Elephant man - E

Transcription

Elephant man - E
ELEPHANT MAN
de David Lynch, 1980
“Les films doivent avoir de la puissance. La puissance du bien et celle des
ténèbres, afin de provoquer des émotions fortes, de secouer un peu les
spectateurs. »
D. Lynch
DAVID LYNCH est né le 20 janvier 1946 dans le Montana, aux Etats-Unis.
Filmographie : Eraserhead, Elephant man, Dune, Blue Velvet, Sailor et Lula, série
télévisée « Twin Peaks » et son adaptation cinématographique : Fire walk with me,
Lost highway, Une histoire vraie, Mulholand Drive, Inland Empire.
Ce réalisateur sait user de son talent de narrateur (son film le plus narratif étant « Une histoire
vraie ») mais met surtout en scène un véritable univers, à travers son propre style. Ses films dégagent bien
souvent une ambiance particulière, notamment avec comme point d’appui la musique (le compositeur John
Morris étant bien souvent convoqué comme c’est le cas dans Elephant man outre la musique de fin
empruntée à l’Adagio pour cordes de Barber) ainsi qu’un certain travail de l’image. L’univers de Lynch
paraît souvent dérangeant, aux confins de nos angoisses les plus profondément enfouies. On lui reproche
parfois son hermétisme tant il est vrai qu’il enjoint le spectateur à le suivre et à se perdre quelquefois dans
les dédales de son imaginaire. Ses films élaborés tels des puzzles appellent un décryptage et maintes
lectures. D’un autre côté, l’esthétisme et la dimension profondément humaniste contrebalancent et
enrichissent (à moins qu’ils ne les fassent davantage ressortir) la noirceur et l’étrangeté de cet univers.
D’ERASERHEAD A ELEPHANT MAN :
Eraserhead est le premier long métrage réalisé par David Lynch (1976). Il campe
un univers étrange et dérangeant. Ce film s’ouvre sur des images mettant en scène la
conception et la naissance. Un homme active des leviers dans les profondeurs de la
planète. Le film s’achèvera sur une catastrophe atomique. La naissance est ainsi celle
du monde, du cosmos, mais aussi de chacun d’entre nous. Entre ce début et cette fin
nous assistons à des scènes de vie et de dé-liaison d’un couple dans un paysage
industriel désolé. Naît un bébé « monstrueux » ensuite tué par son père qui trouvera son exutoire dans le
fantasme d’une « femme » extraordinaire…
Certains éléments de cet univers se retrouvent dans Elephant man ainsi que dans les films suivants :
musique répétitive, ombres, lumières et fumées, lieux inquiétants et labyrinthiques, projections
fantasmatiques…
Son second film, Elephant man (1980), permet à D. Lynch d’être salué tant par le public que la
critique. Revenant (en apparence du moins) à une réalisation de facture plus classique, ce film reste
pourtant loin des films hollywoodiens et se situe plutôt à la croisée des genres et des époques (il est
possible d’y voir notamment une influence du cinéma muet), il porte la « patte » de son réalisateur et
s’intègre dans la recherche de construction de son style, son univers.
Ce film moins hermétique que le précédent, moins inquiétant (quoique ? que nous laisse-t-il vraiment
entendre de notre condition ?) recevra nombre de nominations (8 aux oscars) et récompenses (prix du
festival d’Avoriaz, César du meilleur film étranger…). Désormais D. Lynch est
reconnu, institué comme un réalisateur talentueux. Reconnu par ses pairs et le
public il apparaît moins inquiétant, davantage normalisé… Mais de quoi nous
parle-t-il vraiment ? Son univers a-t-il été profondément modifié ? Serait-ce
vraiment l’esprit et même « l’homme » David Lynch qu’il faut trouver tortueux et
inquiétant ?
ELEPHANT MAN : présentation générale du film :
inspiration et contexte
Il s’agit d’une adaptation romancée de la vie de John (qui s’appelait en fait Joseph) Merrick
surnommé « l’homme éléphant » écrite par F. Treves qui est le médecin l’ayant recueilli. (F. Treves,
L’homme éléphant et autres souvenirs, 1923). Il rend hommage aux films muets de Tod Browning,
notamment à Freaks.
John Merrick (1862-1890) souffrait de difformités diverses apparues dès l’âge de 18 mois. Orphelin
de mère à 11 ans, il fut ensuite rejeté par sa belle-mère puis des différents emplois qu’il tenta d’occuper et
enfin de l’hospice. En 1884 il s’engagea comme « phénomène » dans un théâtre. En 1885, ces exhibitions,
jugées immorales en Grande Bretagne furent interdites. Pris ensuite en charge par Treves, il fut retrouvé
mort, un
matin de 1890, la nuque brisée par une position de couchage qui lui était interdite car
inappropriée à sa configuration organique du fait de ses déformations.
Elephant man est inspiré d’une histoire vraie. Il se situe également ainsi dans un certain contexte
historique : nous sommes en 1884, la société victorienne et les révolutions industrielles donnent leur
contexte à ce film. Les manifestations du progrès par la place grandissante donnée aux machines
s’accompagnent de fumée, d’ombres… L’ombre de Jack l’Eventreur n’est d’ailleurs guère loin. L’homme
est-il véritablement en progrès ? Quelles sont ses parts d’ombre, sa noirceur que ne parviennent
pas à dépasser ni même cacher le progrès des machines et la lumière artificielle ? D’emblée cette
société paraît bien inquiétante et les hommes qui la constituent bien plus sombres qu’il n’y pourrait
paraître, quelque soit leur milieu et leur « visage ».
Si Elephant man nous parle d’un homme et d’une époque, ses questionnements concernant la
condition humaine peuvent également nous paraître intemporels, sentiment que fait d’ailleurs ressortir
l’usage du noir et blanc. Mettant en scène la vie de celui que l’on surnomme « l’homme éléphant », celui
qui est immédiatement identifié comme tel tant par F. Treves que les autres badauds et nous, spectateurs
du film puisque son propriétaire l’a ainsi signalé dans les foires, il met également et surtout en scène les
regards et comportements des hommes « normaux » à son égard, questionne cette prétendue
« normalité », celle qui est censée être constitutive de ce que nous désignons par le terme d’ « humanité ».
Qu’est-ce qu’un monstre ? Qui est le monstre ? Qui sommes-nous, nous qui nous disons
« hommes » ? Que suis-je, moi spectateur qui assiste à ce spectacle convoqué par David Lynch,
cette mise en scène certes empreinte d’humanisme et pourtant convocation du regard, non
seulement celui des divers personnages du film, mais également celui de David Lynch et surtout le
nôtre ?
ELEPHANT MAN : mise en scène et questionnement du regard :
mise en question de notre regard à travers son exercice
Le discours du cinéaste parle et passe nécessairement par le regard même si d’autres sens
(notamment avec la musique) sont également convoqués. Mettant en scène le voyeurisme, il nous fait
rentrer dans ce voyeurisme qu’il partage lui-même.
Dès le début nous « guettons » l’apparition de l’homme éléphant… Suivant Le médecin F. Treves
dans le dédale d’une fête foraine, nous croisons des hommes et femmes parfois en pleurs qui sortent du
lieu de la « rencontre » recherchée. Mais cette rencontre, l’apparition est repoussée : les forces publiques
interviennent pour stopper le spectacle. Tenace, Treves poursuit les jours suivants sa quête, de plus en
plus loin dans les rues londoniennes, avant de découvrir enfin celui que son propriétaire appelle « mon
joyau ». Recherché, fuit, annoncé par l’affiche du spectacle, l’homme éléphant nous apparaît en même
temps que nous sera dévoilé le premier regard que lui jette Reves : dénudé, difforme…bouche bée et larme
de Treves.
Dans le rapport à autrui, la lecture de Sartre nous à appris à souligner la nécessité et l’ambivalence
du regard. Si le regard d’autrui m’est nécessaire, en même temps il me fragilise. Mon existence trouve sens
et justification dans le regard d’autrui. Elephant man peut être considéré comme étant avant tout une affaire
de regard. Qu’est-ce qu’un monstre ? Quel regard portons-nous sur lui ? La monstruosité ne se
trouve-t-elle pas finalement bien plus dans le regard que je porte sur celui que je considère comme
un monstre qu’en celui-ci ? Où se situe véritablement la monstruosité ?
QU’EST-CE QU’UN MONSTRE ? C’est avant tout celui qui est « vu » comme tel. « Le » monstre,
celui qui est tout d’abord désigné, mis en scène et reconnu comme tel est évidemment John Merrick, même
si les pistes et les identités se déplacent et se brouillent au fur et à mesure du film.
Le monstre, ici « monstre humain » est celui qui se reconnaît avant tout par son apparence. Il s’agit
en général d’un être humain souffrant de maladies rares et déformantes, ayant ainsi des caractéristiques
physiques le faisant dévier sensiblement de la norme. Il représente donc une irrégularité, une production
« extra-ordinaire » de la nature. J. Merrick souffrait de déformations diverses : osseuses (notamment de la
colonne vertébrale), du membre droit mais aussi de la face. Considéré longtemps comme souffrant de
neurofibromatose aiguë, il fut finalement diagnostiqué comme porteur du syndrome de Protée, maladie
génétique très rare.
L’étymologie
(débattue)
« monstrum »
évoque
d’ailleurs
l’exhibition
provoquant l’étonnement par le caractère exceptionnel de ce qui est montré…
Le monstre est ainsi avant tout celui que l’on voit comme tel, celui qui nous
est montré comme tel, voire exhibé… Le monstre est un autre, différent de nous, il
s’écarte de ce que nous considérons être la « normalité » et dont nous prétendons relever.
« Hors normes » l’homme-éléphant a des difformités bien réelles. Découvertes dans son antre,
accompagnées des larmes de Treves, exhibées par son propriétaire dans sa sordide et violente mise-en
scène devant le regard apeuré et fasciné du public, voilées au regard du spectateur mais dévoilées dans la
plus totale nudité devant les membres de l’académie de médecine dans une mise en scène d’une leçon
d’anatomie douteuse orchestrée par Treves fier de sa découverte, accompagnées des cris de la jeune
infirmière découvrant John dans sa chambre à l’hôpital, elles ne cessent d’être soulignées avec évidence
au regard fasciné et horrifié qui peine à s’accoutumer à un tel spectacle, y compris lorsque John nous
apparait revêtu de ses plus beaux atours qui soulignent peut-être encore plus la difformité en prétendant
normaliser l’individu par son vêtement.
LE MONSTRE : UN HOMME AU CORPS DIFFORME,
INFORME.
Si un monstre est avant tout celui qui est vu et reconnu comme tel, c’est donc
bien par qu’il dévie effectivement de la norme, est ainsi remarquable et remarqué.
Nous retrouvons en filigrane dans ce film un débat concernant la monstruosité physique, celle qui est
pour nous avant tout perçue, celle qui nous paraît alors la plus évidente.
Aristote a commencé à souligner que le monstre était dérogation à la nature, une sorte d’échec, par
la résistance de la matière à être correctement informée, mise en forme… Peut-on alors faire rentrer le
monstre dans une classe anatomique ? L’homme-éléphant est-il vraiment homme ? De plus comment
expliquer la monstruosité, cette dérogation aux lois de la nature ou même de Dieu ? Le discours religieux
et même superstitieux a pu voir dans la monstruosité l’expression de la liberté divine et même un signe :
d’ailleurs l’étymologie possible « monestrum » venant de « monere » signifie : avertir, prévenir, annoncer…
A partir du XVIIIe siècle, le discours anatomique cherche à se libérer de la superstition. Le débat se
fait entre la théorie classique du préformationnisme (le monstre serait « préformé » dans l’œuf maternel et
suivrait ensuite un simple accroissement) et la théorie mécanique considérant le rôle des heurts, accidents
apportés à l’œuf dans la matrice. Au XIXe siècle les travaux sur la tératogénèse rejettent le discours
métaphysique ainsi que la théorie préformationniste et valorise le principe d’anomalies dans l’organisation.
Nous retrouvons ces débats dans notre film. Le film s’ouvre et se clôt sur l’explication que se plaisait
à donner John Merrick de sa propre origine, représentée de manière onirique par D. Lynch : la mère de
John, enceinte de celui-ci, aurait manqué de se faire piétiner par des éléphants, lors de la parade d’une
ménagerie. Sans cesse la photographie de cette mère, conservée et admirée par J. Merrick soulignera le
décalage entre la beauté soulignée de cette femme et la laideur de son fils, questionnant de manière
lancinante : « comment un tel décalage est-il possible ? », question résonnant en John avec sa recherche
d’amour à travers une figure maternelle idéalisée, semblable à une origine perdue.
D. Lynch met donc en scène cette approche irrationnelle voire superstitieuse de la monstruosité. En
contrepoint nous avons le discours scientifique, à travers l’intérêt que représente avant tout J. Merrick pour
Treves et à travers lui de tout le corps médical. Treves a fait une « découverte », il veut examiner, étudier,
« montrer » l’homme-éléphant à ses pairs…répondant à la question tardive de Merrick concernant son
pouvoir de médecin, il lui avouera qu’il ne peut le guérir…
Cependant ce n’est pas cet aspect de la monstruosité qui apparait le plus dans le film et qui
concentrerait l’intérêt de David Lynch. L’attention est surtout portée aux regards et aux comportements des
autres hommes, ceux qui se considèrent et sont considérés comme « normaux ». Nous glissons ainsi
d’un sens à l’autre du terme de « monstruosité » : un monstre l’est pour son apparence physique, ce
qui peut être objet d’une approche scientifique, biologique mais aussi médicale qu’incarne notamment
Treves. Mais la monstruosité a également (et peut-être surtout) une dimension morale.
QUI EST (VERITABLEMENT) MONSTRUEUX ? :
Convoquant notre regard, notre propre voyeurisme, notre fascination et notre répulsion, David Lynch
nous questionne à travers le regard que nous portons tour à tour sur les différents personnages mis en
scène et évidemment, à travers eux, le regard sur soi… Car la monstruosité n’est peut-être pas dans la
simple apparence (comme le crie John à la foule qui le harcèle « Je ne suis pas un animal, je suis un être
humain »), la configuration physique, mais bien dans les replis de notre âme, cette noirceur inquiétante qui
émane d’un bout à l’autre de ce film.
Tout d’abord présenté sous ses caractéristiques physiques, John Merrick va peu à peu laisser
transparaître et même développer son humanité. La célèbre comédienne qui se prendra d’amitié pour lui
frémit en ressentant cette sensibilité : John est en fait un homme sensible, intelligent et assoiffé d’amitié et
d’amour… A l’inverse, ceux d’apparence plus « normale » ne peuvent au final que provoquer nos
interrogations et notre inquiétude, quelque soit leur apparence, leur appartenance sociale et leur apparente
moralité…
Bien évidemment Bytes, le « propriétaire » de l’homme éléphant fait preuve
d’une violence, d’une cruauté que ne manqueront de dénoncer Treves et les
institutions (il fuira l’Angleterre en 1885, kidnappant J. Merrick pour l’emmener sur le
continent). Pourtant un attachement certes bien étrange mais réel l’attache à John,
au-delà de toute humanité mais aussi de la seule préoccupation du profit…il le « couve » (en le battant !)
comme son « trésor »… L’enfant l’accompagnant est lui sensible aux maltraitances infligées à J. Merrick, il
aidera d’ailleurs les « freaks » à libérer John de l’emprise de son propriétaire et à rejoindre l’Angleterre pour
retrouver Treves. Mais les enfants ne sont pas tous ainsi sensibles, ceux qui harcèlent et poursuivent John
lors de son retour en Angleterre ne nous laissent pas conclure à une innocence et pitié naturelles…
Treves est bien ambivalent, mystérieux… Sa rencontre de l’homme éléphant est faite de stupeur et
de pleurs… Ne serait-ce que l’horreur ou la pitié ? Le faisant ensuite venir à l’hôpital, il a pour souci de
l’examiner, dévoilant sa difformité en lui ôtant son costume… Fier il montre ensuite sa découverte à ses
pairs de l’académie de médecine… Pourtant par la suite il va découvrir l’homme-John Merrick derrière
l’homme-éléphant, et semble développer une véritable affection pour lui, comme le
montrera son affliction lors de l’enlèvement commis par Bytes. Il cherche alors à le
protéger (par une hospitalisation indéterminée) mais aussi à l’intégrer dans la
société, le présentant non seulement à la comédienne désireuse d’un tel échange
intellectuel mais aussi à sa femme et à toute la haute société londonienne… Il se questionnera alors : ne
suis-je pas moi monstrueux ? Qu’ai-je fait ? Ne suis-je pas également en train de le donner en spectacle
comme le faisait Bytes que pourtant je condamnais ? Bytes n’a d’ailleurs eu de cesse d’établir une
connivence avec Treves (« On se comprend ») rejetée catégoriquement par celui-ci…
Evidemment tous ceux qui tirent bénéfice (y compris financièrement) du spectacle de John nous
paraissent monstrueux : Bytes (le propriétaire) dans un premier temps puis le gardien de nuit de l’hôpital
qui organise des animations nocturnes dans la chambre de John, avec des badauds rameutés dans des
bars, moyennant finance… Découvrant ce manège et le renvoyant, Treves lui jettera : « C’est vous le
monstre ! ». Mais que penser du corps médical (Treves en première ligne !) ? De la bourgeoisie qui défile
pour prendre le thé auprès de Bytes ? De tous ceux qui l’applaudissent lors de la venue de John au
théâtre ? Et même de la comédienne qui frémit, offre sa photographie ainsi qu’une édition de Roméo et
Juliette et se donne en spectacle ?
Treves tente d’intégrer John dans la société. Mais peut-il l’être vraiment ? Peut-on dépasser,
oublier cette différence radicale qui donne à John sa monstruosité ? Peut-on véritablement abolir ce
regard que nous portons sur cet autre que nous commençons par découvrir, par « voir »
monstrueux ? John Merrick, certes reconnu par certains personnages de ce film comme « humain » par
ses qualités qui se dévoilent peu à peu, incarne pourtant une figure de l’altérité radicale. Les questions
portant sur son état mental le font ressortir : au début Treves le considère comme relevant du crétinisme le
plus profond, ce qui l’autorise finalement à l’examiner et l’exposer en anatomiste. Lors de la première
rencontre avec le chef de clinique, John révèle son humanité par son utilisation du langage qui laisse
transparaître sa sensibilité, sa subjectivité au lieu de l’apparenter simplement à un perroquet, le
démarquant ainsi radicalement de l’animalité. Le chef de clinique soulignera ensuite l’altérité radicale en
s’adressant à Treves : « Pouvez-vous imaginer l’horreur de sa vie ? Non…nul ne le peut, cela
dépasse l’imagination ».
Alors qui sont les monstres ? Et suffit-il de faire semblant de ne plus voir celui qui nous
paraissait monstrueux pour qu’il ne le soit plus et que nous ne le soyons pas ? Comment
appréhender l’autre, en particulier l’autre radical qui l’est ne serait-ce que par sa configuration
physique ? Autrement dit, faire comme si John Merrick n’avait pas une apparence monstrueuse
suffit-il à faire disparaître sa monstruosité et la nôtre ? A nouveau Treves incarne ces questionnements
et ses ambivalences : il accueille John chez lui, lui offre confort, vêtement, relations sociales, à la fin un
nécessaire de toilette… néanmoins il éloigne ses enfants lors de la visite de John à son domicile…
John ne semble désireux que d’une chose : être « semblable » aux autres,
avoir un entourage, des amis… Mais ses véritables pairs ne sont-ils pas les « freaks »
qui d’ailleurs le soutiennent et le libèrent ? Se disant heureux, à la conquête de son
humanité et d’une forme de normalisation, John Merrick finit par s’offrir une des
composantes les plus simples de la normalité : dormir couché, et non pas assis… Ne pas respecter la
torsion que la nature a infligé à sa colonne et la difformité de sa tête le condamne à la mort.
Quel est finalement non seulement le regard de David Lynch mais également et surtout notre
propre regard sur la monstruosité, nous qui avons été convoqués au spectacle de la monstruosité
sous toutes ces formes ? Quelle est notre propre monstruosité ?
Isabelle Vidal-Mauvais
Professeure de Philosophie
Au lycée Claude Gellée à Epinal

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