ADÉLAÏDE - Marie Laberge

Transcription

ADÉLAÏDE - Marie Laberge
Marie Laberge
Le Goût du bonheur
ADÉLAÏDE
roman
Le 17 avril 1942, au lieu de se rassembler pour célébrer les quarante
et un ans de Gabrielle, c’est pour ses funérailles que les invités remplissent l’église Saint-Cœur-de-Marie.
Adélaïde, droite et stoïque, tient la main d’Edward rendu absent de
douleur et celle de Fabien, qui lutte vaillamment contre son chagrin.
Béatrice, à deux mois de son terme, est soutenue par Léopold, son
mari, qui est blanc d’inquiétude devant la réaction très vive de sa femme.
Tout près d’elle, Germaine a beau essayer de réconforter sa nièce d’une
main affectueuse, elle doit à chaque fois presser un large mouchoir
contre ses yeux et étouffer ses propres sanglots.
Nic, debout directement derrière Edward, soutient à la fois Rose et
Guillaume. Quoiqu’il n’ait que deux ans de moins que Rose, Guillaume
la dépasse largement et il n’arrive pas à réprimer des soupirs encore
étonnés.
Florent tient Paulette par les épaules et parvient rarement à détacher
son regard anxieux de la nuque raide d’Adélaïde.
Isabelle et Reine, côte à côte, s’appuient l’une sur l’autre. Maurice, le
mari adoré d’Isabelle, s’occupe de Jérôme qui montre du doigt sa maman
en demandant continuellement pourquoi elle a du chagrin. Élise, leur
petite fille d’à peine un an, a été confiée aux soins d’une gardienne, afin
de ne pas déranger l’office.
Jean-René, le mari de Reine, se tient près de son beau-père, Hubert.
On les dirait faits du même bois tous les deux, et leur attitude froide et
compassée fait contraste avec la figure défaite de Georgina.
Tous, ils sont tous venus, les notables, les dames des œuvres, la
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famille élargie, ceux qui, pendant des années, ont bénéficié de la générosité dévouée de Gabrielle. Ces enfants de la basse-ville, habillés en soldats, qui inclinent la tête et pleurent sur le banc d’en arrière, ils sont
tous là, y compris ces gens importants que Gabrielle essayait si fort de
convaincre il y a quelques jours à peine de laisser son fils revenir sur sa
décision de s’engager.
Ceux qui manquent sont soit déjà partis, soit au camp d’entraînement. Ce n’est qu’en remontant l’allée derrière le cercueil de sa mère
qu’Adélaïde voit tous ces visages accablés et qu’elle pense à quel point
Theodore sera déchiré de cette mort. Theodore qui a toujours eu une
telle complicité avec Gabrielle. Et Gabrielle qui, après toutes ces années
de discussions et de rire, se désolait de l’antagonisme qu’elle constatait
entre Ted et sa fille aînée. Trop tard pour lui dire, pense Adélaïde, trop
tard pour expliquer, révéler. Trop tard pour tant de choses, y compris
pour Theodore, parti se battre au loin. Pour ne plus y penser, pour éviter
de se mettre à pleurer sans fin, Adélaïde lève les yeux vers le plafond orné
de cette église où sa mère a tant prié. La gorge serrée, elle revoit la petite
chapelle de la Vierge à la basilique, la chapelle où elles allaient pour discuter des « affaires graves », l’endroit véritable où Gabrielle parlait à Dieu.
Adélaïde se mord la lèvre inférieure pour ne pas hurler de rage : et où
était-Il, Lui, sur la route obscure de Valcartier quand sa mère courait en
cherchant de l’aide ? Où était-Il, ce Dieu tant respecté qui n’a pas daigné
écarter un camion de la route pour une si fidèle alliée ?
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