Les ennemis des bibliothèques

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Les ennemis des bibliothèques
Journée d’étude Médiadix
Les ennemis des bibliothèques
(Mardi 15 Février 2005)
Les ennemis naturels des bibliothèques
(Thierry Ermakoff, Direction régionale des affaires culturelles d’Auvergne)
Cette intervention se dira sous le signe de la perplexité. Etre conseiller pour le livre, et qui plus est, en Auvergne,
non spécialiste des fonds anciens, ne prédispose pas à un tel exercice, au regard de mes grands maîtres : JeanMarie Arnoult, Dominique Coq, Jean-François Foucault, Bernard Huchet et Michel Melot, complice des colloques
de Roanne, voire de ma jeune collègue Raphaële Mouren qui a co-commis dans le numéro 1 du Bulletin des
bibliothèques de France, année 2005 avec Caroline Laffont, un article qui fait à peu près le tour de la question.
Mais, dans le même temps, un conseiller pour le livre et les archives a sans doute quelque chose à dire sur les
ennemis naturels des bibliothèques. Surtout s’il est en Auvergne, où les bibliothèques et quelques services
d’archives restent encore le dernier recours contre la nuit au fond des vallées froides. Un conseiller pour le livre, en
Auvergne, c’est comme l’outilleur auvergnat dont on voit de temps à autre rutiler le camion sur les routes de
France, c’est une sorte de petite samaritaine, on n’y trouve pas tout, loin de là, mais on a l’espoir de trouver. C’est
déjà beaucoup.
Car les bibliothèques sont entourées d’ennemis. Certains sont déjà dans la place, on l’a vu : les bibliothécaires eux
mêmes, les élus ignorants de notre science, les directeurs de service jaloux de la même, de nos avancements de
carrière (j’ai vu un cas), les lecteurs indélicats, les femmes enceintes, les handicapés, les pauvres, le public qu’il
nous faut élargir et le non public qu’il nous faut aller chercher séance tenante.
Les bibliothèques, ou les services d’archives sont aussi des lieux où se constituent des collections, sous toutes
formes de support : papier, photos, médailles, CD, microfilms, numériques. Et où elles se conservent. Tant bien
que mal. Car lorsqu’on a réglé le sort de l’ennemi de l’extérieur, reste le cas de l’ennemi de l’intérieur, dont on sait
depuis feu Raymond Marcellin qu’il est autrement plus dangereux.
Cette courte intervention sera donc présentée sous forme d’un petit portatif de l’adversité, avec, au moins, 17
entrées. Il n’est pas exhaustif, mais alphabétique. On y rencontrera la blatte germanique, le psoque, mais pas le
gypaete barbu ni le malarmat.
L’ennemi de l’intérieur commence donc par la lettre :
A – absence de programme
La bonne conservation d’une collection nécessite des locaux conçus et adaptés, et non posés là par hasard. Les
magasins doivent être facilement accessibles, sans obliger le personnel à de longs détours, ce qui est préjudiciable,
non seulement aux conditions de travail, mais aussi à la bonne observation régulière des collections. On oublie
vite ce qu’on ne voit pas quotidiennement ; s’agissant d’une construction, ou d’une réhabilitation, une
programmation fonctionnelle et technique s’avère souvent judicieuse. Elle pourra éviter la séparation des fonds
(anciens d’un côté, muséifiés, de lecture publique de l’autre).Elle n’empêche pas pour autant la construction en
zone inondable, qui est, a priori, à proscrire. Ainsi, un projet récent de grande bibliothèque en province prévoit,
pour les magasins situés en zone potentiellement inondable : « un dispositif de double paroi, ave une barrière quasi
étanche et une barrière pare vapeur. La pression de la nappe phréatique sur le dernier plancher sera masquée par
une éventuelle injection du fond au coulis de ciment. Les éventuelles percolations au travers de la première paroi et
du dallage seront canalisées par des drains vers une fosse de relevage….». Cela laisse rêveur…
On veillera aussi, plus pragmatiquement, à ce que les canalisations, tuyaux de chauffage ne transitent pas dans les
magasins, ou alors, si c’est indispensable, pas au dessus des rayonnages.
A -acidification du papier
Chacun sait que les papiers, d’abord fabriqués de façon artisanale à partir de chiffons, ont été progressivement
remplacés, au cours du 19ème siècle, par des pâtes à bois. Celles ci renferment de la lignine, qui rigidifie le
papier, mais jaunit à la lumière. Par ailleurs, le procédé de fabrication de ces pâtes diminue la résistance du papier.
Enfin, l’encollage, les charges, les produits chimiques ajoutés, les pigments, les encres, les adjuvants, les azurants
peuvent augmenter l’acidité du papier.
Il existe donc des procédés de désacidification, dont on peut dire qu’ils ne peuvent répondre à un traitement de
masse, compte tenu à la fois des coûts induits, et des problématiques différentes posées par des documents
d’origine, et donc de composition différentes. Je renvoie pour cela à la contribution de Jean Marie Arnoult, parue
sur la liste de diffusion patrimoine -bibliothèques en février 2004.
B – biodégradations
Elles sont de deux ordres : les champignons, ou moisissures, et les insectes.
Ces petites bêtes sont présentes à la fois dans les locaux et dans les documents. Il est donc raisonnable de
diagnostiquer sérieusement les causes et les atteintes avant de traiter.
C – champignons
Ils sont présents partout et tout le temps dans l’atmosphère, mais, heureusement, seules 200 espèces environ
peuvent s’attaquer aux documents. C’est dire si tout se simplifie. Ces champignons, ou moisissures, sont des micro
organismes filamenteux. Sous certaines conditions (de température et d’humidité), la cellule (ou spore) va germer
en émettant un filament qui contamine le document, en réseau. Comme ces maudites choses sont vivantes, elles se
nourrissent da la matière organique qui constitue le support, et rejettent des déjections qui l’acidifient.
Principe de précaution : température entre 18 et 23°, et une humidité relative égale à 50% (+- 5%).
Repérage : analyse des documents, et analyse en laboratoire, pour connaître la nature des champignons, et leur
activité. Il y a dans chaque région des laboratoires capables de traiter ces questions.
E – eau
C’est bien connu, le pire ennemi du bibliothécaire, c’est le pompier. Car, outre l’humidité ambiante, les fuites
d’eau, c’est souvent l’intervention des pompiers en cas d’incendie qui finit de réduire à néant les collections. Mais
parfois, de simples fuites peuvent se révéler être des inondations, comme se fut le cas de la salle Massillon de la
bibliothèque de Clermont-Ferrand.
Un certain nombre de précautions doivent être prises, et les traitements qui s’en suivent ne sont pas de même
nature : s’il s’agit de documents secs restés dans un local humide ou inondé, il faut les éloigner. S’il s’agit de
documents humides, il faut les faire sécher, et s’il s’agit de documents mouillés, il faut les congeler, les
moisissures ne se développant plus à 0°, la décongélation se faisant soit de façon naturelle, soit par lyophilisation.
E – érudit local
Celui là, pas question de le lyophiliser. Il est à la bibliothèque comme chez lui, en général, militant de l’association
des amis de la bibliothèque, il obtient, par persuasion, au motif de ses travaux, de pouvoir emprunter des ouvrages
qui habituellement ne sortent pas. En principe, il les restitue à sa mort, avec les ouvrages qu’il lèguera.
F – feu
On a tous gardé en mémoire l’incendie du Service commun de la documentation de Lyon III en 1999. Ce sont 300
000 volumes sur les 450 000 que comptait le SCD qui sont partis en fumée. L’incendie, ce n’est pas forcément les
autres. Court circuit, fumeurs, manque de détection, aspirateurs défectueux, intervention des services techniques,
absence de plan d’urgence validé par les pompiers, bref, ce n’est pas tant la flamme que la chaleur et la fumée qui
sont dangereux pour les ouvrages.
G – généalogistes
Voir rubrique ci dessus, mais pour les archives. Ce sont 59 % des recherches effectuées aux Archives
départementales. Ils sont présents dès l’ouverture, et jusqu’à la fermeture. Parfois même, un s’égare dans les salles
de consultation ; ou y reste caché. Il n’est sans doute pas rare d’en découvrir plus d’un tout sec, quelques années
plus tard.
H – humidité
On parle d’humidité relative, c’est à dire la quantité d’eau contenue dans l’air sous forme de vapeur d’eau. Elle
s’exprime en %. Les documents étant hygroscopiques (ils rejettent ou absorbent de l’eau pour se mettre en
équilibre avec le milieu ambiant), la teneur en humidité est donc très importante. Plus elle est basse (inférieure à
30%), plus les documents deviennent cassants, et plus elle est élevée (supérieure à 60%), plus les micro
organismes se développent. Une bonne humidité relative se situe autour de 50%(+-5%).
I – insectes
« Les dommages que causent les insectes sont autant de marques de la Toute puissance, de la justice, de la sagesse
et même de la bonté de Dieu ». Je ne sais si on peut souscrire à cette jolie assertion de Friedrich Christian Lesser,
dans son ouvrage sur la Théologie des insectes, paru en 1745…
Les insectes qu’on risque de fréquenter le plus en bibliothèque sont les lépismes (poisson d’argent, qui mangent ce
qui contient de l’amidon), les blattes, omnivores, les psoques (ou poux de livres, qui se nourrissent de végétaux et
moisissures), les dermestes, anthrènes, attagènes qui dégradent la matière animale contenant la kératine, donc les
soies, les peaux, les plumes, …les vrillettes, capricornes, termites, qui s’attaquent surtout au bois, mais aussi au
papier, cuir, parchemin, et les mites qui s’en prennent à la laine, la soie, et les colles animales.
Les proliférations sont dues à la température et à l’excès d’humidité, ainsi qu’à la présence de poussière. Les
reconnaissances de la présence d’insectes sont les sciures, les taches, les cadavres…
Les moyens de traitement existent. Ils sont souvent insuffisants si l’ensemble du magasin n’a pas été vu dans sa
totalité.
I - indifférence, inventaire
Le patrimoine écrit est muet, écrivait Dominique Coq à l’introduction du Plan d’action pour le patrimoine écrit.
Mutisme et indifférence ont eu raison de nombre de collections. Dans la phase de rétro conversion des catalogues
par la Bibliothèque nationale de France, et alors que nous étions en plein essor de la lecture publique, beaucoup de
bibliothèques n’ont pu bénéficier du programme national parce que les catalogues papier étaient soit
embryonnaires, soit inexistants. Ainsi, la carte de la rétro conversion fait apparaître de nombreux blancs sur le
territoire national que rien ne justifie. C’est ainsi, par exemple, qu’en Auvergne, le fonds local de la bibliothèque
municipale de Riom, pourtant siège d’une cour d’appel, ancienne capitale du grand duché d’Auvergne (10 000
volumes environ), n’est inventorié que de façon lacunaire, malgré les appels de la bibliothécaire.
Concernant les Archives, le problème est tout aussi cuisant, sans que l’on sache, selon Sonia Combe (dans son
livre Les archives interdites, La Découverte, 2001), s’il s’agit d’une volonté délibérée ou d’un manque de temps.
Les séries non communicables sont souvent non inventoriées. C’est, par exemple, le cas de la série W, qui
concerne les fonds contemporains. Les archivistes eux mêmes peinent à retrouver leurs documents.
L’Etat n’a pas fait montre de beaucoup de volonté à long terme, hors les programmes déjà cités de la Bibliothèque
nationale de France. L’existence du PAPE, qui devait s’appeler Plan Régional et International d’Action pour le
Patrimoine Ecrit voit, peut-être, les horizons s’élargir. Et son volet en direction de la formation continue des
personnels sera sans nul doute un des plus indispensables. C’est ainsi que la série de formations courtes que le
Centre régional de formation aux carrières des bibliothèques de Clermont-Ferrand a mis en place, qui s’adressent
aux agents des musées, des archives et des bibliothèques, et qui ont trait aux petites réparations, aux interventions
d’urgence, a vraiment permis un rapprochement des collègues des 3 types d’établissement, et a fait le plein pour
chaque session.
L – les locaux
L’existence de locaux inadaptés ne rend pas la vie des bibliothécaires des plus aisées, et favorise une surveillance
un peu plus relâchée. Ainsi les services de la bibliothèque municipale de Saint-Flour, avec son fonds ancien et
celui des archives municipales, avec le sien, sont logés dans le même bâtiment. Mais ces magasins sont imbriqués
dans une sorte de pudding, et pour y accéder, il faut traverser les salles de l’un ou de l’autre des services, qui, bien
sûr, n’ont pas les mêmes heures d’ouverture, et escalader un escalier très étroit. Inutile de préciser que, les
directrices n’éprouvant l’une pour l’autre aucune sympathie, cela n’arrange rien à l’affaire.
M – monument historique
Autre cas d’espèce, le classement « monument historique » de fonds patrimoniaux. La bible de Souvigny, située
dans la bibliothèque de Moulins, a fait l’objet d’une procédure de classement. Ainsi, lors d’une demande de prêt
de l’ouvrage, ce sont deux services qui s’en occupent. Avec des objectifs évidemment pas tout à fait identiques.
P – pollution atmosphérique
Les gaz polluants dans l’air (oxyde d’azote, dioxyde de souffre, ozone), liés à l’activité industrielle et automobile,
donnent, par réaction chimique avec l’eau une production d’acide, dont on a vu les effets néfastes (Fragilisation
des papiers, colles, …).
S – soleil, lumière
La lumière, de part ses caractéristiques physiques, agit à la fois sur la structure des documents (fragilisation de la
cellulose, des colles, etc.), le papier devient cassant et jaune, et sur l ‘élévation de température (rayons infrarouges).
Les moyens de protection sont assez connus et simples à mettre en œuvre.
T – température
Une température élevée accroît l’activité des microorganismes. Une température préconisée se situe entre 18 et
23°. Mais comme pour l’humidité, c’est la variation brutale qui est la plus préjudiciable.
V – valorisation
Faire connaître ses fonds, son établissement, est une nécessité qu’ont bien compris les musées. Nécessité parce que
c’est souvent la meilleure façon de faire prévaloir ses vues auprès des tutelles, de montrer au public que les
bibliothécaires ont aussi des actions un peu secrètes qui peuvent être valorisées, être vues , être montrées.
Néanmoins, la politique patrimoniale d’un établissement, bibliothèque ou archives, ne peut se résumer à une
politique d’affichage, au détriment des collections, et de leur signalement. Communiquer au public, c’est faire
connaître son existence : par les catalogues, les programmes de numérisation. On peut se demander s’il est
vraiment tout à fait raisonnable, au risque d’être vitupéré et muté en Guyane, de proposer une exposition sur les
« faire part de naissance » ou « collections de pipes et de boites d’allumettes de la baronne de Rotschild », avec le
temps et l’énergie que cela représente, alors même que tant de fonds restent à traiter. Tout cela est délicieux. N’estce pas aussi un peu inutile ?
Les bibliothécaires et archivistes ont tous des âmes de collectionneurs. « Mais la passion du collectionneur dépasse
tous les autres en violence » écrit Alexandre Vialatte. « Les spécialistes assurent qu’un homme, sous son empire,
peut tuer pour une assiette à fleurs dont un profane ne donnerait pas deux sous, ou pour un timbre de trois
centimes. De couleur jaune. Représentant une tête de bœuf. Ou même de lapin domestique. Il paraît qu’il est
effrayant d’assister aux fureurs d’un vrai collectionneur. Sa patience attend des années. Sa colère est brutale, ses
effets meurtriers. On a vu des collectionneurs empoisonner à l’arsenic toute une famille de personnes respectables
pour un sous bock ou un piège à puces qui manquaient à leur collection ».
Méfions nous de nos passions.
Ce petit portatif pourrait utilement s’enrichir de nouvelles entrées : G, comme guerre (celle de 1939-45, qui a
détruit le fonds ancien de la bibliothèque municipale de Tours, la bibliothèque de Sarajevo, celle de Bagdad….), P,
comme photocopie, F comme absence de formation…
On voit par là que les bibliothécaires se doivent de surveiller minutieusement leurs magasins, de vérifier l’état des
pièges à souris, des dévore humidité, des canalisations, de débrancher les cafetières électriques, de s’assurer du
bon fonctionnement de l’installation électrique, tout en surveillant d’un œil les érudits locaux, et en poursuivant le
catalogage des ouvrages du fonds local en vue d’une possible rétro conversion, tout en assurant un plan de
formation à négocier, en même temps que les budgets, avec les autorités de tutelle.
C’est donc un métier de tous les instants.
Thierry Ermakoff, Février 2005