tout en travaillant en équipe
avec un chef opérateur. J’imagine quelques cadres sur pied mais compte
principalement travailler à l’épaule.
Stéphane Raymond.
La Fonte des Glaces
Un scénario de court-métrage écrit par
Stéphane Raymond et Julien Lacheray
Sous le regard de Céline Sciamma.
Produit par
Yvan Rougnon
1. CUISINE. INT. JOUR.
Dans une lumière dorée de fin d’après-midi, les tiges d’un bouquet couché puis
les pétales de grands œillets rouges et de lys blancs. Une petite araignée sort du
cœur d’une fleur. Armées de ciseaux, les mains d’une jeune fille coupent
l’élastique qui attache le bouquet. L’élastique cède. L’araignée s’est arrêtée sur
le plan de travail. En une fraction de seconde, un coup de journal la tue. Les
pattes de l’araignée se rétractent. On découvre le profil d’Emilie, 25 ans. Ses
longs cheveux bruns lui mangent le visage et dissimulent le regard brillant
d’une jeune femme déterminée. Elle est debout dans la cuisine, devant un évier
surmonté d’une fenêtre. Elle prend un vase qu’elle remplit d’eau tout en
s’adressant à une personne située dans son dos.
EMILIE
Elles sont belles non ? Je les ai achetées en face de la
boulangerie. Tu sais chez les nouveaux fleuristes là, les jeunes.
Après un court silence, une voix de femme plus âgée répond lentement, avec
des difficultés d’élocution.
LA MERE (Off)
Comment ça va à Paris avec Paul ?
Emilie ne se retourne pas. Elle coupe les tiges des fleurs.
EMILIE
Ça va.
LA MERE (Off)
Ça veut rien dire « ça va », tu me racontes jamais rien…
(Un temps) Vous voulez avoir des enfants ?
EMILIE (mal à l’aise)
Je sais pas. Oui. Enfin pas encore. On a le temps.
Emilie grimace. Elle regrette immédiatement les mots qui viennent de lui
échapper. Ses gestes sont nerveux et les ciseaux claquent.
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LA MERE (Off)
Tout à l’heure vous viendrez me voir avec ton frère, j’ai préparé
des choses pour vous. Pour toi il y a ma montre. Il faut que tu
voies comment elle marche parce qu’elle est un peu compliquée.
Emilie accuse le coup mais ne répond pas. Elle entend sa mère qui se lève de la
table de la cuisine puis s’approche dans son dos. Celle-ci lui agrippe le bras
pour passer derrière elle puis pose une tasse sur le bord de l’évier. On ne voit
pas son visage, seulement ses mains.
LA MERE (Off)
Il est pas bon ce thé. Il est dégueulasse.
Emilie serre les dents et baisse les yeux pour éviter de regarder sa mère qui
repart aussitôt.
EMILIE
Tu veux que je t’en fasse un autre ?
LA MERE (Off) (agacée)
Non ça va c’est pas la peine. De toute façon ce sera pareil. Tout a
un goût de métal.
Emilie regarde la tasse de thé froid puis ferme les yeux une seconde et reprend
machinalement le bouquet. Elle met les fleurs une à une dans le vase.
LA MERE (Off)
Pour ton frère il y a la chevalière de mon père. Et puis il y a des
bijoux de mamie aussi, des choses que je veux que vous
gardiez. Emilie regarde-moi.
Emilie ne se retourne pas immédiatement. Elle termine de ramasser les tiges
des fleurs qui sont tombées dans l’évier.
LA MERE (Off)
Et puis il faut que tu ailles au… au…
De fatigue, elle ne finit pas sa phrase. Emilie excédée se retourne brusquement
et regarde sa mère.
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EMILIE (sèchement)
Au quoi ?
Debout dans un recoin de la cuisine, la mère a le regard absent. Sa tête est
coiffée d’un foulard. Ses mains tremblantes s’accrochent au col de son peignoir
défraichi. Elle semble avoir oublié ce qu’elle faisait là. Après quelques
secondes, elle lève un regard lucide et effrayé vers sa fille. Désarmée, Emilie
regarde sa mère.
EMILIE (avec douceur)
Tu dois manger un peu. T’as rien mangé. Force toi.
La mère retourne s’asseoir en se tapotant le crâne d’un air préoccupé. Sa voix
déraille un peu.
LA MERE
Tu sais, j’oublie tous les mots. Le docteur il a dit. C’est les
tumeurs qui pressent le cerveau.
Les larmes montent aux yeux d’Emilie.
EMILIE (un peu affolée)
Mais non, mais non calme toi maman. Moi aussi j’oublie des
mots tout le temps. Ça va te revenir, détends-toi. T’as pris ton
Lexomyl ? Attends.
Elle fouille nerveusement dans un tiroir rempli de boîtes de médicaments puis
se saisit d’un tube de tranquillisants tout en essayant de rassurer sa mère.
EMILIE
C’est dur le matin, je sais. Mais ça va aller, tu vas te reposer un
peu et puis ça va aller mieux hein ?
Se retournant brusquement, Emilie fait tomber le vase qui se brise sur le sol :
les fleurs et l’eau partout par terre.
TITRE : « LA FONTE DES GLACES »
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2. SALLE A MANGER. INT. JOUR.
A travers la baie vitrée, la lumière blanche du petit matin se lève sur les restes
d’un repas de la veille. Sur la table de la salle à manger, des assiettes sales, des
fonds de verres, des serviettes froissées, des miettes, des pelures de fruits, un
bocal de mirabelles conservées dans l’alcool, des tasses à café et un mégot de
cigare composent une nature morte.
3. CHAMBRE DE GABRIEL. INT. JOUR.
Des montagnes en plastique. C’est une carte des Alpes en relief accrochée au
mur. On suit un tracé rouge qui figure un chemin dans la vallée jusqu’à
découvrir une main. C’est celle d’un jeune homme de 23 ans, Gabriel. Son
regard est absorbé par une chevalière qu’il passe à tous les doigts de la main.
Les jambes en « L » contre le mur, il est allongé sur son lit. Il est en caleçon et
porte une chemise blanche froissée avec une cravate à demi dénouée. Il décide
de laisser la chevalière sur le majeur. On frappe à la porte.
EMILIE
Gabriel ?
Gabriel baille et son corps entier se tend, du bout des doigts jusqu’à la plante
des pieds. Emilie ouvre la porte de la chambre. Le majeur en l’air, Gabriel lui
présente la chevalière.
GABRIEL
T’as vu ?
Emilie s’avance vers le lit pour s’asseoir à côté de son frère. La pièce est en
désordre. Des skis reposent contre le mur. Elle slalome entre les vêtements
jetés par terre et s’assoit sur le lit, lasse. Ses yeux sont gonflés.
EMILIE
Il a plu toute la nuit. T’as dormi un peu ?
GABRIEL
Comme un bébé, j’ai rien entendu.
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Emilie observe la chambre.
EMILIE
Je sais pas comment tu fais pour vivre encore ici. (Un temps)
Au pied du lit, elle remarque une boîte en carton pleine de dessins d’enfants.
Elle la prend sur ses genoux.
EMILIE
T’as trouvé ça où ?
GABRIEL
C’était dans sa chambre.
Emilie regarde quelques dessins puis sort de la boîte un petit tas de lettres
colorées attachées ensemble par un élastique. Un timbre fantaisiste est dessiné
sur chaque enveloppe au dessus d’une adresse imaginaire : « Chez maman,
porte au fond du couloir, 74350 Maisonville ». Emilie ouvre une des
enveloppes. Sur un papier à lettre décoré, une écriture enfantine :
« Avec Gabriel on pourrait construire une cabane au fond du jardin où on
soignerait les animaux malades et les souris que Eliott mange pas vraiment. »
Emilie sourit.
GABRIEL
C’est quoi ?
EMILIE
Des lettres que je lui écrivais quand j’étais petite. Je les postais le
soir sous son oreiller.
GABRIEL
Et tu racontes quoi ?
Emilie retourne la lettre. Au dos, il est écrit : « Bonne nuit maman, je te fais
mille bisous. A demain, Emilie. »
Le sourire d’Emilie s’efface.
EMILIE
Rien, des conneries.
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Emilie repose la boîte.
EMILIE
Papa est debout ?
GABRIEL
Oui. Il s’est levé tôt. Il est en bas mais je l’entends plus.
Ils écoutent le silence de la maison.
GABRIEL
On n’aurait pas dû le laisser parler tout seul hier au funérarium.
Un temps. Emilie se lève et va regarder par la fenêtre.
GABRIEL
Je pensais que t’aurais écrit un truc.
4. CUISINE. INT. JOUR.
Sous la table de la cuisine, les pieds nus de Gabriel dans des chaussures de
montagne. Il finit soigneusement un pot de confiture qu’il étale sur une tartine.
Derrière lui, des plats et des verres sales débordent de l’évier.
Emilie, assise en face de lui, tourne mécaniquement sa cuillère dans son café.
Elle jette des petits regards inquiets dans un coin de la pièce. On découvre la
silhouette imposante d’un homme en costume, de dos, appuyé au plan de
travail. Il est étrangement immobile et silencieux.
EMILIE
Ça va papa ?
LE PERE (renfrogné)
Oui oui ça va.
Il se retourne. C’est un homme d’une cinquantaine d’années à l’allure
impeccable.
LE PERE (faisant des efforts pour paraître détaché)
Bon j’y vais. Au bureau les mecs croient qu’ils vont pas me voir
aujourd’hui mais je vais les faire encore plus chier que
d’habitude.
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Emilie et Gabriel échangent un regard. Gabriel baisse les yeux.
EMILIE
Papa ?
Le père se sert un verre d’eau à l’évier.
EMILIE
Tu sais maman elle nous avait dit qu’elle voulait qu’on mette un
peu de ses cendres quelque part.
LE PERE (sèchement)
Comment ça quelque part ?
EMILIE (hésitante)
Je sais pas. Quelque part. Dans la nature.
LE PERE (agacé)
Vous allez pas commencer avec votre folklore hein ?
Comme ma mère qui n’arrête pas de pleurnicher parce qu’on n’a
pas fait de cérémonie à l’église.
EMILIE
Mais elle voulait…
Gabriel tente naïvement de calmer le jeu.
GABRIEL
De toute façon tout est déjà organisé non ?
Emilie dévisage son frère, déçue qu’il ne la soutienne pas.
LE PERE (catégorique)
Ils font la crémation ce matin. Elle sera au caveau à Grignac avec
ses parents. C’est comme ça maintenant, point.
EMILIE
Ce matin ? Je croyais que c’était cet après-midi…
LE PERE
Arrête de m’emmerder avec ça Emilie. J’ai déjà assez de soucis
comme ça, ok ?
Emilie plonge son nez dans son bol de café. Le père pose son verre dans
l’évier. Silence. Gabriel mastique la dernière bouchée de sa tartine et déglutit
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difficilement. Il fixe le pot de confiture vide, l’étiquette sur laquelle est écrit à
la main : « Abricots 2008, Catherine ».
LE PERE (calmement)
Ne préparez rien pour moi ce soir, je vais rentrer tard.
La main du père se pose maladroitement sur l’épaule d’Emilie et disparaît
presque aussitôt.
5. ROUTE DE CAMPAGNE. EXT. JOUR.
Gabriel court à petites foulées. Le regard perdu dans les montagnes au loin, il
inspire de grandes bouffées d’air frais. La joie paisible de l’effort se lit sur son
visage. Des bruits de verre qui s’entrechoque : il porte deux gros sacs remplis
de bouteilles vides. Il dévale la pente d’un sentier, le long de champs
détrempés.
Arrivé au bord d’une route départementale, il s’arrête devant un grand
container pour y lancer les bouteilles une à une dans une gymnastique rythmée.
Le fracas du verre trouble le calme du lieu désert. Au fond du sac il ne reste
que le pot de confiture. Gabriel le regarde un instant. L’étiquette est un peu
délavée par l’eau de vaisselle. Il s’en débarrasse rapidement puis repart en
courant sur le sentier en direction d’un village en contrebas.
6. CHAMBRE D’EMILIE. INT. JOUR.
La chambre d’Emilie est restée figée dans l’adolescence. Un mobilier de petite
fille, des posters sur les murs, des manuels d’écoliers sur des étagères devenues
impersonnelles.
Assise en tailleur au pied de son lit, Emilie fouille dans un tas de boîtes de
médicaments. Elle les trie en les répartissant dans un carton et un sac en
plastique.
Gabriel entre dans la chambre, un sac à dos à la main. Il mange une pomme.
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GABRIEL
Qu’est-ce que tu fais ?
EMILIE
Je t’aide à tout trier avant de partir.
GABRIEL
C’est pas pressé non plus. Je ferai ça la semaine prochaine.
Emilie se penche sur un carton et en sort plusieurs flacons de vernis à ongle de
toutes les couleurs.
EMILIE
Qu’est-ce que ça fait là ça ?
GABRIEL
C’est moi qui les ai achetés pour maman. Je savais pas lequel
choisir alors j’en ai pris plein.
Emilie ouvre un petit flacon de vernis rouge vif et l’essaie sur un ongle.
EMILIE
Maman elle mettait du vernis comme ça ?
GABRIEL
Les ongles tombent si tu les protèges pas de la lumière, à cause
de la chimio. Comme les cheveux en fait. On savait pas alors j’ai
pris ce qu’il y avait au supermarché.
Emilie reste figée, le regard sur son ongle à moitié peint.
GABRIEL
Je suis passé chez Pierre. On va monter à la Pointe-Percée cet
après-midi, il paraît que ça va se lever.
Emilie lève les yeux vers son frère.
EMILIE
J’ai appelé le crematorium.
GABRIEL
Laisse tomber Emilie.
EMILIE (froidement)
Je te demande juste de m’emmener.
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7. SALLE DE CREMATION. INT. JOUR.
Un bruit sourd et puissant accompagne une forte lumière orangée. Un homme
en blouse éteint le four. Une pochette plastique contenant des feuillets
administratifs tamponnés est accrochée à la poignée du four.
Une main gantée ouvre la trappe métallique qui se situe sous le four. Des
cendres chaudes agglomérées en blocs durs tombent dans un bac.
L’homme verse les cendres dans un récipient puis le dispose dans une armoire
de plastique blanc. Le son du broyage est assourdissant, comme un long râle.
8. BUREAU DU CREMATORIUM. INT. JOUR.
Un tableau accroché au mur représente une nature morte. Dans les tons d’ocre
et de vert, des bouteilles, pots et cruches sont peints sur une table à côté d’une
petite pomme jaune. Gabriel est assis devant un bureau et regarde la toile. Sur
le bureau, une plaque avec un nom : M. Wordsworth.
EMILIE (Off)
Le néant : 35%, une nouvelle vie : 13%...
Emilie est debout. Elle termine de lire quelques lignes d’un prospectus un peu
new age pro-crémation intitulé « Qu'y a-t-il après la mort ? Laisser la terre
aux vivants ».
EMILIE
On rejoint Dieu : 7%, aucune idée : 5 %, le bonheur : 1 %.
Un homme entre dans la pièce, un carton blanc à la main. Il est grand et sa
silhouette élégante de dandy contraste avec l’austérité administrative du lieu. Il
pose le carton sur le bureau. Il parle avec un accent anglais et s’exprime avec
beaucoup de douceur.
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M. WORDSWORTH (souriant)
Alors c’est un peu compliqué mais vous avez effectivement des
droits sur les cendres au même titre que votre père. Pour la
dispersion, vous avez dû voir notre jardin du souvenir en vous
garant, à droite de l’entrée…
Emilie s’est assise et cherche le regard de son frère. Gabriel fait comme si il
n’était pas concerné. Face au silence, l’homme reprend.
M. WORDSWORTH
En fait je suis obligé de vous dire que vous n’avez pas le droit de
les disperser dans un lieu public. Et depuis peu c’est interdit de
les garder chez soi car le lieu de recueillement doit être accessible
à tout le monde.
EMILIE
Ah non mais on veut pas les garder chez nous.
M. WORDSWORTH
Sinon, il existe une association qui organise des dispersions en
hélicoptère sur le Mont Blanc. C’est un peu cher mais ça vous
permet de ne pas vous déplacer.
Il cherche parmi les brochures sur son bureau.
EMILIE
Non mais je crois qu’on va juste prendre le truc de base. Enfin,
juste les cendres. De toute façon mon frère est guide de
montagne.
Gabriel surpris regarde sa sœur. L’homme les dévisage tour à tour et esquisse
un sourire.
M. WORDSWORTH
Vous êtes guide de montagne ? Mais c’est formidable ça.
GABRIEL
Oui enfin… pas encore tout à fait… Mais… oui.
Silence gêné. L’homme se penche sur l’écran de son ordinateur.
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M. WORDSWORTH
Bon alors je vais vous imprimer un exemplaire d’autorisation de
dispersion. C’est juste pour vous montrer comment ça marche. Il
faudra en faire la demande à la mairie du lieu que vous aurez
choisi.
Emilie et Gabriel ne relèvent pas. Le bruit de l’imprimante. Emilie se lève et
remet son blouson. Gabriel l’imite puis enfile son sac à dos. Elle tend la main à
l’homme.
EMILIE
Merci monsieur.
Emilie regarde le carton qui contient l’urne, ne sachant trop quoi faire.
L’homme sort un sac de plastique rouge d’un tiroir.
L’HOMME
Je vous donne un sac.
Le bruit du plastique froissé. L’homme met le carton dans le sac qu’il tend à
Emilie.
M. WORDSWORTH (embarrassé)
Votre père a déjà réglé la crémation mais à cause de la division
des cendres il a fallu une seconde urne. J’ai choisi pour vous un
modèle classique, très abordable en somme.
EMILIE
On peut payer par carte ?
9. CHAPELLES DU CALVAIRE. EXT. JOUR.
Le sac plastique rouge à la main, Emilie marche autour de trois petites
chapelles alignées sur un chemin de terre et de graviers, en lisière de forêt. Elle
observe l’intérieur des chapelles à travers les grillages à maille serrée placés
devant les ouvertures. Chacune accueille en son sein une scène de la Passion du
Christ. Les fonds sont peints sur les murs et l’action est sculptée au premier
plan. Emilie s’arrête devant la face torturée du Christ de plâtre marquée par le
temps.
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Elle vérifie d’un regard rapide qu’elle est seule, ouvre le carton puis soulève le
couvercle de l’urne collé avec du scotch. Alors qu’elle s’apprête à regarder à
l’intérieur, un randonneur passe. Elle cache l’urne en hâte à l’intérieur de son
blouson.
10. PANORAMA DU CALVAIRE. EXT. JOUR.
La vue est dégagée sur la forêt et un village en contrebas mais le ciel est gris.
Gabriel est assis sur un banc encadré de deux arbres, son sac à dos ouvert à ses
pieds. Il mange des biscuits. Emilie s’assoit à côté de lui et pose le sac rouge
sur le banc.
GABRIEL
Tu crois en Dieu toi maintenant ?
Elle hausse les épaules.
EMILIE
Je me souvenais qu’ici il y avait une belle vue, que c’était au
soleil.
Un groupe de promeneurs passe devant eux.
GABRIEL
Qu’est-ce qu’on fait ? On va pas juste mettre ça en petit tas là,
comme ça.
EMILIE
Je sais pas, faut qu’on réfléchisse. Evidemment toi tu dis rien tu
fais que bouffer. Elle t’a dit maman qu’elle voulait qu’on mette
ses cendres quelque part non ? Tu l’as entendu comme moi.
GABRIEL
Je sais pas.
EMILIE
Comment ça « Je sais pas » ? J’étais là.
GABRIEL
Toi t’étais là qu’à la fin.
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Surprise, Emilie regarde son frère qui semble embarrassé par ce qui vient de lui
échapper.
GABRIEL
C’est pas parce que tu pars demain que tout le monde doit
s’agiter. Depuis ce matin avec ta gueule d’enterrement là…
Emilie gifle son frère dans un mouvement réflexe. Gabriel reste interdit
quelques secondes puis se lève subitement et s’éloigne vers la forêt.
Emilie reste seule sur le banc, les yeux rivés à terre. Après quelques secondes,
elle regarde le chemin : Gabriel a disparu. Elle remarque le sac à dos ouvert de
son frère au pied du banc. Il ne contient qu’un paquet de biscuits vide. Elle le
prend et se lève précipitamment.
11. FORET. EXT. JOUR.
Au cœur d’une forêt de sapins, Gabriel marche d’un pas rapide, le visage
fermé. Emilie le suit avec difficulté quelques mètres derrière, le sac rouge à la
main.
EMILIE
On peut bien faire ça pour elle quand même.
GABRIEL
Qu’est-ce que ça change ? On sait bien qu’elle est pas dans un
grand champ de fleurs avec tous ses amis déjà morts comme ils
ont dit à l’enterrement de mamie. (Un temps) En plus elle a
même pas d’amis déjà morts.
EMILIE
Alors on le fait pour nous.
Gabriel se retourne brusquement. Emilie s’arrête net face à son frère.
GABRIEL
T’arrêtes de me faire chier maintenant. C’est pas maman, ça.
C’est de la poussière.
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EMILIE
Ben si t’en as rien à foutre on a qu’à tout jeter là et puis comme
ça on peut rentrer à la maison et manger des cookies, si c’est ça
que tu veux.
GABRIEL
Oui ben très bien, bonne idée. On dit que c’est toi qui t’en
occupes.
Gabriel se retourne et se remet à marcher rapidement tout droit dans la forêt.
Emilie regarde son frère s’éloigner.
12. SENTIER EN FORET. EXT. JOUR.
Au cœur de la forêt, Emilie avance seule sur un sentier bordé de vieux résineux
recouverts de mousse. Elle s’enfonce dans la boue à chaque pas et serre le sac
rouge contre elle. Un croassement de corbeau résonne, elle lève les yeux vers la
cime noire des sapins. Le bruit d’un torrent en contrebas est assourdissant.
13. TORRENT. EXT. JOUR.
Un torrent fougueux draine les eaux vives de la fonte des glaces. La forte pente
accélère le débit de la crue et l’eau tourbillonne violemment autour des pierres.
Emilie s’accroche aux racines des arbres pour descendre près du lit du torrent
bordé d’énormes rochers. Ses légères baskets glissent contre la pierre mouillée.
Elle évolue maladroitement jusqu’à une avancée plate surplombant d’à peine
un mètre le niveau des eaux bouillonnantes. Elle met le sac plastique en boule
dans sa poche et sort l’urne du carton. Elle plonge son regard dans les remous
puissants et y jette le carton. Il est immédiatement avalé par le courant.
La peur sur le visage d’Emilie.
15
14. SENTIER DE MONTAGNE. EXT. JOUR.
Plus haut, Gabriel marche sur un sentier de montagne. L’herbe est jaune et
trempée à cause des mois passés sous la neige. De petits nuages de brume
gravissent la pente à toute vitesse. Gabriel regarde derrière lui. Personne. Il
reprend sa marche.
Gabriel est maintenant dans une brume épaisse au milieu d’un petit plateau
herbeux. Un pieu métallique planté dans le sol indique une forte pente, rendue
invisible par la brume. Le vent fait claquer le ruban de plastique noué au
sommet du pieu. Autour de lui rien que du blanc et le bruit du vent. Gabriel
pousse un cri de rage. Le silence revient.
Gabriel est assis sur une pierre. Il sort un téléphone de sa poche, appelle et
tombe sur le répondeur de sa sœur.
REPONDEUR
Bonjour vous êtes bien sur le portable d’Emilie…
Il raccroche. Il fait défiler machinalement les noms de son répertoire pour
s’arrêter sur « Maman ». Il appuie sur « Supprimer ». Une petite poubelle
s’affiche avec la mention « Confirmer ? Oui / Non. » Après une seconde de
réflexion, il appuie sur « Non » puis « Appeler ». Il tombe immédiatement sur
le répondeur de sa mère.
REPONDEUR
Bonjour vous êtes bien sur le portable de Catherine Nimier, je ne
suis pas là pour le moment mais vous pouvez me laisser un
message et je vous rappelle dès que possible, merci.
Le bip retentit. Gabriel a fermé les yeux. Il écoute le silence à l’autre bout de la
ligne. Au loin la voix d’Emilie parvient faiblement jusqu’à lui.
EMILIE
Gabriel !
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Gabriel raccroche et range rapidement son téléphone dans son blouson. Il lève
la tête.
15. SENTIER DE MONTAGNE. EXT. JOUR.
La silhouette d’Emilie se dessine peu à peu dans la brume. Elle arrive près de
son frère, essoufflée, agrippée aux bretelles du sac à dos.
EMILIE
J’ai eu peur, je te retrouvais plus avec le brouillard.
Gabriel voit le sac plastique rouge froissé qui dépasse de la poche du blouson
de sa sœur. Il regarde au loin pour dissimuler son trouble et serre les dents.
GABRIEL (froidement)
T’avais qu’à rentrer à la maison.
Emilie sort son téléphone et s’assoit à côté de son frère.
EMILIE
T’as essayé de m’appeler ?
Il se lève et se met en marche.
EMILIE
Tu vas où ?
GABRIEL (sans se retourner)
Je rentre.
Emilie regarde son frère s’éloigner et se lève à son tour. Gabriel marche à toute
vitesse et slalome rapidement entre les pierres, dans un brouillard épais. Elle a
du mal à le suivre. Ils longent une barrière de fil barbelé plantée à flanc de côte.
Gabriel a le regard fixé sur ses chaussures de montagne aux lacets rouges qui
avalent le sentier. Emilie suit la silhouette fantomatique de son frère sans cesse
prête à disparaître dans le blanc. Ses tennis glissent sur une pierre lisse. Elle
dérape et se rattrape aux barbelés.
Une goutte de sang perle sur son pouce. Elle le porte à sa bouche.
17
16. PIERRIER. EXT. JOUR.
La brume s’est dissipée. Au cœur d’un éboulement de pierres, des langues de
neige salie persistent dans l’ombre de la montagne. Le ciel est blanc. La pente
est très raide. Gabriel évolue habilement dans la coulée d’avalanche. A chaque
pas, il plante fermement ses pieds dans la neige d’un geste assuré. Sans
s’arrêter, il jette un œil par dessus son épaule. Derrière à quelques mètres,
Emilie escalade péniblement en prenant prise avec ses mains nues dans la
neige. Elle regarde la paroi rocheuse qui la surplombe. Les plis de la pierre
forment comme un visage monstrueux, tordu de douleur. Emilie à bout de
souffle n’arrive plus à suivre son frère.
EMILIE (excédée)
C’est quoi ce raccourci, pourquoi ça monte comme ça ? On aurait
dû prendre le même chemin.
Gabriel ne répond pas. Emilie s’arrête.
EMILIE
On est perdus c’est ça ?
GABRIEL
Toi t’es perdue. Moi je sais où je vais.
EMILIE
Attends tu fais quoi là ? Je croyais qu’on rentrait.
GABRIEL
J’ai changé d’avis.
Emilie s’arrête d’un coup et s’assoit par terre.
EMILIE
Mais t’es fou, je suis pas là pour me promener moi. Tu me
ramènes maintenant. J’ai froid.
Gabriel se retourne et dévale la pente jusqu’à sa sœur. Emilie le regarde sans
comprendre. Il s’arrête devant elle et la fixe.
GABRIEL
Tu l’as mise où ?
18
Emilie marque un temps avant de répondre.
EMILIE
Je l’ai jetée.
GABRIEL
Où ça ?
EMILIE (fuyante)
Dans la forêt. Dans le torrent, d’un coup. Comme ça c’est fait.
Elle se lève pour échapper aux questions de son frère. Il l’agrippe fermement
par le poignet.
EMILIE
Arrête Gabriel tu me fais mal. Je croyais que t’en avais rien à
foutre.
GABRIEL
T’as même pas été capable de lire un truc pour elle hier.
Emilie regarde par terre sans savoir quoi répondre.
GABRIEL
Tu me prends pour un con hein ?
Emilie retire son sac à dos et lui tend à bout de bras.
EMILIE
Ben vas-y, vérifie.
Gabriel ne bouge pas. Emilie insiste, agressive.
EMILIE
Vas-y.
Après une hésitation, Gabriel lui arrache le sac à dos qu’il ouvre d’un coup. Il
en sort l’urne et s’assoit dans la neige. Emilie observe son frère en silence. Il
est comme paralysé. Elle s’approche pour s’asseoir à ses côtés. Il la repousse.
EMILIE
T’as peur de quoi ? Qu’elle soit vide ou qu’elle soit pleine ?
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GABRIEL
Laisse moi.
Sans quitter l’urne des yeux, Gabriel la fait tourner lentement dans sa main,
découvrant une étiquette sur laquelle on peut lire : « Catherine Nimier 19552010 ». Gabriel renifle de froid. Une larme roule sur sa joue. Il l’essuie
rapidement avec la manche de son blouson.
GABRIEL
Je voulais pas pleurer. Elle, elle pleurait tout le temps c’était
dégueulasse. On aurait dit une petite fille toute vieille.
EMILIE (maladroite)
Pardon.
GABRIEL
Le matin je la laissais dormir le plus longtemps possible. Des fois
je voulais même qu’elle soit morte. Et puis je l’entendais respirer
et fallait tout recommencer. Fallait la réveiller et la regarder se
rappeler qu’elle allait mourir.
Emilie s’assoit doucement à côté de son frère.
GABRIEL
Je voulais juste oublier un moment. J’ai tout vu mais regarder là
dedans je peux pas.
Gabriel rend l’urne à sa sœur. Après un temps, Emilie soulève le couvercle
d’un coup et regarde à l’intérieur. Gabriel se penche doucement au-dessus de
l’urne.
GABRIEL
On dirait des morceaux de coquillages.
Ils restent assis côte à côte dans le silence. Gabriel se lève.
GABRIEL
Viens.
20
17. SENTIER DE MONTAGNE. EXT. JOUR.
Le paysage a changé. Les mottes d’herbe orange suintent de boue sous les pas
d’Emilie et Gabriel. Ils grimpent maintenant sur un coteau pentu, encombré de
grosses pierres noires et de petits sapins. Gabriel monte sur un rocher puis se
retourne pour aider sa sœur. Emilie saisit la main tendue de son frère. Avec son
autre main, Gabriel attrape la poignée du sac à dos d’Emilie. Celle-ci, surprise,
interroge son frère du regard.
GABRIEL (se justifiant)
Donne le moi c’est lourd. Et ça grimpe encore un moment.
Emilie enlève le sac à dos et le tend à son frère. Précautionneusement, Gabriel
passe les bras dans les bretelles comme s’il manipulait quelque chose de très
fragile. Ils repartent.
18. PENTES ENNEIGEES. EXT. JOUR.
Les baskets d’Emilie s’enfoncent dans la lourde neige de printemps. Ils sont
maintenant haut dans la montagne, hors du monde. Elle rejoint son frère qui
l’attendait quelques mètres plus haut.
Après une longue et raide ascension sans horizon, ils arrivent enfin sur la ligne
de crête. Le bruit de l’eau surgit et vient troubler le silence. Un vaste paysage
encore insoupçonné il y a quelques minutes s’offre maintenant à leurs yeux. Ils
marquent une pause. Face à eux, le pic noir de la montagne se découpe
fièrement sur le ciel gris. En contrebas la combe est marbrée de névés encore
immaculés et d’herbe rouge. De nombreux ruisseaux naissent sous la neige
persistante et se rejoignent en une bouillonnante rivière. Emilie renifle de froid
et s’essuie le nez avec la manche de son blouson plein de boue, se salissant les
joues.
EMILIE
C’est beau.
Elle reçoit une boule de neige dans le cou.
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EMILIE (se retournant vers son frère)
Hé !
GABRIEL
T’as vu ta tête ?
Emilie touche ses joues maculées de boue et regarde ses doigts noirs.
Pour se venger, elle le bombarde de petites boules de neige. Gabriel riposte :
Emilie reçoit une gerbe de neige en plein visage. La douleur glaciale est aiguë
et elle crie en riant. Elle s’enfuit et dévale la pente en courant alors que son
frère la poursuit en hurlant comme un indien. Le vent vif fouette la peau qui
rougit et fait pleurer les yeux. Leurs pas tracent un sillon sinueux dans la neige
vierge. Dans la combe, ils sont minuscules et l’écho de leurs rires résonne.
19. SOURCE. EXT. JOUR.
Le visage d’Emilie dans la neige gelée. Elle est essoufflée et en sueur, ses
cheveux trempés lui collent au front. Gabriel est assis à côté d’elle. Leurs
respirations haletantes se calment doucement pour laisser entendre le bruit de
l’eau qui s’écoule de la neige en contrebas. Emilie se redresse et regarde
tendrement son frère.
EMILIE
T’es un caillou toi. Tu partiras jamais d’ici.
Gabriel regarde le sommet de la montagne au-dessus de lui.
GABRIEL
Ce que j’aime, c’est que la montagne elle en a rien à foutre de toi.
Toi t’es tout petit, c’est tout.
Emilie sort de sa poche un papier plié en quatre et le tend à son frère.
EMILIE
Tiens.
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Il prend le papier, le déplie et commence à lire dans sa tête. Emilie se lève et se
penche au dessus du ruisseau. Elle trempe ses mains dans l’eau et les passe sur
son visage pour le nettoyer de la boue.
La main d’Emilie attrape la main de Gabriel qui, d’abord réticente, se laisse
finalement guider. Elle verse un peu de cendres au creux des paumes de son
frère puis fait de même dans ses propres mains. Les cendres ressemblent à de
petits cailloux irréguliers gris clair, presque blancs.
EMILIE (voix off)
Je sais que tu as aimé rire. Tu as aimé la neige, le vent, le sel et le
soleil. L’odeur de la peau des enfants, le goût des vacances et du
bon vin.
Les mains d’Emilie s’approchent du bord du ruisseau et plongent lentement
dans l’eau qui immerge les cendres. Les morceaux les plus lourds tombent sur
les pierres au fond du ruisseau alors que les cendres plus légères se dissolvent
en filaments que le courant emporte.
EMILIE (voix off)
Tu as aimé le cri des hirondelles et la voix de ton père. Tu as
aimé pleurer toute seule, doucement, cachée derrière la porte
quand tu pensais qu’on ne te voyait pas. Et aussi tu nous as aimé.
Les paumes pleines de Gabriel restent immobiles, ouvertes. Une légère brise
emporte des poussières de cendres. Gabriel referme les mains pour protéger les
cendres et s’avance vers la rivière. Il plonge les mains à son tour dans l’eau
froide et les ouvre délicatement, tout doucement, pour pouvoir observer plus
longtemps les petits nuages de cendres qui se délitent avec le courant.
EMILIE (voix off)
Où sont tes mains, tes yeux et tes longs cheveux noirs ? Toi qui
savais si bien me consoler sans dire un mot. Je n’ai pas su te
rassurer.
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Ils recommencent les mêmes gestes plusieurs fois jusqu’à vider l’urne puis
soufflent dans leurs mains rougies pour les réchauffer. Ils regardent sur les
grosses pierres du fond les trainées blanches qui disparaissent, petit à petit,
balayées par le courant.
EMILIE (voix off)
Maman n’aie pas peur. Tu es en moi à travers la couleur de mes
yeux, la force de mes bras et les chansons que tu m’as apprises. A
présent je ne t’aimerai jamais moins. Je rirai, je boirai, je me
baignerai de lumière. De la lumière du soleil qui dans notre dos
éclaire encore les arbres, et la rivière, et la paume de ma main.
Un rapace tournoie dans le ciel poussant de petits cris perçants. Des failles dans
la roche sombre. La neige sculptée par le vent et l’eau. Les silhouettes d’Emilie
et Gabriel, dans l’immensité du paysage accidenté.
FIN
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