Incipit - Geneva UnderCover

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Incipit - Geneva UnderCover
Incipit
Si le hasard se veut être le maître artistique de Daniel Spoerri, la genèse de ce travail a de même
été guidée par une série de coïncidences convergeant vers le paradis perdu de l’île de Symi. Tout
commençait aux antipodes des collines désertiques de Symi, puisque sur ordre du Musée National
Suisse, je me retrouvais le 22 janvier 2004, en compagnie de mes collègues sur un haut plateau
enneigé de Suisse Centrale, afin de consulter les ouvrages d’un collectionneur âgé (Monsieur
Alois Frischherz), quelque peu inquiété par l’œil cupide de son beau-fils. Le rapport de collection
laissait les experts plutôt indifférents, tandis que la séance fut le théâtre de tensions et d’intérêts
divergents, portant sur un matériel banal, aligné à la manière d’une collection de lépidoptères, sur
les murs de la cage d’escalier de l’habitation du collectionneur. Ce matériel constitué d’objets
anthropologiques du début du XXe siècle, avait ainsi perdu sa fonction utilitaire pour recréer
l’antichambre d’un quotidien révolu ou le microcosme de l’enfance du collectionneur1. Combien
de collectionneurs n’accrochent-ils pas soigneusement sur leurs murs, des objets usuels ou
décoratifs démodés, parfois même de mauvais goût, concrétisant toutefois un territoire identitaire
et émotionnel ? Daniel Spoerri précise lui-même lors de l’entretien de Cabbiolo, que le
comportement de Monsieur Frischherz « n’est pas unique et qu’il y a partout des gens qui
collectionnent ce genre de choses. »2. Bien que ces objets « reflètent le goût de n’importe qui »,
Daniel Spoerri poursuit qu’il pourrait « sûrement utiliser de tels objets dans ses tableaux », il
constate alors, en montrant un tableau sur le mur de sa pièce de travail, qu’il y a mis des cœurs en
métal de « Gracia Ricevuta », et un ornement de serrure en forme de cœur dont on retrouve le
modèle dans la collection de Monsieur Frischherz. Il ajoute que « les ornements de serrures du
collectionneur sont placés avec ordre, les uns à côté des autres sans créer d’histoire ». Daniel
Spoerri quant à lui, aime « manipuler les objets », pour faire son « propre assemblage »3. Les
objets mis en situation créent une histoire qui parfois est une parcelle de vie de l’artiste décrétant
qu’il « ne sépare pas l’art de la vie »4. En finalité, le travail de Daniel Spoerri établit un dialogue
entre les objets anthropologiques qui ne sont pas destinés à se côtoyer lorsqu’ils sont en usage.
1
Rapport de collection, « Alois Frischherz, collectionneur d’objets anthropologiques », Schwyz, 22 janvier 2004, pp.
1-3, et Entretien avec Monsieur Stefan Aschwanden, « La collection Alois Frischherz », Musée National Suisse,
Zurich, 3 février 2005, pp. 4-6.
2
Entretien avec Monsieur Daniel Spoerri, « Une journée chez l’artiste », Cabbiolo, 22 juin 2005, p. 5.
3
Entretien avec Monsieur Daniel Spoerri…, p. 6.
4
Otto HAHN, Daniel Spoerri, Paris, 1990, p. 118.
1
Je rencontrai Daniel Spoerri le 16 juin 2005, lors de la conférence de presse donnée le jour du
vernissage de son exposition « Le hasard comme maître », au Musée d’art et d’histoire de
Fribourg. J’avais depuis peu réintégré le territoire helvétique après un long séjour dans les
contrées australes, soit exactement à l’opposé du globe depuis la Suisse. À mon retour, un
membre des Amis du Musée m’indiquait que l’artiste serait présent au vernissage. Je fus
finalement conviée à la conférence de presse du matin, à la fin de laquelle j’emboîtais le pas de la
journaliste de la Télévision Suisse Romande qui devait réaliser un reportage sur l’artiste. À la fin
du reportage, Daniel Spoerri accepta de me recevoir pour un entretien la semaine suivante dans sa
maison estivale des Grisons. L’entretien s’étendit sur une journée, agrémenté d’un appel d’Eva
Aeppli, d’un déjeuner préparé par l’artiste et de la visite de ses diverses collections de bijoux
indiens, de livres culinaires, de bâtons de sorciers et enfin de maintes œuvres entreposées jusque
dans le sous-sol de la maison, sans omettre la Madone en céramique blanche de Niki de Saint
Phalle, offerte à l’artiste par sa créatrice. L’œuvre de Daniel Spoerri est aussi complexe que les
domaines qu’il explore semblent quasiment illimités. Le monde des objets anthropologiques
demeure la « matière » qu’il examine sous toutes ses formes et dont le résultat artistique est
concrétisé par des œuvres liées entre elles suivant le développement d’une idée, parfois reprise
plusieurs années après la réalisation de l’œuvre initiale. Il n’est ainsi guère possible de présenter
une œuvre ou un ensemble d’œuvres de Daniel Spoerri sous forme d’une entité, puisqu’une pièce
produite présente de multiples ouvertures thématiques, renvoyant elles-mêmes à d’autres œuvres
poursuivant un développement indéfini. Cela est d’ailleurs la raison pour laquelle les oeuvres de
Daniel Spoerri sont le plus souvent présentées sous forme de rétrospectives, groupant de manière
complexe, plusieurs époques et plusieurs thématiques5. Il me fallait par conséquent déceler une
fissure restreinte et inexplorée dans le domaine des objets anthropologiques manipulés par Daniel
Spoerri.
Un couple de voyageurs helvético-australiens, dont j’avais fait la connaissance en Tasmanie (Etat
d’Australie) durant l’année 2004, avait lors d’une discussion, mentionné un artiste suisse,
rencontré en 1967 dans l’île de Symi lors d’un séjour touristique en Grèce. L’artiste en question
leur avait fait part de ses travaux, il leur avait montré les objets qu’il avait trouvés et sur lesquels
il travaillait : des vieilles chaussures, des os, quelques déchets informes. Je récoltais
5
Daniel Spoerri, Retrospectieve: Hommage à Isaac Feinstein, motto: Daniel, du Apfel, falle weit vom Stamm,
Stedelijk Museum, Amsterdam, 17 avril au 6 juin 1971, annexe hors texte, s.p.
2
ultérieurement sous forme d’un bref entretien, les souvenirs, les propos du couple de voyageurs et
le comportement de leurs contemporains, concernant le matériel utilisé puis abandonné des
populations occidentales qui ont généré la surconsommation des deux décennies suivant la
Deuxième Guerre mondiale, et la façon dont certains collectionneurs et artistes avaient alors réagi
face à ce phénomène. Le patrimoine du quotidien abandonné dans les décharges publiques, se
retrouvait ainsi recréé dans des musées provisoires de l’imaginaire. Tandis que les collectionneurs
faisaient revivre des objets à la typologie oubliée, les Nouveaux Réalistes et leurs semblables les
ont utilisés pour établir un dialogue artistique interférant avec le quotidien populaire. Daniel
Spoerri est sans doute l’artiste européen qui, lors de la seconde moitié du XXe siècle, s’est avéré
le plus sensible aux valeurs véhiculées par le matériel obsolète. Bien que son expérience
artistique sur l’île de Symi ait été perçue par le milieu artistique d’alors comme une césure et un
non-sens dans son développement, elle fut en réalité pour Daniel Spoerri, un prolongement de
l’exploration du potentiel symbolique et émotionnel contenu dans les objets anthropologiques. Le
cycle des 25 objets de magie à la noix est un groupe d’œuvres qui paraît encore actuellement des
plus énigmatiques et il ne se trouve documenté que par les réflexions personnelles de l’artiste,
rédigées sur le lieu de leur confection. Daniel Spoerri est à Paris lorsqu’il décide de se rendre en
Grèce. Il choisit l’île de Symi après avoir rencontré par hasard en mai 1966, sur la Place de la
Contrescarpe, « un couple très bronzé qui revenait d’un séjour sur la petite île grecque »6. La
coïncidence fit que je rencontrais de même, un couple qui quarante ans plus tôt, s’était égaré des
sentiers touristiques pour se rendre à Symi en même temps que Daniel Spoerri, et qui avait pu
voir à l’état brut, les objets que je choisissais finalement d’analyser7.
CELINA ORLI KOSINSKI
In : Reliquaires occultes de déchets anthropologiques,
« 25 objets de magie à la noix » de Daniel Spoerri
Mémoire de Master présentée à la Faculté des lettres
de l’Université de Fribourg (Suisse), 2008.
N.B. : la substance purement occulte que peuvent
contenir les œuvres d’art à caractère dit « primitif » et
dont il est question dans ce travail, est abordée dans
une
approche
strictement
anthropologique,
sociologique et psychologique. COK
6
7
André KAMBER, Daniel Spoerri, Kosta Theos: »Dogma I am God«, Bruxelles, 1987, p. 11.
Interview with Lesley and Peter Brenner, “Meeting Daniel Spoerri”, Hobart, 10 avril 2005, in annexes, p. 124.
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